Voyage en Syrie. — Mission de M. E. Renan en Phénicie/02

Seconde livraison
Le Tour du mondeVolume 7 (p. 49-64).
Seconde livraison


VOYAGE EN SYRIE.

MISSION DE M. RENAN EN PHÉNICIE,


PAR M. E. LOCKROY[1].
1860. TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


VI

La plaine de Tortose. — Tortose. — Rouad. — Amrit. — Antiquités. — Départ de l’armée française. — Retour à Tortose. — Voyage à Lattaquié et au château de Mercab.

Le camp, d’abord installé sur la hauteur que nous avions si facilement gravie, fut, peu de jours après notre débarquement, transporté à une lieue plus au sud, sur l’emplacement même de l’ancienne ville de Marathus, et au bord d’un ruisseau qui, aujourd’hui encore, porte ce nom (Narh Amrit). Les plaines, qui entourent Tortose, resserrées entre la mer et les montagnes qu’habitent les Ansariés, s’étendent depuis Tripoli jusqu’à Lattaquié sur une longueur de trente lieues environ : malsaines en hiver, elles sont mortelles en été ; l’eau s’y amasse, arrêtée par des bandes de roches ou par des monticules de sable ; elle y forme des étangs, et les vapeurs s’en élèvent, au coucher du soleil, empoisonnent l’atmosphère. Ces plaines sont en grande partie incultes : les rivières s’y cachent sous des touffes épaisses de lauriers-roses ; des fleurs de toute espèce et de toutes couleurs en prennent joyeusement possession au printemps. Là, point de villages, point d’habitations ; deux ou trois khans, à demi détruits, quelques tours en ruine se dressent seulement, de loin en loin, à peu de distance de la mer. Le jour, des troupeaux de buffles viennent y paître ; la nuit, y rôdent les chacals, suivis de l’hyène ; le soir, de pauvres Ansariés, guettant le voyageur arabe, y trouvent moyen de se faire l’aumône avec l’argent de ceux qu’ils dévalisent. En approchant de Tortose, on marche, pendant près de trois lieues, au milieu de tombeaux violés, de caveaux funéraires tout grands ouverts au soleil. L’île de Rouad, qui apparaît à peu de distance, les monuments, débris de l’ancienne Marathus, éparpillés dans la plaine, ces vastes nécropoles, véritables villes souterraines, Tortose enfin enfermée au bord de la mer dans son double rempart, rappellent à la fois les plus mémorables époques de l’histoire de la Syrie.

Camp français dans la plaine de Tortose. — Dessin de A. de Bar d’après une photographie de M. Lockroy.

À part le khouri d’un village chrétien, perdu dans la montagne Ansariée, deux fakirs indiens, qui, après avoir mendié à Damas, venaient mendier à Lattaquié et à Alep, un Hongrois, parti de Constantinople, la canne à la main, sans savoir ni l’arabe ni le turc, et allant, de son pied léger, chercher de l’ouvrage à Alexandrie, nous ne vîmes personne pendant le temps de notre séjour au campement d’Amrit. Parfois, nous choisissions les hauteurs pour but de nos promenades. La plaine, dont les rochers, les petits bois, les mouvements de terrain ou les bosquets de lauriers-roses dérobent toujours une partie, paraît plus fertile, à mesure qu’on la traverse. Aucune contrée de la Syrie, entre les mains d’une population active et intelligente, ne se prêterait mieux à la grande culture : en creusant des canaux, en assainissant le pays par le desséchement des marais, on arriverait bien vite à de magnifiques résultats. Mais il semble que plus, en se rapprochant des tropiques, la terre devient productive et naturellement riche, plus ses habitants négligent de la cultiver. C’est à peine si, au pied des collines qu’ils habitent, les Ansariés ensemencent quelques champs. Cette population est indolente et misérable : femmes, hommes, enfants, à peine vêtus de quelques loques, grelottent continuellement la fièvre. Les hommes restent à la maison, filent ou fument, tandis que les femmes et les filles travaillent aux champs. Leurs maisons, faites de pierres sèches, sans aucun ciment, n’ont guère plus de deux mètres de haut : l’intérieur est à demi creusé dans la terre : au dehors, porté par quatre forts piquets, à une assez grande élévation du sol, se balance une petite cage de feuilles, où les Ansariés passent, courbés en deux, les fortes chaleurs de l’été.

