Voyages, aventures et combats/Tome 2 - Chapitre 9

Alphonse Lebègue, Imprimeur-éditeur (Tomes 1 & 2p. 87-96).

IX

J’ai assisté à bien des combats sur mer, mais jamais je n’ai vu, je puis le dire, un acharnement semblable à celui que déploya notre équipage dans cette circonstance. L’enthousiasme, la rage, la cupidité agissant tout ensemble sur nos matelots, centuplaient leurs forces et entretenaient leur ardeur. Beaucoup d’hommes atteints soit par des éclats de bois, soit par la mitraille, continuaient leur service comme si de rien n’était   ; quant aux morts, ils tombaient sans pousser une plainte, et leur dernier soupir s’exhalait avec une imprécation ou une parole de défi.

Ainsi se passa la journée, sans qu’aucun avantage marqué parût vouloir faire pencher la victoire d’un côté ou de l’autre.

La corvette anglaise the Trinquemaley, c’était son nom, portait bien, il est vrai, dix canons de plus que nous, mais nous avions sur elle deux grands avantages   : le premier, et le plus précieux de tous, était d’abord l’énergie de notre désespoir   ; le second, c’est que le navire ennemi ayant une batterie couverte, et, par conséquent, sa coque se trouvant de beaucoup plus élevée sur l’eau que la nôtre, nos boulets portaient sur lui presque à tout coup, tandis que les siens frappaient bien plus rarement l’Amphitrite.

Cependant, aux dernières lueurs du crépuscule, et aux premiers souffles d’une brise qui verdissait l’horizon, le hasard des batailles parut enfin se déclarer pour nous. Le mât d’artimon du Trinquemaley tomba tout à coup sur son avant et masqua de son fardage une partie des canons qui nous foudroyaient ; nous accueillîmes cet événement par un hurlement de triomphe.

— La victoire est à nous, mes amis ! s’écria Maleroux, qui, pendant toute la durée du combat, n’avait cessé de diriger l’action avec une habileté, un à-propos et un sang-froid que bien peu de marins ont possédés à un degré aussi éminent que lui ; courage ! nous reverrons l’île-de-France et nous garderons notre or.

Notre brave capitaine, après avoir prononcé ces paroles qui trouvèrent un écho dans le cœur de chaque matelot, s’empressa de profiter de la confusion que la chute de son grand mât avait jetée à bord du Trinquemaley pour opérer notre retraite à la faveur de l’obscurité.

Malédiction ! au moment où l’Amphitrite laisse arriver pour prendre chasse, au moment où, semblable à un oiseau qui étend ses ailes pour s’élancer dans l’espace, elle déploie ses trois perroquets à la fois, un horrible craquement, suivi cette fois de cris lamentables, arrête subitement la joie de notre équipage et le plonge dans la stupeur. C’est notre mât de misaine qui, percé de plusieurs boulets au-dessous des jattereaux, vient de tomber à la mer avec tous ses agrès et en entraînant quelques hommes occupés à larguer les voiles !

Un cri de rage et de défi a dominé le bruit produit par cette chute : c’est Maleroux qui se révolte contre la fatalité et la provoque.

Cloués à notre place et réduits à l’inaction, nous devons forcément recommencer le combat.

Quelques mots à présent nous sont indispensables pour connaître la position de notre prise la Perle, commandée par le lieutenant Huguet, mon ancien chef direct à bord de la Preneuse.

Notre prise avait bravement ouvert le feu sur la mouche du Trinquemaley, à l’instant même où nous en venions aux mains avec cette corvette ; seulement, la Perle était montée par un faible équipage, qui ne pouvait manœuvrer que lentement ce lourd navire, tandis que la mouche du Trinquemaley, profitant de la force numérique de ses hommes et de la prestesse de ses évolutions, l’accablait de projectiles sans courir de grands dangers.

La mouche, dont l’équipage, je le répète, était plus que triple de celui de notre prise, cherchait en outre l’abordage, que notre pauvre Perle en était réduite à éviter sans cesse. L’issue de cette partie carrée entre les quatre navires restait donc toujours incertaine ; toutefois, à supputer et à peser froidement les chances, il fallait avouer qu’elles étaient du côté des Anglais.

