Voyages (Ibn Battuta, Sanguinetti)/L’océan Indien et le golfe Persique
Imprimerie nationale, (Tome deuxième, p. 156-250).
Je quittai la Mecque à cette époque-là, me dirigeant vers le Yaman, et j’arrivai à Haddah, qui est à moitié chemin entre la Mecque et Djouddah. Puis j’atteignis cette dernière ville, qui est ancienne, et située sur le bord de la mer ; l’on dit que Djouddah a été fondée par les Persans. A l’extérieur de cette cité il y a des citernes antiques, et dans la ville même des puits pour l’eau, creusés dans la pierre dure. Ils sont très-rapprochés l’un de l’autre, et l’on ne peut pas les compter, tant leur nombre est considérable. L’année dont il s’agit manqua de pluie, et l’on transportait l’eau à Djouddah, de la distance d’une journée. Les pèlerins en demandaient aux habitants des maisons.
Parmi les choses étranges qui me sont arrivées à Djouddah, se trouve ceci : un mendiant aveugle, conduit par un jeune garçon, s’arrêta à ma porte, demandant de l’eau. Il me salua, m’appela par mon nom, et prit ma main, quoique je ne l’eusse jamais connu et qu’il ne me connût pas non plus ; je fus étonné de cela. Ensuite il saisit mon doigt avec sa main, et il dit : « Où est alfatkhah ? » c’est-à-dire la bague. Or, au moment de ma sortie de la Mecque, un pauvre était venu à moi, et m’avait demandé l’aumône. Je n’avais alors rien sur moi, et je lui livrai mon anneau. Lorsque cet aveugle m’en demanda des nouvelles, je lui répondis : « Je l’ai donné à un fakîr. » Il répliqua : « Va à sa recherche, car il y a sur cet objet une inscription qui contient un des grands secrets. » Je fus très-stupéfait de l’action de cet homme, et de ce qu’il savait à ce sujet. Mais Dieu sait le mieux ce qui le concerne !
A Djouddah il y a une mosquée principale, célèbre par son caractère de sainteté ; on la nomme la mosquée djâmi’ de l’Ebène, et la prière y est exaucée. Le commandant de la ville était Abou Ya’koûb, fils d’Abd arrazzâk ; son kâdhi et aussi son khathîb était le docteur ’Abd Allah, de la Mecque, et sectateur de Châfi’y. Quand arrivait le vendredi, et que les gens se rendaient au temple pour la prière, le moueddhin venait, et comptait les personnes de Djouddah qui étaient présentes. Si elles complétaient le chiffre quarante, alors le prédicateur prononçait le sermon, et faisait avec elles la prière du vendredi. Dans le cas contraire, il récitait quatre fois la prière de midi, ne tenant aucun compte de ceux qui n’étaient point de Djouddah, quelque grand que fût leur nombre. (Cf. ci-après, à l’article Nazoua, dans l’Oman.)
Nous nous embarquâmes dans cette ville sur un bâtiment appelé djalbah (grande barque ou gondole, faite de planches jointes avec des cordes de fibres de cocotier ; gelve des voyageurs modernes), et qui appartenait à Rachîd eddîn Alalfy alyamany, originaire de l’Abyssinie. Le cherîf Mansoûr, fils d’Abou Nemy, monta sur un autre bâtiment de ce genre, et me pria d’aller avec lui. Je ne le fis pas, car il avait embarqué des chameaux sur son navire, et je fus effrayé de cela, vu que je n’avais point, jusqu’à ce moment, traversé la mer. Il y avait alors à Djouddah une troupe d’habitants du Yaman qui avaient déjà déposé leurs provisions de route et leurs effets dans les navires, et qui étaient prêts pour le voyage
Lorsque nous prîmes la mer, le cherîf Mansoûr ordonna à un de ses esclaves de lui apporter une ’adïlah (mesure, ou sac) de farine, c’est-à-dire la moitié d’une charge, ainsi qu’un pot de beurre, à enlever l’un et l’autre des navires des gens du Yaman. Il le fit, et apporta ces objets au cherif. Les marchands vinrent à moi tout en pleurs ; ils me dirent que dans le milieu de l’adilah il y avait dix mille dirhems en argent, et me prièrent de demander à Mansoûr sa restitution, et qu’il en prît une autre en échange. J’allai le trouver et lui parlai à ce sujet, en lui disant que, dans le centre de cette ’adilah, il y avait quelque chose appartenant aux marchands. Il répondit : « Si c’est du vin (sacar), je ne le leur rendrai pas ; mais si c’est autre chose, ce sera pour eux. » On l’ouvrit, et l’on trouva les pièces d’argent, que Mansoûr leur rendit. Il me dit alors : « Si c’eût été ’Adjlàn, il ne les aurait point rendues. » Celui-ci est le fils de son frère Romaïthah ; il était entré peu de jours auparavant dans la maison d’un marchand de Damas, qui se rendait dans !e Vaman, et il avait enlevé la majeure partie de ce qui s’y trouvait. ’Adjlân est maintenant émir de la Mecque ; il a redressé sa conduite, et a fait paraître de l’équité et de la vertu.
Nous voyageâmes sur cette mer pendant deux jours avec un vent favorable ; puis il changea, et nous détourna de la route que nous suivions. Les vagues de la mer entrèrent au milieu de nous dans le navire ; l’agitation fut grande parmi les passagers, et nos frayeurs ne cessèrent que quand nous abordâmes à un port appelé Ras Dawâïr (cap des Tourbillons), entre ’Aïdhâb et Sawâkin. Nous descendîmes à terre, et trouvâmes sur le rivage une cabane de roseaux, ayant la forme d’une mosquée. Il y avait à l’intérieur une quantité considérable de coquilles d’œufs d’autruches, remplies d’eau. Nous en bûmes, et nous nous en servîmes pour cuisiner.
Je vis dans ce port une chose étonnante : c’est un golfe, à l’instar d’un torrent, formé par la mer. Les gens prenaient leur vêtement, qu’ils tenaient par les extrémités, et ils le retiraient de cet endroit rempli de poissons. Chacun de ceux-ci était de la longueur d’une coudée ; et ils les nomment alboûry (les muges). Ils en font bouillir une grande quantité, et rôtissent le reste. Une troupe de Bodjâh vint à nous ; ce sont les habitants de cette contrée ; ils ont le teint noir, sont vêtus de couvertures jaunes, et ceignent leur tête de bandeaux rouges de la largeur d’un doigt. Ils sont forts et braves ; leurs armes sont la lance et le sabre ; ils ont des chameaux qu’ils nomment sohb (roux), et qu’ils montent avec des selles. Nous leur louâmes des chameaux, et partîmes avec eux par une plaine abondante en gazelles. Les Bodjàh ne les mangent point, de sorte qu’elles s’apprivoisent avec l’homme et ne s’enfuient point à son approche. Après deux jours de marehe, nous arrivâmes à un campement d’Arabes appelés les Fils de Câhil ; ils sont mélangés avec les Bodjâh, et connaissent leur langue. Ce jour même nous atteignîmes l’île de Sawâkin.
Elle est à environ six milles du continent, et n’a point d’eau potable, ni de grains, ni d’arbres. On apporte l’eau dans des bateaux, et il y a des citernes pour recueillir l’eau de pluie. C’est une île vaste, où l’on trouve de la viande d’autruche, de gazelle et d’onagre ; elle a beaucoup de chèvres, ainsi que du laitage et du beurre, dont on exporte une partie à la Mecque. La seule céréale qu’on y récolte, c’est le djordjoûr, c’est-à-dire une sorte de millet, dont le grain est très-gros ; on en exporte aussi à la Mecque.
C’était, au temps de mon arrivée dans cette île, le cherîf Zeïd, fils d’Abou Nemy. Son père a été émir de la Mecque, ainsi que ses deux frères, après ce dernier. Ce sont ’Athîfah et Romaïthah, que nous avons mentionnés plus haut. La domination de cette île lui appartient, comme préposé des Bodjàh, qui sont ses alliés par sa mère. Il a avec lui une troupe formée de Bodjâh, de fils de Câhil, et d’Arabes Djohaïnah.
Nous nous embarquâmes à l’île de Sawâkin pour le pays du Yaman. L’on ne voyage pas la nuit sur cette mer, à cause de la quantité de ses écueils, mais seulement depuis le lever du soleil jusqu’au soir ; alors ou jette l’ancre, l’on descend à terre, et le lendemain matin on remonte sur le bâtiment. Ces gens appellent robbân (pilote ou capitaine) le chef du navire, qui se tient toujours à la proue de celui-ci pour avertir l’homme du gouvernail de l’approche des écueils ; ils nomment ces derniers annabât (les plantes). Six jours après notre départ de l’île de Sawâkin, nous arrivâmes à la ville de Hali.
Elle est connue sous le nom de Hali d’Ibn Ya’koûb ; c’était un des sultans du Yaman, et il demeura anciennement dans cette ville. Elle est vaste, d’une belle construction, et habitée par deux peuplades d’Arabes, qui sont les Benou Haram et les Benou Kinânah. La mosquée principale de cette ville est une des plus jolies mosquées djâmi’, et l’on y trouve une multitude de fakîrs entièrement livrés au culte de Dieu. Parmi eux on remarque le pieux cheïkh, le serviteur de Dieu, l’ascète Kaboûlah alhindy, un des plus grands dévots. Son vêtement consiste en une robe rapiécée, et un bonnet de feutre. Il a une cellule attenante à la mosquée, et dont le sol est recouvert de sable, sans natte ni tapis d’aucune sorte. Je n’y ai vu, lorsque je le visitai, rien autre chose qu’une aiguière pour les lotions, et un tapis de table, en feuilles de palmier, sur lequel étaient des morceaux secs de pain d’orge, et une petite soucoupe contenant du sel et des origans (plantes aromatiques). Quand quelqu’un venait le voir, il commençait par lui offrir cela, et il informait de cet événement ses camarades, et chacun apportait ce qu’il avait, sans aucune difficulté. Lorsqu’ils ont fait la prière de l’après-midi, ils se réunissent pour célébrer les louanges de Dieu devant le cheïkh, jusqu’au moment de la prière du coucher du soleil. Après celle-ci, chacun d’eux garde sa place pour se livrer aux prières surérogatoires, jusqu’à l’instant de la dernière prière du soir. Ensuite ils célèbrent de nouveau les louanges de Dieu jusqu’à la fin du premier tiers de la nuit. Ils se séparent après cela, et ils reviennent à la mosquée au commencement de la troisième partie de la nuit, et veillent jusqu’au point du jour. Alors ils célèbrent les louanges de Dieu, jusqu’au moment de la prière du lever du soleil, après quoi ils se retirent. Il y en a quelques-uns qui restent dans la mosquée jusqu’après l’accomplissement de la prière de l’avant-midi. Telle est toujours leur manière d’agir. J’avais désiré passer avec eux le restant de ma vie, mais je n’ai pas reçu cette faveur. Dieu très-haut m’accordera en échange sa grâce et son aide !
Son sultan est ’Amir, fils de Dhouwaïb, un des Benou Kinânah. Il est au nombre des hommes de mérite, lettrés et poètes. Je voyageai en sa compagnie depuis la Mecque jusqu’à Djouddah, et il avait fait le pèlerinage l’an trente (730 de l’hégire, 1329-1330 de J. C.). Quand je fus arrivé dans sa capitale, il me donna l’hospitalité, me traita honorablement, et je fus son hôte pendant plusieurs jours ; puis je pris la mer sur un navire qui lui appartenait, et arrivai à la ville de Sardjah (ou Chardjah).
C’est une petite ville, habitée par une troupe des fils d’Allahba, qui sont une peuplade de négociants du Yaman, dont la plupart habitent Sa’dà (Sâ'dah). Ils sont remplis de mérite et de générosité ; ils donnent à manger aux voyageurs, assistent les pèlerins, les embarquent sur leurs bâtiments, et les approvisionnent pour la route avec leur argent. Ils sont connus sous ce rapport, et sont célèbres pour cela. Que Dieu augmente leurs richesses, qu’il multiplie ses faveurs envers eux, et les aide à faire le bien ! Il n’y a point dans aucun pays de personnage qui les égale en cela, excepté le cheïkh Bedr eddîn Annakkâs, demeurant dans la ville de Kahmah (petite cité dans le Yaman). Il accomplit de pareilles actions mémorables et de semblables bienfaits. Nous restâmes une seule nuit à Sardjah, jouissant de l’hospitalité des gens susmentionnés. Puis nous nous rendîmes au Port-Neuf, sans y mettre pied à terre, ensuite au Havre des Portes, et enfin à la ville de Zebîd.
C’est une grande cité du Yaman, à quarante parasanges de San’à, et la plus considérable du pays, après celle-ci, tant pour son étendue que pour la richesse de ses habitants. Elle possède de vastes jardins, beaucoup d’eau et de fruits, tels que bananes et autres. Zebîd n’est point situé sur le littoral, mais dans l’intérieur des terres. C’est une des capitales du pays de Yaman ; elle est grande, très-peuplée, et pourvue de palmiers, de vergers et d’eau. Zebid est la plus belle ville du Yaman et la plus jolie ; ses habitants se distinguent par leur naturel affable, la bonté de leur caractère, l’élégance de leurs formes, et les femmes y sont douées d’une beauté très-éclatante. Cette ville est située dans la vallée d’Alhossaïb, au sujet de laquelle on raconte, dans quelques traditions, que le Prophète avait dit à Mo’àdh (fils de Djabal), dans ses recommandations : « O Mo’àdh, quand tu seras arrivé à la vallée du Mossaïb, hâte ta marche » (pour éviter les séductions de ses belles femmes).
