V


Dans le mois d’Août l’auteur revient à Londres où M. D. B. Viger, Agent du Bas-Canada auprès du Gouvernement Anglais, le prend pour son Secrétaire.


Je comptais toujours revenir à Québec dans l’automne ; mais des événements se préparaient qui allaient me retenir en Europe beaucoup plus longtemps que je n’avais songé. Le lendemain j’allai voir M. Viger que sa mission commençait à occuper sérieusement. M. Stuart que l’assemblée législative avait accusé de malversations dans l’accomplissement de ses fonctions de procureur général, était passé à Londres pour se défendre, et avait transmis une longue justification au ministre des colonies, lord Goderich, qui fut communiquée à M. Viger, et qui nécessitait une réplique. M. Isidore Bédard, membre de l’assemblée législative comme M. Viger, et actuellement à Londres, partait pour la France et l’Italie. Après quelques jours il fut convenu que je resterais en qualité de secrétaire auprès de l’agent diplomatique du Canada, ce que j’accueillis comme une bonne fortune, et je commençai sans perdre de temps à en remplir les fonctions.

Lorsqu’il fut décidé que je resterais à Londres, j’écrivis à mon père et à mes amis à Québec pour leur apprendre la cause inattendue qui me retenait en Angleterre. Je croyais encore mon pauvre père bien portant dans ce moment, et une pleurésie nous l’avait enlevé un mois après mon départ du Canada. Malheureux dans toutes ses entreprises, il n’avait réussi en rien. Il emporta seulement avec lui dans la tombe la réputation d’un citoyen honnête et religieux comme l’avaient été ses pères.

Les Méditations de Lamartine et la Mort de Socrate que je lisais alors, me parurent d’un plus grand charme dans l’état où était mon esprit. J’allai à la chapelle catholique de Lincoln’s Inn Field Square, où l’on entendait de la belle musique vocale, et où les fidèles, restes échappés aux persécutions religieuses des temps passés, me semblaient enveloppés du prestige que donne le triomphe de la justice sur la mort. J’arrêtai un autre jour à une Synagogue. J’y trouvai des hommes le chapeau sur la tête priant et chantant tour à tour. Ils étaient debout et se balançaient en s’envoyant le buste en avant et en arrière comme des gens qui s’amusent. Rien n’est plus simple que la tenue d’un temple hébreu. Il y avait plusieurs vieillards à longue barbe, mais je n’y vis aucune femme. On sait qu’elles ne sont pas admises dans la Synagogue toute imprégnée des idées de l’Orient.

Le lendemain j’entrai dans une église de quakers ; elle était pleine d’un monde qu’on distingue partout à son costume. Les quakers sont des gens industrieux et honnêtes ; quelques bizarreries n’empêchent point qu’ils ne soient partout respectés. Du reste, les sectes peu nombreuses peuvent éloigner les mauvais sujets de leurs rangs plus facilement que les catholiques, les grecs ou les calvinistes. Je ne saurais dire combien il y a de religion à Londres ; mais heureusement que personne n’ose proclamer bien haut, que les fidèles de l’une soient plus vertueux et plus purs que ceux de l’autre. En général il n’y a pas grande différence à cet égard.

Pour remplir mes nouvelles fonctions, je me rendais tous les jours chez M. Viger, qui persistait à loger au Café de Londres, où je l’avais trouvé la première fois que je l’avais visité.

Il fallut d’abord parcourir la défense de M. Stuart, qui formait un volume folio imprimé de l’épaisseur du doigt, et que M. Viger résolut de réfuter ligne à ligne, afin de ne rien laisser sans réplique. J’étais chargé de faire deux copies de cette réfutation, l’une pour le ministre des colonies et l’autre pour le Canada. Je suivais M. Viger dans sa rédaction. Au bout de quelque temps, le ministre en demanda la traduction qui fut confiée à un jeune avocat de Londres, M. Rose, et qui fut imprimée comme le reste. Outre l’œuvre de réfutation qui devait, par ses détails, prendre nécessairement beaucoup de temps, M. Viger s’interrompait à chaque malle américaine, pour écrire à M. Papineau et quelquefois à M. Neilson et à d’autres amis, ce qui se passait dans la métropole au sujet de notre mission et de notre pays. Il adressait aussi de temps à autre des lettres ou des mémoires au ministre sur différentes questions de politique coloniale, et obtenait souvent des entrevues avec lui ou son assistant, dans lesquelles il apprenait sans doute au gouvernement bien des choses qu’il n’aurait jamais sues, mais qui étaient plus propres, je présume, à importuner sa conscience qu’à la tranquilliser, s’il voulait faire disparaître sourdement notre nationalité comme l’Acte d’Union, et toute sa conduite avant et depuis ne le prouvent que trop. Bientôt M. Viger reçut un appui indirect dans l’arrivée de l’agent du Haut-Canada, M. McKenzie, qui se mit à attaquer, de son côté, avec une vigueur toute nouvelle, le système suranné qu’on persistait à vouloir maintenir dans les colonies.

