Voyages, aventures et combats/Tome 1 - Chapitre 19

Alphonse Lebègue, Imprimeur-éditeur (Tomes 1 & 2p. 184-192).

XIX

Kernau, avant de me répondre, se haussa sur la pointe des pieds, et regarda de nouveau le champ de cannes à sucre   ; puis, après cette inspection, probablement sans résultat, il s’essuya le front et s’assit au pied de l’arbre   ; je me plaçai à ses côtés.

—  Avant tout, vieux, me dit-il, je dois t’apprendre comment il se fait que je me trouve en ce moment dans la plantation de M. Montalant   ; comme je n’aime pas à courir des bordées, je te dégoiserai la chose en deux mots, et tout net   : je suis amoureux fou d’un mulâtresse de cette habitation… une fameuse femme tout de même… tu verras… C’est à peine si à nous deux nous pourrions entourer sa taille avec nos bras… elle doit bien peser trois cents livres, la reine de mon cœur… un vrai morceau de roi… quoi   !

—  Je te crois, mais tout cela ne m’explique pas ton émotion de tout à l’heure, lorsque tu as appris que le capitaine l’Hermite demeurait chez M. Montalant   !… Et cette jaquette blanche que tu cherchais avec tant d’inquiétude   ?

—  Minute   ! On y va. Or donc, j’arrive ce matin, et je vais chercher ma belle dans sa case… Je la trouve entourée d’une dizaine de marmotons… ses enfants… un détail, passons. Or donc, voilà que je l’emmène avec moi… histoire de s’entendre !… Nous nous promenons un bout de temps, et comme ça m’embête de marcher, je lui porte un regard à fond de cœur et lui demande si elle ne voudrait pas me faire un peu l’amitié de s’asseoir à côté de moi… bon… nous nous asseyons… Or, donc, à peine étions-nous casés sur la lisière de ce champ de cannes à sucre que j’en vois sortir un particulier revêtu d’un pantalon de toile grise un peu goudronné, et d’une jaquette blanche… Très bien… L’individu regarde de tous les côtés d’un air inquiet… plus que ça, même, d’un air canaille ; puis voyant qu’il ne voit rien, il se met à siffler un petit air de rigodon en douceur… Bon, que je me dis, voilà un musicien qui possède tout de même un organe bien agréable… lorsque tout à coup j’aperçois un affreux nègre qui sort, celui-là, de je ne sais où, et s’en vient en roulant ses yeux comme un diable et regardant autour de lui d’un air ébouriffé trouver en zigzag le musicien.

— Eh bien, Scipion, que lui dit ce dernier avec un accent english, tout à fait english, je t’apporte la rack et l’argent… Puis-je toujours compter sur toi ?

La peau d’ébène s’empare de la bouteille, en lape d’un seul trait la moitié, et s’essuie la bouche avec le revers de la main.

— Ah ! ah ! que je dis en voyant ce geste, v’là un garçon qui a des manières et qui connaît la civilité. Faut croire qu’il est attaché en qualité de domestique à l’habitation.

— Après, matelot, va donc plus vite, dis-je à Kernau en l’interrompant avec impatience, je ne vois rien encore dans ton récit qui se rapporte au capitaine.

— Nom de noms, laisse-moi donc tranquille, vieux, tu m’embrouilles… J’y étais, à l’Hermite.

— Eh bien ! voyons, continue, alors, je t’écoute.

— Or donc, v’là que la peau d’ébène, après avoir suifé sa poulie avec la rack, dit comme ça à l’English, car la jaquette blanche, c’était, je te le répète, un English… ça fait pas pour moi un doute… il dit donc comme ça à l’English… dans son patois : « Moi prêt… l’Hermite li veni… li pi s’en aller d’ici… moi gagner les vingt autres gourdes… »

— Ah ! satanées canailles, que je m’écrie alors, vous allez m’expliquer un peu cette histoire, ou je vous cogne à mort !

Le noir Scipion et la jaquette blanche, en entendant ma voix, font une drôle de boule… Le premier roule de gros yeux qu’on n’y voit plus que le blanc ; le second pâlit, porte vivement sa main sous sa casaque et en retire un pistolet… Quant à moi, je vais pour me jeter sur eux, quand ma mulâtresse, que le tonnerre écrase, m’empoigne dans ses bras, me serre avec fureur… Une Hercule, que cette femme, vieux… Moi, plein d’égards pour elle, je me contente de lui envoyer un simple coup de poing au milieu de la face… Ah ben ! oui… c’est tout comme si je chantais !.. Elle n’y fait pas même attention !… Moi, toujours galant, ne voulant pas abîmer cette pauvre petite poule, je lui flanque seulement deux nouvelles gifles, histoire de lui casser quelques dents. Tu crois que ça la calme ?.. Tout le contraire… ça la rend furieuse. Elle se cramponne à moi, me mord et m’égratigne, tout en répétant : « Moi aimer beau Scipion, moi pas voulé toi batte li. » Dame ! que te dirai-je, on est Breton et galant, c’est incontestable, mais ça fatigue, à la longue, d’être égratigné et mordu… Bon !… que j’pense, faut pourtant en finir ! Je regarde alors ma belle avec tendresse, et je l’assomme d’un coup de poing sur la tête. Elle ferme l’œil, fait la morte et me lâche !… Bon, j’profite de l’occasion, je me mets d’un bond sur mes pieds et j’ vas pour poursuivre ma peau d’ébène et mon English ! Enfoncé ! ils ont disparu… Je cherche, je furète… rien, rien ! Et voilà mon histoire !