Les habitants de cette ville célèbrent les samedis des palmiers, lesquels sont bien connus. Ils sortent, en effet, chaque samedi, à l’époque du commencement de la maturité, et lors de la complète maturité des dattes, et se rendent dans les enclos de palmiers. Il ne reste dans la ville aucun de ses habitants ni des étrangers. Les musiciens sortent aussi, et il en est de même des marchands, qui vont débiter les fruits et les sucreries. Les femmes quittent la ville, portées par des chameaux dans des litières. Outre la beauté parfaite que nous avons mentionnée, elles possèdent de belles qualités et des vertus. Elles honorent l’étranger, et ne refusent point de se marier avec lui, comme le font les femmes de notre pays. Quand ce dernier veut partir, sa femme sort avec lui, et lui dit adieu. S’ils ont un enfant, elle en prend soin, et fournit à ses besoins, jusqu’au retour de son père. Elle ne lui réclame rien, ni pour sa dépense journalière, ni pour ses vêtements, ni pour autre chose, pendant le temps de son absence. Lorsqu’il réside dans le pays, elle se contente de bien peu de chose pour les frais de nourriture et d’habillement. Mais les femmes de cette contrée ne quittent jamais leur patrie. Si l’on donnait à l’une d’elles ce qu’il y a de plus précieux pour la déterminer à quitter son pays, elle ne le ferait sans doute pas.
Les savants de cette contrée et ses légistes sont des gens probes, religieux, sûrs, vertueux, et d’un excellent naturel. J’ai vu dans la ville de Zehîd le savant et pieux cheikh Abou Mohammed assan’âny ; le fakîh, le soûfy contemplatif, AbouTabbâs alabïâny, et le jurisconsulte traditionnaire Abou ’Aly azzebidy. Je me mis sous leur protection : ils m’honorèrent, me donnèrent l’hospitalité, et j’entrai dans leurs vergers. Je fis connaissance chez l’un d’eux avec le légiste, le juge et savant Abou Zeid ’abd arrahmân assoûfy, un des hommes distingués du Yaman. On mentionna devant lui le serviteur de Dieu, l’ascète et l’humble Ahmed, fils d’Al’odjaïl alyamany, qui était du nombre des grands personnages, et de ceux qui font des prodiges.
On raconte que les docteurs de la secte des Zeïdites et leurs grands personnages allèrent une fois rendre visite au cheikh Ahmed, fils d’Al’odjad, qui s’assit pour les recevoir en dehors de la zâouïah. Ses disciples allèrent à leur rencontre, mais le cheïkh ne quitta pas sa place. Les Zeïdites le saluèrent, il leur toucha la main, et leur dit : « Soyez les bienvenus ! » On se mit à discourir sur la matière de la prédestination, et les sectaires avancèrent qu’il n’y avait pas de fatalité, et que celui qui agissait était le créateur de ses actions. Le cheïkh répondit : « Si la chose est telle que vous le dites, levez-vous donc de la place où vous êtes ! » Ils le voulurent faire, sans pouvoir y réussir. Alors le cheïkh les laissa dans cet état, et entra dans la zâouïah. Ils restèrent ainsi, mais la chaleur les incommoda ; ils furent tourmentés par l’ardeur du soleil, et gémirent de ce qui leur était arrivé. Alors les compagnons du cheikh allèrent le trouver, et lui dirent : « Ces gens sont venus à résipiscence envers Dieu, et ont abandonné leur secte impie. » Le cheïkh sortit, et, prenant leurs mains, il leur fit promettre de revenir à la vérité, et de quitter leur doctrine perverse. Il les fit, après cela, entrer dans sa zâouïah, où ils restèrent ses hôtes pendant trois jours, à l’expiration desquels ils retournèrent dans leur pays.
J’allai visiter la tombe de ce saint personnage, qui se trouve dans un village nommé Ghaçànah, au dehors de Zebîd. Or, je rencontrai son fils, le pieux Abou’lwalid Ismâ’il, qui me donna l’hospitalité, et chez lequel je passai la nuit. Je fis mon pèlerinage au tombeau du cheïkh, et restai avec son fils pendant trois jours ; puis je partis en sa compagnie pour visiter le jurisconsulte Abou’lharan azzeïla’y. Celui-ci est au nombre des hommes les plus pieux, et commande les pèlerins du Yaman, lorsqu’ils vont à la Mecque en pèlerinage. Les habitants de ces contrées, ainsi que les Bédouins, l’estiment et l’honorent beaucoup. Nous arrivâmes à Djoblah, qui est une jolie petite ville, pourvue de palmiers, de fruits et de canaux. Quand le fakîh Abou’lharan azzeïla’y fut informé de l’arrivée du cheikh Ahou’lwalid, il vint à sa rencontre, et le fit descendre dans sa zàouïah. Je le saluai, en compagnie d’Abou’lwalid, et nous restâmes chez lui pendant trois jours, avec le traitement le plus agréable.
Puis nous partîmes, mais Abou’lhaçan envoya avec nous un fakîr, et nous nous dirigeâmes vers la ville de Ta’izz, résidence du roi du Yaman. C’est une des plus belles et des plus grandes villes du pays ; et ses habitants sont orgueilleux, insolents et durs, comme cela a lieu, le plus souvent, dans les villes où demeurent les rois. Ta’izz a trois quartiers ; l’un est occupé par le sultan, ses mamloûcs, ses domestiques, et par les grands de l’Etat. Je ne me souviens pas maintenant de son nom. Le second est habité par les commandants et les troupes, et il s’appelle ’Odaïnah. Dans le troisième réside la généralité du peuple ; l’on y voit le grand marché, et il se nomme Almohâleb.
C’est le sultan belliqueux Noûr eddîn’Aly, fils du sultan secouru de Dieu, Hizbar eddîn (le lion de la religion) Dâoûd, fils du sultan victorieux Yoûcef, fils d’Aly, fils de Raçoûl (l’envoyé). Son aïeul a été célèbre sous ce dernier nom, car un des khalifes ’abbâcides l’envoya dans le Yaman en qualité d’émir, et plus tard ses enfants jouirent de la royauté, d’une manière indépendante. Le sultan actuel suit un ordre admirable, tant dans ses audiences que lorsqu’il monte à cheval. Quand j’arrivai dans cette ville de Ta’izz, en compagnie du fakîr que le cheïkh, le jurisconsulte Abou’lhaçan azzeila’y, avait envoyé avec moi, nous allâmes ensemble chez le grand juge, l’imâm traditionnaire Safy eddîn Atthabary almekky. Nous le saluâmes : il nous accueillit fort bien, et nous reçûmes l’hospitalité chez lui pendant trois jours. Le quatrième, qui était un jeudi, jour dans lequel le sultan donne une audience générale, le grand juge m’y conduisit, et je saluai le prince.
La manière de lui adresser le salut consiste à toucher la terre avec le doigt indicateur, puis à le porter sur la tête, et à dire : « Que Dieu fasse durer ta puissance ! » Je fis comme le kâdhi, et celui-ci s’assit à la droite du roi, qui m’ordonna de m’asseoir devant lui. Alors il m’interrogea touchant mon pays, sur notre maître le commandant des musulmans, le très-généreux Abou Sa’id ; que Dieu soit satisfait de lui ! sur le roi d’Égypte, celui de l’Irâk, et le roi du Loûr. Je répondis à toutes les questions qu’il me fit à leur égard. Son vizir était en sa présence, et il lui ordonna de m’honorer et de me donner l’hospitalité.
Voici l’ordre suivi dans les audiences de ce roi : il s’assied sur une estrade, recouverte et ornée d’étoffes de soie, et il a à sa droite et à sa gauche les militaires. Ceux qui sont à côté de lui, ce sont les porteurs de sabres et de boucliers, puis viennent les archers, et devant ceux-ci, à droite et à gauche, le chambellan, les grands de l’État et le secrétaire intime. L’émir Djandàr est aussi devant le monarque, et enfin les châouchs (ou tchâouchs, vulg. chiaoux, huissiers), qui sont au nombre de ses gardes, se tiennent debout à distance. Lorsque le sultan prend sa place, ils crient tous : « Au nom de Dieu ! » et quand il se lève, ils répètent la même exclamation, de sorte que tous ceux qui se trouvent dans la salle d’audience connaissent l’instant où il quitte sa place, de même que celui où il s’assied. Une fois le sultan assis, tous ceux qui ont l’habitude de le venir saluer entrent, et saluent le monarque ; puis chacun d’eux se tient à l’endroit qui lui est destiné, à droite ou à gauche ; personne ne quitte sa place, et aucun ne s’assied, à moins que le sultan ne le lui ordonne. Dans ce cas, celui-ci dit à l’émir Djandâr (chef des gardiens du palais) : « Commande à un tel de s’asseoir. » Alors ce dernier s’avance à une petite distance du lieu où il se tenait debout, et s’assied sur un tapis, placé devant ceux qui sont debout, à droite et à gauche.
On apporte ensuite les mets, qui sont de deux sortes : ceux destinés à la généralité des assistants et ceux réservés à quelques individus particuliers. Les derniers sont pour le sultan, le grand juge, les principaux chérîfs et jurisconsultes et pour les hôtes. Les autres servent pour le restant des chérîfs, des jurisconsultes et des juges, pour les cheïkhs, les émirs, et les notables de l’armée. La place de chacun à table est déterminée ; personne ne la quitte ni ne foule les autres. Tel est exactement aussi l’ordre qu’observe le roi de l’Inde dans ses repas ; et je ne sais point si les sultans de l’Inde l’ont pris de ceux du Yaman, ou bien si ces derniers l’ont emprunté des sultans de l’Inde. Je restai plusieurs jours l’hôte du sultan du Yaman, qui me combla de bienfaits et me pourvut d’une monture ; puis je partis, me dirigeant vers la ville de San’à.
C’est l’ancienne capitale du pays de Yaman, grande cité, d’une belle construction, bâtie de briques et de plâtre ; elle est abondamment pourvue d’arbres, de fruits et de grains ; son climat est tempéré et son eau excellente. Une chose étonnante, c’est que la pluie, dans les pays de l’Inde, du Yaman et de l’Abyssinie, ne tombe que dans le temps des grandes chaleurs, et que, le plus souvent, elle tombe dans cette saison tous les jours après midi. C’est pour cela que les voyageurs se hâtent, vers ce moment, d’arriver à la station, afin de ne pas être atteints par la pluie. Les habitants des villes se retirent dans leurs demeures, car les pluies, dans ces contrées, sont des ondées très-copieuses. San’à est entièrement pavée, et, lorsqu’il pleut, l’eau lave et nettoie toutes ses rues. La mosquée djâmi’ de cette ville est au nombre des plus belles mosquées et elle contient la tombe d’un des prophètes, sur qui soit le salut !
Je partis pour la ville d’Aden, le port du pays de Yaman, situé au bord du grand Océan ; les montagnes l’environnent, et l’on n’y peut entrer que par un seul côté. C’est une grande ville, mais elle ne possède ni grains, ni arbres, ni eau douce. Elle a seulement des citernes pour recevoir l’eau de pluie, car l’eau potable se trouve loin de la ville. Souvent les Arabes défendent d’en puiser, et se mettent entre les eaux et les habitants de la ville, jusqu’à ce que ceux-ci se soient accommodés avec eux, au moyen d’argent et d’étoffes. La chaleur est grande à Aden. Cette ville est le port où abordent les Indiens ; de gros vaisseaux y arrivent de Cambaie, Tànah (Tanna), Cawlem (Coulam), Kâlikoûth (Calicut), Fandarâïnah, Châliyât, Mandjaroûr (Mangalore), Fâkanwar, Hinaour (actuellement Onor), Sindâbour, etc. Des négociants de l’Inde demeurent dans cette ville, ainsi que des négociants égyptiens. Les habitants d’Aden se partagent en marchands, portefaix et pêcheurs. Parmi les premiers, il y en a qui possèdent de grandes richesses, et quelquefois un seul négociant est propriétaire d’un grand navire avec tout ce qu’il contient, sans qu’aucune autre personne soit associée avec lui, tant il est riche par lui-même. L’on remarque à ce sujet, chez ces négociants, de l’ostentation et de l’orgueil.
L’on m’a raconté qu’un de ces négociants envoya un de ses esclaves pour lui acheter un bélier, et qu’un autre négociant expédia aussi un esclave à lui pour le même objet ; or il arriva, par hasard, qu’il n’y avait dans le marché, ce jour-là, qu’un seul bélier. Les deux esclaves enchérirent pour l’avoir, en sorte que son prix se monta à quatre cents dinars ; et l’un d’eux l’acheta en disant : « Certes, le capital que je possède est de quatre cents dinars ; si mon maître me rembourse la dépense faite pour le bélier, tant mieux ; sinon je le payerai de mon argent, je me serai défendu et je l’aurai emporté sur mon compétiteur. » Il s’en alla chez son maître avec le bélier, et, quand le négociant fut informé de l’événement, il donna la liberté à l’esclave et lui fit cadeau de mille dinârs. L’autre esclave retourna frustré chez son maître ; celui-ci le battit, lui prit tout son pécule et le chassa de sa présence.
Je logeai à Aden chez un négociant appelé Nâcir eddin Alfary. Environ vingt négociants assistaient tous les soirs à son repas, et le nombre de ses esclaves et de ses domestiques était encore plus considérable que celui des convives. Malgré tout ce que nous venons de dire, les habitants d’Aden sont des gens religieux, humbles, probes et doués de qualités généreuses. Ils sont favorables aux étrangers, font du bien aux pauvres et payent ce qu’on doit à Dieu, c’est à dire la dîme aumônière, ainsi qu’il est ordonné.
