Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 158-161).


LE CAS DE CONSCIENCE.
Paris.


Mon hôte me suivit, et à peine fut-il entré, qu’il me dit de chercher un autre logement. Pourquoi cela, lui dis-je, mon ami ?… Pourquoi ?… N’avez-vous donc pas eu pendant deux heures une jeune fille enfermée avec vous ? Cela est contre les règles de ma maison… Fort bien ! lui dis-je, et nous nous quitterons tous bons amis ; car la jeune fille n’a point eu de mal ni moi non plus, et je vous laisserai comme je vous ai trouvé… C’en est assez, reprit-il, pour perdre mon hôtel de réputation… Cela n’est pas équivoque… Voyez, ajouta-t-il, en me montrant le le pied du lit où nous avions été assis… J’avoue que cela avoit quelqu’apparence d’un témoignage ; mais mon orgueil ne souffroit pas que j’entrasse en explication avec lui : je lui dis donc de se tranquilliser, de dormir aussi bien que je le ferois cette nuit, et que je le paierois demain matin.

Je ne me serois pas soucié. Monsieur, de vous voir une vingtaine de filles… Et je n’ai jamais songé, moi, à en avoir une seule, lui dis-je en l’interrompant… Pourvu, ajouta-t-il, que c’eût été le matin… Est-ce que la différence des momens du jour met, à Paris, de la différence dans le mal ? Cela en fait beaucoup, Monsieur, par rapport à la décence… Je goûte une bonne distinction, et je ne pouvois pas me fâcher bien vivement contre cet homme… J’avoue, poursuivit-il, qu’il est nécessaire à un étranger d’avoir la commodité d’acheter des dentelles, de la broderie, des bas de soie… et ce n’est rien, quand une femme qui vend de tout cela vient avec une boîte de carton… cela passe… Oh ? en ce cas votre conscience et la mienne sont à l’abri ; car, sur ma foi, et elle en avoit une, mais je n’y ai pas regardé… Monsieur n’a donc rien acheté ? dit il. Rien du tout dis-je. C’est que je vous recommanderois, Monsieur, une jeune fille qui vous vendra en conscience. À la bonne heure, mais il faut que le la voie ce soir… Il me fit une profonde révérence, et se retira sans répliquer.

Je vais triompher de cet homme, me dis-je ; mais quel profit en tirerai-je ? Je lui ferai voir que ce n’est qu’une ame vile. Et ensuite ? ensuite !… J’étois trop près de moi, pour dire que c’étoit pour l’amour des autres… Je n’avois point de bonne réponse à me faire à cette question....... Il y avoit plus de mauvaise humeur que de principe dans mon projet et il me déplaisoit même avant de l’exécuter.

Une jeune grisette entra quelques minutes après, avec une boîte de dentelles… Elle vient bien inutilement, me dis-je, je n’achèterai certainement rien.

Elle vouloit me faire tout voir… Mais il étoit difficile de me montrer quelque chose qui me plût. Cependant elle ne faisoit pas semblant de s’apercevoir de mon indifférence. Son petit magasin étoit ouvert, et elle en étala toutes les dentelles à mes yeux, les déplia et les replia l’une après l’autre avec beaucoup de patience et de douceur… Il ne tenoit qu’à moi d’acheter ou de ne point acheter ; elle me laissoit le tout pour le prix que je voudrois lui en donner. La pauvre créature sembloit avoir grande envie de gagner quelques sous, et fit tout ce qu’elle put pour vaincre mon obstination… Le jeu de ses grâces étoit cependant plus animé par un air naïf et caressant, que par l’art.

S’il n’y a pas dans l’homme un fond de complaisance et de bonté qui le rende dupe, tant pis. Mon cœur s’amollit, et ma dernière résolution se changea aussi facilement que la première… Pourquoi punir quelqu’un de la faute des autres ? Si tu es tributaire de ce tyran d’hôte, me disois-je en fixant la jeune marchande, je plains ton sort.

Je n’aurois eu que quelque louis dans ma bourse, que je ne l’aurois pas renvoyée sans en dépenser trois.. Je lui pris une paire de manchettes.

L’hôte va partager son profit avec elle… Qu’importe ? je n’ai fait que payer, comme tant d’autres ont fait avant moi, pour une action qu’ils n’ont pu commettre, ou même en avoir l’idée.