Voyages (Ibn Battuta, Sanguinetti)/L’Irak et la Perse (suite)

Traduction par Defrémery et Sanguinetti.
Imprimerie nationale (Tome deuxièmep. 1-155).

Lorsque nous eûmes accompli la visite (du sépulcre) du prince des croyants, Aly, sur qui soit le salut ! la caravane partit pour Baghdâd, et moi je me dirigeai vers Basrah (Bassora), en compagnie d’une troupe nombreuse d’Arabes khafâdjah. Ce sont les habitants de ces contrées ; ils ont une grande puissance et une bravoure considérable, et il n’y a pas moyen de voyager dans ce pays, si ce n’est avec eux. Je louai un chameau par l’intermédiaire du chef de cette caravane, Châmir, fils de Darrâdj alkhafâdjy. Nous sortîmes de Mechhed Aly, et campâmes ensuite à Khawarnak : c’est le lieu où résidèrent Anno’mân, fils d’Almondhir, et ses pères, les rois, fils de Mà essamâ (eau du ciel). Il est habité, et l’on y voit des restes de coupoles immenses, dans une vaste plaine, et sur un canal qui sort de l’Euphrate. Après être partis de cet endroit, nous fimes halte dans un lieu appelé l’Édifice de Wâthik. Il contient des vestiges d’une bourgade détruite, et d’une mosquée ruinée, dont il ne reste plus que le minaret. Nous quittâmes ce lieu et marchâmes, le long de l’Euphrate, dans une région connue sous le nom d’Idhâr. C’est une forêt de roseaux entourée d’eau, et qui est habitée par des Arabes connus par leurs excès. Ce sont des brigands de la secte d’Aly ; ils attaquèrent une troupe de fakîrs qui étaient restés en arrière de notre caravane, les dépouillèrent même de leurs sandales, et leur prirent jusqu’à leurs coupes pour boire. Ils se fortifient dans ce marécage, et s’y défendent contre ceux qui les poursuivent. Il y a là beaucoup de bêtes féroces. Nous fîmes trois étapes par cette contrée appelée ldhâr, et nous arrivâmes à la ville de Wâcith.


VILLE DE WÂCITH.

Elle est fort belle et possède beaucoup de vergers et d’arbres ; elle renferme des hommes illustres, dont la présence est une source de biens, et les lieux où ils se rassemblent offrent un sujet de méditation. Ses habitants sont d’entre les meilleurs de l’Irâk : je me trompe, ils sont absolument les meilleurs. La plupart savent par cœur le noble Coran, et le lisent parfaitement, avec une méthode correcte. C’est ici que se rendent ceux de l’Irak qui veulent apprendre cette doctrine ; et dans la caravane avec laquelle nous arrivâmes, il y avait une troupe de personnes qui venaient pour apprendre à bien lire le Coran, sous les cheïkhs de Wâcith. Dans cette ville, il y a un magnifique collège, toujours plein, où sont environ trois cents cellules, qu’occupent les étrangers qui y viennent pour s’instruire dans le Coran. Il a été construit par le docteur Taky eddîn. fils d’Abd almohsin Alwâcithy, qui est un des principaux habitants de la ville et un de ses jurisconsultes. Il donne à chaque disciple un habillement complet tous les ans, il pourvoit aussi à sa dépense journalière, et il siège lui-même, ainsi que ses frères et ses camarades, dans ce collège, pour enseigner le Coran. Je l’ai vu, il m’a donné l’hospitalité, et m’a fourni une provision de dattes pour la route, et une somme d’argent.

Quand nous fûmes arrivés à la ville de Wâcith, la caravane resta trois jours en dehors de la ville pour trafiquer. Il me vint à l’esprit de faire un pèlerinage au tombeau du saint Abou Tabhàs Ahmed arrifà’iy, qui se trouve dans un bourg appelé Oumm ’Obeidah, à la distance d’une journée de Wâcith. Je demandai au cheïkh Taky eddîn d’envoyer quelqu’un pour m’y conduire. Il fit donc partir avec moi trois Arabes des Bénou Açad, qui sont les habitants de cette contrée, et il me donna pour monture un de ses chevaux. Je partis sur le midi, et je passai cette nuit-là dans un enclos des Bénou Açad. Nous arrivâmes, vers le milieu du second jour, au Riwâk (portique, palais, etc.), qui est un grand monastère où se trouvent des milliers de fakîrs. Nous vîmes que le cheïkh Ahmed Coûdjec (le petit Ahmed) venait d’y arriver ; il est le petit-fils de l’ami de Dieu, Abou Tabbâs arrifà’iy, que nous allions visiter, et il avait quitté le lieu de sa résidence, dans l’Asie Mineure, pour faire un pèlerinage au sépulcre de son aïeul. C’est à lui qu’était échue la dignité de supérieur du Riwâk. Après la prière de trois heures, on battit les timbales, ainsi que les tambours de basque, et ces pauvres moines se mirent à danser. Plus tard, ils firent la prière du coucher du soleil, et apportèrent ensuite le repas, qui consiste en pain de riz, en poisson, en lait et en dattes. Tous mangèrent, après quoi ils firent la dernière prière du soir, et se mirent à chanter les louanges de Dieu, tandis que le cheikh Ahmed était assis sur le tapis à prier de son aïeul susmentionné. Ensuite ils se livrèrent à l’exercice de la danse, avec accompagnement de musique. Ils avaient préparé des charges de bois qu’ils allumèrent, puis ils entrèrent, en dansant, au milieu du feu. Quelques-uns d’entre eux s’y roulaient ; d’autres en mettaient dans leur bouche, jusqu’à ce que le brasier fût complètement éteint. Telle est leur coutume, et c’est par là que cette corporation ahmédite se distingue particulièrement. Il y en a parmi eux qui prennent un grand serpent, et lui mordent la tête à belles dents, jusqu’à ce qu’ils la coupent.


ANECDOTE.

J’étais une fois dans un lieu appelé Afkânboùr, dans le district de Hazâr amroùhâ, qui se trouve à la distance de cinq journées de marche de Dihly, métropole de l’Inde. Nous campâmes près d’un fleuve nommé Nahr asseroûr (selon un manuscrit, assehrou) ; et cela se passait à l’époque du checâl (berchecâl ? ), mot qui, chez ces peuples, veut dire pluie. Celle-ci tombe au commencement de l’été ; et le torrent descendait des montagnes Karâdjîl dans le susdit fleuve. Tout être qui boit de son eau, homme ou bête, meurt, à cause que la pluie tombe sur des herbes vénéneuses. Or nous restâmes quatre jours près de ce fleuve, et personne ne s’en approcha. Une troupe de fakîrs vinrent me trouver dans ce lieu ; ils portaient des colliers et des bracelets de fer, et ils avaient pour chef un nègre dont le teint était très-foncé. Ils faisaient partie de la corporation des Haïdarites, et ils passèrent une nuit avec nous. Leur supérieur me demanda du bois, afin de l’allumer pendant leur danse, et j’ordonnai au gouverneur de la contrée de leur en fournir. C’était Azîz, connu sous le nom d’Alkhammâr (marchand de vin), que nous mentionnerons plus loin. Il en envoya environ dix charges, auxquelles les religieux mirent le feu, après la dernière prière du soir. Quand le bois fut converti en charbons ardents, ils se mirent à danser avec accompagnement de musique ; ils entrèrent dans le feu en dansant, et ils s’y roulèrent. Leur chef vint me demander une tunique, et je lui en donnai une très-fine. Il s’en revêtit, se roula dans le feu, et frappa la braise avec ses manches, jusqu’à ce que le feu cessât de flamber et s’éteignît. Il m’apporta alors la tunique, sur laquelle la flamme n’avait laissé absolument aucune trace, et j’en fus bien émerveillé.

Lorsque j’eus visité le cheikh Abou Tabbâs arrifà’iy (que Dieu nous soit en aide par son intermédiaire !), je retournai à la ville de Wâcith, et je vis que la caravane dont je faisais partie s’était déjà mise en route ; je l’atteignis en chemin, et nous campâmes près d’un dépôt d’eau appelé Hadhîb. Plus loin, nous limes halte à la vallée de Korâ’(ou des chevaux), où il n’y a point d’eau, et, après cela, à un lieu nommé Almochaïreb (le petit abreuvoir). Nous partîmes de ce lieu et descendîmes dans les environs de Basrah ; enfin, ayant repris notre marche, nous entrâmes, pendant la matinée, dans la ville de Basrah.


VILLE DE BASRAH.

Nous nous logeâmes dans le couvent de Mâlic, fils de Dinar. J’avais aperçu, en approchant, à la distance de deux milles environ de la ville, un édifice élevé, semblable à un château fort. Je demandai ce que c’était, et on me répondit que c’était la mosquée d’Aly, fils d’Abou Thâlib. Ainsi, Basrah occupait anciennement une si vaste enceinte et couvrait un si grand espace, que cette mosquée était au milieu ; tandis qu’à présent il y a deux milles entre elle et la ville. Il y a aussi deux milles entre cette mosquée et l’ancienne muraille qui entourait Basrah ; de sorte que la mosquée se trouve à mi-chemin entre la ville et la muraille. Basrah est une des principales villes de l’Irâk, et célèbre en tout pays ; elle occupe un vaste terrain ; elle possède des avenues admirables, beaucoup de vergers et des fruits excellents. Sa part de beauté et d’abondance a été grande, car c’est le lieu de réunion de deux mers, l’une d’eau salée, et l’autre d’eau douce. Il n’y a pas dans le monde entier de lieu plus riche en palmiers que cette ville. Les dattes se vendent, dans son marché, à raison d’un dirhem les quatorze livres de l’Irâk ; et le dirhem du pays équivaut au tiers de la petite pièce d’argent appelée nokrah. Le kâdhi de Basrah, Hoddjat eddîn, m’envoya un panier de dattes qu’un homme avait de la peine à porter. Je voulus les vendre, et j’en retirai neuf dirhems. Le portefaix en prit trois, comme salaire du transport de la corbeille depuis mon logis jusqu’au marché. On fait à Basrah, avec les dattes, un miel qu’on appelle saïlan (découlement) ; il est excellent et a le goût du sirop. La ville est composée de trois quartiers : 1° celui de Hodhaïl, dont le chef est le cheïkh illustre Alâ eddîn, fils d’Alathîr, un des hommes généreux et distingués. Il me donna l’hospitalité, et m’envoya des vêtements et de l’argent. 2° Le quartier des Bénou Harâm, qui a pour chef le seigneur, le chérif, Madjd eddin Mouça alhaçany, possesseur de vertus et de qualités généreuses. Il me traita, et m’envoya des dattes, du saïlàn et de l’argent. 3° Celui des Persans, dont le chef est Djemâl eddîn, fils d’Alloûky.

Les habitants de Basrah sont doués d’un caractère généreux ; ils montrent de la familiarité aux étrangers et leur rendent ce qui leur est dû ; de sorte qu’aucun étranger ne s’ennuie au milieu d’eux. Ils font la prière du vendredi dans la mosquée du prince des croyants, Aly, que j’ai déjà mentionnée. On la ferme après cela, pour n’y revenir que le vendredi suivant. C’est une des plus belles mosquées qui existent ; sa cour est très-vaste et pavée avec des cailloux rouges, qu’on apporte de la Vallée des bêtes féroces (ou lions, assiba’). On y conserve le noble exemplaire du Coran où Othmàn lisait lorsqu’il fut assassiné. La décomposition du sang a laissé une marque dans la page où se trouvent ces paroles divines : « Or, Dieu te suffira (ô Mahomet) contre eux (les juifs et les chrétiens) ; il entend et sait tout. » (Coran, ii, 131.)


ANECDOTE À MÉDITER.

J’assistai une fois, dans cette mosquée, à la prière du vendredi ; et lorsque le prédicateur se leva et se mit à réciter le sermon, il fit des fautes nombreuses et évidentes. Cela me surprit, et j’en parlai au kâdhi Hoddjat eddîn. Il me répondit : « Dans cette ville, il ne reste plus personne qui ait quelque connaissance de la grammaire. » C’est un enseignement pour quiconque réfléchit là-dessus, et louons Dieu, qui change les choses et retourne la face des affaires ! En effet, cette ville de Basrah, dont les habitants avaient obtenu la prééminence dans la grammaire, laquelle y a pris son origine et y a reçu ses développements ; cette ville, qui a donné le jour au chef de cette science, à celui dont personne ne conteste la primauté ; cette ville, dis-je, n’a plus un prédicateur qui prononce le sermon du vendredi d’après les règles de la grammaire !

Cette mosquée a sept minarets, dont l’un s’agite, suivant l’opinion des habitants, quand on invoque Aiy, fils d’Abou Thâlib. J’y montai du haut de la terrasse de la mosquée, et un individu de Basrah m’accompagna. Je vis à un de ses angles une poignée de bois, clouée dans la tour, et ressemblant au manche de l’instrument à lisser (ou lissoir) du maçon. Celui qui était avec moi mit sa main sur elle et dit : « Par la tête du prince des croyants Aly, agite-toi (ô tour) ! » Il secoua la poignée, et le minaret s’agita. Je plaçai, à mon tour, la main sur elle, et je dis à cet individu : « Et moi je dirai : Par la tête d’Abou Becr, successeur de l’envoyé de Dieu, agite-toi ! » Je secouai la poignée, et la tour s’agita : on fut étonné de cela. Les habitants de Basrah suivent la doctrine de la tradition et des musulmans orthodoxes ; et celui qui ferait chez eux ce que j’ai fait n’aurait rien à craindre. Mais la chose ne se passerait pas ainsi à Mechhed Aly, à Mechhed Alhoçaïn, à Hillah, à Bahraïn, Koumm, kâchân, Sâwah, Awah et Thoûs : celui qui ferait ce que j’ai fait à Basrah serait perdu, car les habitants de ces lieux sont des hérétiques outrés.

Ibn Djozay dit : « J’ai vu, dans la ville de Berchânah (Purchena), dans la vallée Almansoûrah, en Espagne, que Dieu la garde ! une tour qui s’agite sans que l’on nomme aucun des califes ni autres. C’est le minaret de la mosquée principale de la ville, et sa construction n’est point ancienne ; elle est, pour ainsi dire, la plus belle tour que tu puisses voir, par la beauté de sa forme, la justesse de ses proportions et sa hauteur ; elle ne penche d’aucun côté, et ne dévie pas de la ligne perpendiculaire. Je montai une fois sur cette tour, en compagnie d’un certain nombre de personnes, dont quelques-unes saisirent les divers côtés de sa corniche et la secouèrent : la tour s’agita. Cela continua jusqu’à ce que je leur eusse fait signe de cesser. Mais revenons au récit. »


DES MAUSOLÉES BÉNIS À BASHAH.

On y remarque : 1° le mausolée de Thalhah, fils d’Obaîd Allah, un des dix premiers compagnons du Prophète. Il est situé dans l’intérieur de la ville, et surmonté d’un dôme ; à son côté existe une mosquée, ainsi qu’une zàouïah, qui fournit à manger à tout venant. Les habitants de Basrah ont ce sépulcre en grande vénération, et il la mérite.

2° Celui de Zobaïr, fils d’Alawwâm, apôtre de l’envoyé de Dieu, et fils de sa tante paternelle. Il se trouve à l’extérieur de Basrah, et n’est pas surmonté d’une coupole ; mais il contient une mosquée, et une zâouïah qui fournit la nourriture aux voyageurs.

3° Le tombeau de Halîmah, de la tribu de Sa’d, mère-nourrice de l’envoyé de Dieu. Près d’elle repose son fils, frère de lait du Prophète.

4° Le tombeau d’Abou Becrah, compagnon de Mahomet ; il est surmonté d’une coupole.

5° Le tombeau d’Ânas, fils de Mâlic, serviteur de l’envoyé de Dieu. Il est à six milles de la ville, dans le voisinage de la vallée Assibâ’ ; et l’on ne peut le visiter, si ce n’est en nombreuse société, à cause de la multitude des bêtes féroces et de l’absence des créatures humaines.

6° Celui de Ilaçan, fils d’Abou’lhaçan albasry, chef de la génération qui a suivi immédiatement celle de Mahomet (Attàbi’oûn).

7° Celui de Mohammed, fils de Sirin.

8° Celui de Mohammed, fils de Wâci’.

9° Celui d’Otbah, l’esclave.

io° Celui de Mâlic, fils de Dinar.

il Celui de Habib, le Persan.

Et enfin : 12° celui de Sahl, fils d’Abd Allah, de Toster.

Sur chacun de ces tombeaux, il y a une pierre tumulaire, où se trouve gravé le nom de la personne qui y est renfermée, ainsi que la date de son décès. Tous (un seul excepté) se trouvent en dedans de l’ancienne muraille, et ils sont (la plupart) au jourd’hui à environ trois milles de la ville. En outre de ceux-ci, Basrah renferme les sépultures d’une grande quantité de compagnons du Prophète et de leurs successeurs immédiats, qui sont morts martyrs de la foi dans la journée du chameau (bataille dans laquelle Aichah, montée sur un chameau, excitait au combat les ennemis d’Aly). Le commandant de Basrah, quand j’arrivai dans cette ville, était Rocn eddin, le Persan, de Taurîz (Tibriz). Il me traita en qualité d’hôte, et fut bienfaisant à mon égard. La ville de Basrah se trouve au bord de l’Euphrate et du Tigre réunis, et près de celle-ci le flux et le reflux des eaux se fait sentir, comme dans le fleuve de Salé (Séla), en Mauritanie (Maroc), etc. Le canal d’eau salée qui sort de la mer de Perse est à dix milles de la ville. Au moment du flux, l’eau salée l’emporte sur l’eau douce, et lors du reflux, le contraire arrive ; et comme les gens de Basrah prennent de cette eau pour leurs maisons, on dit que leur eau est saumàtre.

Ibn Djozay ajoute ici : « C’est à cause de cela que l’air de Basrah n’est pas bon, et que le teint de ses habitants est jaune, maladif. Ceci est passé en proverbe. En effet, un poète de mes amis, à qui je présentai un citron, composa ces vers : »

Ah ! quel citron vois-je devant nous, qui montre bien la condition d’un être attristé !

Comme si Dieu avait revêtu du manteau de la maladie les libertins, ainsi que les habitants de Basrah.

Revenons au récit. Je m’embarquai près de Basrah pour Obollab, dans un somboûk, c’est-à-dire un petit bateau. Entre ces deux endroits, il y a la distance de dix milles, qu’on parcourt en vue de vergers qui se suivent les uns les autres, et de palmiers touffus, tant à droite qu’à gauche. Des marchands se tiennent à l’ombre des arbres, et vendent du pain, du poisson, des dattes, du lait et des fruits. Entre Basrah et Obollah se voit l’oratoire de Sahl, fils d’Abd Allah, de Toster. Lorsque ceux qui voyagent sur les navires se trouvent en face de cet endroit, ils boivent de l’eau puisée dans le fleuve, et font une prière, regardant comme une source de bénédiction l’hommage rendu à ce saint. Les marins s’enrichissent dans ce pays, et ce sont des gens droits.

Obollah était autrefois une grande ville, fréquentée par les trafiquants de l’Inde et de la Perse ; mais elle a été détruite, et elle n’est plus maintenant qu’un bourg, où se voient des vestiges de châteaux, etc. qui annoncent son ancienne splendeur. Nous nous embarquâmes ensuite sur le golfe, qui sort de la mer de Perse, dans un petit navire appartenant à un habitant d’Obollah, nommé Moghâmis. C’était après le coucher du soleil, et nous arrivâmes le matin à Abbâdàn, qui est un gros village dans un terrain salin et inculte. Il possède beaucoup de mosquées, des oratoires et des couvents pour les hommes pieux. Entre Abbâdàn et le rivage, il y a trois milles.

Ibn Djozay observe ici : « Abbâdàn était anciennement une ville ; mais le sol y est ingrat, et ne fournit pas de céréales. Celles-ci y sont importées ; l’eau aussi y est en petite quantité. Un poète a dit à son égard : »

O vous qui avez été jusqu’en Espagne, certes, moi je suis parvenu jusqu’à Abbâdàn, à l’extrémité de la terre.

C’est le lieu le plus désolé que j’aie vu ; mais j’y cherchais ce qu’on mentionne à son sujet, parmi les gens.

Le pain est un cadeau que les habitants d’Abbâdân se font mutuellement, et la mesure d’eau s’y achète.

Revenons à la relation du voyage. Sur le rivage de la mer, aux environs d’Abbâdân, se trouve un ermitage attribué à Khidhr et à Elie, sur lesquels soit le salut ! et vis-àvis est une zàouïah qu’habitent quatre religieux, avec leurs enfants. Ils desservent ensemble l’ermitage et la zàouïah, et vivent des libéralités du public. Tous ceux qui passent par ce lieu leur font l’aumône. Les habitants de cette zàouïah m’informèrent de la présence à Abbàdân d’un dévot de grand mérite, vivant toujours seul. Il se rendait à ce rivage une fois par mois ; il y pêchait de quoi se nourrir pendant cet espace de temps, et on ne le voyait plus que le mois suivant. Il agissait ainsi depuis nombre d’années. Quand nous fûmes arrivés à Abbàdân, je n’eus d’autre soin que de le chercher. Mes camarades se mirent à prier dans les mosquées et les oratoires, et je partis à sa découverte. Je me rendis à une mosquée ruinée, et je l’y trouvai occupé à prier ; je m’assis à son côté, et il abrégea sa prière. Quand il eut terminé, il me prit par la main et me dit : « Que Dieu te fasse obtenir ton désir dans ce monde et dans l’autre ! » J’ai déjà obtenu, grâces au Ciel, ce que je désirais ici-bas, qui était de parcourir la terre, et j’ai atteint, en cela, ce que nul autre n’a atteint, du moins à ma connaissance. Reste l’autre vie : mais l’espoir est grand dans la miséricorde de Dieu, dans son pardon, et dans la réalisation des vœux formés pour l’entrée dans le paradis.