Je vis dans cette ville son kâdhi, le pieux Sâlim, fils d’Abd Allah Alhindy, dont le père avait été un esclave portefaix. Quant à Sâlim, il s’adonna à la science, il y acquit le rang de chef et de maître, et c’est un des meilleurs kâdhis et des plus distingués. Je fus son hôte pendant plusieurs jours.
Après être parti d’Aden, je voyageai par mer durant quatre jours et j’arrivai à la ville de Zeïla’. C’est la capitale des Berberah, peuplade de noirs qui suit la doctrine de Châfi’y. Leur pays forme un désert, qui s’étend l’espace de deux mois de marche, à commencer de Zeïla’ et en finissant par Makdachaou. Leurs bêtes de somme sont des chameaux, et ils possèdent aussi des moutons, célèbres par leur graisse. Les habitants de Zeïla’ ont le teint noir, et la plupart sont hérétiques.
Zeïla’ est une grande cité, qui possède un marché considérable ; mais c’est la ville la plus sale qui existe, la plus triste et la plus puante. Le motif de cette infection, c’est la grande quantité de poisson que l’on y apporte, ainsi que le sang des chameaux que l’on égorge dans les rues. A notre arrivée à Zeïla’, nous préférâmes passer la nuit en mer, quoiqu’elle fût très-agitée, plutôt que dans la ville, à cause de la malpropreté de celle-ci.
Après être partis de Zeïla’, nous voyageâmes sur mer pendant quinze jours, et arrivâmes à Makdachaou, ville extrêmement vaste. Les habitants ont un grand nombre de chameaux, et ils en égorgent plusieurs centaines chaque jour. Ils ont aussi beaucoup de moutons, et sont de riches marchands. C’est à Makdachaou que l’on fabrique les étoffes qui tirent leur nom de celui de cette ville, et qui n’ont pas leurs pareilles. De Makdachaou on les exporte en Égypte et ailleurs. Parmi les coutumes des habitants de cette ville est la suivante : lorsqu’un vaisseau arrive dans le port, il est abordé par des sonboûks, c’est-à-dire de petits bateaux. Chaque sonboûk renferme plusieurs jeunes habitants de Makdachaou, dont chacun apporte un plat couvert, contenant de la nourriture. Il le présente à un des marchands du vaisseau, en s’écriant : « Cet homme est mon hôte » ; et tous agissent de la même manière. Aucun trafiquant ne descend du vaisseau, que pour se rendre à la maison de son hôte d’entre ces jeunes gens, sauf toutefois le marchand qui est déjà venu fréquemment dans la ville, et en connait bien les habitants. Dans ce cas, il descend où il lui plaît. Lorsqu’un commerçant est arrivé chez son hôte, celui-ci vend pour lui ce qu’il a apporté et lui fait ses achats. Si l’on achète de ce marchand quelque objet pour un prix au-dessous de sa valeur, ou qu’on lui vende autre chose hors de la présence de son hôte, un pareil marché est frappé de réprobation aux yeux des habitants de Makdachaou. Ceux-ci trouvent del’avantage à se conduire ainsi.
Lorsque les jeunes gens furent montés à bord du vaisseau où je me trouvais, un d’entre eux s’approcha de moi. Mes compagnons lui dirent : » Cet individu n’est pas un marchand, mais un jurisconsulte. » Alors le jeune homme appela ses compagnons et leur dit : « Ce personnage est l’hôte du kâdhi. » Parmi eux se trouvait un des employés du kâdhi, qui lui fit connaître cela. Le magistrat se rendit sur le rivage de la mer, accompagné d’un certain nombre de thâlibs (étudiants) ; il me dépêcha un de ceux-ci. Je descendis à terre avec mes camarades, et saluai le kâdhi et son cortège. Il me dit : « Au nom de Dieu, allons saluer le cheïkh. » — « Quel est donc ce cheïkh, répondis je ? » — « C’est le sultan, répliqua-t-il. » Car ce peuple a l’habitude d’appeler le sultan, cheïkh. Je répondis au kâdhi : « Lorsque j’aurai pris mon logement, j’irai trouver le cheïkh. » Mais il repartit : « C’est la coutume, quand il arrive un légiste, ou un chérîf, ou un homme pieux, qu’il ne se repose qu’après avoir vu le sultan ». Je me conformai donc à leur demande, en allant avec eux trouver le souverain.
Ainsi que nous l’avons dit, le sultan de Makdachaou n’est appelé par ses sujets que du titre de cheïkh. Il a nom Abou-Becr, fils du cheïkh Omar, et est d’origine berbérienne ; il parle l’idiome makdachain, mais il connaît la langue arabe. C’est la coutume, quand arrive un vaisseau, que le sonboûk du sultan se rende à son bord, pour demander d’où vient ce navire, quel est son propriétaire et son roubbân, c’est-à-dire son pilote ou capitaine, quelle est sa cargaison et quels marchands ou autres individus se trouvent à bord. Lorsque l’équipage du sonboûk a pris connaissance de tout cela, l’on en donne avis au sultan, qui loge près de lui les personnes dignes d’un pareil honneur.
Quand je fus arrivé au palais du sultan, avec le kâdhi susmentionné, qui s’appelait Ibn Borhân eddîn et était originaire d’Égypte, un eunuque en sortit et salua le juge, qui lui dit : « Remets le dépôt qui t’est confié, et apprends à notre maître le cheikh que cet homme-ci est arrivé du Hidjàz. « L’eunuque s’acquitta de son message et revint, portant un plat dans lequel se trouvaient des feuilles de bétel et des noix d’arec (faoufel). Il me donna dix feuilles du premier, avec un peu de faoufel, et en donna la même quantité au kâdhi ; ensuite il partagea entre mes camarades et les disciples du kâdhi ce qui restait dans le plat. Puis il apporta une cruche d’eau de roses de Damas, et en versa sur moi et sur le kâdhi, en disant : « Notre maître ordonne que cet étranger soit logé dans la maison des thâlibs. » C’était une maison destinée à traiter ceux-ci. Le kâdhi m’ayant pris par la main, nous allâmes à cette maison, qui est située dans le voisinage de celle du cheïkh, décorée de tapis et pourvue de tous les objets nécessaires. Plus tard ledit eunuque apporta de la maison du cheïkh un repas ; il était accompagné d’un des vizirs, chargé de prendre soin des hôtes, et qui nous dit : « Notre maître vous salue et vous fait dire que vous êtes les bienvenus » ; après quoi il servit le repas et nous mangeâmes. La nourriture de ce peuple consiste en riz cuit avec du beurre, qu’ils servent dans un grand plat de bois, et par dessus lequel ils placent des écueiles de coâchân, qui est un ragoût composé de poulets, de viande, de poisson et de légumes. Ils font cuire les bananes, avant leur maturité, dans du lait frais, et ils les servent dans une écuelle. Ils versent le lait caillé dans une autre écuelle, et mettent par-dessus des limons confits et des grappes de poivre confit dans le vinaigre et la saumure, du gingembre vert et des mangues, qui ressemblent à des pommes, sauf qu’elles ont un noyau. Lorsque la mangue est parvenue à sa maturité, elle est extrêmement douce et se mange comme un fruit ; mais avant cela, elle est acide comme le limon, et on la confit dans du vinaigre. Quand les habitants de Makdachaou ont mangé une bouchée de riz, ils avalent de ces salaisons et de ces conserves au vinaigre. Un seul de ces individus mange autant que plusieurs de nous : c’est là leur habitude ; ils sont d’une extrême corpulence et d’un excessif embonpoint.
Lorsque nous eûmes mangé, le kâdhi s’en retourna. Nous demeurâmes en cet endroit pendant trois jours, et on nous apportait à manger trois fois dans la journée, car telle est leur coutume. Le quatrième jour, qui était un vendredi, le kâdhi, les étudiants et un des vizirs du cheikh vinrent me trouver, et me présentèrent un vêtement. Leur habillement consiste en un pagne de filoselle, que les hommes s’attachent au milieu du corps, en place de caleçon, qu’ils ne connaissent pas ; en une tunique de toile de lin d’Égypte, avec une bordure ; en une fardjiyeh (robe flottante) de kodsy (étoffe de Jérusalem), doublée, et en un turban d’étoffe d’Égypte, avec une bordure. On apporta pour mes compagnons des habits convenables.
Nous nous rendîmes à la mosquée principale, et nous y priâmes derrière la tribune grillée. Lorsque le cheïkh sortit de cet endroit, je le saluai avec le kâdhi. Il répondit par des vœux en notre faveur, et conversa avec le kâdhi dans l’idiome de la contrée ; puis il me dit en arabe : « Tu es le bienvenu, tu as honoré notre pays et tu nous as réjouis. » Il sortit dans la cour de la mosquée, et s’arrêta près du tombeau de son père, qui se trouve en cet endroit ; il y fit une lecture dans le Coran et une prière, après quoi les vizirs, les émirs et les chefs des troupes arrivèrent et saluèrent le sultan. On suit, dans cette cérémonie, la même coutume qu’observent les habitants du Yaman. Celui qui salue place son index sur la terre, puis il le pose sur sa tête, en disant : « Que Dieu perpétue ta gloire ! »
Après cela, le cheïkh franchit la porte de la mosquée, revêtit ses sandales, et ordonna au kâdhi et à moi d’en faire autant. Il se dirigea à pied vers sa demeure, qui était située dans le voisinage du temple, et tous les assistants marchaient nu-pieds. On portait au-dessus de la tête du cheïkh quatre dais de soie de couleur, dont chacun était surmonté d’une figure d’oiseau en or. Son vêtement consistait ce jour-là en une robe flottante de kodsy vert, qui recouvrait de beaux et amples habits de fabrique égyptienne. Il était ceint d’un pagne de soie et coiffé d’un turban volumineux. On frappa devant lui les timbales et l’on sonna des trompettes et des clairons. Les chefs des troupes le précédaient et le suivaient ; le kâdhi, les jurisconsultes et les chérîfs l’accompagnaient. Ce fut dans cet appareil qu’il entra dans sa salle d’audience. Les vizirs, les émirs et les chefs des troupes s’assirent sur une estrade, située en cet endroit. On étendit pour le kâdhi un tapis, sur lequel nul autre que lui ne prit place. Les fakîhs et. les chérîfs accompagnaient ce magistrat. Ils restèrent ainsi jusqu’à la prière de trois à quatre heures de l’après-midi. Lorsqu’ils eurent célébré cette prière en société du cheïkh, tous les soldats se présentèrent et se placèrent sur plusieurs files, conformément à leurs grades respectifs ; après quoi l’on fit résonner les timbales, les clairons, les trompettes et les flûtes. Pendant qu’on joue de ces instruments, personne ne bouge et ne remue de sa place, et quiconque se trouve alors en mouvement s’arrête, sans avancer ni reculer. Lorsqu’on eut fini de jouer de la musique militaire, les assistants saluèrent avec leurs doigts, ainsi que nous l’avons dit, et s’en retournèrent. Telle est leur coutume chaque vendredi.
Lorsqu’arrive le samedi, les habitants se présentent à la porte du cheïkh, et s’asseyent sur des estrades, en dehors de la maison. Le kâdhi, les fakîhs, les chérîfs, les gens pieux, les personnes respectables, et les pèlerins, entrent dans la seconde salle, et s’asseyent sur des estrades en bois, destinées à cet usage. Le kâdhi se tient sur une estrade séparée, et chaque classe a son estrade particulière, que personne ne partage avec elle. Le cheikh s’assied ensuite dans son salon, et envoie chercher le kâdhi, qui prend place à sa gauche, après quoi les légistes entrent, et leurs chefs s’asseyent devant le sultan ; les autres saluent et s’en retournent. Les chérîfs entrent alors, et les principaux d’entre eux s’asseyent devant lui ; les autres saluent et s’en retournent. Mais s’ils sont les hôtes du cheïkh, ils s’asseyent à sa droite. Le même cérémonial est observé par les personnes respectables et les pèlerins, puis par les vizirs, puis par les émirs, et enfin par les chefs des troupes, chacune de ces classes succédant à une autre. On apporte des aliments ; le kâdhi, les chérîfs, et ceux qui sont assis dans le salon, mangent en présence du cheïkh, qui partage ce festin avec eux. Lorsqu’il veut honorer un de ses principaux émirs, il l’envoie chercher et le fait manger en leur compagnie ; les autres individus prennent leur repas dans le réfectoire. Ils observent en cela le même ordre qu’ils ont suivi lors de leur admission près du cheïkh.
Celui-ci rentre ensuite dans sa demeure ; le kâdhi, les vizirs, le secrétaire intime, et quatre d’entre les principaux émirs, s’asseyent, afin de juger les procès et les plaintes. Ce qui a rapport aux prescriptions de la loi est décidé par le kâdhi ; les autres causes sont jugées par les membres du conseil, c’est-à-dire les vizirs et les émirs. Lorsqu’une affaire exige que l’on consulte le sultan, on lui écrit à ce sujet, et il envoie sur-le-champ sa réponse, tracée sur le dos du billet, conformément à ce que décide sa prudence.
Telle est la coutume que ces peuples observent continuellement.
