Voyages, aventures et combats/Tome 2 - Chapitre 16

Alphonse Lebègue, Imprimeur-éditeur (Tomes 1 & 2p. 164-175).

XVI


À chaque sillon que notre fureur trace dans les rangs ennemis, de nouveaux combattants roulent, semblables à une avalanche, du haut de la dunette du Kent et viennent remplacer leurs amis gisant inanimés sur le gaillard d’arrière ; c’est à perdre la raison d’étonnement et de fureur.

Le combat continue toujours avec le même acharnement ; partout l’on entend des cris de fureur, des râles de mourants ; les coups sourds de la hache, le cliquetis morne du bâton, mais presque plus de détonations d’armes à feu. Nous sommes trop animés des deux côtés les uns contre les autres, pour songer à charger nos mousquets ; cela demanderait trop de temps ! Il n’y a plus guère que nos chasseurs bourboniens qui continuent à choisir froidement leurs victimes et continuent le feu.

Tout à coup un déluge de grenades, lancées de notre grande vergue avec une merveilleuse adresse et un rare bonheur, tombe au beau milieu de la foule ennemie et renverse une vingtaine d’Anglais. C’est le gabier Avriot qui tient la parole qu’il a donnée à Surcouf de venger les deux lanceurs tués sur la vergue de misaine.

Ce nouveau désastre ne refroidit en rien, je dois l’avouer, l’ardeur de nos adversaires. Le capitaine Rivington, monté sur son banc de quart, les anime, les soutient, les dirige avec une grande habileté. Je commence, quant à moi, à douter que nous puissions jamais sortir, sinon à notre bonheur, du moins à notre avantage, de cet abordage si terrible, et où nos forces sont si inférieures, lorsqu’un heureux événement survient qui me redonne un peu d’espoir.

Le capitaine Rivington, atteint par un éclat de grenade qu’Avriot vient de lancer, est renversé de son banc de quart : on relève l’infortuné, on le soutient, mais il n’a plus que la force de jeter un dernier regard de douleur et d’amour sur ce pavillon anglais qu’il ne verra pas au moins tomber ; puis, sans prononcer une parole, il rend le dernier soupir.

Surcouf, à qui rien n’échappe, est le premier à s’apercevoir de cet événement ; c’est une occasion à saisir, et le rusé et intrépide Breton ne la laissera pas s’échapper.

— Mes amis, s’écrie-t-il en bondissant, sa hache à la main, du sommet de la drome sur le pont, le capitaine anglais est tué, le navire est à nous ! À coups de hache ! maintenant, rien que des haches aux premiers rangs… En serre-file les officiers avec vos piques… Emportons le gaillard d’arrière et la dunette… c’est là qu’est la victoire.

Le Breton, joignant l’exemple à la parole, se jette tête baissée sur l’ennemi ; sa hache lance des éclairs et un vide se forme autour du rayon que parcourt son bras ; en le voyant je crois aux héros d’Homère, et je comprends les exploits de Duguesclin ! Le combat cesse d’être un combat, et devient une boucherie grandiose ; nos hommes escaladent, en la grossissant des corps de quelques-uns, la barricade formée de cadavres qui les sépare du gaillard d’arrière et de la dunette. La lutte a perdu son caractère humain, on se déchire, on se mord, on s’étrangle !

Je devrais peut-être à présent décrire quelques-uns des épisodes dont je fus alors le témoin, mais je sens que la force me manque. Les nombreuses années qui se sont écoulées depuis l’abordage du Kent, en retirant à mon sang sa fougue et sa chaleur, me montrent aujourd’hui sous un tout autre aspect que je leur trouvais alors, les événements de mon passé.

Je demanderai donc la permission de passer sous silence, souvenirs douloureux pour moi, les combattants qui, aux prises sur les pavois du Kent, tombent enlacés à la mer et se poignardent d’une main, tandis qu’ils nagent de l’autre ; ceux encore qui, lancés hors du bord par le roulis, sont broyés entre les deux navires. Je reviens à Surcouf.

Le tenace et intrépide Breton a réussi ; il s’est enfin emparé du gaillard d’arrière et de la dunette. Les Anglais épouvantés de son audace ont fini par lâcher pied et se précipitent dans les écoutilles, hors du bord, dans les panneaux, sous les porte-haubans et surtout dans la dunette.