— Eh bien, matelot, que vois-tu de menaçant dans tout cela pour l’Hermite ?

— Ce que je vois de menaçant, mille tonnerres ! Tu m’as l’air drôle avec ta question. Ne sais-tu donc pas, vieux, que l’île de France entière est parsemée d’espions anglais ?.. Il y en a partout… derrière les haies, sous les pierres, dans les champs de cannes à sucre, quoi… je te le répète, partout.

— Je sais en effet que l’Angleterre possède des agents nombreux et entretient des intelligences dans l’île ; c’est là un fait malheureusement trop certain et que l’on ne peut mettre en doute. Mais j’en reviens à ma première idée ; à quel danger crois-tu donc que soit exposé l’Hermite ?

— Est-ce que je le sais, donc ? Si je le savais, il n’y aurait plus de danger, pardi !… Je giflerais toutes ces canailles-là que le diable en prendrait les armes ! Seulement, quoique je ne sois pas éduqué comme toi, vieux, je n’en ai pas moins pour cela mon petit grain de bon sens tout de même ; or, voilà le raisonnement que je me suis fait : L’Hermite vient de fich’ des peignées aux English. L’Hermite s’annonce comme un gaillard qui deviendra tout au moins un Suffren… Or, la vie d’un homme comme ça, vieux, ça coûte des millions à l’Angleterre… Ça ruine ses établissements, ça bouscule son commerce, ça empoigne ses navires !… Bref, ça l’embête considérablement… Tu es d’accord avec moi là-dessus, n’est-ce pas ?

— Oui, il est en effet incontestable que l’Hermite est en ce moment le plus dangereux ennemi que possède la puissance anglaise dans les mers de l’Inde.

— Bon ! Or donc, l’English, qui calcule un peu bien, se dit : Tiens, voilà un gaillard qui va me flibuster un tas de millions : ne vaudrait-il pas mieux sacrifier dix, vingt, cinquante, cent mille francs même, et garder mes millions ? Positivement oui, ça vaudrait mieux ! Comprends-tu ?

— Ma foi, pas trop ! Explique-toi plus clairement.

— Définitivement, t’as beaucoup grandi, mais c’est tout ! Quoi ! tu ne comprends pas qu’avec cent mille francs on n’a que l’embarras du choix pour trouver un gredin qui vous descende un homme ?

— Que dis-tu là ? m’écriai-je en frémissant.

— Dame ! ce que je pense. Pourquoi donc que cet English, déguisé en espèce de planteur, avait ici un rendez-vous avec le nègre Scipion pour lui causer de l’Hermite ?… Pourquoi qu’il lui promettait vingt gourdes, mille noms de noms ?… Pourquoi qu’il portait un pistolet caché sous sa veste ?… Pourquoi qu’en m’apercevant il a pâli et pris la poudre d’escampette ?… Tout ça, c’est pas des frimes, quand le diable y serait ; ça doit signifier quelque chose !

— Oui. Le fait est qu’en réfléchissant froidement à toutes les circonstances, il y a là un mystère qui mérite la peine d’être approfondi. Je m’en vais de ce pas trouver M. Montalant et lui faire part de mes soupçons… Veux-tu m’accompagner ?

— Tiens, pourquoi pas ? Je t’aiderai toujours un peu dans tes explications !

Nous arrivâmes en quelques minutes à l’habitation, et le bonheur voulut que M. Montalant se trouvât devant la porte.

— Puis-je vous parler tout de suite, en particulier, mon cher monsieur, lui dis-je ; j’ai à vous entretenir d’une affaire on ne peut plus importante, et qui ne souffre pas de retard.

— Volontiers, mon cher ami, me répondit-il. Mais qu’avez-vous donc ? Vous m’inquiétez !… Montons dans ma chambre.

Une fois que nous fûmes tous les trois seuls, je m’empressai de prendre la parole, afin de ne pas laisser le temps à Kernau d’embrouiller mon explication, et je racontai de point en point à M. Montalant ce qui venait de se passer. Mon hôte écouta mon récit avec la plus grande attention.

— Mon cher Louis, me dit-il dès que je cessai de parler, les faits que vous venez de me rapporter présentent, je l’avoue, une grande gravité ; peut-être, et je l’espère, ne sont-ils que le produit d’un quiproquo ; n’importe, il faut que nous remontions à la source de ce complot et que nous l’éclaircissions à tout prix. D’abord commençons par faire comparaître devant nous mon nègre Scipion… Je dois avant tout vous déclarer que ce nègre est le meilleur et le plus intelligent domestique que je possède ; celui sur la fidélité duquel je crois avoir le plus de raisons de compter. Après tout, il est malheureusement incontestable que le nègre le plus fidèle n’est qu’un traître, et le plus probe qu’un voleur. Voyons Scipion.