À deux lieues au sud du camp, dans la plaine, un vieux château, le Kalat-Yamour, bâti autrefois par les croisés, sert de retraite à quelques familles arabes. La tour centrale et les fortifications extérieures sont en ruine, les portes brisées ; les escaliers n’ont plus de marches, les chambres plus de plafonds, mais les nouveaux habitants ne réparent rien. Ils attendent, pour la quitter, que la forteresse s’écroule. Tortose elle-même n’est qu’une vaste citadelle qui trempe ses pieds dans l’eau, et abrite, derrière sa double ceinture de murailles, quelques pauvres maisons arabes, accrochées tant bien que mal à ses remparts : son église, si célèbre au temps de saint Louis, est restée seule en dehors de la cité moderne, au milieu du cimetière.

Quand on arrive d’Amrit ou plutôt de la place où fut Amrit, il faut, pour entrer dans la ville, en faire le tour : un fossé large, profond, que l’eau remplissait autrefois, où poussent aujourd’hui de grands arbres, des légumes et des fleurs, vous sépare de la première enceinte, fortification splendide, dont les pierres, taillées en bossage, reposent sur une base de granit. La porte, à laquelle on parvient par un escalier d’une quarantaine de marches, située au nord, dans un angle rentrant de la muraille, regarde la mer. Au-dessus, on distingue un écusson : celui du comte de Toulouse. Après avoir franchi cette porte et l’admirable salle qui suit, où le maréchal ferrant et le cordonnier ont maintenant établi leurs boutiques, on se trouve en face d’une seconde enceinte aussi belle que l’autre, mais en partie détruite et n’étant restée qu’à un seul endroit tout entière debout. Le fossé, qui séparait les deux remparts, est devenu une rue de Tortose, si l’on peut appeler rue un espace circulaire, où, de loin en loin, une pauvre maisonnette s’étaye à des ruines. Après avoir passé par une sorte de brèche, on arrive sur la place qui occupe le centre même de la ville : au fond, une muraille et quelques tours, auxquelles s’appuie une petite mosquée, vous séparent de la mer : autour de la place, et adossées toutes à la face intérieure de la seconde enceinte, sont rangées en cercle de petites boutiques, où les marchands fument tranquillement leurs pipes tout le jour. Tortose peut compter six cents habitants. Le dimanche, les Ansariés y viennent faire leurs provisions : elle est, ce jour-là, pleine de bruit et de mouvement : les ânes, les chevaux, les chameaux, les fellahs se pressent sur la petite place, encombrent les passages, gravissent et redescendent pêle-mêle le large escalier qui conduit à sa porte. Ce n’est pas qu’il s’y conclue d’importantes affaires ; on ne connaît à Tortose que la petite monnaie, et, chose assez singulière, on y refuse les pièces turques toutes les fois qu’elles ont une valeur plus forte que le khramsé, un sou environ.

La ville n’est point, comme Djébel, agitée par des factions : tout le monde y vit en bonne intelligence. Il s’en faut pourtant que Tortose ait toujours joui de ce calme, et, sans remonter à l’époque où elle se nommait Antaradus, on la voit à chaque instant, dans l’histoire des croisades, pillée, brûlée, ravagée. Siége d’un petit fief, elle avait alors quelque importance : un traité de paix y fut signé en 1282 entre Malek-Mansour (Kélaoun) et Guillaume Dybadjouk, grand maître des templiers d’Acre et du littoral ; — ce qui est assez curieux, c’est que, pour le dater, les chrétiens ont fait usage de l’ère des Séleucides. Le traité comprend, d’une part, les États du sultan et de son fils, la Syrie, la Palestine, l’Égypte, etc. ; de l’autre, Tortose et ses dépendances. Des deux côtés on s’engage à ne pas ravager le territoire de son voisin.

