Voyages, aventures et combats/Tome 2 - Chapitre 13

Alphonse Lebègue, Imprimeur-éditeur (Tomes 1 & 2p. 130-142).

XIII


Le capitaine hollandais s’arrêta un moment à cet endroit de son récit, puis rappelant à lui tout son courage, il reprit bientôt ainsi :

« Je ne vous dirai pas, capitaine, mes angoisses de cette nuit, nulle langue humaine ne pourrait les rendre. Je continue. Au moment où les premiers rayons du jour éclipsaient la lumière blafarde du fanal hissé au grand mât, un léger souffle fit vaciller sa lumière ; c’était la brise qui se levait ! Vous dépeindre les transports de joie que cet événement causa à l’équipage me serait impossible… Quant à moi je l’accueillis avec indifférence ; n’était-il pas trop tard pour sauver mon fils ?

« Les voiles carguées pendant les cruels jours de notre supplice sont bientôt livrées au vent qui les arrondit et les enfle ! Mes matelots retrouvant quelque énergie réussissent à déferler et à hisser les huniers, pendant que les passagers recueillent avidement les gouttes de pluie qui tombent sur le pont.

« Quant à moi, une seule idée me poursuit, me préoccupe : Si le ciel voulait que je pusse sauver mon fils ! Oh ! non, cela est impossible : ce serait trop de bonheur ! N’importe ; je m’empresse, aux premiers souffles de la brise, de faire diriger le navire sur l’embarcation ; moi-même je me suis placé à la barre du gouvernail !

« Un dernier supplice m’attendait : le vent, s’élevant subitement, saute et change plusieurs fois de suite ; je ne puis plus retrouver le canot !… Ce matin seulement, un peu avant que vous m’abordiez, le hasard, qui semble avoir voulu dans ce drame lugubre ne m’épargner aucune douleur, m’a conduit juste en face de l’embarcation. Quel affreux spectacle ! Autour régnait le silence ; aucun des canotiers ne se montrait à bord, le canot était rempli d’eau !

« – Qui sait, capitaine, si accablés de faim et de fatigue, ils ne se sont pas couchés sur les bancs ! me dit un matelot en voyant mon désespoir.

« Quelque illusoire que fût cette espérance, je m’y cramponnai avec toute l’énergie de ma douleur !

« Le navire approche encore ! Ah ! mon Dieu ! de larges taches de sang couvrent le plat-bord et les bancs du canot autour duquel rôdent encore d’énormes requins ! »

Le malheureux capitaine du Bato, en prononçant ces dernières paroles, tomba en proie à des spasmes nerveux, et nous eûmes beaucoup de peine à lui faire reprendre connaissance.

Son récit nous avait tous profondément émus. Surcouf ne trouvant aucune consolation capable de soulager une douleur pareille à celle de ce malheureux père, se contenta d’envoyer en quantité à bord du Bato des provisions et des médicaments ; puis, serrant une dernière fois la main du capitaine hollandais, qui le remerciait au nom de son équipage, il se sépara de lui sans prononcer un mot.

L’impression profonde que nous avait causée ce récit dura peu. On parla quelque temps encore du Bato, mais la nuit venue, personne n’y pensa plus. Notre croisière, jusqu’alors favorisée par un temps magnifique, ne nous avait encore donné aucun résultat. Poussés par un vent propice, les premières terres que nous aperçûmes furent les îles de Sumatra et de Java, qui resserrent entre leurs bords les eaux bleuâtres du détroit de la Sonde. Bientôt nous mouillâmes, pour remplacer le bois et l’eau dont nous nous étions dégarnis en faveur du navire hollandais, dans la délicieuse baie de Cantaïe. Cette baie ouverte est encadrée dans un paysage ravissant, et le gibier y abonde. Nous y restâmes un seul jour.

Le lendemain de notre départ, nous capturâmes un trois-mâts américain que l’on expédia à l’île de France. Son capitaine nous apprit la présence de la frégate de sa nation l’Essex sur la rade de Batavia, dont nous étions éloignés alors d’environ vingt lieues ; cette fâcheuse nouvelle dérangea complètement notre plan de campagne. Au lieu d’établir notre croisière dans les parages où nous nous trouvions, en attendant que la saison nous permît d’affronter le golfe et les brasses du Bengale, nous cinglâmes vers l’archipel des Seychelles. Surcouf comptait attendre là la fin de la mousson du N.-O., et gagner ensuite les bouches du Gange.

