Voyages, aventures et combats/Tome 2 - Chapitre 15

Alphonse Lebègue, Imprimeur-éditeur (Tomes 1 & 2p. 154-164).

XV


On se précipite aussitôt sur les armes : chacun se munit d’une hache et d’un sabre, de pistolets et d’un poignard ; puis, une fois que les combattants ont garni leurs ceintures, ils saisissent, les uns des espingoles chargées avec six balles, les autres des lances longues de quinze pieds : quelques matelots, passés maîtres dans cet exercice, serrent énergiquement dans leurs mains calleuses un solide bâton.

Surcouf, toujours plein de prévoyance, fait distribuer aux non-combattants, qu’il range au milieu du pont, de grandes piques ; et il leur donne la consigne de frapper indistinctement sur nos hommes et sur ceux de l’ennemi, si les premiers reculent et si les seconds avancent.

Les hunes reçoivent leur contingent de monde ; des grenades y sont placées en abondance, et notre commandant confie la direction de ces projectiles meurtriers aux gabiers Guide et Avriot, dont il connaît l’intrépidité, l’adresse et le sang-froid. Enfin des chasseurs de Bourbon, expérimentés et sûrs d’eux-mêmes, s’embusquent sur la drome et dans la chaloupe pour pouvoir tirer de là, comme s’ils étaient dans une redoute, les officiers anglais.

Dès lors, nous sommes en mesure d’attaquer convenablement : nous faisons bonne route.

— Savez-vous bien, capitaine, dit un jeune enseigne du bord, nommé Fontenay, que tous ces cotillons juchés sur la dunette du navire ennemi ont l’air de se moquer de nous ! Regardez ! elles nous adressent des saluts ironiques, et nous font de petits signes avec la main qui peuvent se traduire par : « Bon voyage, messieurs, on va vous couler ! Tâchez de vous amuser au fond de la mer ! » Oh ! que nous allons nous divertir !

— Fanfaronnade que tout cela ! reprend Surcouf. Ne vous mettez point ainsi en colère, mon cher Fontenay, contre ces charmantes ladies… d’autant plus qu’avant une heure d’ici nous les verrons, humbles et soumises, courber la tête devant notre regard !… Alors, ma foi, il ne tiendra plus qu’à nous de leur jeter le mouchoir ; mais nous serons plus généreux et plus polis envers elles qu’elles ne le sont en ce moment pour nous !… Nous respecterons leur malheur et leur faiblesse, et nous leur montrerons ce qu’il y a de générosité et de délicatesse dans le cœur des corsaires français !… Ce que je dis là a l’air de vous contrarier, Fontenay !… Oui, je sais que vous êtes friand d’aventures… Tant pis pour vous ; je veux et j’entends que ces femmes soient traitées avec les plus grands égards…

— Voilà aussi des messieurs habillés de rouge, semblables à des écrevisses bouillies, dit à son tour l’enseigne Viellard, qui haussent les épaules et nous tournent le dos !…

— Tant mieux donc, cela est de bon augure ! répond le Breton, qui semble s’amuser des insultes que nous prodiguent nos ennemis, mais qui, on le voit à l’éclair de son regard et à la mastication nerveuse de son cigare, est en proie intérieurement à une profonde colère.

En effet, Surcouf pour tromper son impatience, passe son poignet dans l’estrope du manche de sa hache, frotte la pierre de son fusil avec son ongle, jette son gilet à la mer, et, déchirant avec ses dents les manches de sa chemise jusqu’à l’épaule, met son bras puissant et dénué d’entraves à l’air.

— À plat ventre tout le monde, jusqu’à nouvel ordre ! reprend-il après un léger silence qu’il emploie à dompter sa fureur.

Pendant le cours de nos préparatifs et de notre conversation, le vaisseau ennemi avait viré de bord vent devant pour rallier la Confiance et pouvoir ensuite la foudroyer tout à son aise ; de notre côté, nous avions exécuté la même évolution, afin de gagner sa hanche, tomber après sous le vent à lui et lancer nos grappins à son bord.

Nos amures étaient à bâbord, les siennes à tribord, aussi, dans le moment où nous le croisions pour la deuxième fois, dans le but d’atteindre cette position, il nous envoie toute sa bordée de tribord à demi-portée : un heureux hasard nous protégeait, sans doute la chance de Surcouf, car cette trombe de feu ne nous toucha même pas.