C’est ainsi que nous fûmes occupés jusqu’à mon départ pour revenir au Canada. Nous travaillions du matin au soir sans relâche ; après la réfutation de la défense de M. Stuart dans un premier mémoire, il fallut répliquer à une seconde défense de l’accusé tout surpris de l’attention prêtée par le gouvernement aux remontrances de la province.

Dans ce travail que je faisais presque tête à tête avec lui, j’appris bientôt à connaître M. Viger, qui ne cessa point d’être pour moi plein d’égard et de politesse pendant tout le temps que je restai à Londres, c’est-à-dire jusqu’en 1833. Souvent nous sortions ensemble ; nous allions généralement vers les parcs et l’ouest de la ville. Nous dînions quelquefois en route chez un restaurateur ; d’autres fois, lorsqu’il ne sortait pas, M. Viger me retenait à dîner avec lui. Nous nous mettions à une de ces petites tables dont j’ai déjà parlé. Le Café de Londres était l’un des premiers hôtels bourgeois de la capitale. Les vins, les mets, le service y étaient excellents. Ceux qui le fréquentaient appartenaient à tous les états entre la somptueuse noblesse et la moyenne aisance, car la vie y coûtait de trois à quatre piastres par jour, surtout pour celui qui buvait des vins français. C’étaient des juges, des avocats, des rentiers, des bourgeois, des médecins, des ingénieurs et surtout des marchands…

J’avais fait, depuis quelque temps, connaissance avec un jeune avocat appartenant à une société de discussion composée en grande partie de jeunes confrères. Il voulut m’y faire agréger. On y discutait des sujets politiques, des questions de droit, etc. plusieurs membres montraient de véritables talents pour la parole. Les sujets étaient souvent traités avec habileté et dans un style toujours convenable. Il est inutile d’ajouter que l’art était recherché avec le plus grand soin. Il n’aurait pas fallu être à Londres, à ce grand foyer de toutes les œuvres d’esprit de la nationalité anglaise, pour négliger ce qui met le dernier sceau à la culture de l’intelligence. Ce sont ces premiers essais qui dévoilent les talents, les rassurent et les mettent sur la voie où ils doivent cueillir plus tard des triomphes et des lauriers.

On a cherché à établir des sociétés semblables au Canada ; mais elles n’ont pas eu beaucoup de succès jusqu’à présent. La réputation et la fortune s’y acquièrent à bon marché pour qu’on se livre constamment à de pareils travaux. Ce qui peut expliquer pourquoi l’on trouve si peu de valeur réelle dans les discours de la plupart de nos notabilités politiques lorsque le moment de l’excitation est passé. Nous ne parlons pas de littérature parce qu’à proprement parler il n’y en a pas encore sur les rives du Saint-Laurent, où la ruine et l’oubli ne tardent pas d’accueillir ceux qui osent s’y livrer.

J’assistais quelques fois aux cours de justice. J’entrai un jour, par hasard, à celle de chancellerie, où je trouvai lord Brougham sur le tribunal. Je pus le voir tout à mon aise, étant peu éloigné de lui. Ce grand orateur, cet homme d’une si grande science, était excessivement laid. Il avait un nez retroussé qui s’avançait en pointe, et de petits yeux enfoncés et perçant se serrant à la racine de ce nez qui a tant amusé les caricaturistes. Sa perruque officielle de laine grise à trois boudins, mise de travers sur sa tête, n’était pas faite pour cacher ces défauts. Mais l’ensemble de sa figure était vive d’intelligence et de lumière ; sa voix était pénétrante, et son geste facile et expressif. Il me parut sur son siège plein d’égards pour le barreau, et il mettait en parlant aux avocats dans le moment cette bonhomie qui rappelait l’ancienne amitié du confrère et la haute considération pour leur science. Cela me frappait d’autant plus que je n’étais pas accoutumé à voir toujours au Canada cette politesse familière et affectueuse régner entre les juges et le barreau. Je me rappelais le ton de morgue que prenaient trop souvent, disait-on, nos juges envers ceux qui les approchaient, bien que faute de lumières sur certaines choses, quelques uns de ces juges écrivissent même leur langue assez imparfaitement. Je voyais là que la véritable science, dans une haute civilisation, rapproche les hommes et les rangs. Je voyais devant moi l’un des plus savants hommes de l’Angleterre, revêtu de la plus haute charge judiciaire du royaume, discuter savamment avec les avocats, comme avec des collègues ou des amis, les points qui les occupaient.

Il ne faut pas que j’oublie de parler ici d’un homme à qui le Canada doit de la reconnaissance. M. Hume vient de descendre dans la tombe entouré de la considération générale. J’ai entendu plusieurs fois cet homme d’état dans la chambre des communes et dans les assemblées publiques de la ville. Il s’est montré en tout temps l’ami et le défenseur désintéressé du Canada, et surtout de ses habitants français. M. Viger le vit plusieurs fois, et toujours il eut lieu d’être satisfait de ses bonnes intentions pour nous. C’est donc avec regret que j’ai vu dernièrement la résolution de nos représentants de s’abstenir de toute expression de sympathie pour l’épouse de l’ancien défenseur de nos droits les plus chers. L’avenir de notre race n’est pas encore assez assuré pour manquer sitôt de reconnaissance. La gratitude n’a jamais fait de mal à personne.