Quand j’eus rejoint mes compagnons, je les instruisis de ce qui s’était passé avec ce personnage, et je leur indiquai le lieu où il était. Ils s’en allèrent vers lui, mais ne le trouvèrent point, et ne purent en avoir la moindre nouvelle ; ils furent très-étonnés de sa conduite. Nous retournâmes au soir à la zâouïah, et nous y passâmes la nuit. Un des quatre religieux entra chez nous, après la dernière prière du soir ; il avait l’habitude d’aller à Abbâdân tous les soirs, pour allumer les lampes dans les mosquées, et revenait ensuite à sa zâouïah. Il avait rencontré ce soir-là, à Abbâdân, le pieux personnage en question, qui lui avait donné un poisson frais, en disant : « Remets-le à l’hôte arrivé aujourd’hui. » Le religieux nous dit donc en entrant : « Qui, parmi vous, a vu le cheïkh aujourd’hui ? » Je répondis : « Moi, je l’ai vu. » Il reprit : « Il te fait dire que ceci est pour ton repas d’hospitalité. » Je remerciai Dieu de cela. Le religieux nous fit cuire ce poisson, dont nous mangeâmes tous, et je n’en ai jamais goûté de meilleur. Il me vint dans la pensée de m’attacher, pour le restant de mes jours, au service de ce cheïkh ; mais mon esprit obstiné (à voyager) me détourna de cette détermination.

Ensuite nous nous embarquâmes sur la mer dès l’aurore, dans l’intention de nous rendre à la ville de Mâtchoûl. Parmi les coutumes que j’ai adoptées dans mes voyages, est celle de ne pas revenir, autant que possible, par un chemin que j’ai déjà suivi. Or je désirais aller à Baghdâd, dans l’Irâk. Un habitant de Basrah me conseilla de me mettre en route pour le pays des Loûrs, puis pour l’Irâk al’adjem, et enfin pour l’Irâk al’arab. J’agis d’après son conseil. Nous arrivâmes, au bout de quatre jours, dans la ville de Màtchoûl (Machour), place peu considérable, située sur le rivage de ce golfe (le golfe Persique), qui, comme nous l’avons dit plus baut, est formé par la mer de Perse (ou Océan indien). Le territoire de Màtchoûl est d’une nature saline, et ne produit ni arbres ni plantes. Cette ville possède un grand marché, parmi les plus grands qui existent. Je ne m’arrêtai à Màtchoûl qu’un seul jour ; puis je louai une monture à ces individus qui transportent des grains de Ràmiz à Màtchoûl. Nous marchâmes, durant trois jours, dans une plaine habitée par des Curdes, qui logent sous des tentes de crin ; et l’on dit que ces Curdes tirent leur origine des Arabes. Nous arrivâmes ensuite à la ville de Râmiz (Ram-Hormoûz), qui est une belle cité, fertile en fruits et baignée par des rivières. Nous y logeâmes chez le kâdhi Hoçâm eddîn Mahmoud. Je rencontrai auprès de lui un homme savant, pieux et vertueux. Il était d’origine indienne : on l’appelait Béhâ eddîn, et son nom était Ismâ’îl. Il descendait du cheikh Béhâ eddîn Abou Zacariâ almoltâny, et avait étudié sous les cheïkhs de Tibrîz et autres villes. Je séjournai dans la ville de Râmiz une seule nuit. Après en être partis, nous marchâmes, durant trois jours, dans une plaine où se trouvaient des villages habités par des Curdes. Il y a dans chaque station un ermitage, où le voyageur trouve du pain, de la viande et des sucreries. Leurs sucreries sont faites de sirop de raisin mélangé avec de la farine et du beurre. Dans chaque ermitage, il y a un cheïkh, un imâm, un mueddhin, un serviteur pour les pauvres, et des esclaves des deux sexes, chargés de faire cuire les mets.

J’arrivai ensuite à la ville de Toster, située à l’extrémité de la partie plane des États de l’Atâbec, et à la naissance des montagnes. C’est une ville grande, belle et florissante. On y voit de superbes vergers et des jardins incomparables. Cette cité se recommande par des qualités excellentes et par des marchés très-fréquentés. Elle est de construction ancienne : Khâlid, fils de Walid, en fit la conquête, et c’est la patrie de Sahl, fils d’Abd Allah. Le fleuve Bleu (Annahr alazrak, c’est-à-dire le Caroùn) fait le tour de Toster. C’est un fleuve admirable, extrêmement limpide et très-froid pendant le temps des chaleurs. Je n’ai pas vu d’autre rivière dont les eaux soient aussi bleues, si ce n’est celle de Balakhchân (ou Gueuktcheh, la bleuâtre). Toster possède une porte destinée aux voyageurs (qui arrivent par terre). On l’appelle Derwâzeh Disboûl ; car derwâzeh, dans ce pays, est synonyme de bâb (porte, en arabe). Toster a d’autres portes qui conduisent au fleuve. Sur les deux rives de celui-ci se trouvent des vergers et des roues hydrauliques, et la rivière est profonde. A la porte des voyageurs, ou a établi sur le Nahr alazrak un pont de bateaux, semblable à celui de Baghdâd et à celui de Hillah.

La remarque suivante appartient à Ibn Djozay : « C’est au sujet de ce fleuve qu’un poète a dit : »

Regarde le château d’eau de Toster, et admire la manière dont il réunit les eaux, afin d’arroser abondamment la contrée environnante.

Il ressemble au roi d’un peuple dont les tributs ont été recueillis, et qui les partage aussitôt entre ses soldats.

Les fruits abondent à Toster, et l’on s’y procure facilement toutes les commodités de la vie. Ses marchés n’ont pas leurs pareils en beauté.

A l’extérieur de Toster se trouve un mausolée vénéré, auquel les habitants de ces régions se rendent en pèlerinage, et envers lequel ils s’engagent par des vœux. On y voit un ermitage où résident plusieurs fakîrs, qui prétendent que ce mausolée est celui de Zein el’âbidin, Aly, fils de Hoceïn, fils d’Aly, fils d’Abou Thâlib. Je descendis, à Toster, dans la medréceh du cheïkh, de l’imâm pieux et savant, Cherf eddîn Moûça, fils du cheïkh pieux, du savant imâm Sadr eddîn Soleimân, de la postérité de Sahl, fils d’Abd Allah. Ce cheïkh est doué de qualités généreuses et de grands mérites, réunissant à la fois la science, la piété, la vertu et la bienfaisance. Il possède une medréceh et un ermitage, dont les serviteurs sont quatre jeunes esclaves, qui appartiennent au cheïkh : Sunbul, Càfoûr, Djewher et Soroûr. L’un d’eux est préposé à l’administration des legs pieux faits à l’ermitage. Le second s’occupe des dépenses nécessaires de chaque jour. Le troisième a dans ses attributions le service de la table dressée pour les arrivants, et c’est lui qui leur fait servir de la nourriture. Le quatrième a la surveillance des cuisiniers, des porteurs d’eau et des valets de chambre. Je séjournai près de ce cheikh pendant seize jours ; je n’ai rien vu de plus surprenant que le bon ordre établi par lui, ni de table plus abondamment fournie que la sienne. On servait devant chaque convive ce qui aurait suffi à quatre personnes : du riz poivré et cuit dans le beurre, des poulets frits, du pain, de la viande et des sucreries.

Le cheïkh est au nombre des hommes les plus beaux et les plus vertueux. Il prêche les fidèles après la prière du vendredi, dans la mosquée djàmi’. Lorsque j’eus assisté aux réunions qu’il tint pour prêcher, les prédicateurs que j’avais vus auparavant dans le Hidjàz, la Syrie et l’Égypte, furent rabaissés à mes yeux : je n’ai point rencontré son pareil. Je me trouvais un jour auprès de lui dans un verger qui lui appartenait, sur le bord du fleuve. Les jurisconsultes et les grands de la ville étaient réunis en cet endroit, et les fakîrs y étaient venus de tous les côtés. Il fit manger tout ce monde, puis il récita avec eux la prière de midi ; il remplit l’office de khathîb et prêcha, après que les lecteurs du Coran eurent fait une lecture devant lui, avec des intonations qui arrachaient des larmes, et des modulations qui remuaient l’âme. Le cheïkh prononça une khothbah (discours) pleine de gravité et de dignité. Il y excella dans les diverses branches de la science, comme d’interpréter le Coran, de citer les hadîths (traditions) du Prophète, et de disserter sur leurs différentes significations.

Ensuite on lui jeta de toutes parts des morceaux de papier, car c’est la coutume des Persans d’écrire des questions sur des morceaux de papier, et de les jeter au prédicateur, qui y fait une réponse. Lorsqu’on lui eut lancé les billets, il les rassembla dans sa main et commença d’y répondre successivement, dans le style le plus remarquable et le plus beau. Sur ces entrefaites, le temps de la prière de l’asr arriva. Le cheïkh la récita avec les assistants, qui s’en retournèrent après cela. Le salon de ce personnage fut, ce jour-là, un lieu sanctifié par la science, la prédication et les bénédictions ; les gens repentants s’y présentèrent à l’envi l’un de l’autre. Il prit d’eux des engagements, et coupa leurs cheveux sur le devant de la tête. Ces individus consistaient en quinze étudiants, qui étaient venus de Basrah pour cet objet, et en dix hommes du peuple de Toster.


ANECDOTE.

Lorsque je fus entré dans cette ville, la fièvre me prit. Cette maladie attaque quiconque pénètre dans cette contrée durant la saison chaude, ainsi qu’à Damas et dans d’autres villes, abondantes en eau et en fruits. La fièvre atteignit aussi mes compagnons. Un cheïkh d’entre eux, nommé Yahia alkhorâçâny, vint à mourir. Le cheïkh (Cherf eddîn Moûça) se chargea de le faire inhumer, avec toutes les cérémonies nécessaires, et fit la prière sur son corps. Je laissai à Toster un de mes compagnons qui s’appelait Béhâ eddîn Alkhotény. Il mourut après mon départ. Pendant ma maladiee, j’avais du dégoût pour les mets qui étaient préparés pour moi dans la medréceh du cheikh. Le fakîh Chems eddin Assindy, un des étudiants de cette école, me cita un mets. Je désirai en manger, et, à cet effet, je remis au fakîh des dirhems (ou pièces d’argent). Il fit cuire pour moi ce plat dans le marché, il me l’apporta et j’en mangeai. Le cheïkh, ayant appris cela, en fut mécontent, vint me voir et me dit : « Comment ! tu agis ainsi, et tu fais cuire des aliments dans le marché ! Pourquoi n’as-tu pas ordonné aux khâdims de préparer ce que tu désirais ? » Puis il les fit tous venir et leur dit : « Tout ce qu’il vous demandera en mets et en sucre, ou autres objets, apportez-le lui, et faites-lui cuire ce qu’il voudra. » Il leur fit à cet égard les recommandations les plus expresses.

Nous partîmes de Toster, et nous voyageâmes durant trois jours dans des montagnes élevées. A chaque station se trouvait un ermitage, ainsi qu’il a été dit précédemment. Nous arrivàmes à laville d’Idhedj, appelée aussi Mal alémîr (propriété de l’émîr). C’est la résidence du sultan, l’atâbec. A mon arrivée dans cette ville, j’allai loger chez le cheïkh des cheikhs, le savant, le vertueux Noûr eddîn Alkermâny, à qui appartenait l’inspection sur tous les ermitages ; or les Persans appellent ces édifices medréceh. Le sultan a pour lui de la considération et lui rend visite ; les grands de l’État et les principaux de la capitale le visitent aussi matin et soir. Ce personnage me reçut avec honneur, me traita comme son hôte, et me logea dans un ermitage qui porte le nom d’Addînawéry, où je demeurai durant plusieurs jours. Mon arrivée eut lieu pendant l’été : nous faisions les prières de la nuit, puis nous dormions sur le toit (c’est-à-dire la terrasse), et nous descendions dans l’ermitage après le lever du soleil. Il y avait avec moi douze fakîrs, parmi lesquels un imâm, deux lecteurs du Coran, fort habiles, et un khâdim ; nous observions l’ordre le plus parfait.


SUR LE ROI D’IDHEDJ ET DE TOSTEB.

Le roi d’Idhedj, à l’époque de mon entrée dans cette ville, était le sultan, l’atâbec Afrâciâb (lisez : Nosret eddîn Ahmed, fils de Yoûcef chah. Car Afrâciâb ne monta sur le trône qu’en 1339 ; Ahmed mourut en 1332, après un règne de trente-huit ans), fils du sultan, atâbec Ahmed. Atâbec est chez eux un titre commun à tous les rois qui gouvernent cette contrée. Ce pays est appelé pays des Loûrs. Ce sultan en devint le souverain, après la mort de son frère l’atâbec Yoûcef, qui avait succédé à son père l’atâbec Ahmed. Ce dernier était un roi pieux. J’ai entendu raconter, par des habitants de ses États, dignes de confiance, qu’il fit construire dans son royaume quatre cent soixante ermitages : sur ce nombre, il y en avait quarante-quatre à Idhedj. Il partagea les tributs de ses États en trois parties égales : la première était consacrée à l’entretien des ermitages et des medréceh ; la seconde à la solde des troupes ; enfin, la troisième était destinée à ses dépenses et à celles de sa famille, de ses esclaves et de ses serviteurs. Il envoyait chaque année, sur ce dernier tiers, un présent au roi de l’Irak, et souvent il se rendait en personne auprès de lui. J’ai vu que les monuments de sa piété se trouvaient, pour la plupart, dans des montagnes élevées. Les chemins y ont été creusés dans les rochers, et les pierres les plus dures, et ils ont été tellement aplanis et élargis, que les bêtes de somme les gravissent avec leurs fardeaux. La longueur de ces montagnes est de dix-sept journées de marche, sur une largeur de dix journées. Elles sont élevées, contiguës les unes aux autres, et coupées par des rivières. Les arbres qui y croissent sont des chênes, avec la farine (les glands) desquels on fabrique du pain. A chaque station se trouve un ermitage, que l’on appelle medréceh. Lorsque le voyageur arrive à une de ces medréceh, on lui apporte une quantité suffisante de nourriture pour lui, et du fourrage pour sa monture, soit qu’il en fasse la demande ou qu’il ne la fasse pas. C’est la coutume chez eux que le serviteur de la medréceh vienne, qu’il compte les personnes qui y sont descendues, et qu’il donne à chacune deux pains ronds, de la viande et des sucreries ; tout cela provenant des legs pieux faits par le sultan. Le sultan, l’atâbec Ahmed, était un homme pieux et dévot, ainsi que nous l’avons mentionné ; il revêtait sous ses habits, et immédiatement par-dessus sa peau, un vêtement de crin.


ANECDOTE.

Le sultan, l’atâbec Ahmed, alla une fois trouver le roi de l’Irâk, Ahou Sa’id. Quelqu’un des courtisans de ce prince lui dit : « L’atâbec entre auprès de toi, couvert d’une cuirasse » ; car il pensait que le vêtement de crin que l’atâbec portait sous ses habits était une cuirasse. Afin de connaître la vérité du fait, Ahou Sa’id ordonna à ses courtisans de s’assurer de cela, en feignant de la familiarité. L’atâbec se présenta un jour devant lui. L’émir Djoùbân, le plus grand des émirs de l’Irak ; l’émir Souweïtah (Sounataï), émir du Diàr-becr, et le cheikh Haçan, celui-là même qui est actuellement sultan de l’Irak, s’approchèrent de l’atâbec et palpèrent ses vêtements, comme s’ils voulaient plaisanter et rire avec lui. Ils trouvèrent, sous ses habits, le vêtement de crin. Le sultan Abou Sa’id, l’ayant vu, s’avança vers l’atâbec, l’embrassa, le fit asseoir à son côté et lui dit en turc : Sen âthâ, c’est-à-dire, « tu es mon père ». Il lui fit, en retour de son présent, un cadeau plusieurs fois aussi considérable, et lui remit un yarligh (diplôme) portant que ni le sultan, ni ses enfants, n’exigeraient dorénavant de l’atâbec aucun présent.

L’atâbec mourut dans la même année. Son fils l’atâbec Yoûcef régna dix ans, et fut remplacé par son frère Afrâcïâb. Lorsque je fus entré à Idbedj, je voulus voir ce sultan ; mais cela ne me réussit pas, parce qu’il ne sortait que le vendredi, à cause de son assiduité à boire du vin. Il avait un fils unique, qui était son successeur désigné, et qui tomba malade sur ces entrefaites. Un certain soir, un de ses serviteurs vint me trouver, et m’interrogea touchant ma position, Je la lui fis connaître ; après quoi il se retira. Cet homme revint après la prière du coucher du soleil, apportant avec lui deux grands plats, dont l’un était rempli de mets et l’autre de fruits, et en outre, une bourse pleine de pièces d’argent. Il était accompagné de musiciens avec leurs instruments, et il leur dit : « Faites de la musique, afin que les fakîrs dansent et qu’ils prient pour le fils du sultan. » Je lui dis : « Certes mes compagnons ne connaissent ni la musique ni la danse. » Nous fîmes des vœux en faveur du sultan et de son fils, et je partageai les dirhems entre les fakîrs. Lorsque la moitié de la nuit fut écoulée, nous entendîmes des cris et des lamentations, car le susdit malade était mort.

Le lendemain matin, le cheïkh de l’ermitage et quelques habitants de la ville entrèrent dans ma chambre, et me dirent : « Les grands de la ville, kâdhis, fakîhs, chérifs et émirs, se sont rendus au palais du sultan, pour lui adresser des compliments de condoléance, et il convient que tu y ailles dans leur compagnie ». Je refusai de faire cela ; mais ils me pressèrent, et je ne pus me dispenser de partir. Je me mis donc en marche avec eux. Je trouvai le michwer (salle d’audience) du palais du sultan rempli d’hommes et d’enfants, soit esclaves, soit fils de princes, vizirs et soldats. Tous avaient revêtu des tapis grossiers de diverses couleurs, des housses de chevaux, et avaient couvert leur tête de poussière et de paille. Quelques-uns avaient même coupé leurs cheveux sur le devant de la tête, lia étaient partagés en deux troupes : l’une placée à l’extrémité supérieure du michwer, et l’autre à son extrémité inférieure. Ces deux troupes s’avançaient l’une vers l’autre, chaque individu frappant sa poitrine avec ses mains et s’écriant (en persan) : Khondcârima, dont le sens est « mon seigneur ! » Je vis en cette circonstance quelque chose d’affreux, et un spectacle honteux, tel que je n’en ai pas vu de semblable.


ANECDOTE.

Parmi les aventures surprenantes, est celle qui m’arriva ce jour-là. J’entrai dans la salle, et je vis les kâdhis, les khatibs et les chérîfs appuyés contre les murs du michwer, qui était tout à fait plein. Les uns pleuraient, les autres faisaient semblant de pleurer, et quelques-uns tenaient leurs yeux fixés sur la terre. Ils avaient tous revêtu, par-dessus leurs habits, des vêtements de coton grossier et non blanchi ; ces derniers n’étaient pas convenablement cousus ; leur envers était tourné à l’extérieur, et l’endroit, du côté de la peau. Sur la tête de chacun des assistants était un morceau de khirkah (froc de derviche) ou un voile noir. Telle est leur coutume, jusqu’à l’expiration des quarante jours qui suivent les funérailles, car cette époque est le terme du deuil chez eux. Le sultan envoie alors à tous ceux qui ont agi ainsi un vêtement complet.

Lorsque je vis tous les côtés du michwer remplis de monde, je regardai à droite et à gauche, cherchant un endroit où je pusse m'asseoir. J’aperçus une estrade, élevée d’un empan au-dessus de terre. A l’un de ses angles était assis un homme, qui se tenait séparé de tous les autres assistants ; il était couvert d’un vêtement de laine, semblable au feutre que les gens peu aisés revêtent, dans ce pays-là, les jours de pluie ou de neige, et quand ils sont en voyage. Je m’avançai jusqu’auprès de lui. Mes compagnons se séparèrent de moi, lorsqu’ils virent que je m’approchais de cet individu, et témoignèrent l’étonnement que leur inspirait mon action. J’ignorais complètement ce qu’il était ; je montai sur l’estrade et je le saluai. Il me rendit mon salut, et se souleva de terre, comme s’il voulait se lever : on appelle cela, dans ce pays, nisf alkiyâm, c’est-à-dire, se lever à moitié. Je m’assis à l’angle opposé, puis je regardai les assistants ; ils tenaient tous leurs regards fixés sur moi, ce dont je lus étonné. Je vis les fakîhs, les cheikhs et les chérîfs adossés contre le mur, sous l’estrade. Un des kâdhis me fit signe de descendre à son côté. Je ne le fis pas ; mais je soupçonnai alors que mon voisin était le sultan.

Au bout d’une heure, le cheïkh des cheïkhs, Noûr eddîn Alkermâny, dont j’ai fait mention ci-dessus, arriva, monta sur l’estrade et salua cet homme. Celui-ci se leva à son approche ; le cheikh s’assit entre lui et moi, et je sus alors que c’était le sultan. On apporta ensuite la bière entre des citronniers, des limoniers, des orangers, dont les rameaux étaient tout couverts de fruits. Les arbres étaient portés dans le cortège ; la bière marchait ainsi, comme au milieu d’un verger, précédée de lanternes et de bougies, fixées à de longues lances. On fit la prière sur elle ; puis les assistants l’accompagnèrent au lieu de la sépulture des rois, situé dans un endroit nommé Hélâfihân, à quatre milles de la ville. Là se trouve un grand collège, que le fleuve traverse, et qui renferme une mosquée où l’on fait la prière du vendredi. A l’extérieur est un bain, et un grand verger entoure cette medréceh. On y prépare de la nourriture pour les voyageurs. Je ne pus accompagner le cortège au lieu de l’enterrement, à cause de la distance, et je retournai a la medréceh.

Quelques jours après, le sultan m’envoya son messager, qui m’avait apporté précédemment les mets de l’hospitalité, afin de m’inviter à l’aller trouver. Je me rendis, avec cet homme, à une porte nommée la porte du Cyprès (Bâb asserou) ; nous montâmes de nombreux degrés, jusqu’à ce que nous fussions arrivés à un salon où il n’y avait pas de tapis, à cause du deuil dans lequel on était alors. Le sultan était assis sur un coussin, et il avait devant lui deux vases couverts, dont l’un était d’or, et l’autre d’argent. Il y avait dans le salon un petit tapis vert, de ceux sur lesquels on se place pour faire la prière. Il fut étendu pour moi près du prince, et je m’assis dessus ; il n’y avait dans la salle que son hâdjib (chambellan), le fakîh Mahmoud, et un de ses commensaux dont j’ignore le nom.