Vers le milieu du mois d’août nous appareillâmes de Sainte-Anne, où nous perdîmes trois de nos hommes qui périrent, sous nos yeux, dans le chavirement d’une pirogue, dévorés par les requins, et nous parvînmes enfin à l’endroit choisi par Surcouf pour établir notre croisière.

Surcouf, chacun avait fait et s’était communiqué cette remarque, semblait depuis quelques jours inquiet et préoccupé. Nous le voyions à chaque instant consulter de sa longue-vue l’horizon désert, et donner des signes d’impatience et de colère.

Nous nous trouvions à l’est de Ceylan, quand nous aperçûmes une goélette danoise portant un pavillon jaune au mât de misaine. À cette vue, qui n’avait cependant rien de bien intéressant pour nous, Surcouf poussa un énergique juron et sa figure refléta la joie la plus vive.

Dès que le navire danois fut à portée de fusil de la Confiance, son capitaine vint à notre bord. Je le vois encore descendant sur notre pont d’un air hypocrite, humble, et portant un gros registre sous son bras.

— Illustre capitaine, dit-il en s’inclinant profondément devant Surcouf…

Mais ce dernier, lui coupant la parole :

— Venez avec moi, lui dit-il, nous causerons plus à l’aise dans ma cabine.

Au premier mot prononcé par le Danois, il me sembla que j’avais déjà entendu sa voix ; en consultant mes souvenirs, je me rappelai que cette voix était la même que celle du capitaine avec qui Surcouf avait eu une conférence, surprise par moi, chez le consul de Danemark. Je compris tout alors : cet homme était notre espion, qui venait rendre compte de l’honorable mission dont Surcouf l’avait chargé.

En effet, pendant trois heures entières il resta enfermé avec notre capitaine dans la grande chambre ; il paraît qu’il avait fait consciencieusement les choses.

À partir de cette époque, la Confiance, qui établit sa croisière de la côte Malaise à la côte Coromandel, et vice versa, en remontant le golfe du Bengale, ne cessa plus de faire d’heureuses rencontres. En moins d’un mois nous capturâmes six magnifiques navires, tous richement chargés, de l’importance, l’un dans l’autre, de cinq cents tonneaux ; cinq de ces navires étaient anglais, le dernier un faux arménien.

Décidément, pensai-je, les six mille piastres ou trente mille francs déboursés par Surcouf lui rapportent de fort beaux intérêts.

Une fois nos prises expédiées, notre équipage se composait encore de cent trente frères la Côte déterminés : avec de telles forces, un navire comme la Confiance et un capitaine qui se nommait Surcouf, il nous était permis d’espérer que nos succès ne devaient pas s’arrêter de sitôt.

De temps en temps nous étions chassés par des croiseurs anglais de haut bord, et il nous fallait prendre chasse devant eux ; ce qui humiliait un peu notre amour-propre national : nous nous consolions en songeant que notre métier était de combattre pour la fortune, non pour la gloire.

Au reste, la Confiance marchait d’une façon tellement supérieure, que nous éprouvions même dans notre fuite un certain sentiment d’orgueil en nous voyant éviter aussi facilement les Anglais ; l’idée du désappointement et de la colère que devait leur faire éprouver l’inutilité de leurs efforts chatouillait agréablement la haine que nous leur portions.

Il y avait déjà près d’une semaine que nous naviguions ainsi bord sur bord, sans avoir rien rencontré, lorsqu’un beau matin la vigie cria : « Navire ! »

— Où cela ? demanda Surcouf que l’on fut tout de suite, selon ses ordres, prévenir.

— Droit devant nous, capitaine.

— Est-il gros, ce navire ?

— Mais oui, capitaine, du moins il le paraît.

— Tant mieux ! Quelle route tient-il ?

— Impossible de le savoir, car on le voit debout. Au reste, vous devez pouvoir le distinguer à présent d’en bas.

Aussitôt toutes les lunettes et tous les yeux se dirigèrent vers le point indiqué. On aperçut, en effet, une haute pyramide mobile tranchant par sa blancheur sur le brouillard épais qui, dans ces parages, descend la nuit des hautes montagnes de la côte et enveloppe encore le matin les abords du rivage.