M. Hume était un homme plus gros que grand, parlant toujours sensément, et versé surtout dans les questions d’économie. Sa grande fortune lui permettait d’employer plusieurs secrétaires pour recueillir les renseignements dont il pouvait avoir besoin dans toutes les questions qui s’agitaient dans le parlement, de sorte qu’il n’était jamais pris au dépourvu. Les services de M. Hume ne seront pas méconnus par l’histoire.

Je connus M. Roebuck et M. McGregor chez M. Viger.

M. Roebuck était un petit homme fort actif, plein de talents, qui faisait son chemin en dépit presque de la fortune. Il avait reçu une partie de son éducation au Canada, où sa mère devenue veuve et qui s’était remariée avec un fonctionnaire public, avait passé avec son mari. M. Roebuck qui avait pris la profession d’avocat, s’établit à Londres. Il se mit à écrire dans les journaux et dans les revues. Son talent d’écrivain attira l’attention des libéraux sur lui. Il était aussi bon orateur qu’écrivain. Il fit sensation dans les assemblées publiques et fut reconnu pour un homme infatigable qui serait d’un grand service à son parti. On le fit élire à Bath qu’il représente encore, je crois, dans le parlement. Il va sans dire qu’il était l’ami des libéraux du Canada et de la chambre d’assemblée. Il fut prié de plaider leur cause en parlement chaque fois que l’occasion s’en présenterait ; et il s’acquittait de sa mission avec autant de zèle que d’habileté.

La première fois que je le vis, il entra à pas précipités chez M. Viger, avec un tas de papiers sous le bras. Il s’assit un instant, resta debout plus longtemps, et l’expression de sa figure faisait connaître sa pensée avant l’expression des paroles. Je le vis ensuite plusieurs fois, toujours chargé de papiers et toujours doué de cette rapidité d’esprit et de cette abondance d’idées qui le distinguent. M. Roebuck est devenu l’un des principaux orateurs sur le grand théâtre parlementaire, jouant aujourd’hui un grand rôle dans la question d’Orient. J’étais fier que cette jeune plante se fût développée au soleil du Canada.

M. McGregor était un homme fort instruit et doué aussi de grands talents. Il s’occupait surtout de commerce et d’économie politique. Son ouvrage sur les colonies anglaises de l’Amérique du Nord, le meilleur qui eût paru dans ces derniers temps, et dans lequel il parle avec bienveillance des Canadiens, attira l’attention de l’Angleterre et surtout du gouvernement sur lui ; car on ne peut trop le dire à la gloire de la France et de l’Angleterre, les vrais talents ont une grande influence sur l’opinion publique de ces deux pays, et par contre coup sur le pouvoir lui-même. M. McGregor fut bien accueilli des hommes d’état ; plus tard il devint membre de la chambre des communes, et aujourd’hui il occupe un poste important dans le Bureau du commerce, qui forme, comme on sait, partie du gouvernement.

M. McGregor se maria pendant que j’étais à Londres, et quelque temps après je fus invité avec M. Viger à aller passer la soirée chez lui. Nous fûmes accueillis avec cette politesse exquise et simple qui adoucit tant les rapports de la vie. Nous y trouvâmes quelques dames et quelques messieurs. Madame McGregor fut d’une amabilité parfaite. M. McGregor, en sa qualité d’homme de lettres et d’économiste distingué, laissait de temps à autre briller à la surface de sa conversation les idées qui l’occupaient dans son cabinet. Madame McGregor mêla la musique à nos causeries : elle joua du piano et chanta plusieurs jolies mélodies écossaises, qui donnèrent un nouvel élan à la conversation. On parla du caractère national des peuples et de l’enjouement naturel de la race celtique, à laquelle appartenait M. McGregor qui venait des montagnes d’Écosse.

Cette gaité cependant, en Écosse comme en Irlande, se voile aujourd’hui de plus en plus. On s’aperçoit que la conquête et le mélange des races ont passé par là.

Plus tard, je fus invité à une soirée où je rencontrai madame Gore, l’auteur de plusieurs ouvrages estimés en Angleterre. C’était une dame de très-belles manières, et qui n’avait pas du tout la froideur que l’on reproche souvent aux beaux esprits. Son léger embonpoint relevé par un coloris brillant, donnait un air élevé à sa figure, que voilaient aussitôt son esprit et ses grâces. Elle fut charmante toute la soirée sans laisser paraître le moindre petit plis de bas bleu, comme on désigne souvent à Londres, les dames qui ont la faiblesse d’imiter les hommes en faisant imprimer leurs pensées ou les gracieuses distractions de leur imagination.