La lutte semble terminée. Surcouf fait fermer les panneaux sur nos ennemis, lorsque le second du Kent, apprenant la mort de Rivington, abandonne la batterie, où il se trouve, et s’élance sur le pont pour prendre le commandement du navire et continuer le combat.

Heureusement sa tentative insensée et inopportune ne peut réussir ; il trouve le pont en notre pouvoir, et il est obligé de battre tout de suite en retraite ; mais il n’en est pas moins vrai que cette sortie a coûté de nouvelles victimes !

Cette fois, le doute ne nous est plus possible, nous sommes vainqueurs ! Pas encore. Le second du Kent, exaspéré de l’échec qu’il vient de subir, et ayant sous la main toutes les munitions en abondance, fait pointer dans la batterie, en contrebas, des canons de 18, pour défoncer le tillac du gaillard et nous ensevelir sous ses décombres.

Surcouf, est-ce grâce au hasard ? est-ce grâce à son génie ? devine cette intention. Aussitôt, se mettant à la tête de ses hommes d’élite, il se précipite dans la batterie : je le suis.

Le carnage qui a lieu sous le pont du vaisseau ne dure pas longtemps, mais il est horrible : cependant, dès que notre capitaine est bien assuré que cette fois la victoire ne peut plus lui échapper, il laisse pendre sa hache inerte à son poignet, et ne songe plus qu’à sauver des victimes. Il aperçoit entre autres Anglais poursuivis, un jeune midshipman qui se défend avec plus de courage que de bonheur, car son sang coule déjà par plusieurs blessures, contre un de nos corsaires.

Surcouf se précipite vers le jeune homme pour le couvrir de sa protection ; mais le malheureux, ne comprenant pas la généreuse intention du Breton, lui saute à la gorge, et essaie inutilement de le frapper de son poignard, lorsque le nègre Bambou, croyant que la vie de son chef est en danger, cloue d’un coup de lance l’infortuné midshipman dans les bras de Surcouf, qui reçoit son dernier soupir. L’expédition de la batterie terminée, nous remontons, Surcouf en tête, sur le pont ; le combat a cessé partout.

— Plus de morts, plus de sang, mes amis ! s’écrie-t-il. Le Kent est à nous ! Vive la France ! vive la nation !

Un immense hourra répond à ces paroles, et Surcouf est obéi : le carnage cesse aussitôt. Seulement nos matelots excités par le combat se souviennent de la promesse qui leur a été faite avant l’abordage : ils ont droit à deux heures de la part du diable ! Ils s’élancent donc dans l’entrepont, et se mettent à enfoncer et à piller les coffres et les colis qui leur tombent sous la main.

Surcouf, qui entend les plaintes que poussent les malheureux Anglais en se voyant dépouillés de leurs effets, devine ce qui va se passer, et un nuage assombrit son front. Il est au moment de s’élancer, mais il se retient.

— La parole de Surcouf doit être toujours une chose sacrée mes amis ! nous dit-il en étouffant un soupir.

Quelques minutes s’écoulent et le bruit continue ; seulement cette fois des cris de femmes se mêlent aux clameurs des pillards.

— Ah ! mon Dieu ! j’avais oublié la plus belle partie de notre conquête, nous dit Surcouf. Allons à leur aide, mes amis…

Nous suivons aussitôt notre capitaine, et nous arrivons devant les cabines occupées par les Anglaises : ces dames, effrayées du tumulte qui s’est rapproché d’elles, demandent grâce et merci…

Surcouf les rassure, leur présente ses respectueux hommages avec tout le savoir-vivre d’un marquis de l’ancien régime, s’excuse auprès d’elles du débraillé de sa toilette, s’inquiète de leurs besoins, et ne les quitte qu’en les voyant redevenues calmes et tranquilles. Toutefois, quoique pas un homme de notre équipage n’ait certes songé à abuser de la position de ces passagères, Surcouf place, pour surcroît de précaution, des sentinelles aux portes des cabines qu’elles occupent, en leur donnant pour consigne de tirer sur le premier qui voudrait pénétrer chez les Anglaises.

Parmi ces dames qui, une fois rendues à la liberté et à leurs familles, s’empressèrent de reconnaître avec autant de bonne foi que de reconnaissance les respectueux empressements dont elles avaient été l’objet, se trouvait une princesse allemande, la fille du margrave d’Anspach, qui suivait dans l’Inde son mari, le général Saint-John.