Tortose est une petite ville qui se meurt : le nombre de ses habitants diminue de jour en jour ; elle n’a ni industrie ni commerce ; Rouad, au contraire, est pleine de vie et d’activité. L’île est couverte de maisons qui grimpent les unes sur les autres, et, dominant cette pyramide de pierres, un gros château turc élève ses tours massives, où des canons vieux comme l’invention de la poudre se rouillent sur des affûts boiteux. C’est pitié de les voir mélancoliquement appuyés sur les créneaux, armes devenues inutiles, enclouées par les enfants, et se penchant, comme des soldats invalides, sur la ville qu’ils dominent encore, mais qu’ils ne peuvent plus défendre. Le château fut élevé à l’époque de la guerre de Grèce : Canaris venait alors jusque-là incendier les navires ennemis. La population de Rouad, toute composée de marins, comme au beau temps de la Phénicie, est riche, ardente, énergique. Si l’on pouvait comparer la Syrie à une vaste maison d’aliénés, et certes la comparaison serait moins étrange qu’elle ne le paraît, Rouad pourrait passer pour la loge des fous furieux. Le fanatisme musulman n’y connaît point de bornes. Il faut cependant rendre cette justice à Rouad : ses rues sont propres, son bazar est animé et plein d’un mouvement qu’on chercherait en vain dans les villes du littoral. Des restes de murailles phéniciennes font le tour de la ville et de l’île ; l’ancien port, divisé en deux parties par une jetée antique, abrite des barques de pêche peintes en couleurs éclatantes, des bricks, quelques trois-mâts et une petite flottille de felouques. Les caboteurs de la côte y viennent passer l’hiver, ne trouvant d’abri contre les vents d’ouest ni à Saïda, ni à Sour, ni à Beyrouth.

Monuments phéniciens de Tortose. — Dessin de A. de Bar d’après une photographie de M. Lockroy.

Sur la foi d’un certain nombre d’auteurs, je m’étais attendu naïvement à trouver Rouad complétement déserte : je fus tout surpris en la voyant couverte d’habitations et fort peuplée. Sterne (c’est ce qui sans doute fut cause de ma déconvenue), en décrivant toutes les espèces de voyageurs, en a cependant oublié une, celle des voyageurs en chambre, et c’est de celle-là que j’aurais dû me défier. Ces voyageurs, en effet, ne voyageant pas, sont comme les moutons de Panurge : il suffit que le premier s’embourbe pour que tous les autres s’embourbent à qui mieux mieux, et à propos de Rouad, c’est, il faut le dire, Volney qui a commencé. « Aujourd’hui, dit-il, l’île est rase et déserte. » Volney ne l’avait pas vue ; il n’en dit qu’une phrase ; cette phrase contient deux erreurs, ce n’est pas trop. Après lui vient Laorty-Hadji, un bon Français, je crois, qui ne voit pas Rouad non plus, mais qui lit l’ouvrage de Volney. « Dans cette île, dit ce nouvel auteur, où, suivant Strabon, florissait une magnifique cité, aujourd’hui on ne trouve même pas de débris de ville… les maisons, bâties à plus d’étages qu’à Rome même, n’ont pas gardé un seul mur debout… tout cela n’existe plus… : il n’y a sur le même lieu qu’un écueil ras et désert. » La phrase de Volney a servi de texte et de prétexte à ces tirades. Voici maintenant comment s’exprime M. David, orientaliste, en décrivant Rouad, dans la collection, si précieuse d’ailleurs, de l’Univers pittoresque : « Ne quittons pas le rivage de Tortose sans regarder en mer ce vaste roc qui fut la république d’Aradus, et qui n’est plus qu’un immense écueil. Jamais disparition de cité n’a été plus générale, jamais effacement humain n’a été plus complet. Aucun vestige d’habitation, aucune pierre taillée, aucune assise enfouie ne sont restés sur cette île rase, nue et déserte. » La phrase de Volney fit tout le mal et peu s’en faut que ces messieurs n’aient, en même temps que la pauvre Aradus, anéanti aussi le rocher qui, selon M. David, fut une république. Son existence n’a tenu qu’à une période.