Je connaissais encore depuis quelque temps un ancien officier à demi-paie, qui vivait à Londres en vieux garçon. Le colonel Home, c’était son nom, avait fait toutes les campagnes d’Espagne. À la paix, il avait vécu quelques années en France, où il avait connu la famille de M. Dérivas, le commensal que j’ai déjà nommé plus haut. Il nous avait fait visite une fois ou deux, lorsqu’il nous invita à aller prendre le thé chez lui un bon soir. Nous acceptâmes sa politesse avec plaisir, car malgré la différence d’âge, sa conversation avait beaucoup d’attrait pour moi ; et à l’heure fixée nous sonnions à sa porte dans le voisinage de St-James Square. Il nous reçut avec cette familiarité pleine d’égards que M. Dérivas avait coutume de lui témoigner à lui-même lorsqu’il était à Nantes. Nous parlâmes de la France, de l’Angleterre, de Napoléon, du duc de Wellington, de leurs campagnes ; nous fîmes raconter au colonel quelques uns des épisodes de sa vie militaire ; nous causâmes ensuite du Canada et de l’Écosse, sa patrie, et puis nous nous retirâmes vers minuit fort contents de notre soirée. Quelque temps après nous l’invitâmes à notre tour. Le colonel était un bel homme, qui touchait à peine à la vieillesse. Il parlait assez bien le français, et avait perdu sur le continent cet air exclusif et local qui déplaît tant aux étrangers en Angleterre.

Quelque temps après mon retour au Canada, M. Dérivas m’écrivait : « Le colonel Home s’informe toujours de vous, et m’a chargé maintes et maintes fois de le rappeler à votre souvenir. » J’aime à revenir sur les réminiscences d’un temps déjà loin de moi et qui sont toujours agréables à mon cœur.

Je trouvais la société la plus délicieuse dans les hommes de lettres ou les hommes qui, comme le colonel Home, avaient vu beaucoup de choses, et j’étais heureux de les entendre et d’être témoins des égards dont ils me paraissaient entourés. Cette espèce de culte venant de toutes les classes, surtout des classes les plus élevées, semblait élever à son tour le domaine de l’esprit, et marquer la place qu’occupent les hautes intelligences chez une grande nation.

Je voyais dans ces réunions littéraires et scientifiques les hommes des rangs les plus divers, se réunir comme des frères pour discuter les secrets de la nature, ou apprécier les œuvres du génie. Une noble ambition étouffait les atteintes de la jalousie, que l’opinion publique, du reste, savait bientôt désarmer par sa toute puissance, lorsque cette justice se manifestait avec trop peu de réserve. Il me semblait que chaque nation en Europe, craignant d’être dépassée par une autre dans les armes, dans les lettres dans les arts, dans les sciences, n’avait pas assez de paroles d’encouragement pour ceux qui marchaient les premiers dans toutes ces carrières de la gloire et du génie.

Les agréables réunions dont je viens de parler m’amènent naturellement à dire quelque chose des mœurs sociales de l’Angleterre.

Si la société politique est bruyante et tumultueuse dans cette libre Albion, si l’aristocratie est fière et somptueuse à la ville, la société domestique est en revanche fort paisible dans la classe moyenne.

Mes loisirs étaient alors remplis par les affaires de la Pologne, dont la situation avait quelqu’analogie avec la nôtre. La Pologne luttait pour sa nationalité comme nous ; mais les circonstances étaient aussi différentes dans les deux pays que l’organisation de la société l’est dans les deux hémisphères.

J’étais lié d’amitié depuis quelque temps avec le Dr. Schirma, naguère professeur de philosophie morale à l’université de Varsovie, et ancien élève de l’université d’Édimbourg. Ayant pris part à la dernière révolution de Pologne, il avait été obligé de s’expatrier à la suite des succès des Russes, et vivait à Londres où il avait plusieurs connaissances parmi les hommes de lettres. Il m’initia aux affaires de son pays et à la politique de Russie.

 

Quoiqu’il en soit, les Anglais qui s’intéressaient au sort de la Pologne, formèrent une association qui prit le nom de « Société Littéraire des Amis de la Pologne,» et qui élut pour son président l’auteur des « Pleasures of Hope », Thomas Campbell, et pour vice-présidents le comte de Camperdown, lord Panmure, et MM. Beaumont et Wyse, deux membres de la Chambre des communes. Cette association qui s’étendit ensuite à plusieurs villes d’Angleterre et d’Écosse, comme Hull, Bristol, Birmingham, Manchester, etc., adressa des pétitions au parlement pour appeler son attention sur les affaires de la Pologne, publia divers mémoires pour faire connaître à l’Angleterre la situation des choses à Varsovie. Les débats se renouvelèrent plusieurs fois dans les deux chambres, et surtout aux communes où lord Palmerston et lord John Russell repoussèrent, au nom du gouvernement, toute intervention, persuadés probablement que l’Angleterre seule était incapable de faire exécuter sa volonté sur les bords de la Vistule.

Dans l’intervalle j’avais été agrégé à l’association, et le secrétaire honoraire, M. Adolphus Bach, m’écrivait la lettre suivante :


société littéraire des amis de la pologne ;
Sussex Chambers, Duke street St. James.


« 16 août, 1832.


« Monsieur,

« J’ai l’honneur de vous informer qu’à une assemblée tenue le 15 de ce mois, vous avez été élu membre de cette société sur la proposition de Thomas Campbell, écuyer, secondé par Hunter Gordon, écuyer.

