Voyages, aventures et combats/Tome 2 - Chapitre 12
XII
Deux jours avant l’appareillage de la Confiance, eut lieu ce que l’on appelle la revue de départ, c’est-à-dire que les matelots se rendirent au bureau des classes pour se faire inscrire, reconnaître, et surtout pour toucher des avances.
Rien n’est plus original et plus amusant pour un observateur, que d’assister à ce spectacle. Ici, c’est une femme éplorée qui, au milieu des larmes que lui arrache le départ de celui qu’elle aime, trouve moyen de ne pas perdre de vue la somme qu’on lui avance et finit par s’en emparer presque en entier. Plus loin, c’est une épouse acariâtre et franchement rapace que son malheureux mari comble de prévenances inusitées pour tâcher de lui soustraire une partie des piastres qu’il vient de toucher. Presque partout, ce sont des matelots qui essayent de s’expliquer leur compte, et qui, bientôt impatientés de n’y pouvoir parvenir, remettent philosophiquement cet examen à leur premier voyage. Enfin, ce sont des créanciers qui, après avoir profité de la tentation irrésistible que produit toujours le crédit sur le marin, se jettent, oiseaux de proie affamés, sur le prix de ses travaux et de ses dangers futurs. Ici, la lutte prend un caractère d’acharnement féroce réellement curieux : le matelot furieux et le créancier implacable se livrent à des assauts de discours dignes certes des provocations des héros d’Homère. Le dénouement est que le premier finit par être forcé de donner plus qu’il ne demande, et tous les deux se séparent en s’accablant de malédictions réciproques. Six mois après, s’ils se rencontrent, ils tomberont dans les bras l’un de l’autre, et reprendront bientôt leur ancien rôle de débiteur et de créancier, pour se refâcher plus tard encore.
Comment dire à présent les prétentions soit bizarres, soit exagérées que posent certains matelots comme condition dernière de leur embarquement ? Cela nous mènerait trop loin et demanderait au moins un volume. Toutefois, je dois ajouter que pour peu que les officiers présents à la revue possèdent la moindre connaissance du caractère du marin, ils viennent facilement à bout de ces exigences. Je citerai, afin de mieux me faire comprendre, un des cinquante exemples, pris au hasard, qui se présentèrent et dont je fus témoin pendant la revue de l’équipage de la Confiance.
— Moi, dit un matelot en s’avançant à son tour de rôle, à l’appel de son nom, je veux bien m’embarquer en qualité de simple santabousca, mais à une seule condition : c’est que je ne prendrai plus de ris…
— On ne te demande que de faire ta besogne comme tout le monde, mon garçon, lui répondit notre second, M. Drieux.
— Je ne dis pas non, mon capitaine, mais j’en ai trop pris, de ris… j’en veux plus… Ça, c’est dans ma tête et ça n’en sortira plus..
— Je conçois l’exigence de cet homme, reprit M. Drieux en se retournant vers nous. Il ne sait pas comment se prend un ris, et il aurait peur de montrer son ignorance…
— Ah ! vous croyez ça, mon officier, s’écria le matelot piqué au vif dans son amour-propre, eh ! bien, vous vous trompez joliment ! Demandez donc un peu à M. Dutertre, à M. le Même, à M. Monteaudevert et au capitaine l’Hermite si je ne connais pas un peu bien mon métier ? Ah ! c’est comme ça, continua le matelot en s’animant de plus en plus à l’idée que l’on mettait en doute ses connaissances, alors, entendez-vous, je ne m’embarque plus que comme gabier !… Je ne veux plus quitter la hune !… Ah ! je ne sais pas prendre un ris ! C’est drôle tout de même de prétendre ça ! On verra. Je vous montrerai que rien qu’avec la jarretière de ma maîtresse je sais souquer une empointure plus vite et mieux que n’importe quel matelot du bord !
Trois jours après la revue sonna l’heure du départ ! le canon, qui tire d’heure en heure, annonce à l’équipage de la Confiance, joyeusement occupé à gaspiller ses avances, qu’il ait à faire ses adieux aux plaisirs de la terre, que la saison des prises est venue.