Du reste, je ne dois pas oublier d’ajouter que pas un homme de notre équipage ne songea un instant à s’emparer des objets, et il y en avait de fort riches et de grande valeur, qui se trouvaient dans les cabines des passagères. Quant aux deux heures de la part du diable, Surcouf par ses simples exhortations, car il avait donné sa parole, je l’ai dit, et ne pouvait revenir sur cette promesse, trouva moyen de les réduire considérablement, presque de les annuler.

Pendant que le chirurgien-major de la Confiance, M. Lenouel de Saint-Malo s’occupe à soigner les blessés, et que l’on s’empresse de dégager les grappins et l’ ancre qui enchaînent encore notre navire au bâtiment anglais, Surcouf fait venir devant lui le second du Kent pour lui demander des explications, et voici ce que nous apprenons :

En juillet 1800, les deux vaisseaux de la Compagnie anglaise des Indes the Kent et the Queen, tous deux de 1 500 tonneaux et montant chacun 38 canons, transportaient plusieurs compagnies d’infanterie et différents officiers et passagers à Calcutta, lorsque, se trouvant dans la baie de San-Salvador, au Brésil, le feu se déclara à bord du Queen, qu’il consuma entièrement. Son compagnon de route, the Kent, recueillit alors à son bord deux cent cinquante marins et soldats du vaisseau incendié, ce qui porta son équipage à 437 combattants, sans compter le général Saint-John et son état-major.

— Parbleu, mes amis, nous dit Surcouf après ces explications, savez-vous, qu amour-propre a part, nous pouvons nous vanter entre nous d’avoir assez bien employé notre journée ? Il nous a fallu escalader, sous une grêle de balles, une forteresse trois fois plus haute que notre navire, et combattre chacun trois Anglais et demi ! Ma foi, je trouve que nous avons bien gagné les grogs que le mousse va nous apporter !

— Parbleu ! je ne m’étonne plus à présent, Surcouf, dit en riant M. Drieux, qui avait lui-même si fort contribué à notre triomphe, si, quand nous abattions un ennemi, il s’en présentait deux pour le remplacer ; mais ce qui me surprend, c’est que toi, qui devines ce que tu ne vois pas, tu ne te sois pas douté, avant d’aborder le Kent, à quel formidable équipage nous allions avoir affaire…

— Laisse donc ! je le savais on ne peut mieux…

— Ah bah ! et tu n’en as rien dit ?

— À quoi cela eût-il servi ? à décourager l’équipage… pas si bête… Seulement je savais bien qu’une fois la besogne commencée, mes frères la Côte ne la laisseraient pas inachevée. L’événement a justifié mon espérance !

Le second du Kent nous avoua ensuite avec une franchise qui lui valut toute notre estime, que le capitaine Rivington, avant le commencement de l’action, avait eu la galanterie de faire avertir ses passagères que si elles voulaient assister au spectacle d’un corsaire français coulé à fond avec son équipage, elles n’avaient qu’à se rendre sur la dunette du Kent. Le fait est, ajouta le second, que je ne puis me rendre encore compte, messieurs, comment il peut se faire que je me trouve en ce moment votre prisonnier, et que le pavillon du Kent soit retourné sens dessus dessous en signe de défaite. Je ne comprends pas votre succès.

— Dame ! cela est bien simple, lui répondit Surcouf. J’avais engagé ma parole auprès de mon équipage qu’avant la fin du jour votre navire serait à nous ! Cela explique tout : je n’ai jamais manqué à ma parole.

Sur le champ de bataille que nous occupions se trouvait comme spectateur un trois-mâts more, sur lequel nous transbordâmes nos prisonniers. Toutefois Surcouf ne leur accorda la liberté que sous la parole que l’on rendrait un nombre égal au leur des prisonniers français détenus à Calcutta et à Madras, et que les premiers échangés seraient l’enseigne Bléas et les matelots de l’embarcation capturée par la Sibylle.

Ces arrangements conclus et terminés, Surcouf, mû par un sentiment de grandeur et de désintéressement partagé par son équipage, laissa emporter aux Anglais, sans vouloir les visiter, toutes les caisses qu’ils déclarèrent être leur propriété et ne point appartenir à la cargaison.

Quant aux Anglais trop brièvement blessés et dont le transbordement eût pu mettre les jours en danger, ils restèrent avec leurs chirurgiens à bord de la Confiance ; malheureusement, l’abordage avait été si terrible, si acharné, les blessures par conséquent étaient si graves et si profondes que presque pas un d’entre eux ne survécut. Ils furent tous emportés, au bout de quelques jours, au milieu de souffrances épouvantables, par le tétanos.

