Voyages, aventures et combats/Tome 1 - Chapitre 8

Alphonse Lebègue, Imprimeur-éditeur (Tomes 1 & 2p. 75-78).

VIII


Seulement, les équipages, avec cet instinct exquis, et, pour ainsi dire, infaillible, que l’habitude du danger donne aux marins, avaient tout de suite apprécié et jugé l’Hermite, et se reposaient pleins de confiance sur lui, persuadés que, tant qu’il serait vivant, ils n’avaient pas à craindre de tomber entre les mains des Anglais.

En effet l’Hermite confirma cette opinion en prenant une précaution à laquelle personne n’avait songé et qui nous mit complètement en sûreté en triplant nos moyens de défense. Il mit les équipages à terre, fit creuser les récifs de la pointe de la baie la plus avancée, et y plaça une batterie composée de quatorze canons de 18 de la Preneuse et de dix de 12 de la Brûle-Gueule.

À ces canons, qui n’étaient d’aucune utilité à bord des deux navires, car leur position ne leur permettait de se servir que d’une batterie, il joignit la moitié des équipages.

— À présent, dit-il lorsque ces préparatifs furent terminés, nous pouvons attendre la visite de messieurs les Anglais sans la moindre crainte.

L’inquiétude, parmi nous, avait été remplacée par l’ennui, et nous ne souhaitions rien tant que le retour de l’ennemi, pour en finir enfin avec lui et pouvoir rentrer dans le port Maurice. Pendant huit jours, il se fit attendre; mais le huitième jour, s’étant préparé de longue main, il se présenta, se croyant tout à fait assuré du succès. Une triste désillusion l’attendait.

À son attaque brusque et formidable, nous répondîmes d’abord par un tel feu de nos deux navires, qu’un moment il s’arrêta presque surpris et humilié, ne pouvant se figurer qu’une seule frégate et une seule corvette osassent soutenir sérieusement un combat dans lequel les forces étaient si disproportionnées ; puis, lorsque tout à coup notre batterie de terre, construite à fleur d’eau, c’est-à-dire à l’abri des coups de l’ennemi, joignit au nôtre son feu, dont pas un coup n’était perdu, la stupéfaction des Anglais se changea en fureur, et ils redoublèrent d’efforts.

Fureur impuissante et efforts inutiles ! Leur acharnement ne contribua, en les tenant plus longtemps sous notre feu, qu’à doubler leurs pertes et à augmenter leur honte. Avant la fin du jour, l’Anglais était obligé d’abandonner le combat et de lever, par suite de l’état déplorable dans lequel il se trouvait, le blocus de la colonie et sa croisière.

Quelques jours plus tard, nos deux navires entraient triomphalement au port Maurice, au nord-ouest, au milieu des acclamations de la population entière. Le beau fait d’armes de l’Hermite est connu sous le nom de combat de la rivière Noire.

Je passai les premiers jours que je restai à terre, à travailler, avec un acharnement qui tenait presque de l’inspiration, à un dessin qui représentait ce combat. Mon œuvre terminée, je m’empressai d’aller l’offrir à M. Bruneau de la Souchais, dont la conduite, dans cette mémorable circonstance, avait été à la hauteur de celle de l’Hermite.

Je n’ose pas dire que j’avais réussi, mais toujours est-il que l’excellent capitaine, ému de mon attention sans doute, s’attache, dès ce moment, plus particulièrement à moi et accomplit, au centuple de ce qu’il avait promis à mon cousin Beaulieu, son engagement de me protéger. Poussant la bienveillance jusqu’à la sollicitude, il me donna d’abord un logement à terre, chez lui, puis me présenta ensuite dans les meilleures et les plus agréables maisons de la ville. C’est à lui que je dus de me lier particulièrement avec M. Monneron, banquier, l’un des sept frères Monneron, dont l’un, à Paris, fut l’inventeur des pièces de cuivre de 5 et de 2 sous, qui ont porté son nom ; puis avec un constructeur de navires, M. Montalent, dans les chantiers duquel j’appris la construction. M. Montalent me prenait, ce qui flattait assez mon amour-propre, pour un très grand dessinateur. Le reste du temps que je ne passais pas dans ces deux charmantes maisons, je le consacrais à suivre un cours de navigation.

L’Île de France ne présentait plus alors le même aspect gai et animé que je lui avais vu il y avait plus d’un an, lors de ma première arrivée. Cette colonie, fréquentée alors par des spéculateurs qui s’y rendaient de toutes les parties de l’Inde et de l’Europe, pour traiter des cargaisons et des navires capturés, avait vu peu à peu le silence et l’abandon se faire autour d’elle, à mesure que le nombre de ses croiseurs avait diminué.

En effet, depuis 1793 jusqu’à ce moment, la république avait expédié pour l’Île de France, à des intervalles rapprochés, jusqu’à neuf navires de guerre : les frégates la Cybèle et la Prudente, le brick le Coureur, la corvette le Brûle-Gueule, puis enfin la division du contre-amiral Sercey, dont j’avais fait partie et qui comptait, je l’ai déjà dit, quatre frégates : la Forte, la Régénérée, la Seine, la Vertu.

Or, de tous ces navires, après le combat de la rivière Noire, deux seuls restaient : la Preneuse et le encore était-il fortement question du départ de cette corvette pour la France.

Pendant mon séjour à l'île de France, M. Bruneau de la Souchais me présenta au capitaine l'Hermite, qui se rappela parfaitement notre dîner à Rochefort, chez mon cousin Beaulieu-Leloup, et me témoigna toute la satisfaction qu'il éprouverait de me posséder à son bord. Il voulut bien même ajouter en souriant que si je m'embarquais sur la frégate il me nommerait son premier peintre de marines, sans préjudice de l'avancement auquel j'étais en droit de prétendre. Quelques jours après cette conversation, l'Hermite reprit la mer, et revint avec deux gros et riches vaisseaux qu'il avait enlevés à la Compagnie des Indes sur la rade de Talichieri.

Ces prises, vendues avec d'autant plus de bénéfice que depuis longtemps la concurrence n'existait plus, mirent de l'argent dans la poche et par conséquent de la gaieté dans le cœur de l'équipage de la Preneuse, qui se prépara à se dédommager, par une orgie monstre, des privations si suivies et si constantes endurées jusqu'alors !... Hélas ! ce projet ne devait pas se réaliser ! L'Hermite, obligé de se multiplier pour suppléer aux forces qui manquaient, reprit la mer, presque aussitôt après son arrivée.


Comme son équipage n'était plus au complet, il prit à bord de la Brûle-Gueule, sur le point de retourner en France, le plus d'hommes qu'il put : inutile d'ajouter que je ne laissai pas échapper une si belle occasion de servir sous les ordres d'un homme tel que l'Hermite, et que je m'empressai de m'embarquer sur la Preneuse.

Si j'eusse voulu cependant écouter les conseils du brave et célèbre capitaine de corsaire Dutertre, dont j'avais fait depuis peu la connaissance, je serais resté à terre.