— Une seule chose me console dans nos désastres, dit le capitaine Maleroux en s’adressant à son second, c’est que si nous succombons, nous tomberons sans laisser traîner l’honneur français dans la honte… Remarquez, Duverger, l’ardeur de notre équipage… On dirait qu’il augmente encore à mesure que croît le danger. Pauvres et chers enfants ! ils se battent comme des anges !

Maleroux, après avoir dit ces paroles, passa sa main sur ses yeux comme s’il eût voulu chasser une pensée importune qui l’obsédait, puis il reprit douloureusement et en baissant la voix :

— Et penser, pourtant, que c’est peut-être à ma seule présence sur l’Amphitrite que ces pauvres gens doivent d’essuyer tous ces désagréments ! Oh ! si j’étais sûr de cela !…

Maleroux n’acheva pas sa phrase ; mais le regard désespéré qu’il jeta sur l’abîme de l’Océan la compléta aussi clairement que s’il l’eût prononcée. Nos ennemis, malgré l’obscurité qui les enveloppait, continuaient leur tir avec une grande précision : vers minuit, le grand mât de hune de la corvette se rompit, tomba sur son avant et masqua encore une fois sa batterie.

Maleroux voulant profiter de cette avarie pour faire vent arrière et abandonner le champ de bataille, on brassa immédiatement en ralingue les voiles de l’arrière, on mit en action les avirons ; mais l’absence de toutes voiles d’avant occasionnée par la chute de notre mât de misaine, rendit l’abattée impossible, et l’Amphitrite, malgré tous nos efforts, n’en continua pas moins de présenter son travers au vent et à l’ennemi.

De son côté, le Trinquemaley, ayant perdu ses mâts de l’arrière, cherche en vain à prêter le côté au vent pour pouvoir nous canonner ; bientôt il est emporté en dérive, et abattant, malgré lui, vent arrière sur nous, il nous aborde de long en long.

Quant à nous, qui ne voyons notre salut que dans l’anéantissement complet de notre ennemi, nous saluons par des cris frénétiques de joie cet événement imprévu et heureux qui nous permet enfin d’en venir à l’arme blanche.

Sous le feu qui, loin de se ralentir, augmente plutôt de vivacité, les restes des vergues mutilées des deux navires se joignent et s’enlacent ; les flancs de l’Amphitrite et du Trinquemaley, bord à bord, tremblent et semblent au moment de s’ouvrir sous la commotion violente des bordées qu’ils déchargent à bout portant.

Les grenades pleuvent sur notre pont, notre artillerie, refoulée du dehors en dedans par le choc de la formidable préceinte de la corvette, recule à longueur de bragues ; mais qu’importe ! elle nous devient inutile, l’heure de l’abordage a sonné !

Chaque frère la Côte s’arme d’une espingole, d’une hache et d’un poignard. En avant ! Vingt de nos plus robustes matelots, munis de longues lances, tiennent à distance et neutralisent l’effet des piques et des baïonnettes anglaises. Enfin, sous le feu d’une mousqueterie meurtrière, nous montons à l’assaut ! L’intrépide Maleroux se multiplie avec une incroyable activité ; il nous excite par sa parole et par son exemple, mais notre courage n’a pas besoin, on le croira, d’être stimulé.

Enivrés par le combat, par l’odeur de la poudre, par notre haine pour l’Anglais, nous avons perdu le sentiment du danger et de la souffrance ; tout nous semble possible, les obstacles n’existent plus pour nous.

On commence par s’égorger à travers les sabords, puis la lutte s’engage sur le gaillard d’avant du Trinquemaley.

Les Anglais sont deux fois plus nombreux que nous ; ils se battent bravement, c’est vrai : ils défendent avec courage, pouce par pouce, l’espace que nous avons envahi ; mais que peuvent-ils contre la fureur sans nom qui nous anime ? Nos espingoles et nos piques creusent leurs rangs et élargissent le théâtre du carnage de toute la longueur du passavant !

Au milieu de cet affreux et sanglant pêle-mêle, de ce chaos hideux et sublime tout à la fois, on entend la voix retentissante de Maleroux, qui domine les cris des blessés et des mourants. L’intrépide Breton a retroussé les manches de sa chemise jusqu’au coude, et chaque fois que sa terrible hache s’abat, un Anglais tombe pour ne plus se relever.