— Ce navire peut être aussi bien un vaisseau de haut bord qu’un bâtiment de la compagnie des Indes, nous dit Surcouf ; que faire ? Ma foi, si c’est un navire de guerre, eh bien ! tant pis, nous rirons. Si c’est un navire marchand nous le capturerons.

La brise de terre favorisait la voile en vue, tandis que la Confiance, au contraire, était retenue par le calme ; néanmoins, nous orientons grand largue sur elle ; elle imite notre manœuvre. Nous cinglons bâbord amure, elle cingle tribord amure ; toutes nos suppositions vont bientôt cesser, car les deux navires voguent à pleines voiles l’un vers l’autre.

Deux lieues nous séparent à peine, et quoiqu’il soit fort difficile d’apprécier la force d’un vaisseau sous l’aspect raccourci qui nous présente l’inconnu, nous commençons déjà nos observations.

Nous acquérons d’abord la certitude que ce navire possède une batterie couverte ; ensuite, qu’il est supérieurement gréé et que ses voiles sont taillées à l’anglaise. Voilà sa nationalité connue ; sur ce point le doute n’est plus possible : oui, mais quelles sont au juste sa force et sa nature ? C’est un problème que personne ne pourrait résoudre ; le temps seul est à même de l’expliquer ; l’attente ne sera pas longue. Seulement, la position de la Confiance se complique, car la brise, d’abord molle, a fraîchi au point de nous faire filer trois nœuds à l’heure. Cependant, afin de sortir plus tôt de notre doute et de connaître notre ennemi, nous nous débarrassons de nos menues voiles, et, lofant de deux quarts, nous orientons au plus près. Le navire en vue s’empresse encore cette fois de répéter notre manœuvre.

Toutefois, comme de part et d’autre une divergence de deux quarts dans la route est insuffisante pour nous permettre de nous apprécier, la Confiance, après avoir couru pendant quelque temps sous cette allure, laisse arriver de trois quarts sur bâbord. Le mystérieux vaisseau se hâte de laisser arriver aussi, de manière à nous couper sur l’avant, et nous nous retrouvons de nouveau dans une position oblique qui nous laisse toutes nos incertitudes, car de nombreux ballots et une grande quantité de futailles masquent sa batterie d’un bout à l’autre.

Surcouf, impatienté, arpente le pont d’un pas nerveux et saccadé, en mordant à chaque pas, avec fureur, son cigare. L’équipage est irrité : malheur à l’inconnu s’il est de notre force et si nous en venons aux mains avec lui !

La vélocité la plus grande que pouvait déployer la Confiance, comme au reste cela a lieu pour tous les navires fins voiliers, était celle qu’il obtenait par l’allure du plus près : seulement, comme une pareille manœuvre eût été dangereuse au moment d’un combat, nous revenons du lof et nous halons bouline, afin de conserver, quelle que soit l’issue de cette aventure, l’avantage du vent et la possibilité, en cas d’une nécessité absolue, d’opérer notre retraite.

Enfin nous commençons à gagner du vent sur l’inconnu ! Donc, nous marchons mieux que lui. Chacun se réjouit à cette découverte.

Quant à lui, fidèle à sa tactique, il n’avait pas manqué encore cette fois d’imiter notre manœuvre.

— Parbleu ! dit Surcouf, nous saurons bien tout à l’heure si cet empressement à nous rejoindre est feint ou réel. Je suis un vieux renard, par l’expérience, à qui l’on n’en fait pas accroire facilement. Je connais toutes les ruses. En combien d’occasions n’ai-je pas vu des vaisseaux marchands, quand ils ont pour eux une belle apparence et qu’ils sont commandés par des capitaines au fait de leur métier, essayer d’effrayer ceux qui les chassent en feignant de désirer eux-mêmes le combat ! Encore un peu de patience, voilà que nous approchons ce farceur-là à vue d’œil ! Je ne sais, mais j’ai l’idée qu’il y a de la fanfaronnade et de la ruse dans tout cela !

Surcouf, pénétré de cette idée, dirige de telle façon la marche de la Confiance, que nous nous trouvons à la fin forcés de passer au vent de l’ennemi. Nous risquons donc, si notre commandant s’est trompé, de recevoir, à brûle-pourpoint, une bordée qui peut nous causer des avaries majeures et nous mettre à la merci de l’ennemi ; puis, enfin, en passant sous le vent à lui nous courons le danger d’être abordés.