Je m’embarquai sur la mer dans la ville de Makdachaou, me dirigeant vers le pays des Saouâhil (les rivages) et la ville de Couloua (Quiloa), dans le pays des Zendjs. Nous arrivâmes à Manbaça, grande île, à une distance de deux journées de navigation de la terre des Saouâhil. Cette île ne possède aucune dépendance sur le continent, et ses arbres sont des bananiers, des limoniers et des citronniers. Ses habitants recueillent aussi un fruit qu’ils appellent djammoûn (djambou, Eugenia Jambu), et qui ressemble à l’olive ; il a un noyau pareil à celui de l’olive, mais le goût de ce fruit est d’une extrême douceur. Ils ne se livrent pas à la culture, et on leur apporte des grains des Saouâhil. La majeure partie de leur nourriture consiste en bananes et en poisson. Ils professent la doctrine de Chàlfi’y, sont pieux, chastes et vertueux ; leurs mosquées sont construites très-solidement en bois. Près de chaque porte de ces mosquées. se trouvent un ou deux puits, de la profondeur d’une ou deux coudées ; on y puise l’eau avec une écuelle de bois, à laquelle est fixé un bâton mince, de la longueur d’une coudée. La terre, à l’entour de la mosquée ei du puits, est tout unie. Quiconque veut entrer dans la mosquée, commence par se laver les pieds ; il y a près de la porte un morceau de natte très-grossier, avec lequel il les essuie. Celui qui désire faire les lotions, tient la coupe entre ses cuisses, verse l’eau sur ses mains, et fait son ablution. Tout le monde ici marche nu-pieds.
Nous passâmes une nuit dans cette île ; après quoi nous reprîmes la mer pour nous rendre à Couloua, grande ville située sur le littoral, et dont les habitants sont pour la plupart des Zendjs, d’un teint extrêmement noir. Ils ont à la figure des incisions, semblables à celles qu’ont les Lîmiln de Djenâdah. Un marchand m’a dit que la ville de Sofâlah est située à la distance d’un demi-mois de marche de Couloua, et qu’entre Sofâlah et Yoûli (Noufi), dans le pays des Lîmiîn, il y a un mois de marche. De Yoûli, on apporte à Sofâlah de la poudre d’or. Couloua est au nombre des villes les plus belles et les mieux construites ; elle est entièrement bâtie en bois ; la toiture de ses maisons est en dis (sorte de jonc, ampelodesmos tenax), et les pluies y sont abondantes. Ses habitants sont adonnés au djihâd (la guerre sainte), car ils occupent un pays contigu à celui des Zendjs infidèles. Leurs qualités dominantes sont la piété et la dévotion, et ils professent la doctrine de Chàfi’y.
Lorsque j’entrai dans cette ville, elle avait pour sultan Abou’lmozhaffer Haçan, surnommé également Abou’lmewâhib, à cause de la multitude de ses dons (mewâhib) et de ses actes de générosité. Il faisait de fréquentes incursions dans le pays des Zendjs, les attaquait et leur enlevait du butin, dont il prélevait la cinquième partie, qu’il dépensait de la manière fixée dans le Coran. Il déposait la part des proches du Prophète dans une caisse séparée, et lorsque des cherîfs venaient le trouver, il la leur remettait. Ceux-ci se rendaient près de lui de l’Irâk, du Hidjâz et d’autres contrées. J’en ai trouvé à sa cour plusieurs du Hidjâz, parmi lesquels Mohammed, fils de Djammâz ; Mansoûr, fils de Lebîdah, fils d’Abou Nemy, et Mohammed, fils de Chomaïlah, fils d’Abou Nemy. J’ai vu à Makdachaou Tabl, fils de Gobaïch, fils de Djammâz, qui voulait aussi se rendre près de lui. Ce sultan est extrêmement humble, il s’assied et mange avec les fakîrs, et vénère les hommes pieux et nobles.
Je me trouvais près de lui un vendredi, au moment où il venait de sortir de la prière, pour retourner à sa maison. Un fakîr du Yaman se présenta devant lui, et lui dit : « O Abou’lmewàhib ! » — « Me voici, répondit-il ; ô fakîr ! quel est ton besoin ? » — « Donne-moi ces vêtements qui te couvrent. » — « Très-bien, je te les donnerai. » — « Sur l’heure. » — Oui, certes, à l’instant. « Il retourna à la mosquée, entra dans la maison du prédicateur, ôta ses vêtements, en prit d’autres, et dit au fakîr : « Entre, et prends-les. » Le fakîr entra, les prit, les lia dans une serviette, les plaça sur sa tête, et s’en retourna. Les assistants comblèrent le sultan d’actions de grâces, à cause de l’humilité et de la générosité qu’il avait montrées. Son fils et successeur désigné reprit cet habit au fakîr, et lui donna en échange dix esclaves. Le sultan ayant appris combien ses sujets louaient son action, ordonna de remettre au fakîr dix autres esclaves et deux charges d’ivoire ; car la majeure partie des présents, dans ce pays, consiste en ivoire, et l’on donne rarement de l’or.
Lorsque ce sultan vertueux et libéral fut mort, son frère Dâoûd devint roi, et tint une conduite tout opposée. Quand un pauvre venait le trouver, il lui disait : « Celui qui donnait est mort, et n’a rien laissé à donner. » Les visiteurs séjournaient à sa cour un grand nombre de mois, et seulement alors il leur donnait tres-peu de chose ; si bien qu’aucun individu ne vint plus le trouver.
Nous nous embarquâmes à Couloua pour la ville de Zhafâr alhoumoûdh (Zhafâr aux plantes salines et amères). Le mot Zhafâr est indéclinable, et sa dernière lettre est toujours accompagnée de la voyelle kesrah (i, Zhafâri). Elle est située à l’extrémité du Yaman, sur le littoral de la mer des Indes, et l’on en exporte dans l’Inde des chevaux de prix. La traversée dure un mois plein, si le vent est favorable ; et pour ma part, j’ai fait une fois en vingt-huit jours le voyage entre Kâlikoûth, ville de l’Inde, et Zhafâr. Le vent était propice, et nous ne cessâmes pas d’avancer nuit et jour. La distance qu’il y a par terre entre Zhafâr et ’Aden est d’un mois, à travers le désert. Entre Zhafâr et Hadhramaout il y a seize jours, et entre la même ville et ’Oman, vingt jours de marche. La ville de Zhafâr se trouve dans une campagne déserte, sans village ni dépendances. Le marché est situé hors de la ville, dans un faubourg appelé Hardjâ, et c’est un des plus sales marchés, des plus puants et des plus abondants en mouches, à cause de la grande quantité de fruits et de poissons que l’on y vend. Ces derniers consistent, pour la plupart, en sardines, qui sont dans ce pays extrêmement grasses. Une chose étonnante, c’est que les bêtes de somme s’y nourrissent de ces sardines, et il en est ainsi des brebis. Je n’ai point vu pareille chose dans aucune autre contrée. Presque tous les débitants du marché sont des femmes esclaves, qui sont habillées de noir.
La principale culture des habitants de Zhafâr consiste en millet (dhourah), qu’ils arrosent au moyen de puits très-profonds. Pour cela, ils préparent un énorme seau, auquel ils adaptent plusieurs cordes, à chacune desquelles s’attache, par la ceinture, un esclave mâle ou femelle. Ils tirent le seau le long d’une grosse pièce de bois, placée en haut du puits, et le renversent dans une citerne, qui sert pour arroser. Ils ont aussi une sorte de blé, qu’ils nomment ’alas, mais qui, en vérité, est une espèce d’orge. Le riz est importé de l’Inde dans ce pays, et il constitue la principale nourriture de ses habitants. Les dirhems de cette ville sont un alliage de cuivre et d’étain, et n’ont pas cours ailleurs. Les habitants sont des marchands, et vivent exclusivement du trafic. Ils ont cette habitude, quand un navire arrive, soit de l’Inde, soit d’un autre pays, que les esclaves du sultan se dirigent vers le rivage, qu’ils montent sur un bateau, et se rendent à bord de ce bâtiment. Ils portent avec eux des habillements complets, pour le maître du navire ou son préposé, pour le rabbân, qui est le capitaine, et pour le kirâny, c’est-à-dire le scribe du bâtiment. On amène aussi pour ces individus trois chevaux, sur lesquels ils montent. On bat devant eux les tambours, et l’on sonne les clairons, depuis le bord de la mer jusqu’au palais du sultan, et ils vont saluer le vizir et le commandant des gardes. On envoie le repas d’hospitalité pendant trois jours à tous ceux qui se trouvent sur le navire ; après cela, ils mangent dans le palais du sultan. Ces gens agissent ainsi pour se concilier l’esprit des maîtres des bâtiments.
Les habitants de Zhafâr sont modestes, doués d’un bon naturel, vertueux, et ils aiment les étrangers. Leurs vêtements sont en coton, qui est importé de l’Inde, et ils attachent des pagnes à leur ceinture, en place de caleçon. La plupart se ceignent seulement d’une serviette au milieu du corps, et en mettent une autre sur le dos, à cause de la grande chaleur. Ils se lavent plusieurs fois dans la journée. La ville possède beaucoup de mosquées, dans chacune desquelles il y a de nombreux cabinets pour les purifications. On fabrique à Zhafâr de très-belles étoffes de soie, de coton et de lin. La maladie qui attaque le plus souvent les gens de cette ville, hommes et femmes, c’est l’éléphantiasis ; elle consiste en un gonflement des deux pieds. Le plus grand nombre des hommes sont tourmentés par des hernies ; que Dieu nous en préserve ! Une des belles habitudes de cette population consiste à se tenir mutuellement par la main dans la mosquée, immédiatement après la prière du matin, et celle de trois heures. Ceux qui sont au premier rang s’appuient sur le côté qui regarde la Mecque, et ceux qui les suivent leur prennent la main. Ils agissent encore ainsi après la prière du vendredi, se tenant tous ensemble par les mains.
Un des avantages particuliers, et une des merveilles de cette ville, c’est que, toutes les fois qu’un personnage se dirige vers elle, avec de mauvais desseins, sa fraude se retourne contre lui-même, et un obstacle s’élève entre lui et la place. On m’a raconté que le sultan Kothb eddin Temehten (Tehemten, « puissant » ), fils de Thoûrân châh, seigneur de Hormouz, l’attaqua une fois par terre et par mer ; mais que Dieu très-haut déchaîna contre lui un vent violent. Ses vaisseaux furent brisés ; il renonça alors au siège de la ville, et fit la paix avec son roi. On m’a pareillement rapporté qu’Almalic almodjâhid (le roi belliqueux.), sultan du Yaman, avait désigné un de ses cousins, avec une armée nombreuse, dans le but d’arracher Zhafâr des mains de son roi, qui était aussi un de ses cousins. Lorsque le susdit commandant sortit de sa maison, un mur tomba sur lui et sur plusieurs de ses compagnons, et ils périrent tous. Le roi abandonna alors son projet, il ne donna aucune suite au siège de Zhafâr, et cessa de prétendre à cette cité.
Une autre chose merveilleuse, c’est que les habitants de cette ville sont ceux des hommes qui ressemblent le plus, dans leurs usages, aux gens du Maghreb. Je logeai, par exemple, dans la maison du prédicateur de la mosquée principale, lequel était ’Iça, fils d’Aly, homme jouissant d’une grande considération, et doué d’une âme généreuse. Il avait des femmes esclaves, nommées à l’instar de celles de la Mauritanie. L’une s’appelait Bokhaït (petit bonheur), l’autre Zâd almâl (provisions de richesse), noms que je n’avais entendu prononcer dans aucun autre pays. Presque tous les habitants de Zhafâr portent la tête découverte et sans turban. Dans chacune de leurs maisons il y a une natte de feuilles de palmier, suspendue dans l’intérieur du logement, et sur laquelle le chef de famille se place pour prier, et cela précisément à la manière des Occidentaux. Enfin, ils se nourrissent de millet. Cette similitude entre les deux peuples confirme l’opinion d’après laquelle les Sanhâdjah et autres tribus de la Mauritanie tirent leur origine de Himyar, famille du Yaman.
Dans le voisinage de Zhafâr, et entre ses vergers, se voit la zâouïah du pieux cheikh, le serviteur de Dieu, Abou Mohammed, fils d’Abou Becr, fils d’Iça, originaire de cette ville. Elle jouit d’une grande vénération chez ces peuples, qui s’y rendent matin et soir, et se mettent sous sa protection. Quand l’individu qui cherche un refuge y est entré, le sultan n’a plus de pouvoir sur lui. J’y ai vu une personne, qu’on m’affirma être là retirée depuis plusieurs années, sans que le souverain lui eût fait subir aucun mauvais traitement. Dans le temps de mon séjour à Zhafâr, le secrétaire du sultan se mit sous la protection de cette zàouïah, et j’y resta jusqu’à ce que la bonne harmonie eût été rétablie entre eux deux. J’ai été dans cette zàouïah, et j’y ai passé une nuit, sous l’hospitalité des deux cheïkhs, AbouTabbâs Ahmed et Abou ’Abd Allah Mohammed, fils, l’un et l’autre, du cheikh Abou Becr susmentionné, et j’ai reconnu chez tous deux un grand mérite. Quand nous eûmes lavé nos mains, après le repas, AbouTabbâs prit l’eau qui nous avait servi pour cet usage, et en but. Il envoya une servante avec le restant à sa femme et à ses enfants, qui le burent. C’est ainsi que ces individus agissent à l’égard des visiteurs dont ils conçoivent une opinion favorable. De cette façon même, je reçus l’hospitalité du kâdhi de Zhafâr, le pieux Abou Hàchim ’Abd Almalic azzebîdy. Il me servait en personne, il lavait mes mains, et ne chargeait nul autre de ces soins.
A peu de distance de ladite zàouïah est la chapelle sépulcrale des prédécesseurs du sultan Almalic almoghith (le roi qui porte secours). Elle est en grande vénération dans ce pays ; et c’est là que se réfugient, jusqu’à ce qu’ils soient satisfaits, ceux qui cherchent à obtenir quelque chose. Les troupes ont l’habitude de se mettre sous la protection de ce monument, lorsque le mois s’est écoulé sans qu’elles aient reçu leur solde ; et elles y restent jusqu’à ce qu’elles l’obtiennent.