La petite île d’Arvad, dont le nom grec est Aradus, le nom moderne Rouad, fut le siége d’une population riche, industrieuse et indépendante jusqu’à l’époque romaine. À l’étroit dans leur île, les Arvadiens fondèrent en face, sur la côte, un assez grand nombre de villes, Marathus, entre autres, qui devait plus tard, rivale et ennemie de la métropole, succomber dans la lutte qu’elle engagea contre elle. C’est sans doute sur les ruines d’une de ces cités, détruites à une époque difficile à connaître, que s’éleva, postérieurement au temps où Strabon décrivit les côtes de Syrie, Antaradus, dont le nom arrangé et écourté par les croisés, qui en firent Tortose, s’est conservé jusqu’à nous.

Les fouilles, à Rouad, présentaient d’immenses difficultés : outre les obstacles matériels, ces maisons, serrées et pressées les unes contre les autres, ces murs qui se touchent, ces petits jardins d’un mètre carré tout au plus, le mauvais vouloir des indigènes et la résistance énergique qu’ils firent lors de notre débarquement faillirent rendre l’entreprise impossible. Il y eut émeute et presque combat. Les fouilles néanmoins eurent pour résultat deux marbres égypto-phéniciens, deux statuettes égyptiennes et un assez grand nombre de cippes portant de curieuses inscriptions grecques. L’île, nous l’avons dit, était autrefois entourée d’une muraille dont on retrouve encore tout alentour les débris, et qui la protégeait à la fois contre la mer et les flottes ennemies. Le travail qu’elle a dû coûter est effrayant : là, mieux qu’en aucun endroit de la Syrie, on est frappé de la grandeur que la haute antiquité imprimait à toutes ses œuvres. Une avenue intérieure, d’une largeur énorme, est évidée dans le roc : des chambres, des magasins, des silos y sont creusés. « Le mur se compose, écrit M. Renan, de prismes quadrangulaires de quatre ou cinq mètres de long, superposés quelquefois sans art, d’autres fois, au contraire, avec des intentions très-raffinées… Nul doute que nous n’ayons là un reste de la vieille Arvad, un ouvrage vraiment phénicien, pouvant servir de criterium pour discerner les autres constructions de même origine. »

Les fouilles exécutées à Amrit eurent tout le résultat qu’on en pouvait attendre : au milieu de ces champs déserts, où, à chaque pas, la trace des anciens est visible, où les indigènes ne se risquent qu’en tremblant, si une difficulté se présentait, elle gisait plutôt dans le choix à faire entre tant d’endroits intéressants que dans les obstacles matériels qui, si souvent, avaient failli entraver les travaux de la mission. « Le désert, dit M. Renan, a toujours été le meilleur conservateur des antiquités. » Là, en effet, dans cette plaine immense, couverte de broussailles, de bosquets, de prairies, les édifices de Marathus, survivant à toutes les destructions, sont restés debout. Tombeaux, temples, autels, protégés par la solitude qui, depuis la chute de la ville phénicienne, ne fut pas un instant troublée, n’ont eu à souffrir que de l’action lente du temps. D’abord, c’est au milieu d’une vaste cour de quarante-huit mètres de large sur cinquante-cinq de long et tout entière évidée dans le roc, une cella, composée de quatre pierres et reposant sur une base adhérente au sol. Le toit, bloc gigantesque, est monolithe. « La disposition de l’édifice, dit encore M. Renan, indique clairement une arche ou tabernacle analogue à l’arche des Hébreux, destinée à renfermer les objets sacrés et peut-être des stèles ou plaques de métal sur lesquelles s’écrivaient les lois religieuses. » Plus loin on retrouve encore, à demi enfoncées dans un marais, deux cellas, mais cette fois dans le style purement égyptien. Vers le centre des ruines se dressent les plus curieux et les plus beaux des édifices qui restent de Marathus : ce sont des monuments funèbres. « L’un d’eux, dit M. Renan, est un vrai chef-d’œuvre de proportion, d’élégance et de majesté ; il se compose d’un soubassement rond, flanqué de quatre lions monumentaux d’un effet surprenant, et d’un cylindre surmonté d’une demi-sphère…, le cylindre et l’hémisphère constituent un monolithe colossal de sept mètres de haut. » Outre ces monuments, on trouve encore dans la plaine un mausolée gigantesque, nommé la Tour du limaçon (Burdj el besak) ; il a la forme d’un cube et était surmonté d’une pyramide. « Ce curieux édifice offrira un grand nombre de problèmes des plus intéressants pour l’histoire de l’architecture. Quoique construit avec beaucoup de soin et d’un style parfaitement homogène, les pierres qui le composent sont travaillées d’après des systèmes très-différents. » (Rapport de M. Renan.) Plus à l’est, dans la plaine, un immense stade évidé tout entier dans le roc avec ses gradins, ses portes, ses couloirs, une maison avec ses cloisons, ses murs, ses fenêtres, taillée comme le stade dans la roche vive, une quantité innombrable de caveaux, de carrières, d’ouvrages souvent inexplicables, complètent la collection si précieuse, à tant de titres, des monuments phéniciens de Marathus.

