Voyage par le Cap de Bonne-Espérance à Batavia, à Bantam et au Bengale, en 1768, 69, 70 et 71.djvu/IV/IV

CHAPITRE IV.

Formation de la colonie.



Quoique le Cap de Bonne-Espérance eut été visité souvent par les Portuguais, les Hollandois et d’autres peuples, dans leurs voyages aux Indes, et qu’ils eussent cherché dans la baie de la Table une rade sûre pour faire aiguade ; aucune de ces nations cependant n’a pensé à y former un établissement stable avant l’année 1652. C’est vers cette époque que les directeurs de la Compagnie des Indes orientales hollandoise jugèrent convenable, d’après le conseil que leur donna Riebeek, chirurgien en chef d’un de leurs vaisseaux, d’y établir un lieu de relâche pour leurs bâtimens. Ils firent en conséquence partir ce même Riebeek avec quatre vaisseaux et les choses nécessaires pour former une colonie à cette pointe de l’Afrique. Riebeek, à son arrivée au Cap, y fît sur-le-champ construire, en terre et en bois, un fort auquel il donna le nom de Keer-de-Kou ; avec des bâtimens pour loger son monde et emmagasiner ses munitions.

Cette colonie a répondu parfaitement au but qu’on s’est proposé en l’établissant : elle est considérée aujourd’hui comme une des principales possessions de la Compagnie des Indes orientales.

Un grand nombre de Protestans, réfugiés de France en 1685 pour cause de religion, contribua beaucoup à peupler cette colonie naissante et à la défricher. Pour faciliter l’exploitation des terres, la Compagnie leur fit distribuer des instrumens aratoires, des bestiaux et des vivres, sous la condition de lui en restituer la valeur au bout de quatre ans. Sur trois cultivateurs de la colonie il y en a deux au moins dont le nom indique qu’ils sont d’origine françoise. On en trouve beaucoup, entre autres, qui portent les noms de Villiers et de Roti.

La fécondité des femmes qui, sous ce climat salubre, donnent rarement moins et souvent plus de douze enfans à leurs maris, a été cause et l’est encore actuellement que la colonie s’étend de jour en jour davantage ; de sorte qu’on trouve, à ce que m’ont dit des gens dignes de foi, des cultivateurs à plus de deux cents lieues dans l’intérieur des terres, à qui il faut un mois pour se rendre de leurs habitations au Cap avec leurs voitures attelées de bœufs.

Les habitans de la ville du Cap, tant de l’un que de l’autre sexe, sont bien faits, et leur tein vermeil annonce la santé dont ils jouissent. Parmi les femmes il y en a qu’on peut regarder comme belles ; elles sont communément plus spirituelles que les hommes. Leurs manières sont aisées et libres ; on peut dire même qu’en général elles sont fort adonnées aux plaisirs. Elles aiment beaucoup la compagnie des étrangers, particulièrement celle des Anglois, qui n’épargnent aucune dépense pour leur donner des fêtes ; mais il m’a paru qu’elles font peu de cas de nos officiers de marine.

Les hommes libres ne se montrent guère dans la rue ; ils se tiennent en profond négligé renfermés dans leurs maisons, où ils passent leur tems à fumer. Après-diner ils font la sieste, suivant la coutume des climats chauds ; et le soir les cartes occupent leur oisiveté. La lecture leur paroît à charge ; aussi n’ont-ils aucune connoissance de ce qui se passe dans les autres parties du monde, que ce qu’ils apprennent des marins qui arrivent chez eux j’en ai connu à qui il étoit impossible de faire comprendre qu’il y avoit quelque part une meilleure contrée et une plus belle ville que le Cap. Les deux sexes sont habillés à la hollandoise ; mais les femmes ont plus de luxe et de coquetterie qu’on ne devroit en attendre dans un endroit aussi isolé du reste de la terre.

Le caractère général des habitans, et sur-tout celui des cultivateurs, est franc et hospitalier : rien ne leur coûte pour recevoir le mieux qu’il leur est possible ceux qui viennent leur faire visite ; mais il règne parmi les bourgeois du Cap une grande jalousie ; ce qui rend bientôt leur compagnie insupportable aux étrangers. Ils ne peuvent vaincre leur penchant à la médisance, souvent même ils s’abandonnent aux plus noires calomnies.

La plupart des maisons du Cap subsistent du commerce qu’ils font avec les vaisseaux qui viennent y mouiller, ou à loger les officiers de marine. Le prix ordinaire d’un appartement est d’un rixdaler par jour pour chaque personne. D’ailleurs, les vivres y sont à fort bas prix. Un bon mouton bien gras ne coûte guère au-delà de quarante-deux sols de Hollande ; et, pendant mon dernier voyage, la livre de bœuf ne revenoit qu’à un demi-sol. Un septier de froment ne valoit qu’environ quatre florins. On paie le vin ordinaire trois sols à trois sols et demi la bouteille. La bierre y est peu en usage, quoiqu’il y ait une brasserie à quelque distance du Cap, dont la bierre est assez bonne. Mais tout ce qui tient au vêtement, devant venir d’Europe ou des Indes, est fort cher. Les draps d’Europe sur-tout y donnent un grand bénéfice.