Fidèle au devoir, la troupe des matelots, que suit un long cortège d’amis, de femmes, de petits marchands et de créanciers, arrive bientôt sur la plage et se jette, derniers vestiges d’un luxe mourant, dans des canots pavoisés.
Avant de se séparer, on s’embrasse, on se serre les mains, il y a même quelques larmes véritables répandues, et tout est dit ! Combien y en a-t-il, parmi ces hommes si forts et si confiants dans l’avenir, que l’on ne reverra plus ? Quels sont ceux que le fer ou le plomb anglais doivent jeter sanglants dans l’arène ! On l’ignore ! Et cette incertitude, qui plane sur tous, donne une certaine solennité mélancolique à cette heure suprême de la séparation.
— Au large les embarcations ! crie enfin d’une voix retentissante M. Drieux.
Les rames s’agitent, et l’on s’éloigne !
Toute la population de la ville a envahi les quais du port pour voir appareiller la Confiance.
Bientôt l’équipage est sur le pont ; les voiles sont déployées, puis l’on entend comme un éclat de tonnerre que répètent à l’infini les échos des montagnes ; c’est le dernier coup de partance : le corsaire est à pic.
Alors, au commandement de Surcouf, le petit foc montre rapidement sa face triangulaire ; on dérape l’ancre ; la nappe du petit hunier, abandonnant la vergue, pèse, gonflée par la brise, sur le mât de misaine qui s’assure par un léger craquement, le navire tourne sur sa quille, développe au vent son flanc armé, toutes les voiles s’orientent au bruit des sifflets des maîtres, des hourras et des chants tumultueux de l’équipage ; puis, reprenant enfin le joug de son gouvernail, la Confiance s’élance en creusant un sillon qui montre qu’elle saura franchir cent lieues par jour.
Adieu délicieuse île de France ! Qui sait si nous te reverrons jamais, paradis enchanté du matin ! À présent nous appartenons au hasard !
Une semaine s’était déjà écoulée depuis notre départ du Port-Maurice et depuis trois jours, grâce à la marche supérieure de la Confiance, nous avions franchi l’équateur, lorsque nous eûmes connaissance un matin d’un gros navire.
Nous fîmes route dessus pendant toute la journée et toute la nuit, car, l’heure des ténèbres venue, ce navire arbora un fanal dans sa position. Personne à notre bord, pas même Surcouf, ne comprenait rien à cette singulière conduite.
Enfin, le lendemain matin, grâce à la rapidité de notre sillage, nous parvînmes à l’atteindre, et nous reconnûmes tout de suite en lui un hollandais. Nous vîmes écrit, sur son couronnement, en lettres d’or, le mot Bato : c’était son nom.
Une chose qui nous surprit beaucoup, c’est que le hollandais faisait route à la rencontre d’un canot qui flottait alors à une certaine distance de lui. Enfin nous sommes à portée de la voix, et nous pouvons d’autant mieux communiquer, que notre route étant la même que la sienne, nous voguons de conserve avec lui.
Surcouf s’informe aussitôt de la position du Bato, et une voix faible et exténuée lui répond que l’on manque de tout à bord. Notre commandant dirige tout de suite une embarcation vers le navire hollandais. Cette embarcation nous ramène bientôt un homme pâle, défait, aux joues creuses, aux yeux hagards, à la barbe longue et inculte : c’est le capitaine du Bato.
— J’ai faim et j’ai soif ! dit-il d’une voix sourde en mettant le pied sur le pont de la Confiance.
Surcouf s’empresse de lui faire servir un bouillon et une bouteille de bon vieux vin que le malheureux avale avec avidité, puis, fort alors, il peut répondre aux questions qu’on lui adresse et nous raconter sa lamentable histoire. Tout l’équipage l’entoura et écouta avidement son récit ; c’est un des plus lugubres épisodes maritimes que l’on puisse concevoir. Je le rapporte aussi fidèlement que me le représente encore ma mémoire.
« J’étais parti, en emportant avec moi une riche cargaison et un assez grand nombre de passagers, nous dit-il, lorsque nous fûmes surpris par un de ces calmes plats comme il ne s’en trouve que sous l’équateur.
« Les premiers jours, mes passagers s’amusaient a jeter différents objets flottants dans le sillage du Bato pour pouvoir se rendre compte de sa lenteur : deux semaines plus tard, ces légers débris flottaient encore le long de notre bord !