Marathus, qu’Alexandre trouva encore florissante, riche et soumise aux Arvadiens, ayant secoué leur joug, ne vécut pas longtemps de sa vie autonome : Strabon la trouva détruite. Depuis ce temps, elle ne s’est pas relevée, contrairement aux habitudes des villes syriennes, soit que sa destruction ait été plus complète, soit que le pays malsain et fiévreux n’ait, après les Marathiens, tenté personne. Quoi qu’il en soit, il faut rendre grâce, pour cette fois seulement, aux conquérants, qui, en frappant Marathus d’une mort définitive, lui ont permis d’arriver sans transformation jusqu’à nous.

À la fin de mai, le Colbert reparut entre Rouad et la côte, venant chercher la compagnie et annoncer le départ de l’armée pour la France. Je revins à Beyrouth avec lui et en repartis, trois jours après, pour Amrit, mais, cette fois, sur une barque arabe. La barque, quoique à peine assez grande pour ses trois matelots, avait pris une quinzaine de passagers, chrétiens, musulmans, qui une fois enchevêtrés tant bien que mal sur le pont, n’y purent rester qu’à la condition de ne pas faire un mouvement. Je me plaçai à l’arrière, et lorsque la brise de terre se fut élevée, sur les dix heures du soir, qu’on eut orienté les voiles et fixé la barre au moyen d’une corde, je vis tout le monde, passagers, matelots, capitaine, s’endormir d’un profond sommeil : la nuit fut d’une obscurité affreuse, le vent violent : personne ne se réveilla. Tripoli, où nous arrivâmes le lendemain, est traversé par une petite rivière, le Narh-Kadischa : ses jardins, son bazar, ses rues voûtées, ses vieux ponts, ses cafés établis au pied des arbres, en font une des villes les plus enchanteresses de l’Orient. L’eau y coule partout ; elle ruisselle le long des murs, jaillit entre les fentes des pierres, court dans les rues, sort sous les portes. Vers le coucher du soleil, je repartis sur un pauvre petit bateau, n’ayant qu’une simple voile et deux hommes seulement pour le conduire. Je me couchai au fond et tâchai de dormir ; quelle nuit ! Roulé par les vagues, obligé de me lever à chaque instant pour aider aux manœuvres, trempé par l’eau de mer, qui sans cesse entrait par-dessus le bord, je n’eus pas une seconde de repos. Le jour parut. Les deux hommes alors, dirigeant le bateau plus près de terre, se jetèrent à l’eau, gagnèrent le rivage, et ayant attaché une corde au mât, me remorquèrent : nous atteignîmes enfin Amrit. La plaine, brûlée par le soleil, commençait à devenir jaune : le camp abandonné, dans lequel il ne restait plus que deux tentes habitées par M. Gaillardot et M. Thobois, le savant architecte que M. Renan s’était adjoint, avait l’air d’une ville détruite : quelques batchi-bouzouks envoyés par le mudzellin de Zaphita (une ville de l’Akkar) le gardaient. Les batchi-bouzouks sont tout simplement des pillards entretenus par le gouvernement turc : Volney les peint d’une phrase : « On les prendrait, dit-il, plutôt pour des bandits que pour des soldats ; la plupart ont commencé par le premier métier et n’ont pas changé en prenant le second. » Nous restâmes là encore près de trois semaines. Je retournai, dans cet intervalle, assez souvent à Rouad : les habitants, que la crainte des soldats français ne retenait plus, me lançaient des pierres du haut de leurs maisons : quand je passais, les rues devenaient désertes ; j’entendais, à mesure que je faisais du chemin, les portes se fermer bruyamment devant moi, puis à travers les cloisons, les fenêtres grillées, ces phrases qui m’accompagnaient partout : « Ya gitane ! ya malaoun ! » (Oh ! le diable ! oh ! le maudit !)