Quoique fort occupé moi-même, je ne puis m’empêcher de remarquer notre second, Duverger, qui me coudoie en passant : jamais je n’oublierai l’impression que me causa la vue de ses lèvres violettes, de ses yeux de tigre, de son effroyable sang-froid ; pour toute arme, il n’a qu’un large coutelas à la main et un poignard entre les dents, mais ce coutelas, qui dégoutte de sang, a dû être fatal à bien des Anglais ! Cet homme pense à sa magnifique part de prise. Malheur à l’ennemi qui se trouve sur son passage.

Au reste, au dire des frères la Côte, dont se compose notre équipage, et qui tous ont déjà bravé tant de dangers, jamais un abordage n’a présenté un caractère de férocité, d’acharnement et de fureur semblable à notre lutte avec le Trinquemaley !

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner qu’après quelques minutes de cette gigantesque boucherie, l’équipage de la corvette soit culbuté, débusqué de tout point et refoulé jusqu’au gaillard d’arrière ! Une fois acculés dans cet étroit espace, les Anglais, ne pouvant plus résister, se précipitent, pour éviter la mort qui les menace, les uns à la mer, les autres dans la batterie, et nous laissent maîtres enfin de leur pont couvert de sang et de cadavres.

Notre second, Duverger, veut, implacable et sans pitié, que l’on égorge les Anglais entassés sur le gaillard d’arrière ; Maleroux s’oppose à cet acte de cruauté et, ne doutant plus de la victoire, les laisse se réfugier dans la batterie.

— Vous avez tort, capitaine, lui répond froidement le Normand, quand on porte avec soi des richesses pareilles à celles qui sont entassées à bord de l’Amphitrite, on ne saurait jamais prendre trop de précautions pour les conserver.

Cet affreux conseil, qu’une cupidité effrénée pouvait seule donner, était cependant, comme nous l’apprîmes bientôt à nos dépens, bon à suivre.

En effet, au moment où nous nous y attendons le moins, les Anglais réfugiés dans la batterie nous envoient des coups de fusil à travers les écoutilles, et, rechargeant leurs canons, recommencent leur feu contre l’Amphitrite. Une partie de nos matelots se précipite alors aux pièces, et la canonnade continue comme avant l’abordage.

Cependant, nous sommes toujours maîtres du pont de la corvette et nous y avons arboré les couleurs françaises.

Passé le premier moment de stupeur que nous a causé cet acte de folie, presque de trahison, nous nous empressons d’abattre les mantelets de sabords et nous claquemurons ainsi les Anglais dans leur propre batterie ; mais quel n’est pas notre étonnement lorsque nous voyons que l’équipage de la corvette n’interrompt pas pour cela son feu, et qu’il tire à travers les mantelets des sabords baissés, au risque presque certain d’incendier en même temps le Trinquemaley et l’Amphitrite !

— Malédiction ! s’écrie Maleroux. Je crois que j’aurais bien fait, Duverger, d’exécuter le massacre que vous m’avez proposé tout à l’heure ! Comment expliquer cette stupide et inconcevable conduite des Anglais ? Qui peut la produire ? L’ivresse, la folie, le désespoir ? C’est à n’y rien comprendre ! Quoi ! nous faisons grâce de la vie à plus de trente d’entre eux, nous sauvons ceux qui se noient, leur pavillon, arraché de sa place d’honneur, gît à nos pieds, et ils osent nous attaquer d’une façon si déloyale ?.. Il faut pourtant en finir avec eux !…

Nos frères la Côte, à qui cette stupide agression a rendu toute la fureur, se préparent à entrer dans la batterie et à y massacrer tous les Anglais qui s’y trouvent, lorsque des cris affreux qui s’y font entendre les arrêtent dans leur élan.

Bientôt une clarté qui se projette au large par toutes les ouvertures de la corvette succède à ces cris. Le feu est à bord du Trinquemaley.

— Capitaine, retournons sur l’Amphitrite, et tâchons de nous éloigner de ce navire avant qu’il saute, dit le second, Duverger.

— Sans sauver ces malheureux qui brûlent tout vivants sous nos pieds ! s’écrie Maleroux ; cela est impossible !…

Au moment même où notre capitaine prend si généreusement la défense et le parti de nos ennemis, de nouveaux coups de fusil nous sont adressés par eux à travers les écoutilles : il faut que ces gens soient en proie au délire.

À présent voudrait-on les sauver qu’il serait trop tard ! L’incendie augmente d’intensité avec une rapidité effrayante ; nous nous élançons, épouvantés pour la première fois depuis le commencement de ce combat, à bord de l’Amphitrite !

