Voyages, aventures et combats/Tome 1 - Chapitre 7

Alphonse Lebègue, Imprimeur-éditeur (Tomes 1 & 2p. 65-74).

VII

Après avoir, avec cette lucidité et cette promptitude de perception que donne le stimulant du danger à notre esprit, cherché, pendant une seconde, un moyen soit de me tirer de ce mauvais pas, soit d’atténuer les conséquences fâcheuses que devait entraîner pour moi ma faute, je ne trouvai rien de mieux à répondre à M. Bruneau de la Souchais que cette phrase-ci :

— C’est moi, capitaine, qui ai commis ce dessin.

— Ah ! c’est vous, monsieur, fort bien. Allez me chercher le capitaine d’armes et revenez avec lui ici.

Cette mission n’avait rien d’agréable, j’en conviens, mais il n’y avait pas à hésiter ; il me fallut obéir.

Les gens de l’équipage, intéressés par cette scène qui devait naturellement se terminer pour moi par une punition exemplaire, c’est-à-dire par un spectacle pour eux, me regardaient, la plupart avec curiosité, quelques-uns même, les jaloux de mes gribouillages, avec une maligne et méchante joie. Que l’on juge de ma stupéfaction lorsque j’aperçus, en me retournant, accompagné du capitaine d’armes, M. Bruneau de la Souchais accroupi devant une cage à poules et occupé à examiner mes dessins, tracés non plus cette fois à la plume, mais, hélas ! circonstance aggravante, avec la pointe de mon couteau. Je sentis en ce moment seulement toute l’étendue de mon crime, et je me vis destiné au moins au supplice de la cale mouillée.

Les quelques secondes que je restai planté droit et immobile devant le capitaine toujours occupé à examiner mes malheureux essais de gravure sur bois, me parurent bien longues ; quant au lieutenant en pied, M. Frélot, que je regardais de temps en temps à la dérobée, un sourire doucereux qui s’épanouissait sur ses lèvres augmentait encore ma frayeur… Enfin M. Bruneau de la Souchais se releva, me lança un regard sévère, puis s’adressant au capitaine d’armes :

— Vous ferez retrancher la ration de vin de cet homme jusqu’à nouvel ordre, lui dit-il en me désignant.

Ces paroles me causèrent une joie intérieure indicible, et m’enlevèrent de dessus le cœur un poids énorme qui m’étouffait.

Le capitaine d’armes, dont le grade correspond à celui de sous-officier, s’inclina, et s’en fut immédiatement porter cet ordre à la cambuse. M. Frélot, je dois cet aveu à l’impartialité, paraissait fort désagréablement surpris, presque affecté. À midi, lorsque l’on servit le dîner à l’équipage, j’allais m’asseoir tranquillement par terre à ma place habituelle, quand un novice m’avertit que le capitaine me demandait. Je trouvai M. Bruneau de la Souchais se promenant tranquillement sur la dunette.

— Monsieur Garneray, me dit-il avec cet air affable et ces manières de grand seigneur que personne au monde ne possédait mieux que lui, si vos travaux d’art permettent de disposer d’une heure de votre temps, je serais heureux de vous avoir aujourd’hui à dîner avec moi.

Un profond salut fut ma seule réponse.

— Eh bien ! me demandèrent mes camarades en me voyant, de retour parmi eux, dédaigner le maigre plat de haricots durs et de lard salé qui composait notre ordinaire, est-ce que les paroles du capitaine t’ont coupé l’appétit ?

— Justement ; car le capitaine m’a invité à dîner aujourd’hui avec lui, et je me ménage pour pouvoir faire honneur tantôt à sa cuisine.

Cette nouvelle produisit une émotion profonde sur mes auditeurs.

— Cré mâtin, me dit un vieux loup de mer placé près de moi, t’as d’la chance, mais je ne voudrais pas, pour dix parts de prise, me trouver dans ta peau.

— Pourquoi cela ?