— Messieurs, nous dit Surcouf qui connaît trop quelle est sa supériorité pour craindre d’avouer son erreur, j’ai commis une grosse faute ! J’aurais dû laisser arriver d’abord et chasser ensuite sous différentes allures pour m’assurer de la force et de la marche de l’Anglais !

Notre capitaine se frappe alors le front avec violence, rejette loin de lui son cigare ; puis reprenant tout de suite son sang-froid :

— C’est une leçon, répond-il tranquillement. J’en profiterai.

Surcouf, retiré sur la poupe, interroge avec soin un gros registre sur lequel sont crayonnés des dessins de navire ; au bas de chaque dessin se voient plusieurs lignes d’écriture.

— Parbleu, messieurs, nous dit-il tout à coup, voilà mes doutes éclaircis. Vous êtes des officiers de corsaire et non des enfants, à quoi bon vous cacher ma découverte ? Remarquez bien l’Anglais : il a un buste pour figure, des bras de civadières à palans simples, et une pièce neuve au-dessus du ris de chasse de son petit hunier, n’est-ce pas ? Eh bien ? c’est tout bonnement une frégate. Et savez-vous quelle est cette frégate, Garneray ? continua Surcouf en se retournant vers moi, c’est cette coquine de Sibylle qui, dans ces mêmes parages, a pris, il y a deux ans, la Forte que commandait votre parent Beaulieu-Leloup ! Sacré nom ! nous aurons fort à faire pour nous en débarrasser ; car son capitaine, qui a été tué dans le combat contre la Forte, était un rusé renard, et il a laissé des élèves dignes de lui !… Après tout, je ne suis pas non plus précisément un imbécile… Voyons un peu s’ils mordent à l’hameçon !… Que je parvienne seulement à orienter la Confiance au plus près, et je serais curieux de savoir comment ils s’y prendront alors pour nous rattraper ! Ah ! si je ne me trouvais pas privé de la moitié de mes hommes, dispersés sur les prises que j’ai dû envoyer à l’île de France, par Dieu ! quoique cela ne me rapportât rien, je me passerais la fantaisie de dire deux mots à l’Anglais, histoire d’essayer de venger la Forte… Mais avec mon équipage si restreint je ne puis songer à me procurer cet agrément !… Ce serait sacrifier la Confiance, sans chance de succès !… Hein ! il vaut mieux les tromper ! Quelle ruse inventer ? Quel hameçon tendre ?..

Surcouf plaça alors sa main devant ses yeux, comme pour s’isoler de toute préoccupation extérieure, et resta réfléchi pendant à peine cinq ou six secondes. Lorsqu’il nous montra de nouveau son visage, nous comprîmes, au sourire moqueur qui plissait ses lèvres, que tout espoir n’était pas perdu. Cependant nous n’étions plus guère éloignés que d’un quart de portée de canon de la Sibylle. À peine Surcouf a-t-il prononcé quelques mots que déjà il est compris : aussitôt, malgré la gravité de notre position, qui semble désespérée, officiers et matelots se mettent en riant à l’œuvre. On retire des grands coffres un assortiment complet d’uniformes anglais, et chacun se travestit en toute hâte.

Cinq minutes ne sont pas encore écoulées que l’on ne voit plus déjà que des Anglais sur notre pont ; la mascarade ne laisse plus rien à désirer. Alors une trentaine de nos hommes, d’après l’ordre de Surcouf, suspendent leurs bras en écharpe ou emmaillotent leurs têtes : ces hommes sont des blessés. Pendant ce temps, on cloue en dedans et en dehors des murailles du navire des plaques en bois, destinées à simuler des rebouchages de trous de boulets, puis on défonce à coup de marteau les plats-bords de nos embarcations. Enfin un véritable Anglais, notre interprète en chef, affublé de l’uniforme de capitaine, prend possession du banc de quart et du porte-voix. Surcouf, habillé en simple matelot, est placé à ses côtés, prêt à lui souffler la réplique.

Nos préparatifs étaient achevés, lorsqu’un jeune enseigne de notre bord, M. Bléas, s’avança coiffé d’un chapeau à casque au pied du banc de quart où se tenait Surcouf.

— Me voici à vos ordres, capitaine, lui dit-il. J’espère que vous approuverez mon travestissement ?