« Le découragement, l’impatience et la nostalgie principalement commençaient à nous gagner, lorsque, pour comble de malheur, une affreuse maladie épidémique s’abattit sur nous ! Dès lors le Bato présenta un spectacle affreux : partout des gémissements, des imprécations et des pleurs ! L’épidémie sévissait dans toute sa force, lorsque notre chirurgien en fut atteint lui-même et en mourut ! À partir de ce moment, les malades abandonnés au hasard désespérèrent de leur position, et se livrant sans résistance au fléau qui les terrassait, perdirent toute confiance dans l’avenir et commencèrent à succomber avec une effrayante rapidité.
« Chaque matin, lorsque je me levais après une nuit d’insomnie, mon premier regard était pour le ciel, que j’examinais avec angoisse ; mais rien n’y décelait un changement de temps ; partout des indices de calme et de chaleur, nulle part l’espoir de voir s’élever la brise. Cependant, je prenais sur moi-même d’assurer aux passagers que le calme ne pouvait continuer, que j’étais même certain que d’ici quelques heures un vent violent se lèverait. Je réussissais ainsi à ranimer un peu la confiance des malheureux malades ; mais en voyant chaque jour mes prophéties démenties, mes promesses ne pas se réaliser, ils finirent enfin par m’accuser d’incapacité, par ne plus ajouter foi à mes paroles et par retomber dans leur profond découragement. Que vous dirai-je de plus, capitaine ; quarante-six jours s’écoulèrent ainsi. L’eau et les provisions vinrent à nous manquer, et si mon équipage résistait mieux que mes passagers à la fatigue, il n’en était pas moins pour cela exténué de soif, d’inanition et en proie à la nostalgie.
« Enfin le quarante-sixième jour le ciel parut vouloir mettre un terme à nos trop cruelles souffrances : la brise se fit sentir, et nous aperçûmes à toute vue les voiles d’un navire qui blanchissaient l’horizon. En cet instant toutes les peines furent oubliées, les parents des victimes, dominés par cet instinct puissant de la conservation qui n’abandonne jamais l’homme, essuyèrent leurs larmes, pour ne plus songer qu’à eux-mêmes : ils allaient bientôt avoir de l’eau en abondance, des vivres à discrétion : pouvaient-ils songer à autre chose ! Malheureusement notre espoir fut déçu, la brise qui s’était levée s’éteignit presque subitement, et le navire que nous apercevions à peine à travers l’espace devint immobile. Nous tînmes immédiatement un conseil, dont le résultat fut qu’il nous fallait à tout prix aborder ce navire.
« Si c’est un simple bâtiment de commerce, il nous donnera au moins de l’eau, pensions-nous ; si c’est un vaisseau de guerre ennemi, il nous prendra ; si c’est un vaisseau ami, il nous prêtera probablement un chirurgien pour soigner nos malades.
« Notre résolution avait été facilement prise ; toutefois son accomplissement présentait les plus grandes difficultés, car l’équipage était si exténué, si faible, qu’il ne pouvait guère trouver assez de force pour mettre à la mer le canot qui devait transporter notre petite expédition à bord du bâtiment en vue. Cependant, grâce à l’espèce de surexcitation que nous donnait l’espérance de posséder bientôt de l’eau fraîche, nous vînmes à bout de cette expédition.
« Une fois l’embarcation à l’eau, six matelots de bonne volonté s’y embarquèrent : mon fils, jeune homme de dix-huit ans et de grand avenir, qui servait sous mes ordres en qualité de lieutenant, en prit le commandement. Moi je ne voulais pas consentir à le laisser partir, mais il me représenta si éloquemment que sa parenté avec moi était justement ce qui devait le forcer à donner l’exemple du dévouement et du courage, que je ne pus m’opposer plus longtemps à son désir. Seulement, avant de lui permettre de descendre dans le canot, je lui donnai toutes les instructions que je crus nécessaires, et je le prévins que s’il n’était pas de retour avant la nuit, je ferais hisser un fanal en tête du grand mât pour lui indiquer la position du navire : je lui recommandai en outre de relever de temps à autre la boussole, pour connaître la direction à suivre pour revenir à bord du Bato.