L’atâbec m’interrogea touchant mon état et mon pays ; il me questionna au sujet de Mélic Nâcir (le sultan d’Égypte) et de la province du Hidjàz. Je lui répondis sur ces matières. Ensuite arriva un grand fakîh, qui était le reïs (chef) des fakîhs de cette contrée. Le sultan me dit : « Cet homme est notre maître (mewlânâ) Fadhîl. » On n’adresse la parole aux fakîhs, dans toute la Perse, qu’en leur donnant le titre de mewlânâ : c’est ainsi qu’ils sont appelés par le sultan et par les autres personnes. Le sultan commença à faire l’éloge de ce fakîh ; il me sembla que ce prince était vaincu par l’ivresse ; et j’avais précédemment appris son habitude de se livrer à la boisson. Ensuite il me dit en arabe, langue qu’il parlait avec élégance : « Parle donc. » Je lui dis : « Si tu m’écoutais, je le dirais : Tu es un des enfants du sultan atâbec Ahmed, célèbre par sa piété et sa dévotion ; il n’y a rien à te reprocher dans ta manière de gouverner, excepté cela » ; et je montrai avec le doigt les deux vases. Il fut honteux de ces paroles et garda le silence. Je voulus m’en retourner, mais il m’ordonna de m’asseoir, et me dit : « C’est une marque de la miséricorde divine, que d’être réuni avec tes pareils. » Ensuite je vis qu’il se penchait de côté et d’autre et désirait dormir, et je me retirai.

J’avais laissé mes sandales à la porte, et je ne les y trouvai pas. Le fakîh Mahmoud descendit pour les chercher. Le fakîh Fadhîl remonta, afin de les chercher dans le salon ; il les y trouva dans une niche, et me les apporta. Sa honte me rendit confus, et je lui fis des excuses. Il baisa alors mes sandales, les plaça sur sa tête (en signe de respect), et me dit : « Que Dieu te bénisse ! ce que tu as dit à notre sultan, personne autre que toi ne pourrait le lui dire ; j’espère que cela fera impression sur lui. »

Quelques jours après je partis de la capitale d’Idhedj ; je m’arrêtai dans la médréceh des sultans, où se trouvent leurs tombeaux, et j’y passai plusieurs jours. Le sultan m’envoya un certain nombre de dinars, et fit cadeau d'une pareille somme à mes compagnons. Nous voyageâmes durant dix jours dans le pays du sultan, au milieu de montagnes élevées ; chaque nuit nous nous arrêtions dans une medréceh, où se trouvait de la nourriture. Quelques-uns de ces collèges sont situés dans des lieux cultivés, et d’autres dans des endroits incultes ; mais on y apporte tout ce qui est nécessaire. Le dixième jour, nous descendîmes dans une medréceh nommée Guirîwà’rrokh, et qui marque la fin des États de l’atâbec.

Nous voyageâmes ensuite dans une plaine abondamment arrosée, qui fait partie du gouvernement d’Isfahân, et nous arrivâmes à la ville d’Uchturcàn. C’est une belle cité, bien pourvue d’eaux et de vergers ; elle possède une mosquée admirable, traversée par un fleuve. Nous partîmes d’Uchturcàn pour Fîroûzân, dont le nom ressemble au duel du mot Fîroûz. C’est une petite ville qui a des rivières, des arbres et des vergers. Nous y arrivâmes après la prière de l’asr, et nous vîmes que les habitants en étaient sortis, pour suivre une bière au lieu de la sépulture ; ils avaient allumé des lanternes devant et derrière cette bière ; ils la suivaient avec des fifres, et étaient accompagnés par des individus qui chantaient toutes sortes de chansons, propres à exciter l’allégresse. Nous fûmes étonnés de leur conduite. Nous demeurâmes une nuit à Firoûzân, et nous passâmes le lendemain matin par une bourgade appelée Neblân : c’est un endroit considérable situé sur une grande rivière, près de laquelle se trouve une mosquée extrêmement belle. On y monte par des degrés, et elle est entourée de vergers.

Nous marchâmes ce jour-là entre des vergers, des ruisseaux et de beaux villages, ou se trouvent un grand nombre de tours à pigeons. Nous arrivâmes après l’asr à la ville d’Isfahân, ou Ispahân, dans l’Irâk’Adjem : c’est une ville des plus grandes et des plus belles ; mais sa partie la plus considérable est maintenant en ruines, à cause des discordes qui existent entre les Sunnites et les Râfidhites (c’est-à-dire les Chiites). Ces discordes ont continué jusqu’à présent ; les deux sectes ne cessent pas de se combattre. On trouve à Isfahân des fruits en grande abondance. Parmi ceux-ci on remarque des abricots qui n’ont pas leurs pareils, et que l’on appelle du nom de Kamar eddîn ; les habitants les font sécher et les conservent ; on en rompt le noyau, qui renferme une amande douce. On distingue encore des coings, qui n’ont pas leurs semblables pour la bonté et pour la grosseur ; des raisins excellents et des melons d’une qualité admirable. Ces derniers n’ont pas leurs pareils dans tout l’univers, si l’on excepte le melon de Bokhâra et de Khârezm ; leur écorce est verte et leur chair rouge ; on les conserve, de même que les figues sèches dans le Maghreb, et ils sont d’une extrême douceur. Quiconque n’est pas accoutumé à en manger, est relâché les premières fois qu’il en goûte, et c’est ce qui m’arriva, lorsque j’en mangeai à Isfahân.

Les habitants d’Isfahân ont une belle figure ; leur couleur est blanche, brillante, mélangée de rouge. Leur qualité dominante est la bravoure ; ils sont, en outre, généreux, et déploient une grande émulation dans les repas qu’ils se donnent les uns aux autres. On raconte d’eux, à ce propos, des histoires étonnantes. Souvent l’un d’eux invite son camarade et lui dit : « Viens avec moi manger du nân et du nâs » ; c’est-à-dire du pain et du lait aigre caillé (nân, dans leur langue, signifie du pain, alkhobz, et mâs [ou plutôt mâst] du lait caillé, alleben) ; mais lorsque cet homme l’aura suivi, il lui fera goûter toutes sortes de mets recherchés, s’efforçant de le vaincre par ce luxe. Les gens de chaque profession mettent à leur tête un chef choisi parmi eux, et qu’ils appellent kélou. Les principaux de la ville en usent de même, sans être gens de métier ; il y a, par exemple, la troupe des jeunes gens non mariés. Ces confréries cherchent à se surpasser l’une l’autre. Quelques-uns de leurs membres en traitent d’autres, afin de montrer ce dont ils sont capables, et déploient la plus grande recherche dans la préparation des aliments, etc. On m’a rapporté que plusieurs d’entre eux traitèrent une autre réunion, et firent cuire leurs mets au feu des bougies ; les autres leur rendirent un repas, et firent cuire leur plats avec de la soie.

Je logeai à Isfahân dans un ermitage dont on attribue la construction au cheikh Aly, fils de Sahl, disciple de Djoneïd. Cet édifice est tenu en grande vénération ; les habitants de ces contrées s’y rendent, et regardent ce pèlerinage comme une source de bénédictions. On y trouve de la nourriture pour les voyageurs, et il possède un bain admirable, pavé de marbre, et dont les murailles sont revêtues de faïence de Kâchân. Il a été fondé dans des vues de bienfaisance ; et l’on n’exige aucune rétribution de personne pour y entrer. Le cheïkh de cet ermitage est le pieux, le dévot, le vertueux Kothb eddîn Hoceïn, fils du pieux cheïkh Wély Allah (l’ami de Dieu), Chems eddîn Mohammed, fils de Mahmoud, fils d’Aly, connu par le surnom d’Arredjà. Son frère était le savant, le moufti Chihâb eddîn Ahmed. Je séjournai auprès du cheïkh Kothb eddîn, dans cet ermitage, durant quatorze jours. Je vis des preuves de son zèle dans la dévotion, de son amitié pour les fakîrs et les malheureux, et de son humilité envers eux, qui me frappèrent d’admiration. Il me témoigna la plus grande considération et me traita avec beaucoup d’hospitalité. Il me fit présent d’un beau vêtement ; et au moment même de mon arrivée dans l’ermitage, il m’envoya des mets, et trois melons de l’espèce que j’ai décrite il n’y a qu’un instant ; je n’en avais point encore vu, ni mangé.


MIRACLE DE CE CHEÏKH.

Il me visita un jour dans l’endroit de l’ermitage où j’étais logé, et qui dominait sur un verger appartenant au cheïkh. Les vêtements de celui-ci avaient été lavés ce même jour, et se trouvaient étendus dans le verger. Je vis parmi ceux-ci une tunique (djobbeh), blanche et doublée, que l’on appelle chez les Persans hezermikhy (vêtement de derviche). Cette robe me plut, et je dis en moi-même : « Je désirerais un pareil habit. » Lorsque le cheïkh fut entré dans ma chambre, il jeta les yeux dans la direction du jardin, et dit à quelqu’un de ses serviteurs : « Apportez-moi ce vêtement hezermîkhy. « On le lui apporta, et il me le fit revêtir. Je me jetai à ses pieds, afin de les embrasser, et je le priai de me coiffer du bonnet qu’il portait sur sa tête, et de me permettre de conférer cet honneur, qu’il avait reçu de son père, qui lui-même le tenait de ses aïeux. En conséquence, il me coiffa de ce bonnet le 14 de djomàda second de l'année 727 (7 mai 1327), dans son ermitage susmentionné. Il en avait été revêtu par son père Chenis eddîn, et celui-ci l’avait été par son père Tàdj eddîn Mahmoud, qui lui-même avait reçu l’investiture de son père Chihàb eddîn Aly arredjà. Aly avait été revêtu du bonnet par l’imâm Chihà !) eddîn Abou Hafss Omar, fils de Mohammed, fils d’Abd Allah assohrawerdy. Omar en avait été coiffé par le grand cheïkh Dhïà eddîn Abou’nnedjîb assohrawerdy, qui l’avait été par son oncle paternel, l’imâm Wahîd eddîn Omar. Celui-ci avait reçu cet honneur de son père Mohammed, fils d’Abd Allah, connu sous le nom d’Omaweih, qui l’avait lui-même reçu du cheïkh Akhou Feredj azzendjàny ; Akhou Feredj l’avait reçu du cheïkh Ahmed addinavery, qui le devait à l’imam Memchàd addînawéry ; ce dernier avait été revêtu de cet insigne par le cheïkh contemplatif Aly, fils de Sahl, le soûfy, qui en avait été revêtu par Abou’lkàcim aldjoneïd. Aldjoneïd en avait lui-même été revêtu par Seriv assakathy ; Seriy l’avait reçu de Dàoûd atthâïy, et celui-ci, de Haran, fils d’Abou’lhaçan albasry. Enfin, Haçan albasry le tenait du prince des croyants Aly, fils d’Abou Thâlib.

« C’est ainsi, observe Ibn Djozay, que le cheïkh Abou Abd Allah rapporte la transmission de cet insigne. Mais il est bien connu que Seriy assakathy fut le compagnon de Ma’roùf alcarkhy, que celui-ci fut le compagnon de Dâoûd atthâïy, et qu’entre ce dernier et Haçan il y eut Habib al’adjemy. Il est admis seulement qu’Akhou Feredj azzendjàny fut le compagnon d’AhouTabbâs annehâwendy, et qu’Annehâwendy fut celui d’Abou Abd Allah, fils de Khafîf, lequel fut celui d’Abou Mohammed Roweïm, qui fut compagnon d’Abou’Ikàcim aldjoneïd. Quant à Mohammed, fils d’Abd Allah Omaweïh, c’est lui qui fut le compagnon du cheikh Ahmed addinawery, le Noir ; et il n’y eut personne entre eux deux. Or Dieu sait le mieux ce qu’il en est. Celui qui fut le compagnon d’Akhou Feredj azzendjâny, c’est Abd Allah, fils de Mohammed, fils d’Abd Allah, et père d’Abou’nnedjîb. » Revenons au récit.

Nous partîmes d’Isfahân, dans le dessein de visiter le cheïkh Medjd eddîn, à Chîrâz ; il y a entre ces deux villes une distance de dix journées de marche. Nous arrivâmes à la ville de Kelîl, située à trois journées de marche d’Isfahân. C’est une petite ville qui possède des rivières, des jardins et des arbres à fruits. J’ai vu vendre, dans son marché, des pommes pour un dirhem les quinze rothl irâkis ; leur dirhem est le tiers du nokrah. Nous logeâmes à Kelîl, dans un ermitage construit par un grand personnage de l’endroit, connu sous le nom de Khodjah Câfy. Cet homme possédait une fortune considérable, que Dieu l’aida à dépenser en bonnes actions, telles que l’aumône, la construction d’ermitages et le don d’aliments aux voyageurs. Nous marchâmes pendant deux jours, après être partis de Kelil, et nous arrivâmes dans une grande bourgade, nommée Sormâ. Il y a un ermitage où se trouve de la nourriture pour les voyageurs, et qui a été construit par ce même Khodjah Gâfy.

Nous partîmes de cet endroit pour Yezdokhàs (Iezd Khast), petite ville solidement bâtie, et dont le marché est très-beau ; sa mosquée djâmi’ est admirable ; elle est construite en pierre, et couverte de même. La ville s’élève sur le bord d’un fossé, où se trouvent ses vergers et ses fontaines. A l’extérieur de la ville est un caravansérail où logent les voyageurs ; il est muni d’une porte de fer et parfaitement fortifié. Dans l’intérieur de cet édifice se trouvent des boutiques, où l’on vend tout ce dont les voyageurs ont besoin. Ce caravansérail a été bâti par l’émir Mohammed chah Indjou, père du sultan Abou Ishâk, roi de Chirâz. On fabrique à Yezdokhâs le fromage dit yezdokhàcy, qui n’a pas son pareil en bonté. Le poids de chaque fromage est depuis deux jusqu’à quatre odkiyah (onces).

Nous partîmes de Yezdokhâs par le chemin de Decht-erroûm (la plaine des Romains), qui est une plaine habitée par des Turcs ; puis nous marchâmes vers Mâiyn. C’est une petite ville abondante en rivières et en vergers ; on y trouve de beaux marchés, et la plupart de ses arbres sont des noyers. Nous en partîmes pour Chîrâz, cité solidement bâtie, d’une vaste étendue, d’une grande célébrité et d’un rang élevé parmi les villes. Elle possède d’agréables vergers, des rivières qui se répandent au loin, des marchés admirables, de nobles rues ; elle a une nombreuse population ; elle est construite avec beaucoup de goût, et admirablement disposée. Les gens de chaque métier ont un marché particulier, de sorte que les hommes des diverses professions occupent des places distinctes. Les habitants de Chîrâz sont d’une belle figure et portent des vêtements propres. Il n’y a pas dans l’Orient une ville qui approche de la ville de Damas, par la beauté de ses marchés, de ses vergers et de ses rivières, et l’extérieur avantageux de ses habitants, si ce n’est Chîrâz. Cette dernière place est située dans une plaine ; des vergers l’entourent de tous les côtés, et cinq rivières la traversent, parmi lesquelles se trouve celle nommée Rocnâbâd. C’est une rivière dont l’eau est agréable à boire, extrêmement froide en été et chaude en hiver ; elle coule d’une source située au bas d’une montagne voisine, que l’on appelle Alkolaï’ah (le petit château).

La mosquée principale de Chîrâz est nommée Almesdjid al’atîk (la vieille mosquée) ; c’est une des plus grandes et des mieux bâties que l’on puisse voir. Sa cour est vaste et pavée de marbre ; on la lave chaque nuit durant le temps des chaleurs. Les principaux habitants de la ville s’y réunissent tous les soirs, et y font les prières du coucher du soleil et de l’ichâ (de la nuit). Au nord de cette mosquée est une porte, nommée porte de Haran, qui aboutit au marché aux fruits ; c’est un des plus admirables marchés qu’il soit possible de voir, et je confesse qu’il surpasse celui de la porte de la Poste (Bab albérid), à Damas.

Les habitants de Chîraz sont des gens de bien, pieux et chastes, et les femmes en particulier se distinguent sous ce rapport. Elles portent des bottines et sortent couvertes de manteaux et de voiles ; ainsi l’on ne voit aucune partie de leur corps. Elles répandent des aumônes et des bienfaits. Ce qu’il y a d’étonnant chez elles, c’est qu’elles se rassemblent dans la grande mosquée, pour écouter le prédicateur, tous les lundis, les jeudis et les vendredis. Souvent il y en a mille et deux nulle réunies ; dans leurs mains elles tiennent des éventails, pour se rafraîchir, à cause de la chaleur. Je n’ai vu dans aucune ville de réunion de femmes aussi nombreuse. Lorsque j’entrai dans Chîràz, je n’eus d’autre pensée que d’aller trouver le cheïkh, le kâdhi, l’imâm, le pôle des amis de Dieu, la merveille de son siècle, l’auteur de miracles évidents, Medjd eddîn Ismâil, fils de Mohammed, fils de Khodhâdâd : le sens de Khodhâdâd est Don de Dieu ou Dieudonné. J’arrivai à la médréceh Medjdiieh, qui lui doit son nom, et où il a sa demeure : cette médréceh a été construite par lui. J’allai le visiter, avec trois camarades, et je trouvai les fakîhs et les principaux habitants de la ville, qui l’attendaient. Il sortit à l’heure de la prière de l’asr, accompagné de Mohibh eddîn et Alà eddîn, tous deux fils de son frère utérin Roûh eddîn. L’un d’eux se tenait à sa droite et l’autre à sa gauche ; et ils le suppléaient dans les fonctions de kâdhi, à cause de la faiblesse de sa vue et de son grand âge. Je le saluai ; il m’embrassa, et me tint par la main, jusqu’à ce qu’il fût arrivé auprès de son tapis à prier. Alors il me lâcha, et me fit signe de prier à ses côtés ; ce que je fis. Il récita la prière de l’asr ; ensuite on lut en sa présence dans le Meçâbih et dans le Chewârik alanwâr, par Sâghâny. Ses deux suppléants lui firent connaître les contestations qui leur avaient été déférées. Les grands de la ville s’avancèrent alors pour le saluer, car telle est leur coutume avec lui, matin et soir. Cette cérémonie terminée, le cheïkh m’interrogea touchant mon état et les circonstances de mon arrivée, et me fit des questions relatives au Maghreb, à l’Égypte, à la Syrie et au Hidjâz. Je l’instruisis de ce qui regardait ces divers objets.

Il donna à ses serviteurs des ordres, d’après lesquels ils me logèrent dans une très-petite chambre à coucher, située dans l’intérieur du collège. Le lendemain un envoyé du roi de l’Irâk, le sultan Abou Sa’îd, arriva près du cheïkh : c’était Nàcir eddîn Addarkandy, un des principaux émirs, et originaire du Khorâçân. Lorsqu’il approcha du cheïkh ; il ôta de dessus sa tête sa châchiiah (calotte), que les Persans appellent culâ (bonnet), baisa le pied du kâdhi, et s’assit devant lui, tenant son oreille avec sa main. C’est ainsi qu’en usent les commandants tatars en présence de leurs souverains. Cet émir était arrivé avec environ cinq cents cavaliers, ses esclaves, ses serviteurs et ses compagnons. Il campa hors de la ville ; puis il vint trouver le kâdhi, avec cinq personnes, et entra seul dans son salon, par politesse.


RÉCIT DE L’ÉVÉNEMENT QDI FUT LE MOTIF DE LA CONSIDÉRATION DONT JOUISSAIT CE CHEIKH, ET QUI EST AU NOMBRE DES MIRACLES MANIFESTES.

Le roi de l’Irâk, le sultan Mohammed Khodhâbendeh, avait eu près de lui, pendant qu’il était encore adonné à l’idolâtrie, un jurisconsulte de la secte des Râfidhites, partisans des douze imâms, que l’on appelait Djemâl eddîn, fils de Mothahher. Lorsque ce sultan eut embrassé l’islamisme, et que les Tatars eurent fait de même, à son exemple, il témoigna une plus grande considération à ce fakîh. Celuici lui vanta la doctrine des Râfidhites, et sa supériorité sur les autres croyances ; il lui exposa l’histoire des compagnons de Mahomet et du khalifat, et établit à ses yeux qu’Ahou Becr et Omar étaient deux vizirs du Prophète de Dieu ; qu’Aly était son cousin germain et son gendre, et qu’en conséquence, il était légitime héritier du khalifat. Il comparait cela, auprès du sultan, avec l’idée, familière à ce prince, que le royaume dont il était en possession n’était qu’un héritage venu de ses ancêtres et de ses proches ; en quoi il était aidé par le peu de temps qui s’était écoulé depuis la conversion du sultan, et par son ignorance des règles fondamentales de l’islamisme. Le sultan ordonna de pousser les hommes à embrasser la doctrine des Râfidhites, et envoya des lettres à cet effet dans les deux Irâks, le Fars, l’Azerbaïdjan, Isfahân, le Kermân et le Khorâçân ; et il expédia des ambassadeurs dans les diverses villes. Les premières cités où cet ordre arriva, ce furent Baghdâd, Chîràz et Isfahân. Quant aux habitants de Baghdâd, les gens de la porte du Dôme (Bab alazadj), qui sont sunnites (musulmans orthodoxes), et qui, pour la plupart, suivent les dogmes de l’imâm Ahmed, fils de Hanbal, refusèrent d’obéir et dirent : « Nous ne prêterons pas l’oreille à cela, et nous n’obéirons pas. » Ils se rendirent en armes, le vendredi, à la mosquée djàmi’, où se trouvait le député du sultan. Lorsque le khathib fut monté sur la chaire, ces hommes se dirigèrent vers lui, au nombre d’environ douze mille, tous armés ; ils étaient les défenseurs de Baghdâd, et ses habitants les plus marquants. Ils jurèrent au khathib que s’il changeait la khothbah (prône) accoutumée, ou qu’il y ajoutât ou en retranchât quelque chose, ils le tueraient, ainsi que l’envoyé du roi, et se soumettraient ensuite à la volonté de Dieu. Le sultan avait ordonné que les noms des khalifes et des autres compagnons (de Mahomet) fussent supprimés de la khothbah, et qu’on ne mentionnât que le nom d’Aly et de ses sectateurs, comme Ammâr. Mais le khathîb eut peur d’être tué, et fit la khothbah à la manière ordinaire.