A une demi-journée de distance de Zhafâr se trouvent les Ahkâf (collines de sables, déserts), qui ont été jadis les demeures du peuple d’Ad. On y voit une zàouïah, et une mosquée au bord de la mer, entourée par un village qu’habitent les pêcheurs de poissons. Dans la zàouïah est un tombeau, avec l’épitaphe suivante : « Ceci est le sépulcre de Hoûd, fils d’Abir, sur qui soient la meilleure bénédiction et le salut ! » J’ai déjà dit (voy. t. I. p. 205) qu’il y a dans la mosquée de Damas un endroit avec cette inscription : « Ceci est le sépulcre de Hoûd, fils d’Abir. » Mais le plus probable, c’est que sa tombe est dans ces monticules de sable, car c’était là son pays ; et Dieu sait le mieux la vérité ! Zhafâr possède des vergers où sont beaucoup de bananes d’une forte dimension. On a pesé devant moi un de ces fruits, qui se trouvait avoir le poids de douze onces ; il est d’un goût agréable, et très-sucré. On y voit aussi le bétel, de même que le coco, qui est connu sous le nom de noix de l’Inde. On ne trouve ces deux dernières productions que dans l’Inde et dans cette ville de Zhafâr, à cause de sa ressemblance avec l’Inde, et de son voisinage de ce pays. Il est toutefois juste de dire que, dans la ville de Zebîd, on remarque dans le jardin du sultan de petits cocotiers. Et puisque nous venons de parler du bétel et du coco, nous allons décrire ces deux plantes et mentionner leurs propriétés.
Le bétel est un arbre qu’on plante à l’instar des ceps de vigne, et on lui prépare des berceaux avec des cannes, ainsi qu’on le pratique pour la vigne ; ou bien on le plante dans le voisinage des cocotiers, et le bétel grimpe sur ceux-ci, comme le font encore les ceps de vigne et l’arbre à poivre. Le bétel ne donne pas de fruit, et ce sont ses feuilles que l’on recherche. Elles ressemblent à celles de la ronce ; leur meilleure partie est la partie jaune, et on les cueille tous les jours. Les Indiens font un très-grand cas du bétel. Quand un individu se rend dans la maison d’un de ses amis, et que celui-ci lui présente cinq feuilles de cet arbre, c’est comme s’il lui donnait le monde et tout ce qu’il renferme ; surtout si celui qui les donne est un prince ou un grand personnage. Ce cadeau, chez les Indiens, est plus prisé en lui-même, et montre mieux l’honneur que l’on veut faire à quelqu’un, qu’un don d’argent et d’or.
La manière de s’en servir consiste à prendre avant le bétel de la noix faoufel, qui ressemble à la noix muscade, et à la briser, jusqu’à ce qu’elle soit réduite en petits fragments. Alors on les met dans la bouche et on les mâche. On prend après cela les feuilles du bétel, sur lesquelles on met une très-petite quantité de chaux, et on les mâche avec le faoufel (noix d’arec). Il a la propriété de parfumer l’haleine, de chasser ainsi les mauvaises odeurs de la bouche, d’aider à la digestion des aliments, et d’empêcher que l’eau bue à jeun ne soit nuisible. Son emploi porte à la gaieté, de même qu’aux plaisirs de l’amour. On le place la nuit au chevet du lit, et lorsqu’un individu se réveille, ou est réveillé par sa femme ou sa concubine, il en prend, et chasse par ce moyen la mauvaise odeur de sa bouche. L’on m’a raconté que les jeunes filles, esclaves du sultan et des princes dans l’Inde, ne mangent que du bétel. Nous parlerons de cela quand il sera question de l’Inde.
C’est la noix de l’Inde, fruit d’un arbre des plus singuliers, quant à son état, et des plus admirables pour ses particularités. Il ressemble au palmier, et il n’y a pas d’autre différence entre les deux, si ce n’est que l’un produit des noix, et l’autre des dattes. La noix du cocotier ressemble à la tête de l’homme, car on y aperçoit des ouvertures semblables aux deux yeux, et à la bouche. Quand elle est verte, son intérieur est pareil au cerveau de l’homme ; et tout autour de la noix on voit des filaments qui offrent l’image des cheveux. Les habitants de Zhafâr, et autres contrées, font avec ces fibres des cordes, qui leur servent à joindre (littéral, à coudre) les planches des navires, en place de clous de fer, et ils en font aussi des câbles pour les bâtiments. Il y a de ces noix, et surtout celles qui croissent dans les îles Maldives, qui ont la dimension de la tête d’un homme.
On prétend dans ces pays qu’un des médecins de l’Inde était, à une époque reculée, attaché à un roi de cette contrée, et en très-grande considération près de lui ; mais que ce dernier avait un vizir, entre lequel et le médecin régnait une inimitié réciproque. Celui-ci dit un jour au roi : « Si l’on coupait la tête de ce vizir, et qu’ensuite on l’enterrât, il en sortirait un palmier, qui produirait de magnifiques dattes, lesquelles seraient d’une grande utilité aux Indiens, et autres peuples du monde. » Le roi lui répondit : « Et s’il ne sort pas de la tête du vizir ce que tu prétends ? » Le médecin répliqua : « Dans ce cas, fais de ma tête ce que tu auras fait de celle du vizir. » Le roi ordonna de couper la tête de ce dernier, ce qui fut exécuté ; le médecin la prit, planta un noyau de datte dans le cerveau, et le soigna jusqu’à ce qu’il devînt un arbre, et qu’il produisît cette noix !… Mais cette anecdote est un conte mensonger, et nous ne l’avons mentionnée, qu’à cause de sa grande célébrité chez les peuples de l’Inde.
Parmi les propriétés de cette noix, il faut observer qu’elle donne de la force au corps, qu’elle produit l’embonpoint, et augmente l’incarnat du visage. Quant au secours qu’elle procure pour les plaisirs de l’amour, son action en cela est admirable. Une des merveilles de ce fruit, c’est que, dans son commencement, lorsqu’il est encore vert, celui qui coupe avec un couteau une partie de son écorce, et qui creuse ainsi la tête de la noix, y boit une eau très-douce et extrêmement fraîche, mais dont la nature, au contraire, est chaude, et excite aux plaisirs de Vénus. Il arrive que, après avoir avalé cette eau, il prend un morceau de l’écorce, et le façonne à l’instar d’une cuiller, avec laquelle il enlève l’aliment qui se trouve dans l’intérieur de la noix, et dont le goût ressemble à celui de l’œuf, lorsqu’il est rôti, mais qu’il n’est point encore tout à fait cuit ; et il s’en nourrit. C’était là ma nourriture tout le temps de mon séjour aux îles Maldives, qui fut d’une année et demie. Une autre merveille de cette noix, c’est que l’on fabrique avec elle de l’huile, du lait et du miel.
Quand on veut en extraire du miel, les domestiques qui ont soin de cette sorte de palmiers, et qui s’appellent alfâzâniyah, montent sur le cocotier, matin et soir, à l’époque où ils veulent recueillir l’eau de cet arbre, dont ils font le miel, et à laquelle ils donnent le nom d’athwâk. Pour cela, ils coupent le rameau d’où sort le fruit, et ils en laissent subsister la longueur de deux doigts, où ils attachent un petit chaudron. L’eau qui coule du rameau tombe goutte à goutte dans cet ustensile, et s’il a été attaché le matin, le domestique revient le soir, portant avec lui deux coupes, faites avec l’écorce de la noix mentionnée plus haut ; l’une de celles-ci est remplie d’eau. Il verse le liquide qui se trouve dans le chaudron dans la coupe vide, et lave le rameau avec l’eau contenue dans l’autre ; il enlève ensuite un peu de son bois, et y fixe de nouveau le chaudron ; puis, il agit le matin suivant comme il avait pratiqué le soir, et quand il a ainsi réuni une quantité suffisante de ce liquide, il le cuit à l’instar de la liqueur des raisins, lorsque l’on fait le robb (suc épaissi). On a de la sorte un miel excellent, d’une grande utilité, qu’achètent les marchands de l’Inde, du Yaman et de la Chine, lesquels l’importent dans leurs pays, et dont ils fabriquent des sucreries.
Le lait de coco se prépare de la manière qui suit : dans chaque maison il y a un meuble, ressemblant à un fauteuil, sur lequel une femme s’assied, tenant à la main un bâton, qui est garni, à une de ses extrémités, d’un morceau de fer proéminent. On fait dans la noix une ouverture par laquelle passe ce fer en guise d’éperon, avec ce fer l’on casse ce qui se trouve dans l’intérieur de la noix. On recueille tout ce qui en sort dans un grand plat, jusqu’à ce que le coco soit entièrement vide ; puis on fait macérer dans l’eau toutes ces parties concassées, qui prennent la couleur blanche et le goût du lait frais, et qu’on mange généralement avec le pain.
Pour obtenir l’huile, on prend la noix de coco, après sa maturité et sa chute de l’arbre ; on ôte son écorce, puis on coupe le contenu par morceaux, qu’on place au soleil. Quand ils sont desséchés, on les cuit dans des chaudières, et on en extrait l’huile. On emploie celle-ci pour l’éclairage, aussi bien que pour la préparation des aliments ; les femmes s’en servent pour mettre sur leurs cheveux, et elle est ainsi d’une grande utilité.
C’est le sultan Almalic almoghîth, fils d’Almalic alfâïz (le roi triomphant), cousin du roi du Yaman. Son père était commandant de Zhâfar, sous la suzeraineté du seigneur du Yaman, auquel il devait un présent, qu’il lui envoyait chaque année ; mais plus tard Almalic almoghîth se fit prince indépendant de Zhafâr, et se refusa à l’envoi du tribut. Il arriva alors ce que nous avons raconté plus haut, savoir : l’intention qu’eut le roi du Yaman de le combattre, la nomination de son cousin pour cet objet, et la chute de la muraille sur lui. Le sultan de Zhafâr a dans l’intérieur de la ville un palais appelé Alhisn (le château), qui est magnifique et vaste ; la mosquée principale est vis-à-vis de cet édifice.
Il est d’usage de jouer des tambours, des clairons, des trompettes et des fifres, à la porte du sultan, tous les jours, après la prière de trois heures. Les lundis et les jeudis les troupes se rendent devant le palais, et elles restent une heure au dehors de la salle d’audience ; puis elles s’en retournent. Le sultan ne sort pas, et personne ne le voit, excepté le vendredi, où il se rend à la prière, et retourne tout de suite après à son palais. Il ne défend à qui que ce soit l’entrée de la salle d’audience, à la porte de laquelle se tient assis le commandant des gardes, et c’est à lui que s’adressent ceux qui ont quelque chose à solliciter, ou quelque plainte à porter. Celui-ci expose l’affaire au sultan, et apporte immédiatement la réponse. Quand ce prince désire monter à cheval, on fait sortir du château ses montures ainsi que ses armes et ses mamloûcs, jusqu’à ce que l’on arrive à l’extérieur de la ville. L’on amène un chameau, portant une litière recouverte d’un rideau blanc brodé d’or dans laquelle se placent le sultan et son commensal, de façon que nul ne les voit. Lorsque ce roi est arrivé dans son jardin, s’il veut monter un cheval, il le fait, et descend alors de son chameau. Lne autre de ses habitudes, c’est que personne ne doit se trouver à côté de lui sur son chemin, ni s’arrêter pour le regarder, soit pour se plaindre, soit pour tout autre motif. Celui qui oserait commettre pareille chose, serait sévèrement battu ; c’est à cause de cela que l’on voit les gens s’enfuir, et éviter de suivre la même route que le sultan, lorsqu’ils apprennent sa sortie.
Le vizir de ce prince est le jurisconsulte Mohammed al’adeny. Il était d’abord un instituteur de jeunes enfants ; il enseigna ainsi au sultan la lecture et l’écriture, et lui fit promettre de le nommer son vizir, s’il devenait roi. Quand cela arriva, le prince accomplit sa promesse ; mais le ministre ne remplissait pas bien ses lonctions ; il possédait seulement le nom de vizir, et un autre avait l’autorité attachée à l’emploi.
Nous nous embarquâmes sur mer à Zhafâr, nous dirigeant vers l’Oman, dans un petit navire appartenant à un individu nommé Aly, fils d’Idrîs almassîry, originaire de l’île Massirah. Le deuxième jour, nous abordâmes au port de Hacic, habité par des gens de race arabe, pécheurs de profession. Ici se trouve l’arbre qui fournit l’encens (olibanum thus) ; ses feuilles sont minces, et lorsqu’on pratique des incisions dans celles-ci, il en dégoutte une liqueur semblable au lait, et qui devient ensuite une gomme (ou plutôt, une résine) ; et c’est là l’encens, qui est très-abondant dans ce pays. Les habitants de ce port ne vivent que de la pêche d’un genre de poisson, appelé alloukham, et qui ressemble à celui qui est nommé chien de mer. On le coupe par tranches, et aussi par lanières ; on le fait sécher au soleil, on le sale, et on s’en nourrit. Les maisons de ces gens sont faites avec les arêtes des poissons, et leurs toits avec des peaux de chameaux.
Nous voyageâmes encore quatre jours depuis le port, de Hâcic ; ensuite nous arrivâmes à la montagne Loum’àn. Elle est située au milieu de la mer, et à son sommet se voit un couvent construit en pierre, mais dont la couverture est formée d’arêtes de poissons. A l’extérieur de l’édifice se voit un étang, qui est le produit de l’eau pluviale.