Les avaries des deux navires réparées, M. Drieux passa avec soixante hommes à bord du Kent, dont il prit le commandement, et comme cet amarinage, uni à nos pertes, avait réduit nos forces de façon à nous rendre, sinon impossible, du moins dangereuse toute nouvelle rencontre, nous nous dirigeâmes, naviguant bord à bord, vers l’île de France ; nous eûmes le bonheur de l’atteindre sans accident.

Jamais je n’oublierai l’enthousiasme et les transports que causèrent notre apparition et celle de notre magnifique prise parmi les habitants du Port-Maurice.

Notre débarquement fut un long triomphe. C’était à qui aurait l’honneur de nous serrer la main. Obtenir un mot de nous était considéré comme une grande faveur ; et quand nous consentions à accepter un dîner en ville, on ne trouvait rien d’assez bon pour nous être offert.

— Eh bien, Garneray, me dit un jour Surcouf, que je rencontrai dans une réunion, t’avais-je trompé, mon garçon, en te promettant que si tu voulais associer ta fortune à la mienne tu n’aurais pas lieu de t’en repentir ! En comparant ta position actuelle à celle que tu avais lorsque Monteaudevert t’a présenté à moi, n’es-tu pas un millionnaire ? Crois-moi, ne me quitte pas.

— Je ne demande pas mieux, capitaine, que de m’embarquer de nouveau avec vous.

— Oui ; eh bien ! je dois mettre sous peu à la voile pour Bordeaux, où MM. Tabois-Dubois, les consignataires de mon armateur, veulent envoyer la Confiance, armée en aventurier, porter une riche cargaison : ainsi tiens-toi prêt. Mais, qu’as-tu donc ? Cette nouvelle semble te contrarier ?

— Ma foi, à vous dire vrai, capitaine, je sens qu’à présent que j’ai goûté l’Inde, il me serait difficile de m’acclimater de nouveau en France !… Je vous accompagnerai, parce que je ne veux pas vous quitter ; mais si ce n’était pour vous…

— Tu es un imbécile, mon cher Garneray, dit Surcouf en m’interrompant, non pas de préférer l’Inde à la France, au contraire, je t’approuve fort à cet égard ; mais bien de ce que, préférant l’Inde à la France, tu abandonnes le premier de ces deux pays pour retourner dans le second ! Et cela pourquoi ? parce que c’est moi qui commande le navire. Sérieusement parlant, je te remercie du sentiment d’affection que tu me portes et que, tu sais que je n’aime pas les phrases, je te rends bien, mon garçon !… Vois-tu, la vie est courte, et il faut savoir en jouir, c’est là la mission de l’homme intelligent… Tu aimes l’Inde, restes-y. Tu as de l’argent, j’en ai encore bien plus, si tu en avais besoin, à ta disposition ; intéresse-toi dans quelque affaire maritime, fixe-toi, pour le moment, dans ces parages.

— Mais vous, capitaine, pourquoi retournez-vous en France ?

— Oh ! moi, garçon, c’est autre chose. Tout viveur et rond que tu me vois, j’ai un sentiment dans le cœur qui m’obsède et me harcèle sans cesse… Je vais en France pour me marier !

En effet, le 29 janvier 1801, Surcouf, commandant la Confiance, mettait à la voile pour Bordeaux.

Comme ces mémoires, renfermant seulement les faits dont j’ai été témoin, laissent en route, sans plus s’en occuper, des personnages auxquels le lecteur pourrait s’intéresser, mais que le hasard n’a plus placés sur mon chemin, j’ajouterai que Surcouf, après une traversée accidentée au possible, et que je regrette vivement de ne pas avoir faite, ce qui me donnerait le droit de la raconter à présent, trouva en arrivant les passes de la Gironde bloquées et parvint à débarquer la riche cargaison de la Confiance à La Rochelle, où il mouilla le 13 avril suivant.

Quant à son mariage avec celle qu’il aimait, mademoiselle Marie-Catherine Blaize, il eut lieu à Saint-Malo le 8 prairial an IX de la République, ou, si l’on aime mieux le 28 mai 1801. On voit que Surcouf menait aussi rondement les affaires de sentiment que celles de sa profession. Le corsaire breton avait alors vingt-sept ans !