— Tiens, c’tte bêtise, parce que s’il me fallait m’asseoir à côté du capitaine, déplier ma serviette et me l’attacher au cou, cracher en mettant ma main de côté près de ma bouche, retourner ma chique en douceur, enfin avoir ce qu’on appelle de belles manières, j’aurais tellement peur d’oublier quelque chose de la civilité, que je serais capable d’étouffer net ! T’as pas peur, toi ?

— Mais non, pas le moins du monde.

— Cré mâtin, il faut que tu aies tout de même un fier toupet !

L’heure du dîner arrivée, je m’arrangeai du mieux que je pus ; et je fus chez le capitaine, que je trouvai, l’usage s’opposant à ce qu’il fit dîner un officier avec un simple matelot, seul à table.

Il me traita, non pas comme si j’eusse été un homme de son bord, mais comme le cousin de son collègue Beaulieu-Leloup, c’est-à-dire qu’il fut pour moi d’une amabilité et d’une bonté parfaites. Il me reprocha bien un peu, avec un tact exquis, les dégradations que j’avais commises, mais il tempéra ces reproches par l’offre qu’il me fit, et que j’acceptai avec des larmes de reconnaissance dans les yeux, de me fournir tout le papier et les crayons à dessin dont je pourrais avoir besoin. « Qui sait, me dit-il en terminant, si les heureuses et précoces dispositions que vous montrez aujourd’hui pour la peinture ne vous seront pas un jour d’une grande utilité ? » Cette prophétie s’est, en effet, réa­lisée de la manière la plus complète.

Le lendemain, et je consigne ce fait insignifiant pour montrer que la bonté de M. de la Souchais s’étendait pour moi jusqu’à la minutie, l’embargo qui pesait à la cambuse sur mon vin fut levé, et je rentrai en possession de ma ration journalière.

Quant au lieutenant Shild, il perdit depuis lors vis-àvis de moi ses airs doucereux qui m’épouvantaient tant, et ne me regarda plus que d’un œil féroce ; aussi n’eus-je plus à me plaindre de lui.

Les enseignes, MM. du Houlbec et Olivier, jeunes gens pleins de cœur et de bonté, venaient également voir de temps en temps mes dessins, et choisissaient ceux qui leur plaisaient le plus ; ils me soutenaient tous les deux de leurs encouragements, et m’aidaient de leurs conseils ; en un mot, je me trouvais très heureux à bord de la Brûle-Gueule ; et n’eût été la monotonie de notre croisière, qui jusqu’alors semblait ne devoir aboutir à aucun résultat, rien n’eût manqué à mon bonheur. L’équipage aussi, qui avait fondé sur la prise du convoi anglais de joyeuses espérances, se montrait presque découragé, lorsque nous atteignîmes les parages de la Chine.

Étant en vue des îles Ladrones, nous fûmes accostés par un bateau du pays, qui vint nous vendre des fruits, et nous apprîmes par ceux qui le montaient que le convoi anglais se trouvait, en ce moment, mouillé à trente milles tout au plus de nous.

Cette nouvelle réveilla l’enthousiasme engourdi de nos équipages, ou, pour être plus exact, lui donna des proportions inouïes et qu’il n’avait jamais atteintes encore. Les hommes, sevrés depuis longtemps d’argent et de plaisirs, se sentaient un appétit féroce de jouissances et se promettaient de se dédommager avec usure de leurs privations passées. Nous étions tellement assurés du succès, notre imagination était montée à une telle hauteur, que pas un parmi nous n’eût consenti à vendre sa part future de prise, pour une forte somme d’argent comptant.

Que l’on juge de notre joie frénétique, quand, le lendemain vers deux heures, nous aperçûmes deux vaisseaux anglais ancrés à six milles à peu près de nous, auprès d’une petite île. Un cri immense et spontané s’éleva sur la Brûle-Gueule.

Les Anglais, surpris à l’improviste et comprenant l’impossibilité de soutenir une lutte avec des forces supérieures aux leurs, coupent leurs câbles, appareillent à la hâte, en jetant par-dessus bord tout ce qui les encombre, et se dirigent vers la rivière de Canton. La chasse commence aussitôt.