« Toutes ces précautions prises, je l’embrassai tendrement, ainsi que ses six compagnons de voyage ; car, quoiqu’ils n’eussent guère que cinq lieues à franchir, ils étaient tous si faibles que cette courte distance présentait pour eux les plus grands dangers.
« Enfin le canot partit ! L’équipage, s’appuyant sur les bastingages, le salua d’une longue acclamation d’encouragement et de reconnaissance.
« Soit que les hommes qui montaient la frêle embarcation fussent excités et soutenus par cette marque d’intérêt, soit que la pensée qu’ils allaient bientôt pouvoir combattre la soif qui les dévorait leur eût rendu une partie de leurs forces, toujours est-il que nous les vîmes, avec un sentiment de joie indicible, appuyer sur leurs avirons avec vigueur et s’éloigner rapidement.
« Après un quart d’heure de ce violent exercice, rendu plus fatigant encore par un soleil de plomb, ils s’arrêtèrent pour reprendre haleine, mais ce temps de répit dura peu ; l’embarcation se mit de nouveau en marche. Seulement je crus m’apercevoir que cette fois les canotiers ralentissaient peu à peu le mouvement régulier de leurs rames. Hélas ! les voilà qui s’arrêtent encore ! Ma longue-vue braquée sur eux, je ne perds aucun de leurs mouvements. Je les aperçois d’abord essayant de ranimer leurs forces en buvant les quelques gorgées d’eau que nous leur avions accordées pour les soutenir pendant leur voyage ; ensuite ils s’adressent tous à la fois en gesticulant à mon fils, qui tient la barre. Celui-ci semble discuter avec eux et s’opposer avec force à leurs projets. À la longue, il finit, je devine cela à son geste plein de désespoir, par céder. Qu’exigent-ils donc ? Ils veulent abandonner leur projet et retourner à notre bord. Ils ne se sentent plus capables d’atteindre le navire en vue. Vains projets ! accablés par les efforts imprudents qu’ils ont faits pour s’éloigner avec vitesse, ils sont incapables d’exécuter une nouvelle résolution. Je les vois allongés sur les bancs de l’embarcation, dans l’attitude d’un morne désespoir.»
Le capitaine hollandais, à cet endroit de son récit, laissa tomber sa tête avec accablement, et se mit à verser d’abondantes larmes. Nous étions émus, et nous gardions un respectueux et pénible silence.
— Du courage, capitaine, lui dit Surcouf d’une voix douce et en lui pressant affectueusement la main ; ne vous laissez pas abattre ainsi ! Vous avez sous vos ordres un navire dont le salut dépend de votre intelligence et de votre sang-froid, sachez donc refouler votre douleur au plus profond de votre cœur, pour ne plus songer qu’aux devoirs et à la responsabilité que vous impose votre position. Quant à ce récit, qui affaiblit votre courage, laissez-le inachevé.
Le Hollandais releva la tête, et remerciant Surcouf du regard :
— Non, capitaine, lui répondit-il, je ne reculerai pas devant la douleur. Laissez-moi poursuivre. Le découragement des matelots de l’embarcation fut long et dut être terrible ; à la fin, cependant, je les vis sortir de leur torpeur et reprendre leurs avirons ; mon cœur bondit de joie : mon fils m’allait être rendu ! Jugez de mon désespoir quand j’aperçus les canotiers ramer dans des directions opposées et faire tournoyer l’embarcation. Je comprends tout, ces malheureux n’ont pu résister à une fatigue au-dessus de leurs forces, au soleil ardent, dont les rayons brûlants comme la lave d’un volcan tombent mortels sur leurs têtes : ils sont en proie au délire.
« Plusieurs de mes matelots aux aguets, comme moi, remarquent aussi ce fatal événement. Un moment ils se consultent entre eux, puis s’avancent vers moi :
« – Capitaine ! me disent-ils, nous ne sommes pas très robustes, mais la bonne volonté ne nous manque pas, et avec l’aide de Dieu, l’on peut bien des choses. Nous ne pouvons en tout cas laisser périr ainsi et votre fils et les camarades qui se sont dévoués pour nous. Il nous reste encore une pirogue… avec votre permission, nous allons la mettre à la mer.