« Je prends la liberté de vous transmettre ci-joint, les règlements de l’association, et j’ai l’honneur d’être, etc. »

Plusieurs dames de distinction en faisaient partie. La société tenait ses séances ordinaires chez Campbell lui-même. Il occupait alors des appartements dans la maison connue sous le nom porté à la tête de la lettre que je viens de transcrire. C’était un reste d’un ancien édifice occupé autrefois par Cromwell. Campbell me dit un jour que dans la salle même où nous nous trouvions, le prétendant avait souvent reçu des ambassadeurs.

C’est là que j’eus occasion de voir jusqu’à quel degré le vrai talent est respecté en Europe. Il y avait une réunion d’une quarantaine de personnes. C’étaient le prince Czartoriski, le général Pac, le célèbre poète Ursin Niemcewicz, exilés, des membres de la chambre des lords et de la chambre des communes, des hommes de lettres. O’Connell est annoncé. Lorsqu’il fut introduit, tout le monde se leva spontanément pour rendre hommage au grand orateur, hommage qu’on ne rendit qu’à lui seul. Je ne l’avais entendu parler qu’une fois ou deux. Je pus l’examiner à mon aise, n’étant qu’à quelques pieds de lui en face. Il était de grande taille et gros en proportion. Il avait la figure ronde, le nez petit et le regard pénétrant. Il portait un frac bleu boutonné jusqu’au menton, et une cravate noire dont il roulait les bouts fort courts souvent dans ses doigts. Il dut parler. Il se leva. Le geste, le ton de sa voix, le langage tout annonçait le puissant orateur. Il affectait la prononciation irlandaise. Son discours fut applaudi. L’occasion n’exigeait pas un grand déploiement d’éloquence, mais lorsqu’il parla des malheurs de l’oppression, sa voix prit ce timbre presque tremblant, ses yeux prirent cette expression de douleur et de vengeance que je n’oublierai jamais.

Le prince Czartoriski avait déjà atteint la cinquantaine en apparence. Il était d’assez haute taille, et sa figure, plus longue que large, annonçait l’homme qui a pris son parti sur les revers de la fortune. Il n’en était pas de même du général Pac, comte polonais et ancien colonel dans les armées de Napoléon ; c’était un homme de taille moyenne, qui portait sur sa figure à la fois la résolution du soldat et la tristesse de l’exilé. Son magnifique palais de Varsovie et tous ses biens, qui étaient considérables, avaient été confisqués, comme ceux du prince Czartoriski et de tous les autres patriotes, Niemcewicz, génie d’un ordre supérieur, semblait moins abattu que ses compatriotes, et en même temps plus avancé qu’eux dans l’intimité de leurs hôtes ; mais cela était dû probablement à sa réputation littéraire. Le prince Czartoriski était l’ami intime du comte Grey.

Ces célèbres exilés, placés à part dans l’assemblée, ne prirent point la parole.

Les Polonais voulurent faire célébrer, le 7 septembre, anniversaire de la prise de Varsovie, une messe pour le repos de leurs frères tombés sous le fer des Russes dans cette fatale journée. Après la messe plusieurs membres de la société et plusieurs Polonais déjeunèrent chez Campbell. Le Dr Schirma adressa à la réunion quelques mots en anglais, qu’il termina en citant ces beaux vers de Campbell lui-même :

« Come — should the heavenly shock my life destroy,
And shut its flood gates with excess of enjoy ; —
Come but the day when Poland’s light is won,
And on my grave-stone shine the morrow’s sun… »

Ensuite il fit un discours en polonais à ses compatriotes : « Ces fragments maintenant exilés, dit-il, d’une grande nation, distinguée par son amour de la patrie et par ses malheurs. » Je dus contribuer à la célébration de ce premier anniversaire funèbre par quelques vers que je lus, et qui commençaient ainsi :

« On nous disait : Son règne recommence,
La Liberté partout renverse les tyrans :
Comme l’éclair on voit briller sa lance
Qui dans leurs chars poursuit les monarques errans.
Le guerrier de Warsaw sur son coursier fidèle,
Pour la patrie a ressaisi son dard :
Et déjà le clairon raisonne en la tourelle
Où sommeillaient les Satrapes du Czar »

Il y avait déjà quelque temps que M. Bédard était de retour à Londres.

M. Bédard était le fils de ce patriote inébranlable des temps de Craig, dont j’ai retracé l’énergie et la prudence dans un autre ouvrage. Il avait vingt et quelques années. C’était un homme d’une taille élevée, d’une figure mâle et expressive, doué de grands talents naturels, mais d’un caractère nonchalant qu’il tenait un peu de son père. Son nom et son esprit l’avaient fait choisir pour représenter le comté de Saguenay, je crois, à l’assemblée législative.

Lorsqu’il vit M. Viger partir pour l’Europe il lui prit fantaisie d’en faire autant. Il alla s’embarquer dans un port des États-Unis. On crut au Canada, qu’il allait prendre part aux travaux de la mission de l’envoyé canadien ; mais il n’en était rien. Débarqué à Liverpool, il voyagea en Angleterre, s’arrêta quelques jours à Londres où je le vis un instant, et partit pour la France et l’Italie, qu’il parcourut à loisir jusqu’à l’année suivante (1832.)