J’avais souvent, pendant le cours de cette traversée, été à même d’admirer la beauté de la construction et la supériorité de marche presque fabuleuse des bâtiments espagnols, qui nous rendaient facilement un bon tiers de leurs voiles et conservaient encore l’avance sur nous ; je maudissais cette supériorité, qui allait leur permettre d’aborder les premiers les Anglais, lorsque à mon grand étonnement, je les vis se ralentir peu à peu, et se laisser gagner par nos deux navires à vue d’œil. Du reste, la chasse allait bien ; nous n’étions guère, vers quatre heures, éloignés des Anglais que d’une lieue au plus.

Bientôt la Preneuse et la Brûle-Gueule, que leur mauvaise marche plaçait en arrière de la division, dépassent considérablement les vaisseaux espagnols et se trouvent à portée du canon de l’ennemi.

Le feu s’engage aussitôt ; nous échangeons plusieurs bordées.

— Monsieur Frélot, dit le capitaine en s’adressant à son second, apportez toute votre attention à ce que les artilleurs pointent aux mâtures ; nous sommes à une trop grande portée de l’ennemi pour espérer le combattre sérieusement, et tous nos efforts ne doivent tendre qu’à un but : celui de causer quelque avarie qui retarde sa marche, et donne le temps aux Espagnols de nous rejoindre… Au reste, je ne comprends plus rien à la conduite de nos alliés… Hier, voiliers admirables… Aujourd’hui, vraies tortues et semblables à des galiotes hollandaises… Que l’on pointe aux mâts, monsieur Frélot ; retenez bien cet ordre.

Le feu durait avec vivacité de notre part, mais sans produire aucun résultat apparent, lorsqu’un événement, auquel nous étions loin de nous attendre, vint, sinon nous jeter dans le découragement, au moins affaiblir beaucoup nos espérances : les vaisseaux espagnols nous apprennent par leurs signaux qu’ils ont éprouvé des avaries.

Cet événement, aussi imprévu qu’inexplicable, car rien ne pouvait motiver ou donner à deviner comment tout à coup, et par une belle mer, les magnifiques bâtiments de nos alliés se trouvaient subitement réduits à l’impuissance, fut accueilli de M. Bruneau de la Souchais par un froncement de sourcils et un haussement d’épaules très significatifs, qu’il ne daigna pas même dissimuler. Il se contenta seulement d’ordonner que l’on activât le feu.

Peu après, le vaisseau amiral espagnol nous adressait, par signaux sur signaux, l’ordre de cesser le combat et de nous rallier à sa division.

— Que le diable m’emporte ! s’écria notre brave capitaine en accompagnant ces paroles d’un énergique juron tout à fait en désaccord avec ses habitudes et ses manières ; que le diable m’emporte si j’obéis ! Monsieur Frélot, faites force de voiles et tâchons de rejoindre l’ennemi. Nous verrons bien si les Espagnols oseront fuir honteusement, en nous laissant au pouvoir des Anglais… Après tout, pourquoi pas ? Qu’importe ! nous succomberons du moins avec gloire et nous sauverons l’honneur de la France et celui de notre pavillon.

— Pauvre l’Hermite, ajouta peu après le capitaine d’un air mélancolique, comme il doit aussi souffrir de notre humiliation.

Cependant, le moment de la colère passé, et il fut long, car il dura jusqu’à la tombée de la nuit, M. Bruneau de la Souchais finit par se conformer à l’ordre de l’amiral, et abandonna, en même temps que le capitaine l’Hermite, ces malheureux parages.

La triste issue de cette croisière, si misérablement entravée par la tiédeur espagnole, jeta un profond découragement dans nos équipages, et ce fut sans joie et sans entrain que nous fûmes relâcher de nouveau à Cavit-le-Vieux. La pénurie dans laquelle nous nous trouvions faisait pour nous du séjour à terre plutôt une longue privation qu’une distraction : nous préférions rester à bord.

Je m’empressai, néanmoins, le jour même de notre arrivée, de demander la permission de descendre, et je courus chez la veuve Encarnacion m’informer de Kernau. Je trouvai la vieille femme fumant toujours un gros cigare. Dès qu’elle m’aperçut, elle éclata une seconde fois en sanglots.