Les habitants de Chîràz et d’Isfahân agirent comme ceux de Baghdâd. Les députés revinrent auprès du roi et l’instruisirent de ce qui s’était passé ; il ordonna de lui amener les kâdhis de ces trois villes. Le premier d’entre eux qui fut amené était Medjd eddîn, kâdhi de Chîrâz. Le sultan se trouvait alors dans un endroit appelé Karâbâgh, et dans lequel il avait l’habitude dépasser l’été. Lorsque le kâdhi fut arrivé, le sultan ordonna de le jeter à des chiens qui se trouvaient dans son palais. C’étaient des animaux d’une forte taille, au cou desquels pendaient des chaînes, et qui étaient dressés à dévorer les hommes. Lorsqu’on amenait quelqu’un pour le livrer aux chiens, on plaçait ce malheureux dans une vaste plaine, où il restait libre et sans entraves ; ensuite ces chiens étaient lancés sur lui ; il s’enfuyait devant eux, mais il n’avait aucun asile : les bêtes l’atteignaient, le mettaient en pièces et dévoraient sa chair. Lorsque les chiens furent lâchés sur le kâdhi Medjd eddîn et qu’ils arrivèrent auprès de lui, ils le caressèrent, remuèrent la queue devant lui et ne lui firent aucun mal.

Cette nouvelle parvint au sultan ; il sortit de son palais, les pieds nus, se prosterna à ceux du kâdhi, afin de les baiser, prit sa main, et le revêtit de tous les habits qu’il portait. C’est le plus grand honneur que le sultan puisse faire chez ce peuple. Lorsqu’il a ainsi gratifié une personne de ses vêtements, c’est pour cet individu, pour ses fils et tous ses descendants, une distinction dont ils héritent, tant que durent ces hardes, ou qu’il en reste seulement une portion. La pièce du costume qui est le plus considérée en pareil cas, c’est le caleçon. Lorsque le sultan eut revêtu de ses habits le kâdhi Medjd eddîn, il le prit par la main, le fit entrer dans son palais, et ordonna à ses femmes de le traiter avec respect, et de regarder sa présence comme une bénédiction. Le sultan renonça à la doctrine des Râfidhites, et écrivit dans ses provinces, afin d’ordonner que les habitants persévérassent dans la croyance orthodoxe des sunnites. Il fit des dons magnifiques au kâdhi, et le renvoya dans son pays, comblé de marques d’honneur et de considération. Il lui donna, entre autres présents, cent des villages de Djenikân. C’est une vallée (littéralement un fossé), entre deux montagnes, dont la longueur est de vingt-quatre parasanges, et qui est traversée par une grande rivière. Les villages sont rangés des deux côtés du fleuve, et c’est le plus bel endroit du territoire de Chîrâz. Parmi ses grandes bourgades, qui égalent des villes, est celle de Meïmen, qui appartient au même kâdhi. Au nombre des merveilles de ce lieu, nommé Djemkân, est la suivante : la moitié de cet endroit, qui est contiguë à Chîràz, et qui a une étendue de douze parasanges, est extrêmement froide ; la neige y tombe, et la plupart des arbres qui y croissent sont des noyers ; mais l’autre moitié, contiguë au pays de Hondj ou Bàl (plus loin, lbn Batoutah lit Khondjopàl) et au pays de Làr, sur le chemin de Hormouz, est très-chaude, et le palmier y croît. Je vis une seconde fois le kâdhi Medjd eddin, à l’époque où je sortis de l’Inde. Je me dirigeai vers lui, de la ville de Hormouz, afin d’obtenir le bonheur de le voir. Cela arriva en l’année 48 (748=1347). Entre Hormouz et Chîrâz, il y a une distance de trente-cinq journées de marche. Je visitai ce kâdhi, qui était alors dans l’impuissance de marcher, et je le saluai. Il me reconnut, se leva à mon approche et m’embrassa. Ma main tomba sur son coude, et je sentis sa peau collée à l’os, sans qu’aucune parcelle de chair l’en séparât. Il me logea dans la medréceh, et dans le même endroit où il m’avait logé la première fois. Je le visitai un certain jour, et je trouvai le roi de Chîrâz, le sultan Abou Ishâk, dont nous ferons bientôt mention, assis devant lui, tenant son oreille dans sa main ; car ce geste est, chez ces gens, le comble de la politesse, et les sujets le font, lorsqu’ils sont assis devant leur roi. (Cf. ci-dessus, p. 56).

J’allai une autre fois voir le kâdhi à la médréceh ; j’en trouvai la porte fermée, et je m’enquis du motif de cette circonstance. On m’apprit que la mère du sultan et sa sœur avaient eu ensemble une contestation, au sujet d’un héritage, et qu’il les avait renvoyées au kâdhi Medjd eddîn. En conséquence, elles vinrent le trouver dans la médréceh, et plaidèrent devant lui leur affaire. Il prononça entre elles un jugement conforme à la loi. Les habitants de Chirâz n’appellent pas Medjd eddîn kâdhi, mais il lui donnent le titre de mewlânâ azham (notre grand maître). C’est ainsi que l’on écrit dans les actes judiciaires et les contrats qui exigent qu’il y soit fait mention de son nom. La dernière fois que je vis le kâdhi, ce fut dans le mois de rebî’ second 748 (juillet 1347). L’éclat de ses vertus rejaillit alors sur moi, et ses bénédictions se manifestèrent en ma faveur. Que Dieu nous soit utile par son moyen, et par celui de ses semblables !


HISTOIRE DU SULTAN DE CHÎRÂZ.

Le sultan de Chîrâz, lorsque j’arrivai dans cette ville. était le roi excellent (almelic alfâdhil) Abou Isbâk, fils de Mohammed châh Indjou. Son père l’avait nommé ainsi en l’honneur du cheikh Abou Ishâk alcâzeroûny. C’est un des meilleurs sultans que l’on puisse voir ; il a une belle figure, un extérieur avantageux, et sa conduite n’est pas moins belle. Son âme est généreuse, son caractère remarquable ; il est humble, et sa puissance est grande, de même que son royaume. Son armée excède le nombre de cinquante mille hommes, tant Turcs que Persans. Ceux qui lui sont le plus attachés et qui l’approchent de plus près, sont les habitants d’Isfahân. Il n’a aucune confiance dans ceux de Chîrâz ; il ne les prend pas à son service, et ne les admet pas dans sa familiarité. Il ne permet à aucun d’eux de porter des armes, parce que ce sont des gens braves, très-courageux et pleins d’audace envers leurs rois. Celui d’entre eux dans les mains duquel on trouve des armes est châtié. J’ai vu un jour un homme que les djândârs, c’est-à-dire, les gens du guet, traînaient devant le hâkim (officier de police), après lui avoir mis une chaîne au cou. Je m’informai de l’aventure de cet homme, et j’appris qu’on avait trouvé dans sa main un arc, pendant la nuit. Le sultan a jugé à propos de traiter avec sévérité les habitants de Chîrâz, et de donner la préférence sur eux à ceux d’Isfahân, parce qu’il redoute les premiers.

Son père, Mohammed chah Indjoû, était gouverneur de Chîrâz, au nom du roi de l’Irâk. Il tenait une bonne conduite, et était chéri des habitants de cette ville. Lorsqu’il fut mort, le sultan Abou Sa’id nomma vice-roi à sa place le cheïkh Hocein, fils de Djoûbân, émir des émirs, dont il sera parlé ci-après ; et envoya avec lui des troupes considérables. Ce seigneur arriva à Chîrâz, s’en empara et perçut les tributs. Or celle-ci est une des principales villes du monde sous le rapport des revenus. Alhâddj (le pèlerin) Kiwâm eddîn Atthamghadjy, préposé à la perception des contributions à Chîrâz, m’a raconté qu’il avait affermé les impôts pour dix mille dinars d’argent par jour. Cette somme, changée en or du Maghreb, ferait deux mille cinq cents dinars d’or.

L’émir Hoceïn séjourna quelque temps à Chîrâz, puis il voulut aller trouver le roi de l’Irâk ; mais auparavant, il fit arrêter Abou Isbâk, fils de Mohammed chah Indjoû, ses deux frères Rocn eddin et Maç’oùd bec, et sa mère Thâch khatoûn, et prétendit les emmener dans l’Irâk, afin qu’on les forçât de livrer les richesses de leur père. Lorsqu’ils furent arrivés au milieu du marché de Chîrâz, Thâch khàtoûn releva le voile dont elle s’était couvert le visage, de peur qu’on ne la vît dans cet état, car c’est d’ailleurs la coutume des femmes turques de ne pas se couvrir la figure. Elle appela à son aide les habitants de Chîrâz, et leur dit : « Est-ce que je serai ainsi enlevée d’au milieu de vous, ô citoyens de Chiràz, moi, qui suis une telle, femme d’un tel ? » Un charpentier, nommé Pehléwàn Mahmoud, que j’ai vu dans le marché de Chîrâz, lors de mon arrivée en cette ville, se leva et dit : « Nous ne la laisserons pas sortir de notre ville, et nous n’y consentirons pas. » Les habitants l’imitèrent dans ses discours. La populace excita du tumulte, prit les armes et tua beaucoup de soldats ; puis elle pilla les produits des tributs, et délivra la princesse et ses enfants.

L’émir Hoceïn et ses adhérents prirent la fuite, et le premier, ainsi abandonné, alla trouver le sultan Abou Sa’id. Celui-ci lui donna une armée nombreuse, lui commandant de retourner à Chîràz, et d’exercer l’autorité sur les habitants de cette ville, selon son bon plaisir. Lorsque les Chîràziens apprirent cette nouvelle, ils virent bien qu’ils n’étaient pas assez forts pour résister à Hoceïn. Ils allèrent trouver le kâdhi Medjd eddin et le prièrent de prévenir l’effusion du sang, et déménager, de part et d’autre, un traité de paix. Ce personnage sortit de la ville au-devant de l’émir. Hoceïn descendit de cheval à son approche, et le salua. La paix fut conclue, et l’émir campa ce même jour en dehors de Chîràz ; le lendemain matin, les habitants sortirent à sa rencontre dans le plus bel ordre ; ils décorèrent la ville et allumèrent de nombreux flambeaux. L’émir fit une entrée pompeuse, et tint envers les Chîràziens la conduite la plus louable.

Lorsque le sultan Abou Sa’id fut mort, que sa postérité fut éteinte, et que chaque émir se fut emparé de ce qui était entre ses mains, l’émir Hoceïn craignit pour sa vie les entreprises des habitants de Chîràz, et sortit de leur ville. Le sultan Abou Ishâk s’en rendit maître, ainsi que d’Isfahân et de la province du Fars, ce qui comprend l’étendue d’un mois et demi de marche. Sa puissance devint considérable, et son ambition médita la conquête des villes voisines. Il commença par la plus rapprochée, qui était la ville de Yezd, cité belle, propre, décorée de superbes marchés, possédant des fleuves considérables et des arbres verdoyants. Ses habitants sont des marchands, et font profession de la doctrine de Châfi’y. Abou Ishâk assiégea Yezd et s’en rendit maître. L’émir Mozhaffer chah, fils de l’émir Mohammed chah, fils de Mozhaffer, se fortifia dans un château fort, à six milles de Yezd. C’était une place inexpugnable, entourée de tous côtés par des sables. Abou Ishâk l’y assiégea.

L’émir Mozhaffer chah montra une bravoure au-dessus de l’ordinaire, et telle qu’on n’en a pas entendu mentionner de pareille. Il faisait des attaques nocturnes contre le camp du sultan Abou Ishâk, tuait à souhait, déchirait les tentes et les pavillons, et retournait dans sa forteresse, sans qu’Abou Ishâk put l’atteindre. Mozhaffer chah fondit une nuit sur les tentes du sultan, y tua plusieurs personnes, prit dix des meilleurs chevaux d’Abou Ishâk, et revint dans son château. Le sultan ordonna que cinq mille cavaliers montassent à cheval toutes les nuits, et dressassent des embuscades à Mozhaffer chah. Cela fut exécuté ; le prince assiégé fit une sortie, selon sa coutume, avec cent de ses compagnons, et fondit sur le camp ennemi. Les troupes placées en embuscade l’entourèrent, et le reste de l’armée arriva successivement. Mozhaffer chah les combattit, et se retira sain et sauf dans sa forteresse. Un seul de ses compagnons fut atteint, et on le conduisit au sultan. Celui-ci le revêtit d’une robe d’honneur, le relâcha, et envoya avec lui un sauf-conduit pour Mozhaffer, afin que ce prince vint le trouver. Mozhaffer refusa ; mais ensuite des négociations s’engagèrent entre eux, et une grande amitié pour Mozhaffer prit naissance dans le cœur du sultan Abou Ishâk, à cause des actes de bravoure dont il avait été témoin de la part de ce prince. Il dit : « Je veux le voir ; après quoi, je m’en retournerai. » En conséquence, il se posta près du château. Mozhaffer se plaça à la porte de la citadelle, et salua Abou Ishàk. Le sultan lui dit : « Descends, sur la foi de mon sauf-conduit. » Mozhaffer répliqua : « J’ai fait serment à Dieu de ne pas t’aller trouver, jusqu’à ce que tu sois entré dans mon château ; alors j’irai. » Abou Ishàk répondit : « Je ferai cela ; » il entra dans la place, accompagné seulement de dix de ses courtisans. Lorsqu’il fut arrivé à la porte du château, Mozhaffer mit pied à terre, baisa son étrier, marcha devant lui, et l’introduisit dans sa maison. Abou Ishâk y mangea des mets qui avaient été préparés pour Mozhaffer. Après cela, celui-ci se rendit à cheval avec Abou Ishâk, dans le camp de ce prince. Le sultan le fit asseoir à son côté, le revêtit de ses propres habits, et lui donna une somme considérable. Il fut convenu entre eux que la khothbah serait faite au nom du sultan Abou Ishâk, et que la province appartiendrait à Mozhaffer et à son père. Le sultan retourna dans ses États.

Abou Ishâk ambitionna un jour la gloire de construire un portique pareil à celui de Cosroès (Kisra), et ordonna aux habitants de Chîràz de s’occuper à en creuser les fondements. Ils commencèrent ce travail. Les gens de chaque profession luttaient d’émulation avec ceux des autres métiers. La chose alla si loin, qu’ils firent des paniers de cuir pour transporter la terre, et qu’ils les recouvrirent d’étoffes de soie brochées d’or. Ils montrèrent un pareil luxe pour les housses et les bissacs des bêtes de somme. Quelques-uns d’entre eux fabriquèrent des pioches d’argent, et allumèrent de nombreuses bougies. Au moment du travail, ils revêtaient leurs plus beaux habits, et attachaient des tabliers de soie à leur ceinture. Le sultan assistait à leurs travaux, du haut d’un belvédère qui lui appartenait. J’ai vu cette construction, qui était déjà élevée au-dessus de terre d’environ trois coudées. Lorsque les fondements furent bâtis, les habitants de la ville furent exemptés d’y travailler, et des ouvriers les remplacèrent, moyennant un salaire. Des milliers de ceux-ci furent rassemblés pour cette besogne. J’ai entendu dire, par le gouverneur de la ville, que la majeure partie des tributs de Chîràz était dépensée pour cette construction. La personne préposée à ces travaux était l’émir Djélàl eddîn ibn Alfeleky attawrîzy, un des grands de Cbîràz, et dont le père avait été substitut du vizir du sultan Abou Sa’id, appelé Aly chàh Djilàn. Cet émir Djélàl eddin Alfeleky a un frère distingué, appelé Hibet Allah, et surnommé Béhâ almoulc, qui arriva à la cour du roi de l’Inde en même temps que moi. Cherf almoulc, émir Bakbt, nous accompagnait. Le roi de l’Inde nous revêtit tous de robes d’honneur, plaça chacun de nous dans le poste auquel il était propre, et nous assigna un traitement fixe et des gratifications, ainsi que nous le rapporterons ci-après.

Le sultan Abou Ishâk désirait être comparé au susdit roi de l’Inde, sous le rapport de la générosité et de la magnificence de ses dons. « Mais quelle distance n’y a-t-il pas entre les Pléiades et la terre ! » La plus grande libéralité d’Abou Ishàk dont nous ayons connaissance, c’est qu’il donna au cheikh Zâdeb alkhorâçâny, qui vint à sa cour en qualité d’ambassadeur du roi de Hérât, soixante et dix mille dinars. Quant au roi de l’Inde, il ne cesse d’en donner plusieurs fois autant à des personnes innombrables, originaires du Khorâçân, ou autres.


ANECDOTE.

Parmi les actions étonnantes du roi de l’Inde envers des Khorâçâniens est la suivante : un des fakîhs du Khorâçân, natif de Hérât, mais habitant à Khârezm, et appelé l’émir Abd Allah, vint trouver ce prince. La khâthoûn (princesse) Torâbec, femme de l’émir Kothloûdomoûr, prince de Khârezm, l’avait envoyé, avec un présent, auprès du roi de l’Inde. Ce souverain accepta le cadeau, et le reconnut par un don valant plusieurs fois autant, qu’il envoya à la princesse. L’ambassadeur de celle-ci, l’émir déjà nommé, préféra demeurer auprès du roi, qui le mit au nombre de ses commensaux. Un certain jour, le roi lui dit : « Entre dans le trésor, et emportes-en la quantité d’or dont tu pourras te charger. » Cet homme retourna à sa maison ; puis il se rendit au trésor avec treize sacoches, dans chacune desquelles il plaça tout ce qu’elle pouvait contenir. Il lia chaque sacoche à l’un de ses membres (or il était doué d’une grande force), et se mit en devoir de transporter ce fardeau. Mais lorsqu’il fut sorti du trésor, il tomba et ne put se relever. Le sultan ordonna de peser ce qu’il emportait. Cette somme pesait treize menn, poids de Dihli. Chaque menn équivalait à vingt-cinq rothls (livres) égyptiens. Le roi lui commanda de prendre tout cela ; il le prit et l’emporta.


HISTOIRE ANALOGUE À LA PRÉCÉDENTE.

L’émir Bakht, surnommé Cherf almoulc alkhorâçâny, dont il a été fait mention il n’y a qu’un instant, fut indisposé dans la capitale du roi de l’Inde. Le roi alla lui rendre visite. Lorsqu’il entra dans la chambre du malade, celui-ci voulut se lever ; mais il l’adjura de ne pas descendre de son ket (c’est ainsi que l’on appelle le lit, asserir). On plaça pour le sultan un siège, que l’on nomme almorah, et sur lequel il s’assit ; puis il demanda de l’or et une balance, et on lui apporta l’un et l’autre. Alors le prince ordonna au malade de s’asseoir dans un des plateaux de la balance. L’émir lui dit : « Ô maître du monde, si j’avais prévu que tu fisses cela, certes, j’aurais revêtu un grand nombre d’habits. » Le roi répliqua : « Revêts donc maintenant tous les habits que tu possèdes. » L’émir prit des vêtements qui lui servaient à se préserver du froid, et qui étaient ouatés. Puis il s’assit dans un plateau de la balance ; et l’or fut placé dans l’autre, jusqu’à ce que son poids l’emportât sur celui de l’individu. Le roi dit à l’émir : « Prends cela et fais-en des aumônes pour préserver ta vie. » Puis il sortit.


HISTOIRE ANALOGUE AUX DEUX PRÉCÉDENTES.

Le fakih Abd Alaziz Alardéwîly arriva auprès du roi de l’Inde. Cet homme avait enseigné la science des traditions à Damas, et il connaissait à fond cette matière. Le roi lui assigna un traitement quotidien de cent dinars d’argent, équivalant à vingt-cinq dinars d’or. Le fakih se présenta un jour à l’audience du prince, et celui-ci l’interrogea touchant un hadith. Il lui cita promptement de nombreuses traditions sur le même sujet. Sa mémoire étonna le sultan, il lui jura sur sa tête qu’il ne le laisserait pas sortir de son salon, jusqu’à ce qu’il eût fait envers lui ce qu’il jugerait à propos. Puis il descendit de son siège, baisa les pieds du fakîh, et ordonna d’apporter un plat d’or, qui ressemblait à un petit thaifoûr (plat creux, gamelle) ; il y fit jeter mille dinars d’or, prit le plat de sa propre main, répandit les ducats sur le fakih et lui dit : « Ils t’appartiennent, ainsi que le plat. »

Un homme du Khorâçân, nommé Ibn achcheïkh Abderrahmân alisferâïny, dont le père s’était établi à Baghdâd, arriva un jour à la cour du sultan. Celui-ci lui donna cinquante mille dinars d’argent, des chevaux, des esclaves et des khil’ahs. Nous raconterons beaucoup d’histoires relatives à ce roi, lorsque nous traiterons de l’Inde. Nous avons rapporté ce qui précède, uniquement à cause de ce que nous avons allégué, à savoir que le sultan Abou Ishâk désirait être comparé à ce roi, sous le rapport de la générosité. Or, bien qu’il soit un prince généreux et distingué, il n’atteint pas le rang du roi de l’Inde, en fait de générosité et de libéralité.


DESCRIPTION DE QUELQUES-UNS DES MAUSOLÉES DE CHIRÀZ.

On voit dans cette ville : d’abord le mausolée d’Ahmed, fils de Moûça et frère d’Arridha Aly, fils de Moûça, fils de Dja’far, fils de Mohammed, fils d’Aly, fils de Hoçaïn, fils d’Aly, fils d’Abou Thâlib. C’est un sépulcre vénéré des habitants de Chîràz : ils sont heureux par ses mérites, et recherchent la faveur de Dieu, grâce à la sainteté de ce monument. Thâch khâtoûn, mère du sultan Abou Ishâk, a construit auprès du mausolée une grande médréceh et un ermitage, où l’on trouve des aliments pour les voyageurs ; il y a aussi des lecteurs du Coran, qui lisent continuellement ce livre près du mausolée. La khâtoûn a coutume de venir à cette chapelle sépulcrale, le soir du dimanche au lundi de chaque semaine. Les kâdhis, les fakîhs et les chérîfs se réunissent dans cette même soirée. Or Chîràz est une des villes qui possèdent le plus de chérîfs ; et j’ai appris de personnes dignes de confiance, que ceux d’entre eux qui reçoivent des pensions à Chîrâz sont au nombre de plus de quatorze cents, tant petits que grands. Leur nakib (chef) est Adhoud eddin Alhoçaïny.Lors donc que cette assemblée est réunie dans le mausolée béni, on lit d’un bout à l’autre le Coran dans des exemplaires de ce livre. De leur côté, les lecteurs du Coran le récitent avec leurs belles voix. On apporte des mets, des fruits, des sucreries ; et lorsque l’assistance a fini de manger, le prédicateur prêche. Tout cela a lieu après la prière de midi et avant celle de la nuit (entre midi et neuf heures du soir environ). Pendant ce temps, la khâtoûn se tient dans une chambre haute, dominant la mosquée, et munie d’une jalousie. Ensuite on bat les timbales, et l’on sonne du clairon et de la trompette près de la porte de la chapelle, ainsi que l’on fait aux portes des rois.

