Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 156-158).


LE MYSTÈRE.
Paris.


Un homme qui jugera le cœur humain, jugera aisément qu’il m’étoit impossible de retourner sitôt dans ma chambre ; c’eût été passer d’un morceau musical dont le feu avoit animé toutes mes affections, à une clef froide..... Je restai donc quelque temps sur la porte de l’hôtel, et je m’occupai à examiner les passans, et à former sur eux les conjectures que leurs différentes allures me suggéroient ; mais un seul objet fixa bientôt toute mon attention, et confondit toute espèce de raisonnement que je pouvois faire sur lui.

C’étoit un grand homme sec, d’un sérieux philosophique, et d’une mine hâlée, qui passoit et repassoit gravement dans la rue, et n’alloit jamais au-delà de soixante pas de chaque côté de la porte. Il paroissoit avoir à-peu-près cinquante-deux ans ; il avoit une petite canne sous le bras… Son habit, sa veste et sa culotte étoient de drap noir, un peu usé, mais encore propre. À sa manière d’ôter son chapeau, et d’accoster un grand nombre de passans, je jugeai qu’il demandoit l’aumône, et je préparai quelque monnoie pour la lui donner, quand il s’adresseroit à moi en passant..... Mais il passa sans me rien demander, et cependant ne fit pas six pas sans s’arrêter vis-à-vis d’une petite femme qui venoit devant lui..... J’avois plus l’air de lui donner qu’elle. À peine eut-il fini, qu’il ôta son chapeau à une autre qui venoit par le même chemin. Un monsieur d’un certain âge avançoit lentement, il étoit suivi d’un jeune homme fort bien mis… Il les laissa passer tous deux sans leur rien demander… Je restai à l’observer une bonne demi-heure, et il fit pendant ce temps une douzaine de tours en avant et en arrière, en suivant constamment la même conduite.

Il y avoit dans cela deux choses bien singulières, et qui me faisoient faire inutilement beaucoup de réflexions ; c’étoit de savoir d’abord pourquoi il ne contoit son histoire qu’aux femmes ; et ensuite quelle espèce d’éloquence il employoit pour toucher leurs cœurs, en jugeant apparemment qu’elle étoit inutile pour émouvoir ceux des hommes.

Deux autres circonstances me rendoient encore ce mystère plus impénétrable ; l’une, qu’il disoit tout bas à chaque femme ce qu’il avoit à lui dire, et d’une façon qui avoit plutôt l’air d’un secret confié, que d’une demande ; l’autre étoit qu’il réussissoit toujours. Il n’arrêtoit pas une seule femme, qui ne tirât sa bourse pour lui donner quelque chose.

J’eus beau réfléchir, je ne pus me former de système pour expliquer ce phénomène.

C’étoit une énigme à m’occuper tout le reste de la soirée, et je me retirai dans ma chambre.