Cinq minutes plus tard, Scipion faisait son entrée dans la chambre.

— Est-ce bien là le même homme dont vous parlez ? demanda M. Montalant en s’adressant à Kernau. Le reconnaissez-vous ?

— Si je le reconnais je le crois bien s’écria le Breton. Il est assez laid pour que l’on puisse s’en souvenir avantageusement.

— Très bien. Voyons Scipion, continua M. Montalant, parle-nous franchement… N’aie pas peur. Si tu m’avoues quelque chose en ta défaveur, je te jure que je ne te punirai point… tu sais que je ne manque jamais à ma parole… Si au contraire tu essaies de me tromper, que tu mentes, je te promets qu’à présent que je suis averti, je te ferai fouetter !… jusqu’a ce que mort s’ensuive.

— Oh ! moussé, moi pas voulé être fouetté… moi parler vrai

— Quel est cet Anglais avec qui tu t’es entretenu devant le champ de cannes à sucre ?

— Li, pas anglais, moussé… li, français…

— Tu ne mens pas ? Prends garde !

— Oh ! moussé, pourquoi Scipion li mentir : li rien gagné à ça.

— Que te disait cet homme ?

— Li été dire moi li avé un beau pantalon blanc à vendre à moussé l’Hermite, si li voulé acheté li vingt gourdes…

— Que me chantes-tu là ?

— Moi pas chanter, moussé… moi dire vérité… cet homme li tailleur…

— Quoi ! cet homme avec qui tu causais est, dis-tu, un tailleur ?

— Oui, moussé… li tailleur… Li dire si moi pouvais faire li acheté un pantalon, vingt gourdes… parce que moussé l’Hermite été perdi tous son zabits, et en manqué… Li tailleur voulé donnérait moi in gourde…

— Et toi, que lui as-tu répondu ?

— Moi, moussé, été dire li : Moussé l’Hermite malade, li pas sorti d’ici de longtemps,… toi gagné les vingt gourdes…

— Et puis ensuite, qu’est-il arrivé ?

— Ensuite, moussé, et, en parlant ainsi, Scipion désigna Kernau, ensuite, moussé, li moussé été caché dans cannes avec mulâtresse Eloa, li sorti furié et voulé batté moi, et moi été sauvé… et li tailleur été sauvé aussi… Et puis c’est tout, moussé.

— Est-ce que la mulâtresse Éloa n’est pas ta bonne amie, Scipion ?

— Oui, moussé, aussi à moi.

L’air de vérité profonde et l’assurance dénuée de toute hésitation avec lesquels Scipion avait répondu à cet interrogatoire dissipèrent, je dois l’avouer, complètement mes soupçons. M. Montalant paraissait également tout à fait rassuré.

— C’est bien, Scipion, dit-il enfin au nègre après avoir réfléchi pendant quelques secondes, tu peux t’en aller. Toutefois, si ce tailleur revient, tu me l’amèneras… Crois-tu qu’il revienne ?

— Oui, moussé, li vini encore avec pantalon pour vendre à. Moussé l’Hermite li voulé vingt gourdes et li certain vini encore pour ça sir…

— Eh bien ! messieurs, nous demanda notre hôte après le départ du nègre, que pensez-vous de mon esclave ? Quant à moi, je vous déclare que je ne vois rien dans sa conduite qui soit de nature à éveiller nos soupçons… Il n’y a eu dans tout cela, comme je l’espérais, qu’un malentendu, qu’un quiproquo !

— Nom de noms, ce moricaud m’a l’air, au contraire, malin comme tout à moi ! s’écria Kernau. Que diable, j’ai des oreilles ! Et puis en supposant que je me sois trompé à son baragouin, j’ai encore des yeux ! Or donc, pourquoi qu’ils se sont sauvés à mon approche, ces gueux-là ? Pourquoi qu’il a tiré un pistolet de dessous sa veste, l’English ? Tonnerre, tout ça, c’est pas clair du tout !… Non, c’est pas clair du tout !

— Dame, il n’y a rien d’étonnant, mon ami, que Scipion et le tailleur, en vous voyant apparaître d’une façon si inattendue et si menaçante, aient été effrayés, répondit M. Montalant.

— Bah ! si ça avait été des honnêtes gens, ils auraient commencé par se cogner avec moi, et nous nous serions expliqués proprement ensuite, c’est-à-dire non, ils se seraient d’abord expliqués, peu importe. Je n’suis pas éduqué, moi, ajouta Kernau en me lançant un regard plein de reproche sur ce que je ne le soutenais pas. N’importe, j’ai un peu roulé ma bosse et je me connais en malice ; on ne me fiche pas dedans avec des blagues… Dieu veuille qu’il n’arrive pas un malheur !


fin du premier volume.