— Il est on ne peut mieux réussi, mon cher ami, lui répondit Surcouf en riant. À présent, écoutez-moi avec la plus grande attention. La mission que je vais vous confier est de la plus haute importance. Si je vous ai choisi pour être le héros de la comédie, c’est d’abord en votre double qualité de neveu de l’armateur de la Confiance et d’intéressé dans les actions du corsaire, ensuite parce que vous parlez admirablement bien anglais ; enfin, par suite de l’estime toute particulière que m’inspirent votre intelligence et votre sang-froid.

— Je ne puis vous répéter que ce que je vous ai déjà dit, capitaine, que je suis à vos ordres.

— Je vous remercie. Vous allez, Bléas, monter dans la yole et vous rendre à bord de la Sibylle.

— Bien : dans dix minutes vous m’apercevrez sur son pont.

— Du tout ; dans cinq minutes je veux voir, vous étant dedans, votre yole s’emplir.

— Vrai, Surcouf ? Eh bien ! je veux bien couler, quitte à me faire croquer par un requin pendant que je me sauverai à la nage : mais que le diable m’emporte et que la Sibylle nous capture si je comprends votre intention !

— Ça ne fait absolument rien à la chose, Bléas. Vous avez, oui ou non confiance en moi ?

— Puisque je vous dis, capitaine, que c’est convenu ! Ah ! à propos, mais les gens qui m’accompagneront, ne craignez-vous pas qu’ils ne trouvent la plaisanterie un peu forte et qu’ils ne refusent de s’y associer ?

— Vous n’avez rien à craindre à ce sujet : vos gens sont avertis, dévoués, et ils joueront leur rôle à ravir ! À présent voici cent doublons pour vous et vingt-cinq pour chacun d’eux. Cet argent est destiné à charmer les loisirs de votre captivité ; mais ne craignez rien, je vous promets que vous sortirez de prison avant d’avoir eu le temps d’entamer sérieusement cette somme. Oui, je vous promets, dussé-je donner cinquante Anglais en échange contre vous, que vous serez tous libres bientôt !… À présent, inutile d’ajouter, car je vous connais, qu’en outre de ces cent doublons et de vos parts de prise, une magnifique et copieuse récompense sera prélevée sur la masse pour vous et pour vos hommes…

— Oh ! capitaine, quant à cela…

— Bah ! laissez donc !… de l’or, ça porte bonheur… Ainsi, vous m’avez bien compris ?

— On ne peut mieux, capitaine.

— N’allez pas, au moins, vous jeter à la nage !

— Quoi ! s’écria l’enseigne Bléas avec une stupéfaction comique, est-ce qu’il faut nous laisser noyer ?

— Non, farceur… Dès que vous aurez de l’eau à mi-jambe et que votre embarcation sera convenablement pleine, vous appellerez à votre secours, et en bon anglais, surtout, les hommes de la Sibylle… C’est arrêté, convenu, adjugé.

— Oui, capitaine… ça ne fait pas un pli.

— Alors, une poignée de main, et sautez dans le canot.

Robert Surcouf s’adressant alors au patron de la yole, un nommé Kerenvragne :

— Kerenvragne, mon garçon, lui dit-il, tu as confiance en moi, n’est-ce pas ?

— Sacré tonnerre !… Si j’ai confiance en vous ! Mais c’est vraiment, sauf votre respect… ce que vous me demandez là, mon capitaine ! Encore pire qu’un dieu, vous dis-je !…

— Bois ce verre de vin à ma santé, prends ce gros épissoir, reprit Surcouf en lui présentant l’instrument annoncé, et puis, quand vous serez à mi-chemin de la frégate, flanque-moi deux ou trois bons coups au fond de la yole de façon qu’elle s’emplisse promptement.

Ici Surcouf parla bas à l’oreille de Kerenvragne, qu’il affectionnait au reste particulièrement, et lui remit, en essayant de le dissimuler, un rouleau recouvert de papier, que ce dernier laissa tomber dans la poche de son pantalon.

— C’était pas la peine, dit Kerenvragne, enfin, ça n’y fait rien… Salut, capitaine !

— Tu ne m’embrasses pas ?

— Comment donc, mais avec beaucoup d’agrément ! répondit le marin extrêmement flatté de cette marque d’amitié, et en repoussant au fond de sa bouche la formidable chique qui gonflait sa joue.

Dix secondes plus tard, la yole, commandée par M. Bléas, quittait notre bord.