Parmi les autres mausolées de Chîràz est celui de l’imam, du pôle, du saint, Abou Abd Allah, fils de Khafif, connu dans cette ville sous le nom du Cheïkh. Cet homme était, de son vivant, le modèle de tout le Fars, et son mausolée est vénéré. Les dévots le visitent matin et soir, et se sanctifient par son moyen. J’ai vu le kâdhi Medjdeddin venir le visiter et le baiser. La khàtoùn se rend à cette chapelle chaque nuit du jeudi au vendredi. On a construit auprès de cet édifice un ermitage et une medréceh. Les kàdhis, les fakîhs s’y réunissent, et s’y conduisent comme dans le mausolée d’Ahmed, fils de Moùça. J’ai visité ces deux endroits. Le mausolée de l’émir Mohammed chah Indjoù, père du sultan Abou Ishàk, est contigu à ce tombeau. Le cheïkh Abou Abd Allah Mohammed, fils de Khafif, jouit d’un rang élevé, d’une grande réputation parmi les amis de Dieu (les saints). C’est lui qui enseigna le chemin de la montagne de Serendib, dans l’île de Ceylan, qui fait partie de l’Inde.


AVENTURE MIRACULEUSE DE CE CHEÏKH.

On raconte qu’il se dirigea un jour vers la montagne de Serendîb, accompagné d’environ trente fakîrs. La faim les surprit sur la route de la montagne, dans un endroit où il ne se trouvait aucune habitation, et ils s’égarèrent de leur chemin. Ils demandèrent au cheïkh de leur permettre de prendre un des petits éléphants, qui sont en très-grand nombre en ce lieu, et qui de là sont transportés dans la capitale du roi de l’Inde. Il leur défendit de faire cela ; mais la faim les vainquit, ils transgressèrent l’ordre du cheïkh, prirent un de ces petits éléphants, lui coupèrent la gorge et mangèrent de sa chair ; le cheïkh refusa d’en goûter. Lorsqu’ils furent endormis, dans la nuit suivante, les éléphants se réunirent de tous côtés, et vinrent dans l’endroit où ils se trouvaient. Ils flairaient chacun d’eux et le tuaient ensuite, jusqu’à ce qu’ils les eussent tous exterminés. Ils flairèrent aussi le cheïkh et ne lui firent aucun mal. Un de ces éléphants le prit, en roulant sa trompe autour de lui, le jeta sur son dos et le conduisit dans l’endroit où se trouvaient les habitations. Lorsque les gens de ce canton virent le cheïkh, ils furent surpris et allèrent à sa rencontre, afin de connaître son histoire. Quand il fut arrivé près d’eux, l’éléphant le prit avec sa trompe de dessus son dos, et le déposa sur la terre, de manière que ces individus le vissent. Ils s’approcherent de lui, regardant sa présence comme un moyen de se sanctifier, et le conduisirent à leur roi, à qui ils firent connaître son aventure. C’étaient des infidèles, chez lesquels il resta durant plusieurs jours. Cet endroit est situé près d’un fleuve (khaour), appelé de Khaïzoràn (ou des bambous). Khaour signifie la même chose que nahr (fleuve ; et de plus, l’embouchure d’un fleuve. Cf. Albîroûny, apud Reinaud, Fragments relatifs à l’Inde, p. 119). C’est en ce lieu que se trouvent les pêcheries des perles, (litt. pierres précieuses). On raconte que le cheïkh, ayant un jour plongé en présence du roi de ces idolâtres, sortit de l’eau, tenant ses mains fermées, et dit au roi : « Choisis le contenu d’une de mes mains. » Le roi choisit ce qui se trouvait dans la main droite, et le cheikh le lui jeta. C’étaient trois rubis sans pareils, qui sont encore en la possession des rois de ce pays, et sont placés sur la couronne. Ces princes se transmettent ces joyaux par héritage.

Je suis entré dans cette ile de Ceylan ; les habitants persistent dans leur idolâtrie, mais ils vénèrent les fakîrs musulmans, leur donnent l’hospitalité dans leurs maisons et leur servent de la nourriture, tandis qu’ils sont dans leurs demeures, au milieu de leurs femmes et de leurs enfants. Ils en usent ainsi, contrairement aux autres infidèles de l’Inde. Ceux-ci n’approchent pas des musulmans, et ne leur servent point à manger ou à boire dans leurs vases, quoiqu’ils ne les vexent ni ne les offensent. Nous étions obligés de faire cuire pour nous de la viande par quelqu’un d’entre ces gens. Ils l’apportaient dans leurs marmites, et s’asseyaient à quelque distance de nous. Ils apportaient aussi des feuilles de bananier, sur lesquelles ils plaçaient le riz, qui forme leur nourriture. Ils répandaient sur ce riz du couchân (cf. ci-après, à l’article de Makdachaou), qui sert d’assaisonnement, et s’en allaient. Nous mangions de cet aliment, et ce qui en restait était dévoré par les chiens et les oiseaux. Si un petit enfant, n’ayant point encore l’âge de raison, mangeait de ces restes, ils le battaient et lui faisaient avaler de la bouse de vache, ce qui, selon leur croyance, purifie de cette souillure.

Parmi les mausolées de Chîrâz, on remarque encore celui du pieux cheïkh, Kothb eddin Roûz Djihàn alkabaly, un des principaux saints, ou amis de Dieu. Son tombeau se trouve dans une mosquée djâmi, où l’on fait la khothbah. C’est dans cette mosquée que prie le kâdhi Medjd eddin, dont il a été fait mention plus haut. Dans la même mosquée, j’ai entendu expliquer par ce cheïkh le Mosned de l’imâm Abou Abd Allah Mohammed, fils d’Idrîs achchàfî’y. Il disait que ce livre lui avait été enseigné par Wezîrah, fille d’Omar, fils d’Almoneddja. Wezîrah disait avoir été instruite par Abou Abd Allah alhocein, fils d’Abou Becr, fils d’Almobârec azzobeïdy. Celui-ci citait comme son maître Abou Zer’ah Thàhir, fils de Mohammed, fils de Thâhir almokaddecy, qui avait eu pour professeur Abou’lhaçan almekky, fils de Mohammed, fils de Mansoùr, fils d Allàn al’ourdhy. Almekky nommait pour son maître le kâdhi Abou Becr Ahmed, fils d’Alhaçan alharachy, lequel alléguait Abou Tabbâs, fils de Ya’koûb alaçamm (le sourd), qui cilait Arréby’, fils de Soleïmân almoràdy, enfin, ce dernier avait entendu professer l’imâm Abou Abd Allah achchâfi’y. J’ai entendu également dans cette mosquée expliquer, par le kâdhi Medjd eddîn, les Méchârik alanwdr (les Orients des lumières), composés par l’imâm Radhy eddîn Abou’l fadhàïl alhaçan, fils de Mohammed, fils de Haçan assaghàny. Il avait obtenu le droit d’enseigner cet ouvrage, du cheikh Djelâl eddîn Abou Hàchîm Mohammed, fils de Mohammed, fils d’Ahmed alhàchimy alcoùfy, qui l’avait entendu lire par l’imâm Nizhâm eddîn Mahmoud, fils de Mohammed, fils d’Omar alherawy, qui lui-même tenait ce droit de l’auteur de l’ouvrage.

On remarque encore à Chîràz le mausolée du pieux cheikh Zercoûb (en persan, batteur d’or), près duquel se trouve un ermitage, où l’on donne à manger aux pauvres et aux voyageurs. Tous ces monuments sont situés dans l’intérieur de la ville, ainsi que la plupart des tombeaux des habitants. Si, par exemple, le fils ou la femme d’un de ceux-ci vient à mourir, il prépare un sépulcre dans une des chambres de sa maison, et y ensevelit le défunt. Il recouvre le plancher de l’appartement de nattes et de tapis, place de nombreuses bougies près de la tête du mort et de ses pieds, et adapte à la chambre une porte et une grille en fer, du côté de la rue. C’est par là qu’entrent les lecteurs du Coran, qui lisent ce livre avec des voix superbes. Il n’y a pas, dans toute la terre habitée, de gens qui aient de plus belles voix pour lire le Coran, que les citoyens de Chîràz. Les habitants de la maison mortuaire prennent soin du mausolée, le couvrent de tapis et y entretiennent des lampes allumées. C’est comme si la personne morte n’était pas absente : on m’a rapporté que ces gens-là font cuire chaque jour la portion du défunt, et la distribuent comme une aumône à son intention.


ANECDOTE.

Je passai un jour dans un des marchés de Chiràz, et j’y vis une mosquée élégamment construite et bien pavée. On y apercevait des Corans enfermés dans des bourses de soie, et placés sur une estrade. Au côté septentrional de la mosquée était un ermitage, où se trouvait une jalousie qui s’ouvrait sur le marché. Un cheïkh, d’une jolie figure et couvert de beaux vêtements, se tenait en cet endroit, et avait devant lui un Coran, dans lequel il lisait. Je le saluai et m’assis à son côté ; et il m’interrogea touchant mon arrivée. Je répondis à sa demande, et le questionnai au sujet de cette mosquée. Il m’apprit qu’il l’avait fondée, et qu’il y avait joint, par un wakf (fondation pieuse), des propriétés considérables, pour servir à l’entretien de lecteurs du Coran, et d’autres personnes. Quant à cet ermitage, dans lequel j’étais assis près de lui, c’était le lieu destiné à sa sépulture, si Dieu le faisait mourir dans cette ville. Ensuite il souleva un tapis placé sous ses pieds, et il y avait là son tombeau, qui était recouvert de planches. Il me fit voir une caisse qui se trouvait du côté opposé et me dit ; « Dans ce coffre sont mon linceul, les aromates destinés à parfumer mon corps, ainsi que des pièces d’argent, pour le prix desquelles j’ai loué mes services à un homme pieux, afin de lui creuser un puits. Il m’a compté ces dirhems, et je les ai mis de côté, pour qu’ils servent aux frais de mon enterrement. Le surplus sera distribué en aumônes. » J’admirai sa conduite, et je voulus m’en retourner ; mais il m’adjura de rester, et me traita dans cet endroit.

Parmi les mausolées situés hors de Chîràz, est le tombeau du vertueux cheïkh connu sous le nom de Sa’dy. C’était le premier poète de son temps en langue persane, et il a souvent déployé beaucoup de talent dans ses compositions en arabe. De ce tombeau dépend un bel ermitage, que Sa’dy a élevé en cet endroit, et dans l’intérieur duquel se trouve un joli jardin. Cet ermitage est situé dans le voisinage de la source du grand fleuve, connu sous le nom de Rocn Abâd. Le cheïkh avait construit en ce lieu de petits bassins de marbre, pour laver les vêtements. Les citoyens de Chîràz sortent de la ville, alin de visiter ce mausolée ; ils mangent des mets (préparés dans l’ermitage), et lavent leurs habits dans ce fleuve ; puis ils s’en retournent. C’est ainsi que j’en usai près de cet endroit. Que Dieu ait pitié de ce cheïkh !

Dans les environs de cet ermitage il s’en trouve un autre, auquel est contigu un collège. Ces deux derniers sont construits près du tombeau de Chems eddin Assemnâny, un des émirs versés dans la jurisprudence. Il a été enseveli en cet endroit, d’après ses dernières volontés.

Parmi les principaux fakîhs de la ville de Chîràz, est le chérîf Medjid eddin, dont la libéralité est étonnante. Souvent il a donné en présent tout ce qu’il possédait, et jusqu’aux vêtements qu’il portait sur lui ; il revêtait alors un habit tout rapiécé. Les grands de la ville venaient le voir, le trouvaient en cet état, et lui donnaient d’autres habits. La pension journalière qu’il reçoit du sultan se monte à cinquante dinars d’argent.

Je sortis de Chîràz afin de visiter le tombeau du pieux cheikh Abou Ishàk alcàzéroûny, à Càzéroûn. Cette ville est située à deux journées de marche de Chîràz. Nous campâmes le premier jour dans le pays des Choûl, tribu persane qui habile le désert, et qui renferme des gens pieux.


GÉNÉROSITÉ D’UN DE CES CHOÛL.

Je me trouvais un jour dans une des mosquées de Chîràz, et je m’étais assis, afin de lire le Coran, après la prière de midi. Il me vint à l’esprit que si j’en avais un exemplaire, j’y ferais une lecture. Sur ces entrefaites, un jeune homme entra et me dit à haute voix : « Prends. » Je levai la tête de son côté ; il jeta dans mon giron un Coran et s’éloigna. Je le lus d’un bout à l’autre, dans le cours de la même journée ; après quoi j’attendis ce jeune homme, afin de lui rendre son livre ; mais il ne revint pas. Je fis des questions touchant cet individu, et l’on me dit : « C’est Bohloûl, le Choûl. » Depuis lors je ne l’ai plus revu.

Nous arrivâmes à Càzéroûn le soir du second jour ; nous nous dirigeâmes vers l’ermitage du cheikh Abou Ishàk (que Dieu nous soit en aide par son moyen !), et nous y passâmes la nuit. Les habitants de ce monument ont coutume de servir aux voyageurs, quels qu’ils soient, du hachis (hericeh) fait avec de la viande mélangée de blé et de beurre ; on le mange avec de la galette. Ils ne laissent pas partir l’individu qui arrive dans leur résidence, avant qu’il ne soit resté leur hôte pendant trois jours, et qu’il n’ait fait connaître ses besoins au cheïkh qui réside dans l’ermitage ; et celui-ci les répète aux fakîrs attachés à la zàouïah. Ils sont au nombre de plus de cent, parmi lesquels il y a des hommes mariés et des célibataires isolés. Ces individus lisent alors le Coran tout entier, ils récitent des prières, et font des vœux, en faveur de l’étranger, auprès du sépulcre du cheïkh Abou Ishàk. Les besoins du voyageur sont ainsi satisfaits par la permission de Dieu.

Le cheikh Abou Ishàk est vénéré des habitants de l’Inde et de la Chine. Les voyageurs qui naviguent sur la mer de la Chine ont coutume, lorsque le vent leur est contraire et qu’ils craignent les pirates, de faire un vœu à Abou Ishàk. Chacun d’eux s’oblige, par écrit, à acquitter le montant de son vœu. Lorsqu’ils sont arrivés en lieu de sûreté, les desservants de l’ermitage montent dans le vaisseau, se font remettre la liste des objets promis en offrande, et reçoivent de chacun la somme ou l’objet qu’il a voué au saint. Il n’y a pas, par conséquent, de vaisseau qui arrive de la Chine ou de l’Inde, sans qu’il s’y trouve des milliers de dinars. Des fondés de pouvoir se présentent de la part du desservant de l’ermitage, et reçoivent cette somme. Parmi les fakîrs, il y en a qui viennent implorer l’aumône du cheïkh. On écrit, pour le solliciteur, un ordre de lui payer telle somme. Cet ordre est muni du paraphe du cheikh, gravé sur un cachet d’argent. On enduit le cachet de couleur rouge, et on l’applique sur le billet ; la trace du sceau demeure sur cette cédule. Voici quelle en est la teneur : « Que celui qui a fait un vœu au cheïkh Ahou Ishàk donne, sur le montant de ce vœu, telle somme à tel individu. » L’ordre est pour mille pièces d’argent, ou pour cent, ou pour une somme entre les deux, ou pour une somme inférieure, d’après le mérite du fakîr. Lorsque le fakîr, muni d’un pareil billet, rencontre un individu qui s’est engagé par un vœu envers le cheïkh, il reçoit le montant de ce vœu, et il écrit sur le dos de l’ordre, pour la décharge de cet homme, une apostille énonçant combien il a touché. Le roi de l’Inde s’obligea un jour, par un vœu, à payer au cheïkh Abou Ishâk la somme de dix mille dinars. La nouvelle de ce fait étant parvenue aux fakîrs de l’ermitage, l’un d’eux se rendit dans l’Inde, reçut l’argent, et s’en retourna à la zâouïah avec tous ces dinars.

Nous partîmes de Câzéroûn pour la ville de Zeïdân (les deux Zeïd), appelée ainsi, parce que les tombeaux de deux compagnons de Mahomet, Zeïd, fils de Thàbit, et Zeïd, fils d’Arkam, tous deux Ansâriens, se trouvent en cet endroit. C’est une belle ville, bien pourvue de vergers et d’eau. Elle possède de superbes marchés et des mosquées magnifiques. Ses habitants sont honnêtes, pleins de piété et de bonne foi. Un d’entre eux était le kâdhi Noûr eddîn Azzeïdàny ; il se rendit dans l’Inde, et fut investi de la dignité de juge à Dhibet Almahl (les Maldives), qui font partie de cette contrée. Dhibet Almahl est le nom d’un grand nombre d’îles, dont le roi était Djélàl eddîn, fils de Salàh eddîn Sâlih ; le kàdhi épousa la sœur de ce roi. Quant à ce dernier, son histoire sera rapportée ci-après, ainsi que celle de sa fille Khadîdjah, qui hérita de la royauté de ces îles après lui. Le kâdhi Noùr eddîn mourut aux Maldives.

Nous partîmes de Zeïdàn pour Howaïzâ (Hawiza), petite ville habitée par des Persans. Entre celle-ci et Basrah, il y a la distance de quatre jours de marche. Il faut un jour de plus pour aller de Howaïzâ à Coûfah. Au nombre des natifs de Howaïzâ, se trouve le cheïkh pieux et dévot Djémâl eddin Alhowaïzàïv, cheïkh du monastère de Sa’id asso’adà, au Caire. Nous marchâmes de Howaïzâ vers Coûfah, par un désert où il ne se trouvait pas d’eau, excepté dans un seul endroit qui est appelé Attharfaouy, et que nous atteignîmes le troisième jour. Le second jour après notre départ de ce dernier lieu, nous arrivâmes à la ville de Coûfah.


COÛFAH.

C’est une des métropoles de l’Irâk, et elle est distinguée parmi celles-ci par un mérite supérieur ; c’est le lieu où ont séjourné les compagnons de Mahomet et leurs successeurs immédiats ; et ce fut l’habitation des savants et des hommes pieux. Elle a été la résidence d’Aly, fils d’Abou Thâlib, commandant des fidèles. Mais elle est maintenant en grande partie ruinée, parce que les mains de l’iniquité se sont étendues vers elle. Le désordre qui y règne provient des Arabes khafâdjah, qui demeurent près de Coûfah, et qui pratiquent le brigandage sur son chemin.

Cette ville n’a pas de murailles ; elle est construite en briques, et ses marchés sont beaux. On y vend principalement des dattes et des poissons. Sa mosquée cathédrale la plus considérable est une grande et noble mosquée, qui contient sept nefs supportées par des colonnes de grosses pierres de taille, placées l’une sur l’autre, et liées avec du plomb fondu ; leur hauteur est immense. La mosquée possède de nobles restes, et parmi ceux-ci une cellule en face du mihrâb, à droite de celui qui regarde la kiblah ; l’on dit qu’Abraham, sur qui soit la bénédiction de Dieu ! avait un oratoire dans cet endroit. Tout à côté se voit un autel, entouré de planches de bois de teck ; il est élevé, et c’est le mihrâb d’Aly, fils d’Abou Thâlib. C’est dans ce lieu que le scélérat Ibn Moldjam l’a frappé, et le public s’empresse d’y venir prier. Dans l’angle, au bout de cette nef, il existe une petite chapelle, entourée aussi de bois de teck, et l’on dit que c’est la place où la fournaise déborda (ou l’orifice bouillonna), lors du déluge de Noé (Coran, xi, 42). Derrière elle, à l’extérieur de la mosquée, est une habitation qu’on croit être celle de Noé, et vis-à-vis, une cellule qu’on dit avoir été l’oratoire d’Idris (Enoch). À côté se voit un vaste espace qui longe la paroi méridionale de la mosquée, et que l’on regarde comme le lieu où a été fabriquée l’arche de Noé. Au fond de cet espace se trouve l’hôtel d’Aly, fils d’Abou Thâlib, et la chambre où on le lava, après sa mort. Tout près de là, on remarque un édifice que l’on dit aussi avoir été la maison de Noé. Mais Dieu sait le mieux la vérité de tout cela.

Du côté oriental de la mosquée djàmi’ se trouve une cellule haute, à laquelle on monte. Elle renferme la tombe de Moslim, fils d’Akil, fils d’Abou Thâlib ; tout près de là, mais en dehors de la mosquée, se voit le sépulcre d’Aticah et de Socaïnah, filles de Hoçaïn. Quant au château du gouvernement, à Coûfah, qu’avait bâti Sa’d, fils d’Abou Ouakkâs, il n’en reste que les fondements. L’Euphrate est situé à une demi-parasange de cette ville, du côté de l’orient. Il est bordé d’enclos de palmiers touffus et entrelacés. J’ai vu au couchant du cimetière de Coûfah un endroit extrêmement noir sur une plaine blanche. L’on m’a informé que c’est le tombeau du scélérat Ibn Moldjam, et que la population de Coûfah s’y rend tous les ans avec beaucoup de bois, et allume du feu sur son sépulcre pendant sept jours. Dans le voisinage se trouve une coupole, et j’ai su que c’était la tombe d’Almokhtâr (l’Élu), fils d’Abou ’Obaïd.

Nous partîmes de Coûfah et fîmes halte à Bîr Mallâhah (le puits de la Saline). C’est une belle ville, entre des vergers de palmiers ; mais je descendis à l’extérieur de la cité et ne voulus point y entrer, car les habitants sont hérétiques. Nous la quittâmes dès le matin et campâmes à la ville de Hillah, qui est grande et longe l’Euphrate, lequel se trouve au levant. Elle possède de beaux marchés qui réunissent les denrées d’un produit avantageux, et les divers métiers ; elle renferme une population nombreuse, et des enclos de palmiers la bordent tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, de sorte que les maisons sont situées entre ceux-ci. On y voit un grand pont, construit sur des bateaux réunis, et rangés entre les deux rives. Des chaînes de fer les entourent des deux côtés, et sont fixées, à chaque bord, à une grande poutre, solidement établie sur le rivage.