Un matin, après avoir galopé pendant une heure environ, à l’est de Tortose, je gagnai un bois, où bientôt les oliviers, les amandiers et les poiriers sauvages me cachèrent le pays environnant. Je continuai, marchant toujours au hasard au milieu des herbes, sautant les ruisseaux, traversant des clairières vertes et pleines de soleil. Tout à coup, au détour d’un buisson, j’aperçus un homme qui venait à moi ; lui ayant demandé si de ce côté ne se trouvait pas de village : « Non, me dit-il, mais venez vous reposer chez moi. » Je le suivis. Nous arrivâmes bientôt au pied d’un bouquet d’oliviers, qui auraient pu voir le Christ, s’ils avaient poussé à Jérusalem et non près de Tortose. Quelques épis de blé de Turquie mûrissaient çà et là ; une outre et des hardes se balançaient à la plus grosse branche d’un poirier qui semblait tendre ses fruits aux passants, tandis qu’à l’ombre de ses feuilles une femme assise allaitait un nouveau-né. « C’est ici chez moi, » me dit l’homme, et tandis que je descendais de cheval, tirant un tapis de dessous un buisson, il m’invita à m’asseoir. Un vase de bois contenant du lait aigre, une cruche de terre, un narghilé, formaient tout l’ameublement de cette demeure, dont les murs étaient de feuilles et le plafond d’azur. Mon hôte me raconta sa vie : escorté de sa vache, de son âne et de sa femme, il se retire l’été dans les bois ; l’hiver il descend dans la plaine, où un khan, détruit à demi, lui donne une hospitalité que les ruines ne refusent jamais. Et moi, qui étais arrivé, le croyant malheureux, je partis, enviant presque sa fortune : n’est-il pas riche celui qui peut dire en montrant le ciel qui l’éclaire, l’arbre qui l’abrite, la source qui l’abreuve : « Voyez, reposez-vous, buvez ; vous êtes chez moi ? »

Rien ne nous retenait plus dans la plaine d’Amrit. Ayant dit adieu à nos gardiens, nous partîmes pour Lattaquié à cheval et suivis de deux mulets portant nos bagages. Autrefois la Syrie et le Liban devaient être couverts de forêts immenses : l’eau, retenue alors sur les hauteurs, pouvait toute l’année alimenter les fleuves ; la terre végétale couvrait les cimes, aujourd’hui arides ; le pays était sain et riche ; mais, les arbres morts ou coupés, personne n’en a jamais replanté d’autres. Nous nous arrêtâmes sous des caroubiers gigantesques, au pied desquels un bassin d’eau douce donne naissance à un ruisseau qui va se perdre dans les sables : l’endroit porte le nom de fontaine des Francs ; les croisés y allaient boire. Notre première journée devait nous conduire au château de Mercab, une de ces ruines immenses laissées en Syrie par les chevaliers de Saint-Jean. Le jour baissait quand nous quittâmes le bord de la mer. Un vallon s’ouvrait devant nous, vert, riant, aqueux, abrité ; d’abord il semblait un ravin ; ensuite il s’agrandissait, laissant voir peu à peu un paysage gigantesque : des maisons perdues à droite et à gauche sur des mamelons aigus, des bois, des torrents desséchés, des cascades, des arbres qui pendaient au-dessus des précipices, et parfois, entre deux pics, la silhouette du vieux château de Mercab. Nous montâmes la côte jusqu’à un village chrétien perdu sous les orangers et les grenadiers : Betssétine. Le lendemain nous allâmes à Mercab : d’une part le château domine la côte ; de l’autre il commande la montagne. Quoique fort dévasté, il peut encore aujourd’hui donner une haute idée de ce qu’il était. Ses parties restées debout ont l’aspect imposant des débris de l’antiquité : non leurs lignes savantes, mais leur simplicité et leur grandeur. Les matériaux employés à sa construction sont petits ; loin de nuire à l’ensemble, ils ajoutent au contraire à ses proportions par leur petitesse même et la comparaison qu’ils forcent l’œil à établir entre eux et lui. Mercab joua un rôle important dans l’histoire des croisades : l’un des derniers boulevards du christianisme en Syrie, il ne tomba que peu de temps avant Tripoli sous les coups de Kelaoun. Aboul-Féda, le grand historien arabe, assista, âgé de douze ans, à sa chute.