Alors la Confiance laisse arriver un peu pour passer sous le vent du vaisseau ; mais l’ennemi, qui comprend que cette manœuvre n’a pour but que de nous faciliter l’abordage, vire encore de bord une fois, et nous oblige, par son changement d’amures, à venir du lof sur l’autre bord, afin de le maintenir toujours sous notre écoute.

Cependant Dieu sait que le vaisseau ne craint pas l’abordage ; il croit en toute sincérité, et sans que cette croyance soit altérée par le moindre doute, qu’il aurait à l’arme blanche facilement raison de nous. Toutefois, il préfère à un combat, qui, bien que l’issue n’en soit même pas pour lui douteuse, peut, et doit cependant lui faire éprouver quelques pertes, il préfère, dis-je, nous foudroyer et nous couler à distance, sans s’exposer lui-même à aucun danger.

Pour manœuvrer plus commodément, il cargue même sa grande voile. Cette manœuvre n’est pas encore terminée, que Surcouf, avec cette perception rapide et inouïe qui le distingue à un degré si éminent, et lui a déjà valu tant de prodigieux succès, pousse un cri joyeux qui attire l’attention de tout l’équipage. C’est le rugissement triomphant du lion qui s’abat victorieux sur sa proie.

— Il est à nous, mes amis ! dit-il d’une voix éclatante.

La plupart de nos marins ne comprennent certes pas la cause de cette exclamation ; mais comme Surcouf, à leurs yeux, ne peut se tromper, ils n’en accueillent pas moins cette bienheureuse nouvelle avec des cris de joie.

Il ne nous reste plus maintenant, pour forcer l’ennemi à accepter l’abordage, qu’à nous placer sous le vent et par sa hanche de tribord. Cette position, rien ne peut nous empêcher de la prendre ; seulement il nous faut la payer par une troisième volée tirée à petite portée de mousquet ; n’importe, nous ne pouvons laisser échapper, sans en profiter, la faute énorme et irréparable que l’ennemi a commise en se privant de sa grande voile ; nous subirons cette dernière volée.

Effectivement, comme nous nous y attendions, le volcan de sa batterie fait irruption et éclate. L’orage de fer inonde notre pont et nous enlève notre petit mât de perroquet : raison de plus pour persévérer ! Il est évident que l’ennemi va être forcé de venir se mettre à la portée de nos grappins ; courage !

— Qu’il s’y prenne maintenant comme il voudra, nous n’en serons pas moins bientôt à son bord ! s’écrie Surcouf.

— Arrondissez sa poupe à tribord, timoniers ! continue notre capitaine.

— Largue les boulines et les bras du vent partout !

La Confiance, prenant vent sous vergue, s’élance alors sur son ennemi avec la rapidité provocante d’un oiseau de proie.

Alors le Kent, nous apercevons enfin le nom du vaisseau ennemi écrit en lettres d’or sur son arcasse, le Kent, voulant nous lâcher sa quatrième bordée par bâbord, envoie vent devant, manque à virer comme nous l’avions prévu, et décrit une longue abatée sous le vent.

— Merci, portefaix de mon cœur, s’écrie Surcouf en apostrophant ironiquement le Kent, tu viens me présenter ton flanc de toi-même ! Vraiment, on n’est pas plus aimable et pas plus complaisant ! Canonniers ! halez dedans les canons de bâbord, ils gêneraient l’abordage. Masque partout ! Lof, lof la barre de dessous, timonier !

La Confiance, alors ombragée par les voiles du Kent, rase sa poupe majestueuse, se place contre sa muraille de tribord, et se cramponne après lui avec ses griffes de fer.

Ici, il se passe un fait singulier, et qui montre, mieux que ne pourrait le faire un long discours, combien l’audace de Surcouf dépassait de toute la hauteur du génie les calculs ordinaires de la médiocrité.

Son agression a été tellement hardie que les Anglais ne l’ont pas même comprise : en effet, nous croyant hors de combat, par suite de la dernière bordée, et ne pouvant soupçonner que nous songeons sérieusement à l’abordage, ils se portent en masse et précipitamment sur le couronnement de leur navire, pour choisir leurs places et pouvoir jouir tout à leur aise de notre défaite et de nos malheurs.