Je connaissais à peine M. Bédard ; mais la connaissance fut bientôt faite, et quelques jours après son retour en Angleterre, il vint loger avec moi. C’était un esprit gai, qui sous une surface mathématique et raisonneuse, cachait beaucoup d’imagination et des passions ardentes. Sa société ne m’en était que plus agréable. Mais je crus m’apercevoir que ses courses sur le continent avaient allumé en lui une passion funeste, celle du jeu. Sans avouer sa faiblesse, il me parlait de la Roulette, comme d’une invention qui pouvait faire la fortune d’un habile calculateur. Je le badinai sur ses illusions, sans pouvoir les détruire. Néanmoins il fut fort tranquille tout le temps qu’il resta à Londres ; mais l’ennui le rappela bientôt en France, où une maladie mortelle s’empara de lui et le conduisit au tombeau l’année suivante, comme on le verra ailleurs. Je lui avais conseillé vainement de retourner en Canada ; une fatalité semblait l’attacher à cette vieille terre d’Europe, où il devait laisser son nom et ses cendres. Je me séparai de lui avec regret et le triste pressentiment d’une fin qui ne se réalisa que trop tôt.

M. McKenzie, député par une partie de la population du Haut-Canada, venait se plaindre à la Métropole des imperfections du gouvernement de cette province. Le système administratif des colonies était comme le vaisseau qui fait eau de toute part. Tout le monde jetait les hauts cris. De partout l’Angleterre recevait des plaintes amères contre ses agents et contre l’organisation qu’elle persistait à maintenir dans ses possessions d’outremer.

M. McKenzie était membre de la législature alors comme aujourd’hui, et rédacteur d’un journal fort incommode pour le pouvoir. C’est un homme actif et persévérant, se délectant dans le conflit des partis jusqu’à Navy-Island, et ne s’épargnant lui-même en rien pour faire triompher ses idées. Il ramasse tout ce qui peut faire mal à ses adversaires, sans rien oublier. Il tient un livre ouvert où tout ce qu’ils ont dit et fait depuis qu’ils sont sur la scène, est scrupuleusement enregistré sous forme de discours, d’extraits de gazette, de documents parlementaires, et Dieu sait quelle uniformité règne dans la vie politique et parlementaire d’une foule d’hommes publics. M. McKenzie est très expert dans l’usage des armes que ces contractions lui donnent sans cesse ; mais sa vie publique à lui-même jusqu’à ce moment, semble prouver qu’il est plus fait pour l’attaque que pour la défense, et que le sang celtique bouillonne avec trop de force dans ses veines, pour lui permettre de remplir un rôle plus méditatif et plus tranquille. Malgré les reproches qu’on peut lui adresser sur son imprudente ardeur et l’exagération de ses idées, il faut reconnaître toutefois sa consistance et son indépendance ; car il est difficile de croire qu’il n’aurait pas pu, comme tant d’autres, retirer de sa popularité et du système responsable, ces avantages personnels qui ont tant contribué à faire accueillir partout l’Union des Deux Canadas.

M. McKenzie s’était mis de son côté à démontrer aux ministres les funestes écarts du gouvernement colonial, sans pouvoir réussir, plus que M. Viger, à faire sortir en apparence la Métropole de la route où elle se fourvoyait de plus en plus.

Tels étaient les hommes et les choses qui occupaient une partie de mon attention et de mon temps à Londres.

En septembre de la même année, M. Garneau fait un nouveau voyage à Paris, en compagnie de M. Viger ; nos voyageurs passent par Portsmouth le Havre ; ils s’arrêtent en passant à Rouen, dont M. Garneau nous donne une intéressante description, puis il continue :

Dans ce second voyage à Paris, je revis la plupart des lieux et des monuments que j’avais visités dans mon premier, et j’étendis mes courses dans les environs de la ville. Ainsi j’allai à Saint-Denis, à Montmorency, à Vincennes, à Saint-Maur, à Charenton, tous lieux illustrés par les romanciers et par les poètes.

Je fus assez heureux cette fois pour rencontrer M. Berthelot, avec qui je fis une partie de mes courses. M. Berthelot était un ancien avocat de Québec, en possession d’une belle fortune, et qui avait abandonné depuis longtemps la pratique pour mener une vie plus chrétienne. Des parents et des intérêts de famille l’avaient appelé une fois ou deux en France. Je ne pouvais avoir de meilleur cicerone.

Nos relations amicales formées à Paris ont duré jusqu’à la fin de ses jours. M. Berthelot est mort pour ainsi dire dans mes bras. C’était un homme instruit et ennemi de cet esprit d’intrigue et de comédie qui sert tant aujourd’hui aux adorateurs de la fortune. Il était revenu de beaucoup d’erreurs courantes dans son bas âge, de ces erreurs que l’esprit inépuisable de Voltaire avait fait agréer partout au milieu du rire inextinguible dont il avait accablé l’hypocrisie et la corruption de son temps. Il s’ennuyait de sa vie de célibataire, et regrettait souvent la société d’une épouse bien aimée qui aurait embelli la solitude de sa vieillesse.