Les habitants de cette ville sont tous de la secte des douze imâms. Ils se divisent en deux populations, dont l’une est connue sous le nom de Gurdes, et l’autre sous celui de Gens des deux djami’ (c’est-à-dire de Hillah). La discorde règne continuellement entre eux, et le combat ne cesse jamais. Près du marché principal se voit une mosquée, sur la porte de laquelle est un rideau de soie, baissé. On l’appelle le Sanctuaire du maître de l’époque (le dernier imâm). C’est la coutume que chaque jour cent hommes d’entre les habitants de la ville, revêtus de leurs armes, et tenant à la main leurs sabres dégainés, se rassemblent et se rendent chez le commandant de la place, après la prière de l’asr. Ils reçoivent de lui un cheval sellé et bridé, ou bien une mule avec son harnais ; puis ils jouent des tambours, des trompettes et des clairons devant la bête, que cinquante hommes précèdent, et qui est suivie par un pareil nombre. Il y en a aussi qui marchent des deux côtés, à la droite de l’animal et à sa gauche. Ils se dirigent ainsi vers le sanctuaire du maître de l’époque, ils s’arrêtent à la porte, et s’écrient : « Au nom de Dieu, ô maître de l’époque, au nom de Dieu, sors ; car la corruption est apparue et l’injustice est grande. C’est le moment pour toi de sortir, afin que Dieu distingue par ton moyen ce qui est vrai de ce qui est faux. » Ils continuent d’agir de cette manière, tout en jouant des clairons, des tambours et des trompettes, jusqu’à la prière du coucher du soleil. Ces gens prétendent que Mohammed, fils d’Alhaçan al’ascary, est entré dans cette mosquée et s’y est caché ; mais qu’il en sortira. C’est l’imâm qu’ils attendent.

Après la mort du sultan Abou Sa’id, la ville de Hillah avait été conquise par l’émir Ahmed, fils de Romaithah, fils d’Abou Nemy, prince de la Mecque. Il la posséda quelques années, et tint une excellente conduite ; aussi les habitants de l’Irâk le louaient. Plus tard, il fut vaincu par le cheïkh Haçan, sultan de l’Irâk, qui le soumit à la torture, le tua, et s’empara de ses biens et de ses trésors.

Nous partîmes de Hillah et nous allâmes à la ville de Kerbélà, lieu de sépulture d’Alhoçaïn, fils d’Aly. La place est petite, entourée d’enclos plantés de palmiers, et arrosée par l’eau de l’Euphrate. Le saint mausolée est dans l’intérieur de la ville, et à côté de celui-ci sont un grand collège et une illustre zâouïah, qui distribue de la nourriture à tout venant. A la porte du mausolée se tiennent les chambellans et les gardiens, et personne n’entre sans leur permission. L’on baise le noble seuil, qui est d’argent. Au-dessus de la sainte tombe, se voient des lampes d’or et d’argent, et aux portes, des rideaux de soie. Les habitants de cette ville se divisent en deux groupes : les uns sont appelés Fils de Rakhic, et les autres fils de Fâïz. Il existe entre eux une guerre perpétuelle, quoique tous soient imâmiens et qu’ils tirent leur origine du même père. C’est à cause de leurs querelles que la ville est ruinée.


VILLE DE BAGHDÂD.

Nous arrivâmes ensuite à la ville de Baghdâd, demeure de la paix, capitale de l’islamisme, qui possède un noble pouvoir, un mérite éminent, séjour des khalifes, et siège des savants.

Voici ce que dit Abou’lhoçaïn, fils de Djobeïr : « Bien que cette ville illustre n’ait pas cessé d’être la demeure du khalifat abbâcide, et le lieu de concours pour la prière des imâms koraïchites, ses traces sont pourtant détruites, et il ne reste debout que son nom. Elle est, par rapport à son état, avant que les malheurs fondissent sur elle, et que les yeux des calamités se tournassent vers elle, elle est, dis-je, comme un vestige oblitéré, ou pareille à un spectre qui s’évanouit. Elle ne possède aucune beauté capable d’arrêter les regards, ou d’inviter l’homme pressé à la négligence de ses occupations et à l’examen, si ce n’est le fleuve, le Tigre, qui se trouve entre son levant et son couchant (c’est-à-dire entre le quartier oriental de Baghdâd et le quartier occidental), comme un miroir brillant entre deux bordures, ou un collier de perles entre deux seins. Elle s’abreuve de son eau et ne souffre pas de la soif ; elle se regarde dans ce miroir poli qui ne se ternit pas (litt. ne se rouille pas) ; et la beauté féminine fleurit grâce à son atmosphère et à son eau. »

Ibn Djozay ajoute : « L’on dirait vraiment qu’Abou Tammâm Habib, fils d’Aous, a connu le terme où devait aboutir cette ville, lorsqu’il a écrit à son sujet : »

Le messager de la mort s’était déjà levé contre la ville de Baglidâd ; or, que celui qui la pleure verse des larmes sur elle à cause de la dévastation du temps !

Elle était placée sur le courant de son fleuve et la guerre était allumée ; mais par une bonté toute spéciale, le feu sera éteint dans ses districts.

On espérait à son égard un retour heureux de la fortune ; et maintenant, le désespoir a fait disparaître celui qui espérait pour elle.

Il en est ainsi de la vieille femme dont la jeunesse s’est enfuie, et qu’abandonne une beauté qui d’abord l’avait favorisée.

« Les gens ont composé des poésies à l’éloge de Baghdâd, ils ont mentionné ses beautés, et ils ont été prolixes. Car, ils ont trouvé le sujet digne qu’on s’y arrêtât, ils ont été longs, et ils ont bien parlé. — Voici ce qu’a écrit l’imâm, le kâdhi, Abou Mohammed ’Abd Alouabhâb, fils d’Aly, fils de Nasr, le mâlikite, de Baghdâd. Ce sont des vers, que feu mon père m’a récités plus d’une fois. »

La température excellente de Baghdâd m’excite à demeurer au sein de cette ville, bien que les destinées y mettent obstacle.

Et comment la quitterais-je maintenant, vu qu’elle réunit un doux climat et un ravissant attrait ? (Cf. t. I, p. 190.)

« Le même poète dit encore sur Baghdâd : »

Que la paix soit sur Baghdàd, dans chaque demeure ! et cette ville mérita en effet de ma part un salut redoublé.

Par Dieu ! je ne l’ai point quittée par haine pour elle, et je connais fort bien les bords de ses deux quartiers.

Mais, toute vaste qu’elle est, elle a été trop étroite pour moi, et les destins n’y ont pas été favorables.

Elle ressemblait à un ami dont l’approche m’était agréable, mais dont les belles qualités s’éloignaient de lui et devenaient rebelles.

« Il dit encore, transporté de colère contre cette ville, les vers qui suivent, et que feu mon père m’a déclamés plusieurs fois : »

Baghdâd est une demeure, vaste pour les personnes riches, mais pour les pauvres, c’est l’habitation de la gêne et de l’angoisse.

J’errais égaré dans ses rues, comme si j'eusse été un exemplaire du Coran dans la maison d’un athée.

« Voici, au sujet de Baghdâd, des vers du kâdhi Abou’lhaçan Aly, fils d’Annabih, qui font partie d’un poème » (il s’agit

ici probablement de sa chamelle) :

Elle a contemplé dans l’Irak une pleine lune brillante, puis elle a traversé des ténèbres et a plongé dans la chaleur du midi.

Elle a trouvé bon le parfum des zéphyrs à Baghdâd, et, si ce n’avait été la fatigue, elle se serait sans doute envolée.

Elle s’est rappelé, parmi les prairies de Carkh (un faubourg de Baghdâd), un verger toujours vert, et une eau toujours limpide.

Elle a cueilli des fleurs sur les collines du Mohawwil (petite ville et lieu de plaisance à une parasange de Baghdâd), et elle a admiré une splendeur sur les terrasses du Tàdj (salle célèbre, en forme de portique, dans le palais des khalifes, à Baghdâd).

« Voici enfin ce que dit une des femmes de Bagbdâd, au sujet de cette ville : »

Un soupir sur ce Baghdàd, sur son Irak, sur ses faons (les jeunes filles) et sur la magie de leurs prunelles !

Leur cirque est près de l’Eupbrate (ou mieux, le Tigre), et ils offrent des faces dont les beautés, à l’instar des nouvelles lunes, brillent au-dessus de leurs colliers.

Ils se carrent dans le plaisir, comme si le sentiment naturel de l’amour virginal était une de leurs qualités.

Puissé-je leur servir de rançon ! car tout ce qu’on voit de beau dans tous les temps duit sa splendeur à l’éclat de leur soleil brillant.

« Mais revenons au récit » :

Baghdâd possède deux ponts, formés à peu près de la manière que nous avons décrite au sujet de celui de la ville de Hillah. Le public les traverse nuit et jour, les hommes comme les iemmes ; et ils trouvent en cela un agrément continuel. Cette ville renferme onze de ces mosquées dans lesquelles on récite la khothbah, et on célèbre la prière du vendredi. Il y en a huit dans la partie occidentale de Baghdâd, et trois dans la portion orientale. Quant aux autres mosquées ou chapelles, elles sont fort nombreuses, et il en est de même des collèges ; mais ceux-ci sont ruinés. Les bains sont en grande quantité et des plus jolis ; la plupart sont enduits à l’extérieur, y compris la terrasse, avec de la poix ; de sorte que quiconque regarde cet enduit croit que c’est du marbre noir. On tire cette poix d’une source située entre Coûfah et Basrah, et qui en fait couler continuellement. Elle s’amasse, comme de l’argile, aux bords de la source, d’où on l’enlève avec des pelles, et on l’exporte à Baghdâd.

Dans chaque établissement de bains se voient beaucoup de cabinets, dont le sol est recouvert de poix. Il en est ainsi de la moitié de la muraille qui touche la terre ; la moitié supérieure est enduite de plâtre, d’un blanc pur. Ainsi, les deux contraires y sont réunis, et leurs beautés sont placées en présence l’une de l’autre. A l’intérieur de chacun de ces cabinets, il existe un bassin de marbre avec deux robinets, dont l’un laisse couler de l’eau chaude et le second, de l’eau froide. Il n’entre qu’une seule personne à la fois dans ces cabinets, et nul ne l’accompagne, à moins qu’elle ne le désire. Dans un coin de toutes ces cellules il y a aussi un autre bassin pour se laver ; il est pourvu également de deux robinets qui laissent couler de l’eau chaude et de l’eau froide. On donne à tous ceux qui entrent trois serviettes, l’une pour se couvrir les parties sexuelles en entrant, l’autre pour se couvrir en sortant, et la troisième pour s’essuyer le corps. Je n’ai point vu pareil arrangement dans une autre ville que Baghdâd. Seulement quelques pays s’en rapprochent à cet égard.


DE LA PARTIE OCCIDENTALE DE BAGHDÂD.

Le côté occidental de cette ville est celui qui a été fondé le premier, et il est maintenant en grande partie ruiné. Malgré cela, il en reste encore treize quartiers, dont chacun ressemble à une ville, et contient deux ou trois bains ; huit de ces quartiers possèdent des mosquées principales. L’un de ceux-ci est celui nommé le quartier de la porte de Basrah, et l’on y voit la mosquée djàmi’ du khalife Abou Dja’far almansoûr. L’hôpital est situé entre le quartier de la porte de Basrah et celui du Châri (la grande route), sur le Tigre. C’est un vaste château ruiné, dont il reste des vestiges. On remarque dans ce côté occidental de la ville les mausolées suivants :

1° Le tombeau de Ma’roûf alcarkhy, qui se trouve dans le quartier de la porte de Basrah.

2° Un mausolée soigneusement construit, sur le chemin de la porte de Basrah. Il contient une tombe, avec une vaste convexité, et sur laquelle se lit l’épitaphe suivante : « C’est ici le sépulcre d’Aoun, un des (ils d’Aly, fils d’AbouThâlib. »

3° Le sépulcre de Moûça alcâzhim (celui qui setail, qui réprime sa colère), fils de Dja’far assâdik et père d’Aly, fils de Moûça arridha ; et l’on voit encore à côté de celui-ci le sépulcre d’Aldjaouâd (Mohammed, le neuvième imâm). Tous les deux sont dans l’intérieur d’un même mausolée, et sur eux se voit une estrade recouverte de bois, lequel est plaqué de lames d’argent.


DU CÔTÉ ORIENTAL DE CETTE VILLE.

Ce côté oriental de Baghdâd abonde en places, et offre une disposition magnifique. Le plus grand de ses marchés est celui appelé du mardi, et où tous les métiers ont leur lieu séparé. Au milieu se voit le collège Annizhâmiyah, qui est admirable, et dont la beauté a donné naissance à des proverbes. Au bout du marché se trouve le collège Almostan. siriyah, attribué au commandant des croyants Almostansir billah Abou Dja’far, fils du commandant des croyants Azzhâhir, fils du commandant des croyants Annâcir. Il renferme les quatre rites orthodoxes, et chaque secte a son pavillon séparé, où se trouvent la mosquée et le lieu de la classe. La leçon du professeur a lieu sous une petite coupole de bois, et sur une chaire recouverte de tapis. Le professeur s’assied et montre du calme et de la gravité. Il est revêtu d’habits noirs et coiffé d’un turban. A sa droite, ainsi qu’à sa gauche, se tiennent deux répétiteurs, qui redisent tout ce qu’il dicte. C’est de cette manière que se passent toutes les assemblées des quatre sectes orthodoxes. A l’intérieur du collège il y a un bain pour les élèves et une maison pour les ablutions.

On compte dans ce côté oriental de la ville trois mosquées cathédrales : l’une est celle appelée la Mosquée djàmi’ du khalife, qui est adjacente aux palais des khalifes et à leurs habitations. C’est une grande mosquée principale, où sont des fontaines et des lieux de purifications en grand nombre, soit pour faire les ablutions, soit pour se laver. J’y ai rencontré le cheïkh, le savant et pieux imâm, l’appui de l’Irâk, Siràdj eddîn, Abou Hafs Omar, fils d’Aly, fils d’Omar alkazouiny, et je lui ai entendu expliquer tout le Mosned d’Abou Mohammed Abd Allah, fils d’Abd arrahmân, fils d’Alfadhl, fils de Behrâm addârimy. Cela avait lieu dans le mois de radjab, l’unique, de l’année sept cent vingt-sept (juin 1327 de J. C.). Il dit :

« Nous avons été instruit sur ce sujet par la pieuse cheïkhah, pleine d’autorité, maîtresse des rois, Fâthimah, fille du juste Tadj eddîn Abou’lhaçan Aly, fils d’Aly, fils d’Abou’lbedr.

« Et elle s’est ainsi exprimée :

« Nous avons été instruite par le cheikh Abou Becr Mohammed, fils de Maç’oûd, fils de Behroûz le bon (atthayyib) almârestâny. »

« Ce dernier dit :

« Celui qui nous a instruit a été Abou’louakt, Abd al awwal, fils de Cho’aïb assindjary assoûfy. »

« Celui-ci dit à son tour :

« Nous avons entendu l’imâm Abou’lhaçan, Abd arrahmân, fils de Mohammed, fils d’Almozhaffar addàoudy. »

« Celui-ci dit :

« Nous avons pris les leçons d’Abou Mohammed Abd Allah, fils d’Ahmed, fils de Hamoùyah assarakhsy. »

« Le dernier personnage que nous avons nommé les avait reçues d’Abou’Amràn Ira, fils d’Omar, fils d’Al’abbâs assamarkandy ; celui-ci, enfin, d’Abou Mohammed Abd Allah, fils d’Abd arrahmàn, fils d’Alfadhl addârimy. »

La seconde mosquée cathédrale (de la partie de Baghdâd placée au levant du Tigre) est celle nommée la Mosquée djâmi’ du sultan ; elle est située au dehors de la ville, et contiguë à des châteaux qu’on appelle les Châteaux du sultan.

La troisième porte le nom de Djàmi’ arrossâfah ; et il y a environ un mille entre celle-ci et la mosquée du sultan.


DES TOMBEAUX DES KHALIFES À BAGHDÂD, ET DE CEUX DE QUELQUES SAVANTS ET SAINTS PERSONNAGES.

Les tombes des khalifes abbâcides sont à Rossâfah, et sur chaque sépulcre est écrit le nom de celui qu’il renferme. Nous mentionnerons les suivants :

i° Almahdy, 2° Alhàdy, 3° Alamîn, 4° Almotassim, 5° Alouàthik, 6° Aknotewakkil, 7° Almontassir, 8° Almosta’în, 9° Almo’tazz, 10° Almohtady, 11° Almo’tamid, 12° Almo’tadhid, 13° Almoctafy, 14° Almoktadir, 15° Alkàhir, 16° Arràdhy, 17° Almottaky, 18° Almostacfy, 19° Almothî’, 20° Atthàï’, 21° Alkàïm, 22° Alkàdir (chronologiquement parlant, celui-ci aurait dû être nommé avant le précédent), 23° Almostazhhir, 24° Almostarchid, 25° Arràchid, 26° Almoktafy, 27° Almostandjid, 28° Almostadhy, 29° Annàssir, 30° Azzbàhir, 31° Almostansir, 32° Almosta’ssim. Celui-ci est le dernier de tous, car c’est sous lui que les Tartares sont entrés à Baghdâd, le sabre à la main, et ils l’ont égorgé quelques jours après leur entrée dans la ville. Depuis lors le nom du khalifat abbâcide a cessé pour Baghdâd, et ce fut dans l’année 654 (lisez 656 = 1258 de J. C.).

Dans le voisinage de Rossâfah est la tombe de l’imâm Abou Hanîfah, sur laquelle se voient une grande coupole et une zâouïah, où l’on donne à manger à tous ceux qui seprésentent. Il n’y a pas maintenant, dans toute la ville de Baghdâd, d’autre zâouïah que celle-ci qui fournisse de la nourriture. Louons l’Eternel, qui ruine les choses et qui les change ! Tout près de là se voit aussi le tombeau de l’imâm Abou Abd Allah Ahmed, fils de Hanbal. Il n’a point de coupole, et l’on raconte qu’à plusieurs reprises on en avait dressé une sur son sépulcre, mais qu’elle fut toujours détruite par le décret de Dieu très-haut. Cette tombe est en grande vénération près des habitants de Baghdâd, dont la plupart suivent le rite dudit imâm. A peu de distance se trouvent les tombeaux d’Abou Becr achchibly, un des imâms de la secte des soûfis, de Sariy assakathy, de Bichr alhàfy, et de Dàoûd atthàiy, et, enfin, celui d’Abou’lkàcim aldjonaïd. Que Dieu leur soit favorable !

Les gens de Baghdàd ont un jour consacré, toutes les semaines, pour la visite d’un de ces cheïkhs, et un autre jour pour la visite de celui qui le suit, et ainsi des autres, jusqu’à la fin de la semaine. Dans cette ville, il y a une grande quantité de sépultures de personnages pieux et de savants. Que Dieu soit satisfait d’eux tous !

Enfin, ce côté oriental de la ville n’a point de fruits, mais on lui en apporte du côté occidental, où se trouvent les jardins et les vergers.

Mon arrivée à Baghdâd coïncida avec le séjour du roi de l’Irâk dans cette ville. Je le mentionnerai donc en cet endroit.


DU SULTAN DES DEUX IRÂKS ET DU KHORÂÇÂN.

C’est l’illustre sultan Abou Sa’id Behâdur khan (khân, chez les Mongols, signifie roi), fils du sultan illustre Mohammed Khodhâbendeh. Ce dernier est celui des rois tatars qui embrassa l’islamisme ; mais l’on n’est pas d’accord touchant la véritable prononciation de son nom : il y en a qui prétendent que ce nom est Khodhâbendeh. Quant au mot bendeh, il n’y a pas de désaccord à son sujet. Selon cette opinion, le nom du sultan signifie l’esclave de Dieu ; car Khodhâ, en persan, est le nom de Dieu, et bendeh veut dire esclave, ou serviteur, ou quelque chose d’analogue. Mais on dit aussi que le vrai nom du sultan était Kherbendeh. Le sens de kher, en langue persane, est âne. D’après cela, le mot kherbendeh signifierait le valet de l’âne. La contradiction qui existe entre les deux versions sera tranchée, en reconnaissant que la dernière est la plus répandue ; mais que le roi la changea contre la première dénomination, par zèle religieux. Le motif pour lequel il fut appelé du dernier de ces deux noms, c’est, dit-on, que les Tatars donnent à leur nouveau-né le nom de la première personne qui entre dans la maison, après sa naissance. Lorsque ce sultan vint au monde, la première personne qui entra était un muletier, que les Tatars appellent kherbendeh : c’est pourquoi le petit prince lut appelé de ce nom. Le frère de Kherbendeh était Kâzghân, que le vulgaire nomme Kâzân. Kàzghân désigne un chaudron. On dit que ce prince reçut ce nom, parce que, lors de sa naissance, une jeune esclave vint à entrer portant un chaudron.

C’est ce Khodhâbendeh qui fit profession de l’islamisme. Nous avons conté ci-dessus son histoire, et comment, lorsqu’il se fut converti à la foi musulmane, il voulut porter ses sujets à embrasser la doctrine râfidhite. Nous avons aussi exposé l’aventure qui lui arriva avec le kâdhi Medjd eddîn. Lorsque ce prince fut mort, son fils Abou Sa’id Behâdur khân monta sur le trône. C’était un roi excellent et généreux, et il commença à régner étant encore dans l’enfance. Quand je le vis à Baghdâd, c’était un adolescent, la plus belle des créatures de Dieu dans son aspect, et il n’y avait aucun duvet sur ses joues. Son vizir était alors l’émir Ghiïàth eddin Mohammed, fils du khodjah Rechîd. Le père de ce vizir était un juif émigré, que le sultan Mohammed Khodhâbendeh, père d’Abou Sa’id, avait pris pour ministre. Je vis un jour ce dernier souverain et son vizir, dans une barque (harrâkah), sur le Tigre ; elle porte à Baghdâd le nom de chabbârah, et c’est une sorte de seloûrah. (Cf. Fleischer, De glossis habichtianis, p. 71.) Le sultan avait devant lui Dimachk khodjah, fils de l’émir Djoubân, qui exerçait sur Abou Sa’id un pouvoir despotique. A sa droite et à sa gauche voguaient deux barques, remplies de joueurs d’instruments et de chanteurs.

Voici un des actes de générosité que j’ai vu accomplir par le sultan ce jour-là : plusieurs aveugles se présentèrent devant lui et se plaignirent de leur misérable position ; il assigna à chacun d’eux un vêtement, un esclave pour le conduire, avec une somme pour son entretien.