Nous sommes à peine rendus sur notre navire, quand une explosion terrible, sans nom, dont on ne peut se faire une idée, éclate, semblable à un volcan, le long de l’Amphitrite, et nous enveloppe d’un nuage de feu, de cendres et de fumée. Bientôt, des débris humains, sanglants et noircis, retombent sur notre pont et autour de nous : ce sont les restes du Trinquemaley et de son équipage !

Après cette effroyable catastrophe, qui nous enleva nos deux mâts de hune de l’arrière, nous éprouvâmes une telle stupeur, suite inévitable de la terrible commotion que nous avions ressentie, que nous restâmes un moment sans pouvoir nous rendre compte de notre position. Nous ne comprîmes pas comment nous nous retrouvions encore vivants sur notre navire en ruine.

Cependant, jamais nous n’avions eu besoin de plus d’énergie que dans ce moment solennel. L’Amphitrite flottait encore, contre toute vraisemblance, mais tellement disjointe dans toutes ses parties, qu’à peine pouvait-on espérer qu’elle surnagerait encore quelques minutes avant de s’enfoncer dans l’Océan.

Il n’y avait pas une minute à perdre : on se précipite aux pompes, que l’on fait jouer avec fureur ; on bouche à la hâte les déchirures de nos embarcations criblées de mitraille ; puis, à force de bras, on les met à la mer.

Alors a lieu un spectacle déchirant et que je demanderai la permission d’indiquer sans développements : on voit les blessés se hisser sur les parois de l’Amphitrite, que la mer emplit déjà en bouillonnant. Les malheureux ! Mais qu’ils ne craignent rien ; leur sauvetage est la seule pensée de Maleroux ; lui-même, avec un calme et une présence d’esprit qui rendent ce travail facile, dirige leur embarquement dans nos canots.

Aussitôt nos embarcations pleines, elles se dirigent vers la Perle qui s’avance sur nous. La Perle et la mouche du Trinquemaley ont toutes les deux, d’un accord commun et spontané, suspendu leur feu après la catastrophe de la corvette. L’un et l’autre de ces navires nous envoient chacun deux canots. Le sauvetage général opéré, nous plaçons dans la chaloupe les victimes les plus maltraitées ; bientôt l’Amphitrite s’enfonce avec une vitesse si effrayante que nous sommes obligés de l’abandonner en laissant derrière nous quelques moribonds que la mer, qui déborde sur le tillac et par les écoutilles, va sauver d’une douloureuse agonie : nous poussons au large, mais, hélas ! de tous les malheurs que depuis la veille nous avons éprouvés, il nous reste encore le plus épouvantable à subir !

À peine la chaloupe qui porte Maleroux est-elle éloignée de quelques brasses du bord, que notre pauvre capitaine, se rappelant qu’il a oublié d’emporter ses lettres d’expédition, ordonne que l’on rebrousse chemin.

Le danger est grand, mais comment ne pas obéir ! L’embarcation accoste bientôt sur l’arrière des grands porte-haubans de l’Amphitrite presque submergée, et Maleroux, avec une audace qu’un bonheur inouï justifie, saute dans la chambre presque déjà remplie d’eau, s’empare de ses expéditions et remonte sur le pont.

Malheur ! au moment de mettre le pied dans la chaloupe, notre infortuné capitaine sent un obstacle peser sur sa tête : c’est le filet de casse-tête du gaillard d’arrière[1] ; Maleroux, sans perdre en rien son sang-froid, essaie en vain de se dégager, sans pouvoir y parvenir. On se précipite à son secours, mais efforts impuissants ! L’Amphitrite s’enfonce au même moment, en emportant dans sa tombe humide et son digne commandant et la chaloupe dont l’équipage s’est dévoué pour essayer de le sauver.

Quelques matelots valides qui montent cette embarcation se jettent à la mer ; la plupart sont entraînés par la violence du gouffre que vient de creuser la submersion de notre pauvre Amphitrite, et ceux-là ne reparaissent plus ! D’autres enfin, plus heureux, s’emparent de vive force du canot de la mouche-goélette anglaise, qui leur sert à atteindre celui que la Perle envoie à leur secours.

  1. Ce filet, tendu horizontalement à dix pieds au-dessus du pont, est destiné à amortir les coups des objets que les projectiles ennemis précipitent du gréement sur le tillac.