Je passai une partie de mon séjour à Paris avec lui lorsque je n’étais pas avec M. Viger et M. McGregor. Je n’avais pas oublié non plus M. Mermet et sa dame, qui avaient eu tant de bonté pour moi l’année précédente, et qui la renouvelèrent cette année avec le même empressement. Je revis aussi M. Lebrun qui persistait toujours à voir en moi un compatriote de sa chère Normandie, quoique dans le fait Ls Garnault passé en Canada vers 1662, vînt d’une paroisse « située à deux lieues ou environ de Mirebeau en l’évêché de Poitiers, » et que son épouse fut de la Rochelle ; mais je n’avais pas d’objection à passer pour normand puisqu’il est bon de l’être quelquefois.

M. Garneau visita de nouveau Paris, en compagnie de MM. Viger et Berthelot ; puis il revint à Londres.

De retour en Angleterre, je commençai à penser au Canada. J’avais perdu mon père depuis mon départ, et la santé de ma mère était fort chancelante ; elle me demandait de revenir au printemps, et je voulais la voir encore vivante. Je pris mes mesures pour me rendre à ses vœux. La grande affaire qui retenait M. Viger à Londres, tirait à sa fin. Le gouvernement après une longue investigation allait destituer M. Stuart de ses fonctions. M. Morin, l’un des membres de notre chambre d’assemblée, arrivait, il est vrai, avec de nouvelles représentations sur d’autres questions de politique coloniale ; mais comme la solution pouvait s’en faire attendre longtemps, puisque celle de l’affaire de M. Stuart avait mis deux ans à venir, je résolus de retourner à Québec au printemps.

Au commencement de l’hiver nous vîmes arriver plusieurs de nos compatriotes. C’étaient pour la plupart des marchands passés en Europe pour leurs affaires, comme MM. Masson, W. H. Anderson, Larocque. J. F. Parent, Rodier, DeLagrave, Bernard ; c’était le rédacteur de la Gazette de Québec, M. Samuel Neilson. Il suffisait que M. Viger fût au Café de Londres pour les engager à venir y planter leurs tentes. Nous nous trouvâmes là, pendant quelque temps, huit à dix Canadiens à la fois, outre le représentant du Haut-Canada, M. McKenzie. En nous comptant nous croyions compter les progrès que faisait notre pays. Nous étions fiers d’être en aussi grand nombre dans un seul hôtel anglais, et nous partions de là pour faire des calculs sur l’avenir que la fortune réserve au Canada et que nous basions sur sa vaste étendue et sur ses grandes formes naturelles. On a beau dire, les grandes images agrandissent l’esprit de l’homme, et en agrandissant son esprit elles agrandissent sa destinée.

M. Delagrave partait pour Paris, d’où il commençait à nous arriver des nouvelles fort tristes de M. Bédard. Plus tard, le 11 mars. M. Berthelot m’écrivait : « M. Bédard est toujours à Paris, et se propose de s’embarquer pour le Canada au commencement du mois prochain. Sa santé a été faible, et j’ai été du nombre de ceux qui lui ont conseillé de ne pas se hasarder sur la mer dans une saison aussi orageuse que celle-ci. » Le 24, M. DeLagrave m’apportait une lettre qui contenait ces mots :

« Il ne me reste que le temps de vous dire que ce pauvre Isidore Bédard avec qui j’ai dîné il y a aujourd’hui quinze jours, est tombé le soir même très-malade d’un renouvellement de son crachement de sang. Il a été dangereusement malade depuis ce temps ; mais il est mieux, et les médecins m’assurent qu’il sera capable de s’embarquer au commencement de juin prochain pour le Canada. »

C’était une illusion. Il eut, il est vrai, vers le commencement du mois d’avril quelque mieux, et on espérait qu’il pourrait bientôt supporter la voiture pour se rendre dans une maison de santé ; mais cela ne dura guère. Il languit quelque temps encore, et finit par succomber à une maladie de poitrine sans avoir la consolation de revoir sa patrie.

M. Bédard, dont la vie était tranchée si soudainement, avait le plus bel avenir devant lui. Comme je l’ai dit, la réputation du père était pour le fils une recommandation toute spécial auprès de ses compatriotes. Des talents, ajoutés à cela, pouvaient le mener loin, s’il montrait le caractère et la consistance qui conviennent à un homme appelé à jouer un rôle dans la politique de son pays. Il joignait à ces avantages une élocution facile et une voix mâle et agréable qui le faisaient déjà rechercher dans les assemblées publiques.

Tout cela s’enfouit pour jamais dans la tombe sur une terre étrangère. Les délices et les tentations de l’Europe avaient ouvert sous les pas du jeune Canadien un abîme qu’il n’avait pu éviter, et dans lequel il s’était précipité avec toute l’ardeur d’un tempérament fougueux qui s’abandonne à ses passions.

Le voyage qui devait former le plus bel épisode de sa vie, était ainsi devenu la cause de sa perte.