Après avoir jeté l’ancre au pied de cette montagne, nous la gravîmes pour nous rendre audit couvent, et nous y trouvâmes un vieillard qui dormait. Nous prononçâmes la formules du salut, il se réveilla, et nous rendit les salutations par signes. Nous lui adressâmes la parole, mais il ne nous répondit pas, et secoua seulement la tête. Les marins lui apportèrent des mets, et il refusa de les rerevoir. Nous lui demandâmes de prier pour nous ; il remua les lèvres, mais nous ne sûmes pas ce qu’il disait. Il portait une robe rapiécée, un bonnet de feutre, et il n’avait avec lui ni petite outre, ni aiguière, ni bâton ferré (ou bourdon), ni chaussure. Les gens de l’équipage dirent qu’ils ne l'avaient jamais vu dans cette montagne. Nous passâmes la journée en ce lieu et nous priâmes avec ce cheïkh dans l’après-midi et au moment du coucher du soleil. Nous lui présentâmes des aliments, qu’il ne voulut pas accepter, et il continua à prier jusqu’à la nuit close. Alors il fit l’appel à la prière correspondante à cette heure, et nous la célébrâmes en sa compagnie. Il avait une belle voix et lisait fort bien. Quand ladite prière eut été terminée, il nous fit signe de nous retirer, ce que nous accomplîmes, après lui avoir dit adieu ; et nous étions très étonnés de sa conduite. Apres l’avoir quitté, je voulus retourner vers lui ; mais, quand je me fus approché, je fus retenu par un sentiment de vénération à son égard, et la crainte l’emporta. Mes camarades étaient revenus aussi sur leurs pas, et je m’en retournai avec eux.
Nous nous embarquâmes de nouveau, et après deux jours, nous arrivâmes à l’île des Oiseaux, qui est dépourvue de population. Nous jetâmes l’ancre, nous montâmes dans l’île, et nous la trouvâmes remplie d’oiseaux ressemblant aux moineaux, mais plus gros que ceux-ci. Les gens du navire apportèrent des œufs, les firent cuire et les mangèrent. Ils se mirent à chasser ces mêmes oiseaux, et en prirent un bon nombre, qu’ils firent cuire aussi, sans les avoir préalablement égorgés, et ils les mangèrent. Il y avait, assis à mon côté, un marchand de l’ile de Massirah, qui habitait Zhafâr, et dont le nom était Moslim. Je le vis manger ces oiseaux avec les matelots, et je lui reprochai une telle action. Il en fut tout honteux, et il me répondit : « Je croyais qu’ils leur avaient coupé la gorge. » Après cela, il se tint éloigné de moi, par l’effet de la honte, et il ne m’approchait que lorsque je l’appelais.
Ma nourriture, pendant le voyage sur ce navire, était composée de dattes et de poissons. Les marins pêchaient, matin et soir, une sorte de poisson nommé en persan chîr mâhy, mots dont la signification est « le lion du poisson » (ou mieux « poisson-lion » ). En effet, chîr veut dire « lion » et mâhy » poisson ». Il ressemble à celui qui est appelé chez nous tâzart. Ces gens ont l’habitude de le couper par petites ti anches, de les faire rôtir, et d’en donner une seulement par personne à tous ceux qui montent le navire, sans accorder de préférence à qui que ce soit, y compris même le maître du bâtiment. Ils mangent ce poisson avec les dattes. J’avais avec moi du pain et du biscuit, que j’avais emportés de Zhafâr ; et lorsqu’ils furent épuisés, je me nourris, comme eux, de ce poisson. Nous célébrâmes en mer la fête des sacrifices (dixième jour de dhou’ihiddjah, petit beïrâm) ; un vent violent souilla contre nous toute la journée ; il commença après l’aurore, et dura jusqu’au lever du soleil (le jour suivant). Il fut bien près de nous submerger.
Il y avait avec nous sur le navire un pèlerin de l’Inde, nommé Khidhr, maisqu’on appelait Maoulânâ (notre maître), car il savait par cœur le Coran et il écrivait bien. Quand il vit l’extrême agitation de la mer, il enveloppa sa tête dans son manteau, et fit semblant de dormir. Lorsque Dieu eut dissipé le danger qui nous menaçait, je lui dis : « Ô notre maître Khidhr, qu’as-tu vu ? » Il me répondit : « Pendant la bourrasque, j’ouvrais les yeux pour voir si les anges qui saisissent les âmes venaient. Je ne les voyais point, et je m’écriais : Louange à Dieu ! car si la submersion devait avoir lieu, ils viendraient prendre possession des âmes ; puis je fermais les yeux, ei ensuite je les ouvrais de nouveau, pour regarder ce que je viens de dire, jusqu’à ce que Dieu eut détourné de nous le péril. » Un navire appartenant à un négociant nous avait devancés ; il fut submergé, et il n’en échappa qu’une seule personne, qui se sauva à la nage, après de grands efforts.
Je goûtai, sur le bâtiment, un genre de mets que je n’avais jamais mangé auparavant, et que je ne goûtai plus après cette fois. Il avait été préparé par un des marchands de l’Oman, et consistait en millet dhourah, non moulu, que cet individu fit cuire, et sur lequel il versa du saïlân, qui est un miel tiré des dattes (cf. ci-dessus, p. 9) ; puis nous le mangeâmes.
Nous continuâmes notre voyage et nous arrivâmes à l’île de Massirah, patrie du maître du navire sur lequel nous étions embarqués. Son nom se prononce a la manière du mot massîr (ce que l’on devient, issue, etc.), avec addition du tâ (hâ), qui marque le féminin. C’est une île vaste, et ses habitants n’ont point d’autre nourriture que des poissons. Nous n’y débarquâmes pas, à cause de l’éloignement où sa rade est du rivage. Au reste, j’avais pris en horreur ces gens-là, lorsque je les eus vus manger les oiseaux sans leur couper la gorge (et sans dire : « Au nom de Dieu ! » — L’auteur fait allusion ici aux marins, qui étaient apparemment de cette île. Cf. ci-dessus, p. 217). Nous y restâmes un jour, pendant lequel le patron du navire descendit à terre chez lui, puis il revint.
Apres cela nous marchâmes un jour et une nuit, et nous arrivâmes à la rade d’un gros bourg au bord de la mer, nommé Soûr. De cet endroit, nous vîmes la ville de Kalhât, située au pied d’une montagne, et qui nous sembla très-procbe. Nous jetâmes l’ancre un peu avant midi, et, quand nous aperçûmes ladite ville, je désirai m’y rendre à pied et y passer la nuit, car je détestais la société de nos marins. Je pris des informations touchant sa distance, et l’on me dit que j’arriverais à Kalhât à trois ou quatre heures de l’après-midi du même jour. Alors je louai un des matelots pour m’indiquer la route, et Khidhr, l’Indien dont nous avons déjà parlé, vint avec moi. Je laissai dans le bâtiment mes compagnons avec mes effets, et ils devaient venir me rejoindre le lendemain. Je pris un paquet de mes propres habillements, que je remis au guide, afin qu’il m’évitât la fatigue de les porter, et je saisis dans ma main une lance.
Mais ce guide voulait s’emparer de mes habillements. Il nous conduisit à un canal formé par la mer et où a lieu le flux et le reflux, et il se disposa à le traverser avec les hardes. Je lui dis alors : « Passe-le toi seul, et laisse ici les effets ; nous traverserons, si nous le pouvons, sinon nous remonterons pour chercher le gué ». Il revint sur ses pas, et nous vîmes peu après des hommes qui passèrent le canal à la nage, ce qui nous prouva que l’intention du guide était de nous noyer, et de se sauver avec les vêtements. Alors je simulai l’allégresse ; mais je me tins sur mes gardes, je serrai ma ceinture et je brandis ma lance ; le conducteur eut peur de moi. Nous montâmes jusqu’à ce que nous eussions rencontré un passage ; ensuite nous nous trouvâmes dans une plaine déserte et sans eau. Nous eûmes soi ! et souffrîmes beaucoup ; mais Dieu nous envoya un cavalier, suivi de plusieurs camarades, dont l’un tenait en main une petite outre pleine d’eau. Il me donna à boire, ainsi qu’à mon compagnon, et nous continuâmes à marcher, pensant que la ville était tout près de nous, tandis que nous en étions séparés par de larges fossés, dans lesquels nous cheminâmes plusieurs milles.
Quand ce fut le soir, le guide voulut nous entraîner du côté de la mer, qui n’offre pas ici de chemin, car le rivage est une suite de rochers. Son intention était que nous fussions embarrassés parmi les pierres, et qu’il pût ainsi s’en aller avec le paquet ; mais je lui dis : « Nous ne marcherons que sur la route où nous sommes. » Or il y avait environ un mille de dislance de ce point à la mer. Lorsque la soirée fut devenue obscure, il nous dit : « Certes, la ville est proche de nous ; allons, marchons, afin que nous puissions passer la nuit au dehors de la ville, en attendant l’aurore ! » Je craignis d’être attaqué par quelqu’un pendant la route, et je ne savais pas au juste quel intervalle il restait encore à parcourir. Je répondis donc au conducteur : « Il vaut mieux que nous sortions du chemin et que nous dormions, et quand nous serons au matin, nous nous rendrons, s’il plaît à Dieu, à la ville. » J’avais vu, en effet, une troupe d’hommes au pied d’une montagne qui se trouvait en cet endroit ; j’eus peur qu’ils ne fussent des voleurs, et me dis, à part moi : « Il est préférable de se dérober aux regards. » Quant à mon camarade, il était vaincu par la soif, et n’approuvait pas ma détermination.
Cependant je quittai la route, et me dirigeai vers un de ces arbres appelés oumm Ghaïlân (épine d’Égypte, espèce d’acacia), car j’étais fatigué et je souffrais ; mais je simulais la force et la constance, par crainte du guide. Mon compagnon était malade et n’avait plus d’énergie. Je plaçai le conducteur entre lui et moi, je mis le paquet de hardes entre mes vêtements et mon corps, et je tins ma lance à la main. Mon camarade dormit, ainsi que le guide ; pour moi, je restai éveillé, et toutes les fois que ce dernier bougeait, je lui parlais, pour lui montrer que je ne donnais pas. Nous demeurâmes ainsi jusqu’à l’aurore ; nous nous dirigeâmes alors vers le chemin, et vîmes des gens qui apportaient des denrées à la ville. J’envoyai le guide pour chercher de l’eau, mon compagnon ayant pris les habillements ; et il y avait entre nous et la ville, des vallons et des fossés. Le guide nous apporta de l’eau, que nous bûmes, et cela se passait à l’époque des chaleurs.
Enfin, nous arrivâmes à Kalhât, où nous entrâmes dans un état d’extrême souffrance. Ma chaussure était devenue trop étroite pour mon pied, de sorte qu’il s’en fallut de peu que le sang ne coulât de dessous les ongles. Lorsque nous atteignîmes la porte de la ville, il arriva, pour comble de malheur, que le gardien nous dit : « Il faut absolument que tu ailles avec moi chez le commandant de la ville, afin qu’il soit informé de ton aventure, et qu’il sache d’où tu viens. » J’allai avec lui, et je trouvai que l’émir était un homme de bien et d’un bon naturel. Il me fit des questions sur mon état, il me donna l’hospitalité, et je restai près de lui six jours. Pendant ce temps, je ne pus point me tenir debout sur mes pieds, tant ils étaient endoloris.
La ville de Kalhât est située sur le littoral ; elle possède de beaux marchés, une des plus jolies mosquées qu’on puisse voir, et dont les murailles sont recouvertes de faïence colorée de Kâchân, qui ressemble au zélîdj. Cette mosquée est très-élevée, elle domine la mer et le port, et sa construction est due à la pieuse Bîbi Merïam (Marie). Le sens du mot bïbi, chez ces gens, c’est « femme libre, noble ». J’ai mangé à Kalhât du poisson tel que je n’en ai goûté dans aucun autre pays ; je le préférais à toute sorte de viandes, et c’était là ma seule nourriture. Les habitants le font rôtir sur des feuilles d’arbre, le mettent sur du riz, et le mangent ; quant à ce dernier, il leur est apporté de l’Inde. Kalhât est habité par des marchands, qui tirent leur subsistance de ce qui leur arrive par la mer de l’Inde. Lorsqu’un navire aborde chez eux, ils s’en réjouissent beaucoup. Bien qu’ils soient Arabes, ils ne parlent point un langage correct. Après chaque phrase qu’ils prononcent, ils ont l’habitude d’ajouter la particule non. Ils disent par exemple : « Tu manges, non ; tu marches, non ; tu fais telle chose, non. » La plupart sont schismatiques, mais ils ne peuvent point pratiquer ostensiblement leur croyance, car ils sont sous l’autorité du sultan Kothb eddin Temehten (Tchemten), roi de Hormouz, qui fait partie de la communion orthodoxe.
Près de Kalhât se voit le bourg de Thîby. Ce nom se prononce comme le mot thîb, lorsque celui qui parle le met en rapport d’annexion avec lui-même (ce qui fait thîby, « mon parfum », etc.). C’est un des plus jolis bourgs et des plus admirables par sa beauté ; il possède des canaux dont le cours est rapide, des arbres verdoyants, des vergers nombreux, et l’on en exporte des fruits à Kalhât. Il fournit une sorte de banane appelée almorouârîd, c’est-à-dire, en persan, « perles », et qui y est très-abondante. On en exporte aussi à Hormouz et ailleurs. On y voit encore du bétel, mais ses feuilles sont petites. Quant aux dattes, on les apporte de l’Oman dans ces contrées.