« – Non, mes amis, leur dis-je en faisant taire dans mon cœur, devant le sentiment du devoir, le désespoir que j’éprouvais, non, cela ne se peut, car votre projet, certes, compromettrait le sort du navire.
« Mes matelots insistèrent, mais je ne voulus pas démordre de ma résolution, et ils durent finir par céder devant ma volonté.
« Un seul espoir me restait, celui qu’à la tombée de la nuit les gens du canot, rafraîchis par l’absence du soleil, retrouveraient alors assez de force pour regagner notre bord.
« Ce dernier espoir ne devait pas me rester longtemps, car bientôt je manquai de m’évanouir de crainte et d’horreur en voyant les canotiers montés sur leurs bancs, dénués du petit tendelet qui les ombrageait, se saisir de leurs avirons avec une force surhumaine et qui constate l’intensité de leur délire, et faire de cet instrument de salut un instrument de carnage, une arme de désespoir.
« – Capitaine, me dirent encore mes matelots, au nom du ciel, au nom de la vie de votre fils, laissez-nous mettre la pirogue à la mer… cette embarcation est facile à manier…
« – Mais vous, malheureux ?
« – Oh ! mon capitaine, si nous succombons, la perte ne sera pas bien grande… Nous ne sommes plus bons à rien…
« – Non, mes amis, m’écriai-je avec violence, car je me sentais prêt à céder, je ne veux pas !… je ne suis déjà que trop coupable pour avoir si légèrement exposé ces cinq hommes…
« J’allais poursuivre, quand, je ne dirai pas des cris, mais bien des hurlements poussés par les hommes de l’embarcation, s’élevèrent au large avec tant de violence que nous restâmes tous à bord frappés de stupeur et d’effroi.
« – Capitaine ! me dirent mes matelots…
« – Allez ! leur répondis-je.
« J’étais vaincu.
« Les gens de l’équipage se précipitent à la pirogue, on l’affale à l’eau. Dévouement inutile ! Les bordages, longtemps exposés à l’action brûlante d’un soleil de feu, se sont disjoints, et l’étoupe qui s’est séchée dans les coutures tombe par l’effet des secousses et du frottement qu’éprouve l’embarcation en descendant le long du navire. À peine la pirogue est-elle parvenue à la mer qu’elle s’emplit !
« Nous ne pouvons plus rien tenter en faveur des canotiers, rien ! J’avais besoin de pleurer ; je me retirai un moment dans ma cabine.
« Il me fut impossible d’y rester longtemps, et je me hâtai de remonter sur le pont : un matelot s’était emparé de ma longue-vue que j’y avais laissée et la tenait braquée sur le canot. Je l’interroge du regard : “ Ils ne sont plus que quatre, me répond-il d’une voix émue ; mais le lieutenant se tient toujours à la barre !”
« Enfin la nuit arriva. Le soleil avait disparu cette fois au milieu de vapeurs moins éclatantes que celles qui, les autres soirs, illuminaient l’horizon. Mais cet indice de la brise est si vague, si peu certain, nous y avions déjà été trompés si souvent, que je n’osais plus y croire.
« Toutefois j’ordonnai qu’un large fanal fût hissé à la pomme du grand mât. La lumière bientôt se répand, immobile comme le navire qu’elle éclaire, et laisse tomber sur le pont une lueur sinistre et qui reste attachée aux mêmes objets. Le calme épouvantable de cette scène de mort n’est interrompu, de temps à autre, que par des clameurs délirantes, auxquelles succède presque aussitôt un lugubre silence.
« Ce silence à son tour dura peu. De nouveaux cris sont poussés par les malheureux matelots de l’embarcation. La nuit prêtant une grande sonorité à la mer et à l’air, nous distinguions à bord du Bato jusqu’aux moindres soupirs que poussent les canotiers en expirant sous les coups effrénés qu’ils se portent dans leur rage insensée. Jugez, capitaine ce que je devais souffrir !
« Toutefois, une douleur plus grande m’était réservée. Ce fut le silence complet qui succéda enfin à tous ces râles et à toutes ces clameurs, et qui, cette fois, dura tout le reste de la nuit.