La nouvelle de la mort prochaine de cet ami me parvint pendant que je faisais mes préparatifs pour aller m’embarquer à Liverpool, et me raffermit encore dans mon dessein en me rappelant plus vivement la situation précaire de ma pauvre mère, qui ne devait pas survivre bien longtemps à mon retour. J’avais introduit M. Dérivas à M. Viger, qui le prit pour me remplacer dans son secrétariat, et le 29 avril 1833, je partais de Londres au grand galop pour arriver le soir même à Birmingham, après avoir traversé un pays supérieurement cultivé, parsemé de bourgs et de villages avec çà et là deux ou trois villes qui, par contraste, m’avaient paru fort sales, Coventry surtout, bâtie sur le penchant d’une petite colline.

Avant de s’embarquer pour le Canada, M. Garneau parcourt Birmingham, Manchester, et surtout Liverpool dont il nous parle longuement.

Le moment de mettre à la voile arrivait. Je fis porter mes malles à bord, et je choisis la cabine où j’allais encore tant de fois m’endormir au gémissement sourd des vagues glissant sur la carène du vaisseau à quelques pouces seulement de mon oreille. Nous sortîmes du port de Liverpool, le 10 mai, comptant sur une traversée rapide et un ciel favorable ; mais rien n’est plus incertain que les vents. Il y avait à peine trois ou quatre jours que nous étions en route, lorsque nous commençâmes à éprouver des bourrasques qui nous firent regarder à notre pont et à notre mâture, comme un soldat regarde à ses pieds et à ses armes lorsqu’il va entendre sonner la charge. Des vents de tempête plus constants et presque toujours contraires, succédant à ces premiers caprices, soulevèrent enfin complètement les flots. Toutes les voiles hautes avaient déjà été serrées et tous les ris pris dans les voiles basses. Nous étions lancés sur la cime de vagues, puis précipités dans les gorges profondes qui les séparaient. Notre vaisseau battu par la mer qui jaillissait jusqu’au haut de nos voiles et roulait ensuite sur le pont, semblait une frêle nacelle sur cet océan tumultueux. La tempête dura deux ou trois jours avec fureur, au bout desquels elle s’apaisa graduellement. Mais le calme qui la suivit ne dura guère. Des coups de vent qui obligeaient nos matelots de monter dans les mâts à tout instant, nous retinrent, je ne sais combien de jours, vers le milieu de l’Atlantique à courir des bordées tantôt à droite, tantôt à gauche. L’ennui me prenait au milieu de cette orageuse immobilité. L’image du Canada m’apparaissait comme ces mirages trompeurs qui flattent les regards du voyageur au milieu du désert. Je voyais la fortune, l’avenir, le bonheur au delà des mers, dans cette sauvage contrée où l’espérance avait autrefois conduit mes ancêtres ; vain songe que les événements se sont plu ensuite à démentir en détail.

Cependant pour surcroît de désagrément le froid vint s’ajouter aux bourrasques ; l’océan se couvrait de ces immenses bancs de glace qui descendent des hautes régions du nord. Nous fûmes plus de dix autres longues journées au milieu de ces géants hyperboréens, tantôt en calme, tantôt en forte brise qui faisait écumer la mer. Les glaces qui hérissaient l’Océan, semblaient tantôt une côte à fleur d’eau, tantôt une haute montagne ; elles paraissaient ici comme des pointes de rocher, là comme des murailles à créneaux. Quelque fois une glace isolée s’élevait dans les airs comme une tour. Ces formes diverses et gigantesques étaient très-curieuses à voir, surtout lorsque le soleil les dorait de ses rayons. Il y avait de ces masses qui devaient avoir plus de trois cents pieds d’épaisseur, puisque la partie qu’on voyait au-dessus de l’eau avait plus de cent pieds de hauteur. À l’aide de la longue-vue, et quelque fois à l’œil nu, lorsque nous étions assez près, nous voyions l’eau se précipiter de la cime de ces masses immobiles, qui ressemblaient à d’immenses rochers de quartz, et former des cascades en tombant dans la mer.

Enfin nous atteignîmes les bancs de Terreneuve, et quelques jours après nous traversions le Golfe et nous entrions dans le fleuve Saint-Laurent. Il y avait plus de quarante jours que nous avions quitté l’Angleterre. Le vent cependant nous était toujours contraire, et nous ne pûmes jeter l’ancre devant Québec que le 30 juin, ou cinquante jours après notre départ de Liverpool. Mais rien ne s’oublie si vite que les désagréments de la mer.

Au reste, c’est avec un plaisir mêlé de tristesse que je suis revenu sur des jours déjà loin de moi, et qui apportaient tant de jouissances à mon esprit avide de nouveautés, lorsque je touchais de mes mains les anciens monuments de la vieille Europe, ces monuments qui marquent sur son sol les progrès de cette haute civilisation à laquelle l’Amérique doit tout ce qu’elle est, et qui a fait d’un vaste continent couvert de forêts et d’animaux sauvages, dans trois siècles à peine, l’une des plus belles et des plus riches contrées de l’univers.


 


FIN