Les principales maladies qui règnent au Cap proviennent des rhumes qu’occasionnent les fréquentes variations de l’air dans le même jour ; mais on n’y entend guère parler de la dyssenterie, des fièvres malignes et des autres maladies qui naissent des grandes chaleurs et des mauvaises exhalaisons : elles ne sont connues que dans l’hôpital seul. La petite vérole a fait depuis peu, pour la troisième fois, d’affreux ravages au Cap. Les habitans qui n’avoient pas eu cette cruelle maladie s’étoient réfugiés dans l’intérieur des terres, où on ne la connoît point encore ; de sorte que la ville ressembloit à un endroit abandonné. Au commencement de ce siècle la petite vérole étoit ignorée ici ; c’est en 1713 qu’elle s’y déclara pour la première fois, ainsi que me l’ont raconté des vieillards qui avoient vu cette époque, à laquelle beaucoup de monde fut enlevé par ce fléau. Le Cap n’en fut plus attaqué avant l’année 1755 ; il en mourut alors deux mille deux cents personnes. En 1765 et 1766 elle se déclara pour la troisième fois. On prétend qu’elle y fut apportée alors par un esclave indien qui se trouvoit à bord d’un vaisseau qui retournoit en Europe. Elle ne se montra pas aussi dangereuse cette fois que les deux premières, mais elle continua a régner jusqu’en 1769. Pendant cette dernière contagion une personne du Cap fit inoculer deux de ses enfans, dont l’éruption ne se fit qu’au bout de quarante-quatre jours après l’insertion ; mais les suites en furent néanmoins fort heureuses. C’est le seul essai de cette espèce qu’on ait fait jusqu’à présent au Cap.

La plus grande chaleur que j’ai trouvée ici sur le baromètre de Fharenheit a été de 87°, et la moindre après-midi de 68°. Le baromètre monte et descend fort rapidement : c’est ordinairement par le vent de sud-est qu’il monte, et il descend par celui de nord-ouest.

La différence entre la haute et la basse marée est ici d’environ trois à quatre pieds.

Les ducatons d’argent, qui valent aux Indes quatre-vingt sols, ne sont reçus au Cap que pour soixante-douze sols, tant ceux qui sont cordonnés que ceux qui ne le sont pas. Les roupies de Batavia, de Surate et du Bengale sont à vingt-quatre sols. Tout l’argent des sept Provinces-Unies a cours ici, excepté le rixdaler de Zélande, qu’on ne reçoit que pour cinquante sols ; tandis que les pièces de cinq sols et demi (zestehalven), sont reçues sur le pied des pièces de six sols (schellingen). On y tient les comptes, comme à Batavia, en rixdalers de quarante-huit sols. Dans la vente des immeubles, et même dans le commerce de détail, on compte par florins du Cap de seize sols la pièce. Les livres de la Compagnie se tiennent en argent courant de Hollande, comme cela se pratique dans toute l’Inde.

Le gouverneur du Cap, qui a le rang de conseiller des Indes, est la première personne de la régence. On lui donne pour former son conseil quelques-uns des principaux employés. Le chef de la garnison a le rang de lieutenant-colonel ou de major. Il y a également un chef pour les affaires de la marine qui porte le titre de maître des équipages (equipagie-meester) ainsi qu’un fiscal, dont l’emploi est de veiller au commerce interlope. L’administration de la justice est confiée à un conseil particulier. En matière civile on peut en appeler de ses jugemens au conseil de justice de Batavia ; mais au criminel cette cour a le droit de condamner à mort, et de faire mettre sur-le-champ ses jugemens à exécution.

Les punitions sont ici fort rigoureuses, sur-tout pour les délits que peuvent commettre les esclaves orientaux. En 1768, j’en ai vu punir un qui avoit incendié une maison. Après qu’on lui eut arraché la chair en huit endroits différens du corps avec des tenailles rouges, il fut roué vif, sans donner le moindre signe de douleur pendant tout le tems de cette cruelle exécution, laquelle dura plus d’un quart d’heure. On y condamne aussi les criminels au supplice du pal, dont j’ai parlé dans mes observations sur Batavia. Dans l’intérieur des terres il y a des baillifs qui ont le droit de faire arrêter les malfaiteurs, mais ils ne peuvent prononcer aucun jugement.

La garnison que la Compagnie tient au Cap consiste en quatre cents hommes ou environ. Les bourgeois et les cultivateurs sont également formés en compagnies.

F I N.