Que l’on juge donc quelle dut être la stupéfaction de l’équipage du Kent quand, au lieu d’apercevoir des ennemis écrasés, abattus, tendant leurs mains suppliantes et invoquant humblement des secours qu’on se propose de leur refuser, il voit des marins pleins d’enthousiasme qui, les lèvres crispées par la colère, les yeux injectés de sang, s’apprêtent, semblables à des tigres, à se jeter sur eux…

Ce spectacle est pour eux une chose tellement inattendue, que pendant quelques secondes les Anglais ne peuvent en croire leurs yeux. Bientôt cependant l’instinct de la conservation les rappelle à la réalité et ils abandonnent le couronnement du Kent, avec plus de précipitation encore qu’ils n’en ont mis à l’envahir, pour courir aux armes.

Les deux navires bord à bord et accrochés par les grappins, nos vergues amenées presque sur le bastingage du Kent, présentent à nos combattants un pont qui les conduit sur son gaillard d’avant.

— À l’abordage ! s’écrie Surcouf d’une voix qui ressemble à un rugissement et n’a plus rien d’humain.

— À l’abordage ! répète l’équipage avec un ensemble de bon augure et en s’élançant, avec un merveilleux élan, sur le vaisseau ennemi.

— Quant à vous, non-combattants, continue Surcouf, chez qui la prudence et le sang-froid ne s’endorment jamais, quant à vous, non-combattants, ne bougez pas de vos places, et massacrez sans pitié tous ceux qui descendront sur le pont, qu’ils soient Anglais ou Français… peu importe… tuez-les toujours !…

Surcouf vient à peine de donner cet ordre, qui rappelle assez Fernand Cortez brûlant ses vaisseaux, quand une quatrième volée partant du Kent nous assourdit et nous couvre de flamme et de fumée ; la Confiance frémit, à cette secousse, depuis sa carène jusqu’aux sommets de ses mâts ; heureusement elle est si ras sur l’eau, qu’à peine est-elle atteinte.

— À toi, maintenant, Drieux ! s’écrie bientôt Surcouf en s’adressant à son second, qui commande la première escouade d’abordage.

En ce moment, les flancs des deux navires, poussés l’un contre l’autre par la puissante dérive du Kent, se froissent, en grinçant à la lame, avec une telle violence, qu’ils menacent de s’ouvrir ou de se séparer. Notre bonne chance ne nous abandonne pas ! au même moment une des lourdes ancres du vaisseau anglais, qui pend sur sa joue de tribord, s’accroche dans le sabord de chasse de la Confiance, et rompt une partie de ses pavois, qui craquent et se déchirent en lambeaux !

— C’est un fameux crampon auxiliaire ! s’écrie Surcouf en se jetant dans les enfléchures pour donner l’exemple.

Seulement notre équipage, trompé par le bruit effroyable, dans la position où nous nous trouvons, produit par ce déchirement, se persuade que le navire s’ouvre et va couler à fond. Ne voyant plus dès lors un moyen de salut que dans la prise du Kent, son ardeur s’accroît jusqu’au délire.

Drieux, officier aussi intrépide que capable, conduit son escouade d’abordage avec autant de valeur que de présence d’esprit. Il franchit bientôt l’intervalle qui sépare les deux navires, et, atteignant le gaillard d’avant, tombe impétueusement sur l’ennemi, qui, au reste, je dois l’avouer, fait bonne contenance.

Les officiers anglais, trahis par leurs brillants uniformes, commencent alors à tomber sous les balles infaillibles de nos chasseurs de Bourbon.

Un officier ennemi, au milieu de cette boucherie, de ce pêle-mêle général, braque une pièce de l’avant dans la batterie, de façon à pouvoir prendre la Confiance en écharpe, et y met le feu. Quelques matelots qui passaient sur les bras et la verge de l’ancre sont mutilés ou broyés, qu’importe : on les vengera.

Pour être juste et impartial, ce qui sera toujours mon plus vif désir, et pour rendre à chacun la part de gloire ou de faiblesse qui peut lui revenir, je dois reconnaître que Drieux n’est pas le premier homme de notre bord dont le pied foule le pont du Kent. Celui à qui était réservé le bonheur de se trouver avant tous en présence de l’ennemi est un simple nègre nommé Bambou.

Bambou avait parié ses parts de prise, avec ses camarades, qu’il serait le premier à bord du Kent, et il avait gagné sa gageure. Armé simplement d’une hache et d’un pistolet, il s’est affalé du haut de la grande vergue au beau milieu des Anglais, qui, stupéfaits de son audace, le laissent se frayer un sanglant passage à travers leur foule, et rejoindre, sur l’avant, l’escouade de Drieux, qu’il va seconder dans ses efforts.