Lorsque le sultan Abou Sa’îd monta sur le trône, étant tout jeune, ainsi que je l’ai dit, l’émir des émirs, Djoûbân, s’empara du pouvoir, et lui interdit la disposition de toute chose, si bien qu’il ne possédait de la royauté que le nom. On raconte qu’Abou Sa’id eut besoin d’une somme d’argent pendant une certaine fête ; mais il n’avait pas pu réussir à se la procurer. Il s’adressa alors à un marchand, qui lui donna tout l’argent qu’il voulut. Abou Sa’îd ne cessa de rester dans cet état de sujétion, jusqu’à ce qu’un jour une des femmes de son père, Dounya khâtoûn, vînt le trouver et lui dît : « Si nous étions les hommes, nous ne laisserions pas Djoûbân et son fils dans la situation où ils se trouvent. » Il lui demanda ce qu’elle voulait dire par ces paroles. Elle lui répondit : « L’insolence de Dimachk khodjah, fils de Djoûbàn, est parvenue à ce point, qu’il ose avoir commerce avec les femmes de ton père. Il a passé la nuit dernière avec Thaghy khâtoùn, et m’a envoyé dire : « Je passerai la prochaine nuit avec toi. » La prudence te commande de rassembler les émirs et les troupes. Lorsqu’il sera monté secrètement à la forteresse pour y passer la nuit, tu pourras le faire arrêter. Dieu mettra ordre à l’affaire de son père. » Djoùbàn était alors dans le khorâçân. La colère s’empara d’Abou Sa’id, et il employa la nuit à prendre ses mesures. Lorsqu’il sut que Dimachk khodjah était dans le château, il ordonna aux émirs et aux troupes de l’entourer de tous côtés. Le lendemain matin, Dimachk sortit, accompagné d’un soldat nommé Alhâddj almisry (le pèlerin égyptien). Il trouva une chaine tendue en travers de la porte du château et fermée d’un cadenas. Il ne lui fut donc pas possible de sortir à cheval. Alhâddj almisry frappa la chaîne avec son épée et la coupa. Ils sortirent alors tous deux ; mais les troupes les entourèrent. Un des émirs attachés à la personne du sultan, nommé Misr khodjah, et un eunuque nommé Loulou, atteignirent Dimachk khodjah, le tuèrent et apportèrent sa tête au toi Abou Sa’id. On la jeta sous les pieds de son cheval, car ces gens ont coutume d’agir ainsi avec les têtes de leurs principaux ennemis.

Le sultan ordonna de piller la maison de Dimachk, et de tuer ceux de ses serviteurs et de ses esclaves qui résisteraient. Cette nouvelle parvint à Djoûbân, dans le Khorâçân. Il avait près de lui ses fils, émir Haçan, qui était l’ainé, Thâlich et Djelaou khân. Ce dernier était le plus jeune, et neveu du sultan Abou Sa’id : sa mère, Sàthy beg, étant fille du sultan Khodhâbendeh. Djoûbân avait aussi près de lui les troupes des Tatars et leurs auxiliaires. Tous s’accordèrent à combattre le sultan Abou Sa’id, et marchèrent contre lui ; mais lorsque les deux armées furent en présence l’une de l’autre, les Tatars s’enfuirent près de leur sultan et abandonnèrent Djoûbàn. Quand celui-ci vit cela, il rétrograda, prit la fuite vers le désert du Sidjistân et s’y enfonça. Il se détermina ensuite à se retirer près du roi de Herât, Ghiïâth eddîn, à implorer son secours, et à se fortifier dans sa ville capitale ; car il avait jadis accordé des bienfaits à ce dernier. Ses fils Haçan et Thâlich ne furent pas d’accord avec lui à ce sujet, et lui dirent : « Il ne sera pas fidèle à sa promesse ; car il a trahi Fîroûz chah (Nauroûz), lorsque celui-ci se fut réfugié près de lui, et il l’a mis à mort. » Djoûbân refusa de renoncer à son dessein de se retirer près de Ghiïàth eddîn. Ses deux fils aînés l’abandonnèrent, et il se mit en marche, accompagné de son fils cadet Djelaou khân. Ghiïàth eddîn sortit à sa rencontre, mit pied à terre devant lui, et le fit entrer dans la ville, sous la foi d’un sauf-conduit. Mais quelques jours après, il le trahit, le tua, ainsi que son fils, et envoya leurs têtes au sultan Abou Sa’îd. Quant à Haçan et à Thâlich, ils se dirigèrent vers Khârezm et vers le sultan Mohammed Uzbec. Celui-ci les reçut avec honneur, et leur donna l’hospitalité ; mais ces deux individus commirent plus tard des actes qui rendirent leur mort nécessaire, et Uzbec les fit périr.

Djoûbân avait un quatrième fils, nommé Demur Thâch (pierre de fer), qui s’enfuit en Égypte. Melic Nâcir le traita généreusement, et lui donna Alexandrie. Demur Thâch refusa de l’accepter, et dit : « Je désire seulement des troupes pour combattre Abou Sa’îd. » Lorsque Melic Nâcir lui envoyait un vêtement, il en donnait au porteur un plus beau, pour ravaler Mélic Nâcir. Il commit des actions qui exigèrent sa mort. En conséquence, le roi le tua, et envoya sa tête à Abou Sa’id. Nous avons raconté ci-dessus son histoire et celle de Karà-Sonkoûr (t. I, p. 167 - 172).

Lorsque Djoûbân eut été tué, l’on amena son corps et celui de son fils ; on fit avec eux la station sur l’Arafat et on les porta à Médine, afin de les ensevelir dans le mausolée que Djoûbân avait fait construire dans le voisinage de la mosquée du prophète de Dieu ; mais on en fut empêché, et on les enterra dans le Bakî’, cimetière de Médine. C’est Djoûbân qui conduisit de l’eau a la Mecque.

Lorsque le sultan Abou Sa’îd fut devenu seul maître de l’autorité, il voulut épouser la fille de Djoûbân, appelée Baghdâd khâtoûn, et qui était au nombre des plus belles femmes. Elle était mariée au cheïkh Haçan, celui-là même qui s’empara du royaume, après la mort du sultan Abou Sa’îd, dont il était le cousin germain, par sa mère. Abou Sa’îd donna des ordres, en conséquence desquels Haçan renonça à sa propre femme. Abou Sa’îd l’épousa, et elle devint la mieux traitée de ses femmes. Celles-ci jouissent chez les Turcs et les Tatars d’un sort très-heureux. Lorsqu’ils écrivent un ordre, ils y insèrent ces mots : « Par l’ordre du sultan et des khàtoûn. » Chaque khâtoûn possède quelques villes, quelques provinces, et des revenus considérables. Lorsqu’elle voyage avec le sultan, elle loge dans un quartier séparé.

Baghdâd khâtoûn s’empara de l’esprit d’Abou Sa’îd, et il lui donna la préférence sur toutes ses autres femmes. Elle demeura dans cet état presque tout le reste de la vie du sultan ; mais ce prince, ayant épousé plus tard une femme appelée Dilchâd, il l’aima d’un violent amour, et négligea Baghdâd khâtoûn. Or celle-ci en fut jalouse, et empoisonna Abou Sa’îd au moyen d’un linge, avec lequel elle le frotta après l’acte conjugal. Il mourut, sa postérité s’éteignit, et ses émirs s’emparèrent des provinces, ainsi que je le raconterai.

Lorsque les émirs surent que c’était Baghdâd khâtoûn qui avait empoisonné Abou Sa’id, ils convinrent de la mettre à mort. L’eunuque grec, khodjah Loulou, qui était un des principaux et des plus anciens émirs, s’empressa de mettre cette sentence à exécution. Il vint trouver Baghdâd khâtoûn pendant qu’elle était dans le bain, la frappa d’un coup de sa massue et la tua. Son corps resta étendu pendant plusieurs jours dans cette même place, les parties sexuelles recouvertes d’un morceau de tapis. Lecheïkh Hacan s’empara du royaume de l’Irak arabe, et épousa Dilchâd, veuve du sultan Abou Sa’id, de même que celui-ci avait épousé sa femme.


MENTION DE CEUX QUI S’EMPARÈRENT DE L’EMPIRE APRÈS LA MORT DU SULTAN ABOU SA’ÎD.

Parmi ceux-là : 1° le cheikh Haçan, fils de la tante paternelle du sultan, et que nous venons de mentionner, se rendit maître de tout l’Irak arabe.

2° Ibrâhim chah, fils de l’émir Sounitah (Sounataï), s’empara de Mossul et du Diàrbecr.

3° L’émir Artena s’empara du pays des Turcomans, connu sous le nom de pays de Roum.

k° Haçan khodjah, fils de Demurthâch, fils de Djoûbân, s’empara de Tibrîz, de Sulthâniyah, de Hamadân, de Kom, de Kâchân, de Rey, de Werâmîn, de Farghân (Wercân) et de Caradj.

5° L’émir Toghaïtomoûr se rendit maître d’une portion du Khorâcân.

6° L'émir Hoçaïn, fils de l’émir Ghiïâth eddîn, s’empara de Herât et de la plus grande partie du Khorâçàn.

7° Mélic Dînâr se rendit maître des pays de Mecrân et de Kîdj.

8° Mohammed chah, fils de Mozhaffer, s’empara de Yezd, de Kermân et de Warkoû.

9° Melic Kothb eddîn Temehten (Tehemten) s’empara de Hormouz, de Kich, de Kathif, de Bahraïn et de Kalhât.

10° Le sultan Abou Ishâk, dont il a été fait mention précédemment, s’empara de Chîrâz, d’Isfahân et du royaume de Fars, le tout comprenant une étendue de quarante-cinq jours de marche.

11° Enfin, le sultan Afrâciâb, l’atâbec, dont il a été aussi fait mention ci-dessus, se rendit maître d’Idhedj et d’autres contrées.

Mais revenons à notre propos. Je sortis de Baghdâd avec la suite du sultan Abou Sa’îd. Mon but, dans cette excursion, était d’observer l’ordre suivi par le roi de l’Irâk dans ses marches et ses campements, et sa manière de voyager. La coutume des Mongols consiste à se mettre en route dès le point du jour, et à camper vers l’heure de la matinée qui précède le moment où le soleil atteint sa plus grande hauteur. Voici l’ordre qu’ils observent : chaque émir arrive, avec ses soldats, ses timbales et ses étendards, et s’arrête dans un endroit qu’il ne dépasse pas, et qui lui a été assigné d’avance, soit à l’aile droite, soit à l’aile gauche. Lorsque tous sont arrivés et que leurs rangs sont au grand complet. le roi monte à cheval. Les timbales, les trompettes et les clairons destinés à annoncer l’heure du départ retentissent ; chaque émir s’avance, salue le roi et retourne à son poste ; puis les chambellans et les nakîbs (officiers principaux) se présentent devant le roi. Ils sont suivis des musiciens, au nombre d’environ cent, vêtus de beaux habits, et à cheval sur des montures appartenant au sultan. Devant les musiciens sont dix cavaliers, portant des timbales suspendues à leurs cous, et cinq cavaliers, lesquels portent des sornây ou flûtes (c’est l’instrument qui est appelé chez nous alghaïthah). Ils frappent ces timbales et jouent de ces flûtes ; puis ils cessent, et dix des musiciens chantent leur partie. Lorsqu’ils l’ont terminée, les timbales et les flûtes se font entendre de nouveau ; puis elles se taisent, dix autres musiciens chantent leur concert, et ainsi de suite, jusqu’à ce que dix actes soient terminés. C’est alors que l’armée campe.

Pendant le temps de la marche, les principaux émirs, au nombre d’environ cinquante, se tiennent à la droite et à la gauche du sultan. Les porte-drapeaux, les timbaliers, les clairons et les trompettes suivent ce prince ; puis viennent les esclaves du sultan, puis les émirs, chacun d’après son rang. Chaque émir possède des étendards, des timbales et des trompettes. L’émir djandar (ou émir du guet ; cf. ci-dessus, p. 64) est chargé de faire observer toutes ces dispositions, et il a sous ses ordres un nombreux détachement. Le châtiment de celui qui reste en arrière de sa troupe et de son corps consiste à lui ôter sa chaussure, à la remplir de sable, et à la suspendre au col du coupable. Celui-ci marche à pied, jusqu’à ce qu’il soit arrivé au lieu de la station. Alors on l’amène à l’émir, on le jette le ventre contre terre, et on le frappe de vingt-cinq coups de fouet sur le dos, soit qu’il jouisse d’un rang élevé, soit qu’il occupe une position infime ; car on ne dispense personne d’obéir a cette loi.

Lorsque les troupes arrivent au lieu du campement, le sultan et ses mamloûcs se logent dans un quartier séparé. Chacune des khâtoûn ou épouses du sultan loge aussi à part ; et elle a son imâm et ses moueddhins, ses lecteurs du Coran, et un marché spécial pour l’approvisionnement de son quartier. Les vizirs, les câtibs et les employés campent séparément, et chaque émir campe aussi de son côté. Ils se rendent tous ensemble à l’audience du sultan, après l’asr, et en reviennent après la dernière prière du soir. On porte devant eux des lanternes.

Lorsque le départ a lieu, on bat la grande timbale, puis celle de la principale khâtoûn, qui occupe le rang de reine, puis les timbales des autres khâtoûn, puis celle du vizir, et enfin, les timbales des émirs toutes ensemble. Ensuite l’émir commandant l’avant-garde monte à cheval, avec son corps, et il est suivi des khâtoûn. Après elles viennent les bagages du sultan et son train, et les bagages des khâtoûn. A leur suite marche un autre émir, avec son détachement, pour empêcher les gens de pénétrer entre les bagages et les khâtoûn ; vient enfin tout le reste de l’armée.

Je voyageai avec ce camp durant dix jours, puis j’accompagnai l’émir ’Alâ eddîn Mohammed à la ville de Tibrîz. Ce personnage était au nombre des principaux émirs. Nous arrivâmes à Tibriz, après une marche de dix jours, et nous logeâmes, en dehors de cette ville, dans un lieu nommé Châm, et où se trouve le tombeau de Kâzân (Gazan), roi de l’Irâk. Auprès de ce tombeau s’élèvent une belle medréceh et un ermitage où les voyageurs trouvent de la nourriture, consistant en pain, en viande, en riz accommodé avec du beurre, et en sucreries. L’émir me logea dans cet ermitage, situé entre des fleuves qui répandent au loin leurs eaux, et au milieu d’arbres touffus.

Le lendemain j’entrai dans la ville par une porte connue sous le nom de porte de Baghdâd. Nous arrivâmes à un grand marché nommé marché de Kâzân, et qui est un des plus beaux que j’aie vus dans l’univers : chaque métier y occupe une place séparée. Je traversai le marché des joailliers, et mon œil fut ébloui par toutes les espèces de pierres précieuses que je vis. Elles étaient entre les mains de beaux esclaves, revêtus de superbes habits, et portant en guise de ceintures des mouchoirs de soie. Ils se tenaient debout devant les marchands, leurs patrons, et offraient des joyaux aux femmes des Turcs, qui en achetaient un grand nombre, et cherchaient à se surpasser l’une l’autre dans cette dépense. Je vis, à cause de tout cela, un tumulte considérable. (Puisse Dieu nous préserver du pareil !)

Nous entrâmes ensuite dans le marché de l’ambre gris et du musc, et nous vîmes le même tumulte que j’ai mentionné tout à l’heure, ou même un plus grand. Puis nous arrivâmes à la mosquée djàmi’ fondée par le vizir Aly chah, connu par le nom de Djilân. En dehors de cette mosquée, à droite de la personne qui regarderait la kiblah (le côté du sud), est une medréceh, et à la gauche se trouve un ermitage. La cour de cette mosquée est pavée de marbre, et les murs en sont revêtus de kâchâny (carreaux de faïence colorés), qui ressemble au zelidj. Une rivière la traverse ; il s’y trouve plusieurs espèces d’arbres, des ceps de vigne et des jasmins. On a coutume de lire chaque jour, dans la cour de cette mosquée, après la prière de l’asr, la sourate YS. (xxxvi du Coran), celle de la Victoire (xlviii), et la sourate ’Amma (lxxviii) ; les habitants de cette ville se rassemblent pour cet objet.

Nous passâmes une nuit à Tibrîz ; mais, le jour suivant, l’émîr Alâ eddin reçut du sultan Abou Sa’îd l’ordre d’aller le rejoindre. Je partis avec l’émir, et je ne vis à Tibrîz aucun des ’ouléma. Nous voyageâmes jusqu’à ce que nous eussions atteint le quartier du sultan. L’émir lui apprit ma présence dans le camp, et m’introduisit auprès de lui. Le sultan m’interrogea touchant mon pays, et me fit don d’un vêtement et d’une monture. L’émir lui fit savoir que je voulais entreprendre le voyage du noble Hidjâz, et alors il m’assigna des provisions et une chamelle, pour la route que je devais faire, ainsi qu’une litière. Il écrivit dans ce sens en ma faveur à l’émir de Baghdâd, Khodjah Ma’rouf. Je retournai à Baghdâd, où je reçus tout ce que le sultan m’avait assigné. Comme il restait plus de deux mois jusqu’au temps du départ de la caravane, je jugeai à propos de faire une excursion à Mossul et dans le Diârbecr, afin de voir ce pays, et de retourner ensuite à Baghdâd, à l’époque du voyage de la caravane, pour me diriger vers le noble Hidjâz.

Je sortis de Baghdâd, et me dirigeai vers une station près du Dodjaïl (petit Tigre), fleuve qui est dérivé du Tigre, et qui fournit de l’eau à beaucoup de villages. Après deux jours de marche, nous descendîmes dans un gros bourg, nommé Harbah, qui est fertile et vaste. Nous continuâmes notre voyage et campâmes en un lieu au bord du Tigre, à côté d’un château appelé Alma’choâk (l’objet aimé). Il est bâti près du Tigre, et au côté oriental de ce château se trouve la ville de Sorra man raâ (quiconque l’a vue a été réjoui). On la nomme aussi Sâmarra et Sâm râh. Le sens de cette dernière dénomination, en persan, est : « le chemin de Sâm », car râh veut dire chemin. (Sâm est le nom d’un héros iranien, aïeul du fameux Rustem.) La ruine s’est emparée de cette ville, de sorte qu’il n’en reste debout qu’une fort petite portion. Le climat en est tempéré, et la beauté admirable, malgré ses malheurs et la destruction de ses vestiges. On y trouve, comme à Hillah, un mausolée consacré au maître de l’époque. (Cf. ci-dessus, p. 97.)

Nous quittâmes cette ville, et après avoir voyagé une journée, nous arrivâmes à Tecrit. C’est une grande ville, ayant de vastes dépendances, de jolis marchés, beaucoup de mosquées, et les habitants se distinguent par la bonté du caractère. Le Tigre coule au nord de cette ville, et elle possède un château fort au bord de ce fleuve. Tecrit est de construction ancienne, et une muraille fait le tour de cette belle cité.

Nous partîmes de ce lieu, et après avoir voyagé deux jours, nous atteignîmes un village appelé Al’akr, situé au bord du Tigre. Dans sa partie supérieure existe une colline, où était autrefois un château, et dans le bas est une hôtellerie, nommée le Kkân de fer, qui possède des tours, et dont la construction est très-soignée. Depuis ici jusqu’à Mossul, les villages et les champs en culture se suivent sans interruption.

Nous continuâmes à voyager, et campâmes dans un endroit nommé Alkayyârah, proche du Tigre. Ici se voit un terrain noir, dans lequel sont des sources qui fournissent de la poix. On pratique pour celle-ci des réservoirs, dans lesquels elle se rassemble. Tu dirais de l’argile sur la surface de la terre, mais d’une couleur très-noire, brillante, molle, et d’une bonne odeur. Autour de ces sources se voit un vaste étang noir, surmonté d’une sorte de mousse (ou écume) ténue, qu’il rejette sur ses bords et qui devient aussi de la poix. Près de ce lieu, il existe une source considérable, et lorsqu’on veut en retirer de la poix, on allume du feu sur cette source. Celui-ci absorbe l’humeur aqueuse que contient la poix, et après cela on la coupe en morceaux et on l’emporte. Nous avons déjà mentionné la source placée entre Coûfah et Basrah, et qui est du même genre.


VILLE DE MOSSUL.

Nous marchâmes deux jours depuis lesdites fontaines, puis nous arrivâmes à Mossul (Maoussil). C’est une ville ancienne, et qui abonde en biens ; la forteresse, appelée Alhadbâ (la bossue), est d’une grande importance, et célèbre par son caractère dinexpugnabilité. Celle-ci possède une muraille d’une construction solide, et munie de tours élevées. Les habitations du sultan sont contiguës à la forteresse ; et entre celles-ci et la ville il existe un chemin large et allongé, qui s’étend depuis le haut de la ville jusqu’à sa partie inférieure. Mossul est entouré de deux murs solides, ayant des tours nombreuses et rapprochées les unes des autres. Dans l’intérieur de la muraille sont des chambres placées l’une sur l’autre, et faisant le tour du mur. On a pu les percer ainsi, à cause de l’épaisseur desdites murailles. Parmi les murs des différentes villes, je n’en ai point vu de pareils, à l’exception de celui qui se trouve dans la ville de Dihly, capitale du roi de l’Inde.

Mossul possède un grand faubourg, qui contient des mosquées, des bains, des hôtelleries et des marchés. On voit, sur le bord du Tigre, une mosquée cathédrale, entourée de balustrades de fer, et à laquelle sont contigus des bancs, extrêmement jolis et solides, qui dominent le Tigre. Devant la mosquée se trouve un hôpital.

Dans l’intérieur de la ville sont deux mosquées principales, dont l’une est ancienne et l’autre, récente. Dans la cour de celle-ci se trouve une coupole, qui renferme un bassin de marbre octogone, supporté par une colonne de marbre. L’eau en sort avec force et impétuosité, et elle s’élève à la hauteur de la taille d’un homme ordinaire. Puis elle retombe, et offre ainsi un beau spectacle. Le bazar de Mossul est joli, il est garni de portes de fer, et entouré par des estrades et par des chambres, placées l’une sur l’autre, et d’une construction élégante.

Dans cette ville se voit le mausolée de Djirdjîs, le prophète, sur qui soit le salut ! (Elie, ou saint Georges.) Il contient une chapelle, et le tombeau se trouve dans un angle de celle-ci, à la droite du visiteur. Elle est située dans l’intervalle compris entre la nouvelle mosquée djâmi’ et la porte du pont. Nous pûmes visiter la tombe et prier dans sa chapelle, grâce au Dieu très-haut.