Nous nous dirigeâmes ensuite vers ce dernier pays, et marchâmes six jours dans une plaine déserte ; puis nous arrivâmes dans le pays d’Oman le septième jour. C’est une province fertile, riche en canaux, en arbres, en vergers, en enclos plantés de palmiers, et en beaucoup de fruits de différentes espèces. Nous entrâmes dans la capitale de ce pays, qui est la ville de Nazoua.
Elle est située au pied d’une montagne ; des canaux l’entourent, ainsi que des vergers, et elle possède de beaux marchés et des mosquées magnifiques et propres. Ses habitants ont coutume de prendre leurs repas dans les cours des mosquées, chacun d’eux apportant ce qu’il possède ; ils mangent ainsi tous ensemble, et les voyageurs sont admis à leur festin. Ils sont forts et braves, toujours en guerre entre eux. Ils sont de la secte ibâdhite, et font quatre fois la prière du vendredi, à midi. Après cela, l’imâm lit des versets du Coran, et débite un discours, à l’instar du prône, dans lequel il fait des vœux pour Abou Becr et ’Omar, et passe sous silence ’Othmàn et ’Aly. Quand ces gens veulent parler de ce dernier, ils emploient comme métonymie le mot homme, et ils disent : « On raconte au sujet de l’homme ; » ou bien : « l’homme dit. » Ils font des vœux pour le scélérat, le maudit Ibn Moldjam, et l’appellent : « le pieux serviteur de Dieu, le vainqueur de la sédition. » Leurs femmes sont très-corrompues, et ils n’en éprouvent aucune jalousie et ne blâment point leur conduite. Nous raconterons bientôt, après cet article, une anecdote qui témoignera de ce que nous venons d’avancer.
Le sultan d’Oman est un Arabe de la tribu d’Azd, fils d’Alghaouth, et il est connu sous le nom d’Abou Mohammed, fils de Nebhân. Chez ces peuples, Abou Mohammed est une dénomination usitée pour tous les sultans qui gouvernent l’Oman, comme celle d’atàbec est employée pour les rois des Loûr. Il a l’habitude de s’asseoir, pour donner ses audiences, dans un endroit situé hors de son palais ; il n’a ni chambellan, ni vizir, et tout individu, étranger ou non, est libre de l’approcher. Ce sultan honore son hôte, suivant la coutume des Arabes ; il lui assigne le repas de l’hospitalité et lui fait des présents proportionnés à son rang ; il est doué de qualités excellentes. On mange à sa table la viande de l’âne apprivoisé, et l’on en vend dans le marché, car ces gens croient qu’elle est permise ; mais ils la cachent à l’étranger, et ne la font jamais paraître en sa présence.
Parmi les villes de l’Oman est celle de Zaky ; je ne l’ai point visitée, mais l’on m’a assuré que c’est une grande cité. Il renferme aussi Alkouriyyât, Chaba, Galba, Khaour-Fouccân et Souhâr. Ce sont des villes toutes bien pourvues de canaux, de jardins et de palmiers. La plus grande partie du pays d’Oman est placée sous le gouvernement de Hormouz.
Je me trouvais un jour chez ce sultan Abou Mohammed, fils de Nebhân, quand une femme très jeune, belle et d’une figure admirable, vint à lui. Elle se tint debout devant le prince, et lui dit : « Abou Mohammed ! le démon s’agite dans ma tête. » Il lui répondit : « Va-t’en et chasse ce démon. » Elle répliqua : « Je ne le peux pas et je suis sous ta protection, ô Abou Mohammed ! » Le sultan reprit : « Sors, et fais ce que tu voudras. » J’ai su, après avoir quitté ce roi, que cette femme, et toutes celles qui agissent comme elle, se mettent ainsi sous la tutelle du sultan et se livrent ensuite au libertinage. Ni son père, ni son plus proche parent n’ont le pouvoir de s’en montrer jaloux, et s’ils la tuent, ils sont condamnés à mort, car elle est protégée par le sultan.
Je partis de l’Oman pour le pays de Hormouz. On nomme ainsi une ville située sur le rivage de la mer, et que l’on appelle aussi Moûghostân. La nouvelle ville de Hormouz s’élève en face de la première, au milieu de la mer, et elle n’en est séparée que par un canal de trois parasanges de largeur. Nous arrivâmes à la nouvelle Hormouz, qui forme une île, dont la capitale se nomme Djeraoun. C’est une cité grande et belle, qui possède des marchés bien approvisionnés. Elle sert d’entrepôt à l’Inde et au Sind ; les marchandises de l’Inde sont transportées de cette ville dans les deux Irâks, le Fars et le khorâçân. C’est dans cette place que réside le sultan. L’île où se trouve la ville a de longueur un jour de marche ; la plus grande partie se compose de terres d’une nature saline et de montagnes de sel, de l’espèce appelée dârâni. On fabrique avec ce sel des vases destinés à servir d’ornements, et les colonnes sur lesquelles on place les lampes. La nourriture des habitants consiste en poissons, et en dattes qui leur sont apportées de Basrah et d’Oman. Ils disent dans leur langue : Khormâ ive mâhy louti padichâhy, c’est-à-dire, en arabe : « La datte et le poisson sont le manger des rois. » L’eau potable a une grande valeur dans cette île, et il y a des fontaines et des réservoirs artificiels, où l’eau de pluie est recueillie. Ils sont à une certaine distance de la ville, et les habitants s’y rendent avec de grandes outres, qu’ils remplissent et qu’ils portent sur leur dos jusqu’à la mer. Alors ils les chargent sur des barques et les apportent à la ville. J’ai vu, en fait de choses merveilleuses, près de la porte de la mosquée djâmi’, entre celle-ci et le marché, une tête de poisson aussi élevée qu’une colline, et dont les yeux étaient aussi larges que des portes. Des hommes entraient dans cette tête par un des yeux et sortaient par l’autre.
Je rencontraià Djeraoun le cheïkh pieux et dévot Abou Thaçan alaksarany, originaire du pays de Koûm (l’Asie Mineure). Il me traita, me visita et me fit présent d’un vêtement. Il me donna la ceinture de l’amitié, dont il se servait pour maintenir sa robe retroussée ; elle aide celui qui est assis et lui sert, pour ainsi dire, de support. La plupart des fakîrs persans portent cette espèce de ceinture.
A six milles de cette ville est un sanctuaire que l’on appelle le sanctuaire de Kbidhr et d’Élie ; l’on dit qu’ils y font leurs prières (cf. Reinaud, Monuments arabes, I, 170, 171). Des bénédictions et des preuves évidentes (c’est à-dire des miracles) attestent la sainteté de cet endroit. Il y a là un ermitage habité par un cheïkh, qui y reçoit les voyageurs. Nous passâmes un jour près de lui, et nous partîmes de là afin de visiter un homme pieux retiré à l’extrémité de cette île. Il a creusé une grotte pour lui servir d’habitation, et celle-ci contient un ermitage, une salle de réception et un petit appartement qu’occupe une jeune esclave, laquelle appartient au saint personnage. L’ermite a des esclaves, qui demeurent hors de la caverne, et font paître ses bœufs et ses moutons. Il était jadis au nombre des principaux marchands ; il fit le pèlerinage du temple de la Mecque, renonça à tous les attachements du monde, et se retira ici pour se livrer à la dévotion. Auparavant il remit son argent à un de ses confrères, afin qu’il le lui fît valoir dans le commerce. Nous passâmes une nuit près de cet homme, et il nous fit un accueil très-hospitalier. Les signes distinctifs de la bonté et de la piété étaient recounaissables sur sa personne.
C’est le sultan Kothb eddin Temehten (Tchemten), fils de Thourân châh. Il est au nombre des sultans généreux ; son caractère est très-humble, ses qualités sont louables. Il a coutume de visiter les jurisconsultes, les hommes pieux et les chérîfs, qui arrivent dans sa capitale, et de leur rendre les honneurs qui leur sont dus. Lorsque nous entrâmes dans son île, nous le trouvâmes préparé pour la guerre, dans laquelle il était engagé contre les deux fils de son frère Nizhâni eddîn. Toutes les nuits il se disposait à combattre, quoique la disette régnât dans l’ile. Son vizir Chems eddîn Mohammed, fils d’Aly, son kâdhi ’Imàd eddîn achchéouancàry (le Chébancâreh, nom d’une peuplade d’origine curde, qui occupait la partie orientale du Fars), et plusieurs hommes distingués, vinrent nous trouver, et s’excusèrent sur les occupations que leur donnait la guerre. Nous passâmes seize jours auprès d’eux. Lorsque nous voulûmes nous en retourner, je dis à un de mes compagnons : « Comment partirons-nous sans voir ce sultan ? » Nous allâmes à la maison du vizir, qui se trouvait dans le voisinage de la zâouïah où j’étais descendu, et je lui dis : « Je désire saluer le roi. » Il répondit : Bismillâhi (au nom de Dieu ; soit), me prit par la main et me conduisit au palais du roi. Cet édifice est situé sur le rivage de la mer, et les vaisseaux sont à sec dans son voisinage.
J’aperçus tout à coup un vieillard couvert de vêtements étriqués et malpropres. Sur sa tête il portait un turban, et il était ceint d’un mouchoir. Le vizir le salua, et je fis de même ; mais j’ignorais que c’était le roi. Il avait à ses côtés le fils de sa sœur, Aly chah, fils de Djelâl eddîn Alkîdjy, avec lequel j’étais en relations. Je commençai à converser avec lui, car je ne connaissais pas le roi ; mais le vizir me le fit connaître. Je fus honteux vis-à-vis du monarque, parce que j’avais osé causer avec son neveu, au lieu de m’entretenir avec lui, et je m’excusai auprès de ce prince. Ensuite il se leva et entra dans son palais, suivi par les émirs, les vizirs et les grands du royaume ; j’entrai aussi en compagnie du vizir. Nous trouvâmes le roi assis sur le trône, et portant absolument les mêmes habits que j’ai mentionnés tout à l’heure. Dans sa main était un chapelet de perles, dont personne n’a vu les pareilles, car les pêcheries de ces coquillages se trouvent soumises a l’autorité de ce prince. Un des émirs s’assit à son côté, et je m’assis à côté de cet émir.
Le sultan m’interrogea touchant mon état de santé, le temps de mon arrivée et les rois que j’avais vus dans le cours de mes voyages : je l’informai de ces diverses circonstances. On apporta des mets ; les assistants en mangèrent, mais le prince n’en goûta pas avec eux. Après le repas, il se leva ; je lui fis mes adieux et m’en retournai.
Voici le motif de la guerre qui existait entre le sultan et ses deux neveux. Le premier s’embarqua un jour sur mer, à la ville neuve, afin de se rendre en partie de plaisir au vieux Hormouz et à ses jardins. La distance qui sépare ces deux villes, par mer, est de trois parasanges, ainsi que nous l’avons dit plus haut. Le frère du sultan, Nizhâm eddîn, se révolta contre lui, et s’arrogea le pouvoir. Les habitants de l’île lui prêtèrent serment, ainsi que les troupes. Kothb eddîn conçut des craintes pour sa sûreté, et s’embarqua pour la ville de Kalhât, dont il a été parlé ci-dessus, et qui fait partie de ses états. Il y séjourna plusieurs mois, équipa des vaisseaux et fit voile vers l’île. Les habitants de celle-ci le combattirent, de concert avec son frère, et l’obligèrent de s’enfuir à Kalhât. Il renouvela la même tentative à plusieurs reprises ; il n’eut aucun succès, jusqu’à ce qu’il recourût au stratagème d’envoyer à une des femmes de son frère un émissaire qui la détermina à l’empoisonner. L’usurpateur étant mort, le sultan marcha de nouveau vers l’île et y fit son entrée. Ses deux neveux s’enfuirent, avec les trésors, les biens et les troupes, dans l’île de Kaïs, où se trouvent les pêcheries de perles. De cet endroit ils se mirent à intercepter le chemin à ceux des habitants de l’Inde et du Sind qui se dirigeaient vers l’île, et à faire des incursions dans les contrées du littoral ; de sorte que la plupart furent dévastées.
Nous partîmes de la ville de Djeraoun, pour visiter un pieux personnage dans la ville de Khondjopâl. Lorsque nous eûmes franchi le détroit, nous louâmes des montures aux Turcomans, qui sont les habitants de ce pays. On n’y voyage pas, si ce n’est avec eux, à cause de leur bravoure et de la connaissance qu’ils possèdent des chemins. On trouve en ces lieux un désert, d’une étendue de quatre jours de marche, où les voleurs arabes exercent leurs brigandages, et où le vent appelé semoûm souffle durant les mois de tamoûz (juillet) et de hazîrân (juin). Ce vent fait mourir tous ceux qu’il rencontre dans le désert, et l’on m’a raconté que quand il a tué quelqu’un, et que les compagnons du mort veulent laver son corps, chacun de ses membres se détache des autres parties.
Dans ce désert se trouvent de nombreux tombeaux, renfermant ceux qui ont été tués par ce vent. Nous voyagions durant la nuit, et lorsque le soleil était levé, nous nous mettions à l’ombre sous les arbres, du genre de ceux nommés oumm Ghaïlân. Nous marchions depuis l’asr (environ quatre heures de l’après-midi) jusqu’au lever du soleil. Dans ce désert et dans la contrée qui l’avoisine, habitait le voleur Djemâl allouc, qui jouit en ces lieux d’une grande réputation.