Pendant que Drieux combat, Surcouf, avec cette lucidité d’esprit qui embrasse jusqu’aux moindres détails d’un ensemble, surveille et dirige la bataille.

— Allons donc, Avriot, allons donc, Guide, s’écrie-t-il, des grenades donc ! des grenades ! toujours des grenades !

— À l’instant, capitaine, répond le gabier Guide placé dans la hune de misaine, c’est que les deux lanceurs du bout de la vergue viennent d’être tués.

— Eh bien ! baptise les Anglais avec leurs cadavres, et venge-les, reprend Surcouf.

— Tout de suite, capitaine, dit le gabier Avriot.

Quelques secondes plus tard, la chute imprévue des deux cadavres, qui tombent lourdement au milieu de la masse des ennemis, opère une éclaircie momentanée dans leurs rangs.

— En avant, mes amis, s’écrie Drieux d’une voix de stentor, profitons de cette reculade.

La vergue de misaine de la Confiance, toujours posée près du plat-bord ennemi, et l’ancre de ce vaisseau, qui n’a pas quitté notre sabord de chasse, sont continuellement couvertes par nos matelots qui passent sur le Kent. Les Anglais ont beau foudroyer ce dangereux passage, quelques-uns de nos hommes tombent, mais pas un seul ne recule.

Bientôt, grâce à l’adresse de nos chasseurs bourboniens, au talent de nos bâtonistes, à l’enthousiasme de tout le monde, nous sommes maîtres du gaillard d’avant du Kent ; mais ce point important que nous occupons ne représente que le tiers à peu près du champ de bataille : en attendant, la foule des Anglais entassés sur les passavants n’en devient que plus compacte et que plus impénétrable.

Enfin le capitaine du Kent, nommé Rivington, homme de cœur et de résolution, comprend qu’il est temps de combattre sérieusement les malheureux aventuriers qu’il a si fort dédaignés d’abord. Il se met donc à la tête de son équipage, qu’il dirige avec beaucoup d’habileté.

Malheureusement pour lui, Surcouf est maintenant à son bord ; Surcouf, que la mort seule peut en faire sortir. L’intrépide Breton, planant, du haut du pavois du Kent, sur la scène de carnage, agit et parle en même temps : son bras frappe et sa bouche commande. Toutefois, il n’est pas, il me l’avoua plus tard, sans inquiétude : si la lutte se prolonge plus longtemps, nous finirons par perdre nos avantages ; or, une barricade composée de cadavres ennemis et de ceux de nos camarades s’élève sur les passavants et nous sépare des Anglais ; cette redoute humaine arrête notre élan.

Des deux bords du gaillard d’avant du Kent, nos hommes, à qui Surcouf vient de faire parvenir secrètement ses ordres, chargent à mitraille deux canons jusqu’à la gueule et les braquent sur l’arrière, en ayant soin de dissimuler le plus qu’ils peuvent cette opération, qui, si elle réussit, nous sera d’un si grand secours.

Pendant ce temps, les soldats anglais, juchés sur leur drome et derrière le fronton de leur dunette, abattent quelques-uns de nos plus intrépides combattants.

Nous devons alors envahir la drome et l’emporter d’assaut ; quelques minutes nous suffisent pour cela, et bientôt nos chasseurs bourboniens, qui ont remplacé les Anglais dans ce poste élevé, nous débarrassent d’autant d’officiers qu’ils en aperçoivent et qu’ils en visent.

— Ouvrez les rangs sur les passavants, crie bientôt Surcouf d’une voix vibrante.

Sa parole retentit encore quand les deux pièces de canon dont nous avons déjà parlé, et que nos marins sont parvenus à charger en cachette de l’ennemi et à rouler sur l’arrière, se démasquent rapidement et vomissent leur mitraille, jonchant à la fois de cadavres et de débris humains les passavants, les deux bords du gaillard d’arrière et ceux de la dunette.

Ce désastre affreux ne fait pas perdre courage aux Anglais, et, prodige qui commence à nous déconcerter, et que je crois pouvoir pourtant expliquer, les vides de leurs rangs se remplissent comme par enchantement.

Depuis que nous avons abordé, nous avons presque tous mis, terme moyen, un homme hors de combat : nous devrions donc être, certes, maîtres du Kent. Eh bien ! nous ne sommes cependant pas plus avancés qu’au premier moment, et l’équipage que nous avons devant nous reste toujours aussi nombreux.