— Ah çà ! lui dis-je, qu’avez-vous donc à pleurer ? Aurait-on encore enlevé votre fille ?

— Hélas ! oui, encore une fois… Ma pauvre Gloria va finir par en prendre l’habitude, et elle ne pourra plus rester avec moi… Que je suis malheureuse !…

— Et quel est le nouveau ravisseur ?

— Le señor Kernau, donc !

— Ah, bah ! Et avez-vous des nouvelles de lui ?

— Aucune ; on m’a rapporté qu’il s’était embarqué sur un corsaire espagnol… j’ignore si cela est vrai…

Toutes les démarches postérieures que je fis pour retrouver mon matelot ne furent pas couronnées d’un meilleur succès que cette tentative, et je dus repartir de Cavit sans avoir pu me procurer le moindre renseignement sur son compte.

De Cavit, la Preneuse et le Brûle-Gueule allèrent relâcher à Batavia ; puis de Batavia, elles appareillèrent pour l’Île de France. Notre traversée fut heureuse et nous arrivâmes sans accident aucun en vue de l’île ; c’était à la tombée de la nuit. Le capitaine l’Hermite, n’apercevant aucun croiseur, dirigea la route de manière à attaquer le port Maurice au nord-ouest en passant sous le vent de la colonie.

Cependant, comme d’un instant à l’autre nous pouvions nous trouver en présence de l’ennemi, nous nous tenions sur nos gardes : nous fîmes bonne route toute la nuit.

Le soleil éclairait à peine encore l’horizon de ses premiers rayons, lorsque nous apprîmes, le lendemain matin, par les signaux du port, que la colonie était bloquée par une division anglaise, composée de deux vaisseaux de guerre, d’une frégate et d’une corvette.

Par bonheur, les navires ennemis se trouvant au large, nous pûmes gouverner vers le petit port de la rivière Noire ; seulement, pour gagner le fond de la baie, à peine abritée par deux petites pointes, il fallait louvoyer, et les Anglais, meilleurs marcheurs que nous, nous gagnaient main sur main. Notre perte semblait certaine. Heureusement que l’Hermite nous commandait, et qu’avec lui, je l’ai déjà dit, on pouvait toujours compter sur les ressources du génie uni au courage.

Le capitaine l’Hermite, qui connaissait la côte, et savait qu’il y avait assez d’eau pour nous, comprit tout de suite que l’ennemi placé sous le vent ne pouvait nous couper le chemin et qu’il lui devenait facile, sinon d’éviter quelques bordées anglaises, au moins de mettre ses deux navires en sûreté.

En effet, louvoyant bord sur bord, nous eûmes bientôt à endurer le feu ennemi, depuis onze heures du matin jusqu’à quatre heures du soir, sans qu’il nous fût possible de lui répondre autrement qu’avec nos canons de retraite.

À quatre heures nos deux navires s’embossèrent, et présentant le travers à la division anglaise, commencèrent à engager le feu avec plus de régularité.

Les bordées se succédèrent sans interruption jusqu’à six heures du soir ; toutefois, comme nous étions à trois quarts de portée, nous n’eûmes pas trop à en souffrir.

Le crépuscule venu, les Anglais, voyant l’impossibilité de s’emparer de nous pour le moment, dans la position que nous occupions, orientèrent enfin pour gagner le large.

Cette retraite, qui pouvait cacher un piège, car, la côte n’étant pas armée, nous nous attendions presque à une descente nocturne, ne nous fit négliger aucune précaution de sûreté.

Le lendemain, au point du jour, nos deux navires installèrent leurs embossures de manière à pouvoir spontanément présenter les batteries au large, et recevoir dignement l’ennemi, s’il se présentait pour entreprendre une attaque sérieuse. Bloqués comme nous l’étions, et assez semblables à une souris guettée par un chat, notre position ne laissait pas, quoique nous eussions eu le bonheur d’échapper la veille à l’ennemi, d’être toujours extrêmement critique : personne n’entrevoyait la façon que nous parviendrions à en sortir.