Djemâl allouc était un habitant du Sidjistân, d’origine persane. Allouc signifie « celui qui a la main coupée », et, en effet, la main de cet homme avait été coupée dans un combat. Il commandait un corps considérable de cavaliers arabes et persans, à l’aide desquels il exerçait le brigandage sur les chemins. Il fondait des ermitages et fournissait à manger aux voyageurs, avec l’argent qu’il volait. On rapporte qu’il prétendait ne pas employer la violence, excepté contre ceux qui ne donnaient pas la dîme aumonière de leurs biens. Il persévéra longtemps dans cette conduite ; lui et ses cavaliers faisaient des incursions, et traversaient des déserts que nul autre qu’eux ne connaissait, et ils y enterraient de grandes et de petites outres pleines d’eau Lorsque l’armée du sultan les poursuivait, ils entraient dans le désert et déterraient ces outres. L’armée renonçait à les poursuivre, de peur de périr. Djemâl persista donc dans cette conduite pendant un certain nombre d’années, ni le roi de l’Irâk ni aucun autre prince ne pouvant le vaincre ; puis il fit pénitence et se livra a des exercices de dévotion jusqu’à sa mort. Son tombeau, qui se trouve dans son pays, le Sidjistan, est visité comme un lieu de pèlerinage.
Nous traversâmes ce désert jusqu’à ce que nous fussions arrivés à Cawrestân, petite ville ou l’on voit des rivières et des jardins, et dont l’air est très-chaud. Nous marchâmes durant trois jours dans un désert semblable au premier, et nous arrivâmes à Lâr, grande ville, pourvue de sources, de rivières considérables et de jardins, et qui possède de beaux marchés. Nous y logeâmes dans la zàouïah du pieux cheïkh Abou Dolaf Mohammed, celui-là même que nous avions le projet de visiter à Khondjopâl. Dans celle ci se trouvait son fils Abou Zeïd Abd errahmân, ainsi qu’une troupe de fakîrs. Une de leurs coutumes consiste à se réunir chaque jour dans l’ermitage, après la prière de l’asr ; puis ils font le tour des maisons de la ville ; on leur donne dans chaque maison un pain ou deux, et c’est avec cela qu’ils nourrissent les voyageurs. Les habitants des maisons sont accoutumés à cette offrande ; ils la regardent comme faisant partie de leurs aliments et la préparent pour ces religieux, afin de les aider dans leurs distributions de vivres. Dans chaque nuit du jeudi au vendredi, les fakîrs et les dévots de la ville se rassemblent dans cet ermitage, et chacun d’eux apporte autant de dirhems qu’il a pu s’en procurer. Ils les mettent en commun et les dépensent dans cette nuit même ; ils la passent en actes de dévotion, comme la prière, la mention répétée du nom de Dieu, et la lecture du Coran ; enfin, ils s’en retournent après la prière de l’aurore.
Il y a dans cette ville un sultan d’origine turcomane, nommé Djelâl eddîn. Il nous envoya les mets de l’hospitalité ; mais nous ne le visitâmes point et ne le vîmes pas. Nous partîmes de Lâr pour la ville de Khondjopâl ; le khâ de ce mot est remplacé quelquefois par un hâ (Hondjopâl). C’est là qu’habite le cheïkh Abou Dolaf, que nous voulions visiter. Nous logeâmes dans son ermitage, et lorsque j’y fus entré, je vis le cheïkh assis sur la terre, dans un coin. Il était couvert d’une tunique de laine verte, tout usée, et portait sur la tête un turban de laine, noir. Je le saluai ; il me rendit poliment mon salut, m’interrogea touchant le temps de mon arrivée et sur mon pays, et me donna l’hospitalité. Il m’envoyait des aliments et des fruits par un de ses fils, qui était au nombre des gens pieux, très-humble, jeûnant presque continuellement et fort assidu à dire ses prières. La condition de ce cheikh Abou Dolaf est extraordinaire et étrange, car la dépense qu’il fait dans cet ermitage est considérable : il distribue des dons superbes, fait présent aux autres de vêtements et de chevaux de selle ; en un mot, il fait du bien à tous les voyageurs, de sorte que je n’ai pas vu son pareil dans cette contrée ; et pourtant on ne lui connaît pas d’autre ressource que les offrandes qu’il reçoit de ses frères et de ses compagnons. Aussi beaucoup de personnes prétendent qu’il tire du trésor invisible de Dieu les sommes nécessaires à sa dépense.
Dans son ermitage se trouve le tombeau du pieux cheïkh, de l’ami de Dieu, du pôle, Dânïâl, dont le nom est célèbre dans ce pays, et qui jouit d’un rang éminent parmi les contemplatifs. Ce sépulcre est surmonté d’une haute coupole, élevée par le sultan Kothb eddîn Temehten (Tehemten), fils de Thoûrân châh. Je passai un seul jour près du cheïkh Abou Dolaf, à cause de l’empressement à partir de la caravane que j’accompagnais.
l’appris qu’il y avait dans cette ville de Khondjopâl un ermitage habité par plusieurs hommes pieux, qui se livraient à des pratiques de dévotion. Je m’y rendis dans la soirée, et je les saluai, eux et leur cheïkh. Je vis des gens comblés de bénédictions, et sur la personne desquels les exercices de piété avaient laissé des traces profondes. Ils avaient le teint jaune, le corps maigre ; ils gémissaient beaucoup et pleuraient abondamment. Lorsque j’arrivai auprès d’eux, ils m’apportèrent des aliments, et leur chef dit : « Faites-moi venir mon fils Mohammed. » Celui-ci était retiré dans un coin de la zâouïah, il vint nous trouver, et il ressemblait à un mort échappé de son tombeau, tant les actes de dévotion l’avaient exténué. Il salua et s’assit. Son père lui dit : « Ô mon cher fils, partage le repas de ces voyageurs, alin que tu participes à leurs bénédictions ! » Il jeûnait alors ; mais il rompit le jeûne avec nous. Ces gens-là sont de la secte de Châfi’y ; lorsque nous eûmes cessé de manger, ils firent des vœux en notre faveur, et nous nous en retournâmes.
De là nous nous rendîmes à la ville de Kaïs, nommée aussi Sîrâf. Elle est située sur le rivage de la mer de l’Inde, qui est contiguë à celles du Yaman et de la Perse ; on la compte au nombre des districts du Fars. C’est une ville d’une étendue considérable et sur un sol excellent. Elle est entourée de jardins magnifiques, où croissent des plantes odoriférantes et des arbres verdoyants. L’eau que boivent ses habitants provient de sources qui coulent des montagnes voisines. Les Sîrâliens sont Persans et distingués par une noble origine. Parmi eux se trouve une tribu d’Arabes des Benou-Sefâf, et ce sont ces derniers qui plongent à la recherche des perles.
La pêcherie des perles est située entre Sîrâf et Bahraïn, dans un golfe dont l’eau est calme, et qui ressemble à un grand fleuve. Lorsque les mois d’avril et de mai sont arrivés, des barques nombreuses se rendent en cet endroit, montées par les pêcheurs et des marchands du Fars, de Bahraïn et d’Alkathif. Le pêcheur place sur son visage, toutes les fois qu’il veut plonger, une plaque en écaille de tortue, qui le couvre complètement. Il fabrique aussi avec cette écaille un objet semblable à des ciseaux, qui lui sert à comprimer ses narines ; puis il attache une corde à sa ceinture et plonge. Ces gens-là diffèrent les uns des autres dans la durée du temps qu’ils peuvent rester sous l’eau. Parmi eux il y en a qui y demeurent une heure ou deux, ou plus que cela (!). Quand le plongeur arrive au fond de la mer, il y trouve les coquillages fixés dans le sable, au milieu de petites pierres ; il les détache avec la main, ou les enlève à l’aide d’un couteau dont il s’est muni dans cette intention, et les place dans un sac de cuir suspendu à son cou. Lorsque la respiration commence à lui manquer, il agite la corde ; l’homme qui tient cette corde sur le rivage sent son appel, et le remonte à bord de la barque. On lui enlève son sac, et l’on ouvre les coquillages ; ou y trouve à l’intérieur des morceaux de chair, que l’on détache avec un couteau. Dès que ceux-ci sont mis en contact avec l’air, ils se durcissent et se changent en perles, et toutes sont rassemblées, les petites comme les grosses. Le sultan en prélève le quint, et le reste est acheté par les marchands qui se trouvent dans les barques. La plupart sont créanciers des plongeurs, et reçoivent toutes les perles en échange de leur créance, ou bien une quantité proportionnée à la dette.
De Sîrâf nous allâmes à la ville de Bahraïn, qui est une cité considérable, belle, possédant des jardins, des arbres et des rivières. On s’y procure de l’eau à peu de frais : il suffit pour cela de creuser la terre avec les mains, et on trouve l’eau. Il y a en cet endroit des enclos de palmiers, de grenadiers, de citronniers, et l’on y cultive le coton. La température y est très-chaude, les sables y abondent, et souvent ils s’emparent de quelques habitations. Il y avait entre Bahraïn et ’Oman un chemin que les sables ont envahi, et sur lequel, pour cette raison, la communication a été interrompue. On ne se rend plus d’Oman en cette ville, si ce n’est par mer. Dans le voisinage de Bahraïn se trouvent deux hautes montagnes, dont l’une à l’occident, qui s’appelle Coceïr (petite fracture), l’autre à l’orient, qui s’appelle ’Oweïr (petite fissure). Elles ont passé en proverbe, car l’on dit : « Coceïr et ’Oweïr : or tout cela n’est pas bon » (à cause du danger qu’elles offrent aux navigateurs). Nous nous rendîmes de Bahraïn à la ville d’Alkothaïf (Alkathif), dont le non : se prononce a l’instar du diminutif du mot kathf (vendanges, etc.). C’est une place grande, belle et possédant beaucoup de palmiers. Elle est habitée par des tribus d’Arabes, qui sont des râfidhites outrés, et manifestent ouvertement leur hérésie, sans craindre personne. Leur moueddhin prononce les paroles suivantes , dans l’appel à la prière, après les deux professions de foi : « J’atteste qu’Aly est l’ami de Dieu. » Il ajoute après les deux formules : « Accourez à la prière, accourez au salut », la formule suivante : « Accourez à la meilleure des œuvres. » Il dit après le dernier techir (louange du nom de Dieu) : « Mohammed et Aly sont les meilleurs des hommes, et quiconque s’est déclaré leur ennemi a été infidèle. »
De Kathif nous allâmes à Hedjer, maintenant appelé Alhaça, ville au sujet de laquelle ou dit eu proverbe : « C’est comme celui qui apporte des dattes à Hedjer. » Car il s’y trouve plus de palmiers que dans aucune autre ville ; aussi les habitants en font-ils manger les fruits à leurs bêtes de somme. Ces habitants sont des Arabes appartenant pour la plupart à la tribu d’Abd Alkaïs, fils d’Aksa. D’Alhaça nous nous rendîmes à la ville d’Alyemâmah, aussi appelée Hadjr. C’est une ville belle, fertile, possédant des rivières et des arbres. Elle est habitée par des tribus d’Arabes, qui appartiennent pour la plupart aux Benou Hanîfah, dont elle est de toute antiquité la capitale, et qui ont pour émir Thofaïl, fils de Ghânim. Je quittai Yemâmah, en compagnie de cet émir, alin de faire le pèlerinage. On était alors dans l’année 732, (1332), et j’arrivai ainsi à la Mecque. Dans cette même année, Almelic annâcir, sultan d’Égypte, fit le pèlerinage, ainsi qu’un certain nombre de ses émirs. Ce fut la dernière fois qu’il l’accomplit, et il accorda des présents magnifiques aux habitants des deux villes saintes et nobles, et aux personnages qui s’y étaient fixés par esprit de dévotion. Pendant le même voyage, Almelic annâcir tua l’émir Ahmed, de qui l’on dit qu’il était le père. Il fit aussi périr le principal de ses émirs, Bectomoûr assâky (l’échanson).
On raconte qn’Almelic annâcir donna à Bectomoûr assâky une jeune esclave. Lorsque l’émir voulut s’en approcher, elle lui dit : « Je suis enceinte des œuvres du roi Annâcir. » Alors Bectomoûr la respecta, et dans la suite elle mit au monde un fils qu’il appela l’émir Ahmed, et qui grandit sous sa tutelle. La noblesse de cet enfant se révéla, et il fut connu sous le nom de fils d’Almelic annâcir. Or pendant ce pèlerinage, lui et Bectomoûr complotèrent de tuer le monarque ; après quoi, l’émir Ahmed serait devenu maître du royaume. En conséquence, Bectomoûr emporta avec lui des étendards, des tambours, des vêtements (royaux) et de l’argent. La nouvelle du complot fut révélée à Almelic annâcir. Alors celui-ci envoya chercher l’émir Ahmed, un jour qu’il faisait extrêmement chaud ; et l’émir vint le trouver. Le sultan avait devant lui des coupes pleines de boisson ; il en but une et en présenta à l’émir Ahmed une autre, dans laquelle il y avait du poison. Ahmed l’ayant vidée, Melic Nàcir donna l’ordre de décamper sur-le-champ, afin d’occuper le temps. Le cortège royal se mit en marche ; mais il n’était pas encore arrivé à la prochaine station, que l’émir Ahmed rendit le dernier soupir. Bectomoûr fut affligé de sa mort, déchira ses vêtements et refusa de boire et de manger. Cette nouvelle étant parvenue à Melic Nàcir, il vint le trouver, lui donna des marques d’intérêt, lui adressa des consolations, et prenant une coupe dans laquelle il y avait du poison, il la lui présenta et lui dit : « Je t’en adjure par ma vie, ne boiras-tu pas pour amortir le feu qui brûle ton cœur ? » Bectomoûr vida le vase et mourut sur l’heure. On trouva chez lui les vêtements, insignes de la souveraineté, et des sommes considérables, et c’est ainsi que fut véritiée l’accusation qui avait été portée contre lui, d’attenter aux jours d’Almelic annàcir.