On voit aussi dans ce lieu la colline de Jonas, sur qui soit le salut ! et, environ à un mille de distance, la fontaine qui porte son nom. On dit qu’il commanda à son peuple de s’y purifier ; qu’après cela ils montèrent tous sur ladite colline, qu’il pria et qu’ils prièrent aussi, de sorte que Dieu détourna de leurs têtes le châtiment. Proche de la hauteur est un gros bourg, qu’avoisine une grande ruine, et l’on prétend que celle-ci est l’emplacement de la ville connue sous le nom de Ninaoua (Ninive), ville de Jonas. L’on aperçoit les vestiges du mur qui l’entourait, ainsi que les places de ses portes. Sur la colline sont un grand édifice et un couvent, où se trouvent des cellules nombreuses, des appartements, des lieux pour les purifications, et des fontaines ; le tout renfermé par une seule et même porte. Au milieu du couvent se voit une cellule avec un rideau de soie, et ayant une porte incrustée d’or et de pierreries. On dit que c’est l’endroit où se tenait Jonas, et l’on ajoute, que le chœur de la mosquée, qui se trouve dans le couvent, était la cellule où il priait Dieu. Les habitants de Mossul vont visiter ce couvent toutes les nuits du jeudi au vendredi, et ils y font leurs dévotions. Ils se distinguent par leurs nobles qualités, l’affabilité de leurs discours et par leur mérite ; ils aiment les étrangers, et ont pour eux de la prévenance.

L’émir de cette ville, lorsque j’y arrivai, était le vertueux Sayyid, le chérîf ’Alà eddin ’Aly, fils de Chams eddîn Mohammed, surnommé Haïder (lion). C’est un homme généreux et distingué ; il me logea dans son hôtel, et paya ma dépense tout le temps que je demeurai chez lui. Il est, en somme, l’auteur d’aumônes et de bienfaits célèbres. Le sultan Abou Sa’id l’honorait beaucoup, et lui avait confié cette ville et ce qui l’avoisine. Il monte souvent à cheval, entouré d’une nombreuse escorte de ses mamloûcs et de ses troupes. Les chefs des habitants de la ville et les grands personnages viennent le saluer matin et soir, et il est doué de bravoure et de majesté. Son fils, au moment où l’on écrit ceci, se trouve dans la capitale Fès, séjour des étrangers, domicile de celui qui est sous l’influence de la crainte, et lieu où les foules déposent leurs bagages. Que Dieu augmente sa beauté et sa splendeur, au moyen de la prospérité du règne de notre maître, le commandant des croyants, et qu’il garde ses côtés et ses environs !

Nous sortîmes de Mossul, et fîmes halte dans un village nommé ’Ain arrassad ; il est placé près d’un fleuve, sur lequel se voit un pont de pierre, et il possède une grande hôtellerie. Nous continuâmes notre marche, et descendîmes dans un village dit Almowaïlihah (la joliette), et puis dans la ville de Djezîret Ibn ’Omar. Elle est grande, belle, entourée par le fleuve (le Tigre), et c’est pour cela qu’on l’a nommée Djezîrah (île). La majeure partie est ruinée ; mais elle possède un beau marché et une mosquée ancienne, construite en pierres, d’un travail solide. Le mur de cette ville est aussi en pierres. Ses habitants sont d’excellentes gens, et ils aiment les étrangers. Le jour de notre arrivée dans cette ville, nous vîmes la montagne Aldjoûdy, qui est mentionnée dans le Coran, et sur laquelle s’arrêta l’arche de Noé, sur qui soit le salut ! (Coran, xi, 46.) C’est une montagne élevée et de forme allongée.

Nous marchâmes ensuite deux jours, et arrivâmes à Nassîbîn (Nisibe). Cette ville est ancienne, de moyenne grandeur, et en grande partie ruinée. Elle est située dans une large et vaste plaine, où se voient des eaux courantes, des vergers touffus, des arbres disposés avec ordre, et beaucoup de fruits. On fabrique dans cette ville de l’eau de roses, qui n’a pas sa pareille en senteur et en bonté. Un fleuve (le Hirmâs) entoure Nassîbîn et se recourbe sur lui, à l’instar d’un bracelet. Il tire son origine de différentes sources qui se trouvent dans une montagne, proche de la ville. Puis il se divise en plusieurs parties et pénètre dans ses jardins. Un de ses canaux entre dans la cité, il en parcourt les rues et les habitations, traverse la cour de sa mosquée principale, et se déverse dans deux bassins, dont l’un est au milieu de la cour, et l’autre près de la porte orientale. Cette ville est pourvue d’un hôpital et de deux collèges. Les habitants sont des gens probes, religieux, sincères et sûrs. Abou Nouwâs a eu bien

raison de parler ainsi qu’il le fait dans le distique suivant :

Nassibin a êié autrefois agréable pour moi, et je lui ai été agréable. Ah ! plût au ciel que mon lot dans ce monde ce fut Nasibin !

Voici ce que fait observer Ibn Djozay : « On attribue à la ville de Nassibin de la mauvaise eau et un air malsain. Un poëte a dit à son sujet : »

J’ai été émerveillé de Nassibin, et de ce qui, dans son séjour, amène les maladies.

Les roses, dans son enceinte, manquent de rougeur, à cause d’un mal qui se voit jusque sur les joues. (On ne trouve à Nassibin que des roses blanches. Cf. Abou’lféda, Géographie, p. 283.)

Nous partîmes ensuite pour la ville de Sindjâr ; elle est grande, possède beaucoup de fruits et d’arbres, des sources abondantes et des rivières. Elle est bâtie au pied d’une montagne, et elle ressemble à Damas pour la quantité de ses canaux et de ses jardins. Sa mosquée cathédrale jouit d’une grande réputation de sainteté, et l’on assure que la prière y est exaucée. Un canal entoure ce temple et le traverse. Les habitants de Sindjâr sont des Curdes, doués de valeur et de générosité. Parmi les personnages que j’ai rencontrés dans cette ville, je mentionnerai le pieux cheikh, le dévot et ascète ’Abd Allah alcurdy, un des docteurs principaux et auteur de prodiges. On raconte qu’il ne rompt pas le jeûne si ce n’est après quarante jours, et cela seulement au moyen de la moitié d’un pain d’orge. Je l’ai rencontré dans un couvent, sur la cime de la montagne de Sindjàr. Il fit des vœux en ma faveur, et me pourvut de pièces d’argent que je ne cessai de garder jusqu’à ce que je fusse pillé par les infidèles de l’Inde.

Nous nous rendîmes ensuite à la ville de Dâra. Elle est ancienne et vaste, son aspect est brillant (littéral, blanc), et elle a une forteresse très-élevée ; mais, à présent, elle n’est plus qu’une ruine, et elle est privée d’habitants. Au dehors de cette ville est un bourg bien peuplé, et c’est là que nous descendîmes.

Nous partîmes, et arrivâmes ensuite à la ville de Mâridîn. Elle est vaste, et située au pied d’une montagne ; c’est une des plus belles villes de l’islamisme, des plus admirables et des plus fortes, et une de celles qui possèdent les places les plus jolies. On y fabrique des étoffes qui prennent le nom de la ville, et qui sont faites avec la laine nommée almer’izz (nom qu’on donne aux poils de chèvre les plus lins). Cette ville est pourvue d’une forteresse très-haute, qui est au nombre des plus célèbres châteaux forts, et qui se trouve sur le sommet de la montagne.

Ibn Djozay ajoute : « Cette forteresse de Mâridîn est appelée Achchahbâ (la grise), et c’est d’elle qu’a voulu parler le poète de l’Irak, Safiy eddîn ’Abd al’azîz, fils de Sarâya alhilly, dans les vers qui suivent, extraits de son poëme du genre simth (ou mouçammath) : »

Or, quitte les habitations d’Alhillah, la vaste,
Et détourne-toi avec les chameaux, de la ville de Baghdâd.
El ne t’arrête point à Mossul, la ville bossue :
Certes, la llamme de la forteresse Chahbâ
Brûle le démon des vicissitudes du sort.

(D’après le Merâssid, la ville de Mossul est appelée Hadbâ, ou bossue, parce qu’elle est placée sur le Tigre, à l’instar d’une gibbosité. Nous avons vu plus haut, p. 134-5, que Hadbâ est aussi le nom de la forteresse de Mossul.)

« La citadelle d’Alep est aussi appelée Achchahbâ. Et cette poésie, du genre mouçammath, est admirable ; l’auteur l’a composée à la louange du roi victorieux (Almansoûr), sultan de Màridîn. C’était un prince généreux, d’une grande renommée ; il régna dans cette ville près de cinquante années, atteignit l’époque de Kàzân, le roi des Tatars, et s’allia au sultan Khodhàbendeh, en lui donnant sa fille Dounia khâtoùn. » (Cf. ci-dessus, p. 117.)


DU SULTAN DE MÂRIDÎN, LORS DE MON ARRIVÉE DANS CETTE VILLE.

C’était le roi Sâlih, fils du roi Mansoûr (que nous venons de nommer). Il a hérité du royaume de son père, et il a accompli des actes de libéralité qui sont célèbres. Il n’y a point dans l’Irâk, la Syrie et l’Égypte, de personnage plus généreux que lui. Les poètes et les fakîrs vont le trouver, et il leur donne des présents magnifiques, marchant ainsi sur les traces de son père. Il fut visité par Abou ’Abd Allah Mohammed, fils de Djâbir alandalocy almerouy, surnommé Alcafîf, qui fit son éloge, et il lui donna vingt mille dirhems. Il fail beaucoup d’aumônes, et entretient les collèges et les zàouïahs qui fournissent de la nourriture aux étrangers. Son vizir est un homme d’un rang élevé, savoir : le savant imâm, la perle du siècle, le phénix de l’époque, Djamâl eddîn Assindjâry. Il a professé dans la ville de Tibrîz, et s’est mis en relation avec les principaux ’ouléma. Son kâdhi suprême est le parfait imâm Borhân eddin Almaoussily, qui rapporte sa généalogie au saint cheikh Fath Almaoussily. Ce kâdhi est pieux, modeste et vertueux ; il porte un grossier habillement de laine, dont le prix n’arrive pas à dix dirhems. Son turban est à peu près du même genre. La plupart du temps il prononce ses jugements dans la cour de la mosquée, qui est hors du collège, et dans laquelle il fait ses dévotions. Quand une personne qui ne le connaît point le voit, elle pense que c’est quelque serviteur du kâdhi et un de ses aides.


ANECDOTE.

On m’a raconté qu’une femme se rendit près de ce juge, pendant qu’il se trouvait hors de la mosquée. Or elle ne le connaissait pas ; elle lui dit : « cheïkh, où siège le kâdhi ? » Il lui répondit : « Que lui veux-tu ? » Elle reprit : « Certes, mon mari m’a battue ; de plus, il a une seconde épouse et ne fait point la part égale entre nous, en ce qui concerne la cohabitation nocturne. Je l’avais cité devant le kâdhi ; mais il a fait défaut. Pour moi, je suis pauvre et n’ai rien à donner aux gens du kâdhi, afin qu’ils l’amènent à son tribunal. » Il dit : « Et où est située la demeure de ton mari ? » La femme répondit : « Dans le village des Matelots, hors de la ville. » Il reprit : « J’irai avec toi chez lui. » La femme dit : « Par Dieu, je n’ai rien à te donner ! » Et il répliqua : « Et moi, je n’accepterai rien de toi. » Puis il ajouta : « Dirige-toi vers le village, et attends-moi à l’extérieur, car je te suivrai. » Elle partit, ainsi qu’il le lui avait ordonné, et l’attendit. Le kâdhi arriva, sans que personne fût avec lui, car c’était son habitude de ne se laisser suivre par aucun individu. La femme entra avec le juge dans le logement de son mari, et lorsque ce dernier l’aperçut, il dit : « Quel est ce malheureux cheïkh qui raccompagne ? » Le kâdhi répartit : « Oui, par Dieu, je suis tel que tu le dis ; mais contente ta femme. » Leur entretien s’étant prolongé, des personnes survinrent, qui reconnurent le juge et le saluèrent. Alors le mari eut peur et fut couvert de confusion. Mais le juge lui dit : « Ne crains rien, et répare le tort que tu as envers ta femme. » Le mari donna satisfaction à son épouse ; le kâdhi leur fournit la somme nécessaire à la dépense de ce jour-là, et il partit. J’ai vu ce kâdhi, qui me donna l’hospitalité dans sa maison.

Je me remis en route pour retourner à Baghdâd, et arrivai à la ville de Mossul, que nous avons déjà mentionnée. Je trouvai hors de ses murailles sa caravane, qui se dirigeait vers Baghdâd. Parmi les pèlerins, il y avait une femme pieuse, servante de Dieu, appelée « la Dame dévote », et qui descendait des khalifes. Elle avait fait plusieurs fois le voyage de la Mecque, et elle jeûnait assidûment. Je la saluai, et me mis sous sa protection. Elle était accompagnée d’une troupe de fakirs qui la servaient : mais elle mourut dans ce voyage : que Dieu ait compassion d’elle ! Et son décès eut lieu à Zaroûd, où elle fut enterrée.

Nous arrivâmes à Baghdâd, où je rencontrai les pèlerins au milieu des préparatifs du départ. J’allai trouver le gouverneur de la ville, Ma’rouf khodjah, et je réclamai de lui l’exécution de ce que le sultan avait prescrit en ma faveur. Il m’assigna la moitié d’une double litière et les provisions de route, ainsi que l’eau, nécessaires pour quatre personnes. Il écrivit pour moi (un ordre mentionnant) tout cela, et envoya chercher le commandant de la caravane, qui était Albahluwân Mohammed alhaouih, et me recommanda à lui. Notre connaissance remontait à une époque précédente ; mais il en accrut l’intimité. Je ne cessai, en effet, d’être sous sa protection, et toujours il me comblait de bienfaits, et faisait plus encore eu ma faveur qu’on ne lui avait ordonné. A notre sortie de Coûfah, je fus atteint de dévoiement, et l’on me descendait de la litière un grand nombre de fois chaque jour. L’émir s’informait de mon état, et faisait des recommandations en ma faveur. Ma maladie continua jusqu’à mon arrivée à la Mecque, sanctuaire de Dieu très-haut. (Que Dieu augmente sa noblesse et sa considération !) J’accomplis les tournées que le pèlerin doit faire en entrant dans la Mecque, autour de la maison sainte. (Que Dieu l’exalte !) J’étais tellement faible que je dus satisfaire, étant assis, aux prières prescrites par la loi et accomplir les tournées, ainsi que la course entre Safa et Marwah, monté sur le cheval dudit émir Alhaouîh. Cette année-là nous fîmes la station à ’Arafat, le lundi ; et lors de la descente à Mina, je me sentis soulagé de mon mal, qui bientôt cessa totalement. Le pèlerinage fini, je m’établis à la Mecque, pour toute l’année, afin de m’y livrer aux exercices de piété.

Il y avait dans cette ville l’émir ’Alâ eddîn, fils de Hilâl, inspecteur ou intendant des bureaux (ou des revenus de l’État. Cf. l’Histoire des sultans mamlouks, t. I, p. 110-112), dont le séjour avait pour but la restauration de l’hôtel des ablutions, situé hors du marché des droguistes, près de la porte des Benou Cheïbah. Cette même année, un bon nombre de grands personnages égyptiens s’établirent à la Mecque, dans des vues pieuses. Nous nommerons :

1° Tâdj eddîn, fils d’Alkeouic ;

2° Noùr eddin Alkâdhi ;

3° Zeïn eddin, fils d’Alassîl ;

4° Le fils d’Alkhalily ;

5° Nâcir eddîn Alacioûthy ;

Je demeurai toute l’année dans le collège Mozhafférien, et Dieu me guérit de ma maladie. La vie que je menais était des plus agréables : j’étais tout occupé des processions autour de la Ca’bah, du service de Dieu, et de la visite des lieux saints. Dans le cours de l’année arrivèrent les pèlerins de la haute Égypte. Il y avait avec eux :

1° Le pieux cheikh Nadjm eddîn Alosfoûny, dont c’était le premier pèlerinage ;

2° et 3° Les deux frères ’Alâ eddîn ’Aly, et Sirâdj eddîn ’Omar, fils du pieux kâdhi Nadjm eddîn Albâlicy, juge au Caire ; et d’autres personnages que nous passerons sous silence.

Au milieu du mois de dhou’lka’dah arriva l’émir Seif eddîn Yelmelec, qui était un personnage éminent. Beaucoup d’habitants de Tanger, ma ville natale (que Dieu la garde !), l’accompagnaient. Citons les suivants :

1° Le docteur de la loi, Abou ’Abd Allah Mohammed, fils du juge Abou Tabbâs, fils du juge et prédicateur Abou’lkâcim aldjourâouy ;

2° Le légiste Abou ’Abd Allah, fils d’Athâ Allah (Dieu-Donné) ;

3° Le docteur Abou Mohammed. ’Abd Allah alhadhary ;

4° Le fakîh Abou ’Abd Allah almursy ;

5° Abou Tabbâs, fils du fakîh Abou ’Aly albalensy ;

6° Abou Mohammed, fils d’Alkabilah (l’accoucheuse) ;

7° Abou’lhaçan albiyâry ;

8° Abou Tabbàs, fils de Tâfoût ;

9° Abou’ssabr (le père de la patience) Ayyoûb alfakkhâr (le potier) ;

10° Ahmed, fils de Haccâmah.

Parmi les habitants de Kasr almadjâz (le château du Passage, près de Tanger) qui arrivèrent avec ledit émir, il y avait : le jurisconsulte Abou Zeïd ’Abdarrahmân, fils du kâdhi Abou Tabbâs, fils de Kholoûf ; et parmi ceux d’Alkasr alkebîr (le grand château ; c’est la même localité que la ville nommée Kasr ’Abd alkerîm, et Kasr ketâmah, dans le Maroc. Cf. Abou’lféda, Géographie, p. 133) :

1° Le fakîh Abou Mohammed, fils de Moslim :

2° Abou lshâk Ibrahim, fils de Yahia ;

3° Le fils du précédent ;

Cette même année arrivèrent aussi à la Mecque :

1° L’émir Seif eddîn Tokoûz Domoûr, un des officiers attachés spécialement au service du sultan d’Égypte (khâssekis) ;

2° L’émir Moùça, fils de Karamân ;

3° Le kâdhi Fakbr eddîn, inspecteur de l’armée et secrétaire des mamloûcs ;

4° Attâdj Abou Ishâk ;

5° La dame Hadak, nourrice du roi Annâcir.

Ils firent tous des aumônes copieuses au temple illustre, surtout le kâdhi Fakbr eddîn. Notre station à ’Arafat eut lieu cette année un vendredi, et c’était l’an vingt-huitième (728 de l’hégire, 1327-1328 de J. C.). Quand le pèlerinage fut accompli, je restai à la Mecque, occupé d’exercices de dévotion, l’année vingt-neuf (729 de l’hégire, 1328-1329 de J. C.). Cette année-ci arrivèrent de l’Iràk, en compagnie de l’émir Mohammed alhaouih :

1° Ahmed, fils de l’émir Rosnaïthah ;

2° Mobârec, fils de l’émir ’Athîfah ;

3° Le cheikh Zâdeh alharbâouy ;

4° Le cheikh Dânïàl (Daniel).

Ils apportèrent des aumônes magnifiques pour les modjâouirs et les Mecquois, de la part du sultan Abou Sa’îd, roi de l’Irâk. Son nom fut mentionné cette année-là dans le prône du vendredi, après celui du roi Nâcir, et l’on fit des vœux pour lui, du haut de la coupole du Zamzam. On nomma après lui le sultan du Yaman, le roi champion de l’islamisme, Noûr eddin. L’émir ’Athîfah n’avait point adhéré à cela, et il envoya son frère utérin, Mansoûr, pour en informer le roi Nâcir ; mais Romaïthah donna ordre de le faire rétrograder, ce qui eut lieu. Athîfah le fit partir une seconde fois, mais par la route de Djouddah, et il put ainsi instruire de tout cela le roi Nâcir.

Cette année-là, qui était l’an vingt-neuf (729 de l’hégire, 1328-1329 de J.C.), nous fîmes la station d’Arafat un mardi ; et après le pèlerinage, je continuai de rester assidûment près du temple de la Mecque l’année trente (730 de l’hégire, 1329-1330 de J. C.). Pendant les fêtes du pèlerinage de cette dernière année, la discorde éclata entre l’émir de la Mecque, ’Athîfah, et Aïdemoùr, émir djandàr (commandant des gardes du sultan) Annàciry. La cause de cela fut que des marchands du Yaman furent volés, et qu’ils se plaignirent de ce fait à Aïdemoûr. Celui-ci dit à Mobârec, fils de l’émir ’Athîfah : « Amène ces voleurs ! » Il répondit : « Je ne les connais point ; comment donc pourrions-nous les amener ? D’ailleurs, les habitants du Yaman sont sous notre domination, et tu n’as pas de pouvoir sur eux. Si l’on a volé quelque chose à un Égyptien ou à un Syrien, fais-moi des réclamations sur cela. » Aïdemoùr l’outragea et lui dit : « O entremetteur (proxénète) ! est-ce ainsi que tu me parles ? » Il le frappa sur la poitrine, de sorte que Mobàrec tomba, et son turban se détacha de sa tête. Le prince se mit en colère, et ses esclaves aussi se fâchèrent contre Aïdemoûr. Celui-ci monta à cheval pour rejoindre sa troupe, mais Mobârec et ses esclaves l’atteignirent et le tuèrent, ainsi que son fils. La guerre civile éclata à la Mecque, où se trouvait l’émir Ahmed, fils de l’oncle paternel du roi Nâcir. Les Turcs lancèrent des flèches, et tuèrent une femme, accusée d’avoir excité au combat les habitants de la Mecque. Tous les Turcs qui faisaient partie de la caravane montèrent à cheval, ainsi que leur commandant Khâss Turc. Alors le juge, les prélats et les modjâouirs allèrent au-devant d’eux, portant au-dessus de leur tête des exemplaires du Coran, et réclamèrent la paix. Les pèlerins entrèrent à la Mecque, y prirent ce qui leur appartenait, et partirent pour l’Égypte.

Ces nouvelles étant parvenues au roi Nâcir, il en fut attristé, et envoya des troupes à la Mecque. L’émir ’Athîfah, ainsi que son fils Mobàrec, s’enfuirent ; son frère Romaïthah et ses fils se retirèrent à Wàdi Nakhlah. Quand l’armée fut arrivée à la Mecque, l’émir Romaïthah expédia un de ses enfants, afin d’obtenir un sauf-conduit pour lui et ses fils. On le leur accorda, et alors Romaïthah se rendit près du commandant, tenant dans la main son linceul (en signe de soumission à la volonté du vainqueur). Il fut revêtu d’une robe d’honneur, et on lui livra la ville de la Mecque. Les troupes retournèrent au Caire : car le feu roi Nâcir était doux et très humain.