« C’est, dit-il, la première scène guerrière dont je fus le témoin : j’étais alors sous la conduite de mon père Malek-Afdal-Ali. »

La prise de Mercab fut considérée par les musulmans comme une victoire immense ; depuis de longues années la vieille forteresse tenait toutes leurs forces en échec ; Schaafi, dans son tableau des belles qualités de Malek-Daher (Bihars), après avoir raconté les essais infructueux de ce sultan pour s’en emparer, s’écrie :

« Dieu réservait à notre maître (Kelaoun) un si beau fait d’armes, comme une des plus belles conquêtes et l’honneur de son règne. »

Le 23 juin enfin nous arrivâmes à Lattaquié après avoir passé un jour à Giblite, petite ville pleine d’admirables morceaux d’architecture arabe et dans laquelle on voit un théâtre romain d’une conservation incroyable, monument gigantesque qui pouvait contenir quinze ou dix-huit mille spectateurs. Les rues de Lattaquié sont étroites, tortueuses ; à chaque pas on y rencontre des débris antiques : là un arc de triomphe, là des colonnes, là un temple. Une colline plantée d’arbres abrite son port, et les navires se reposent à l’ombre ; le quai, de dix pas de long tout au plus, suffit, quoique encombré de fumeurs, aux besoins du commerce. Après une semaine de séjour, nous regagnâmes par mer Tripoli.

Une des populations les plus originales de la Syrie est celle des Ansariés ou Nezzariens, dont le nom vient soit d’un certain Nazzar, fils aîné du calife d’Égypte Mostaouser, dont ils embrassèrent le parti, soit d’un vieillard du village de Nezzar qui fut prophète comme tant d’autres. Les historiens croisés les nomment Néziréens. C « ’est dans leur pays et à peu de distance de Tortose que vivait le célèbre cheik de la montagne, le roi des Hadchachins, nom que l’on a longtemps traduit par celui d’assassin. Leur religion, comme leur origine, est peu connue ; plusieurs sectes les divisent : l’une adore le soleil, l’autre le chien, l’autre la lune.

Les Kadmoussiés, dont la religion, bien certainement supérieure à celle des Nezzariens, semble remonter aux premiers âges de la civilisation, vivent au milieu d’eux. Ils adorent la femme, culte excentrique, sans doute, mais qui, tout bizarre qu’il est, me paraît infiniment plus raisonnable que celui du chien.


VII

Voyage au Kalat-el-Hosn. — À Hama et Homs. — Les cèdres. — Baalbeck.

Dans un voyage que je fis à Hama, j’avais déjà passé, l’année précédente, par Tripoli. Nous étions trois, escortés de mulets, de deux moukres et d’un guide qui, quoique vigoureux et bien taillé pour la marche, avait un défaut capital : il ne savait pas le chemin. Nous nous dirigions au nord-est, avec l’intention de nous arrêter quelque temps au Kalat-el-Hosn, la citadelle la plus gigantesque peut-être que les croisés aient élevée en Syrie. Après nous être pendant deux jours perdus chez les Ansariés, dans un pays où l’on ne trouve pas trace de sentier, nous gravissons une haute montagne, et, parvenus à son sommet, nous nous trouvions en face d’un château énorme, entier, auquel pas un créneau ne manquait et qui domine encore les plaines vagues où vient mourir la double chaîne du Liban, où commence le désert. Plus que Mercab encore, le Kalat-el-Hosn est célèbre dans l’histoire des croisades. Il soutint des luttes continuelles avec les musulmans de Homs et de Hama. Nourreddin, campé à ses pieds, dans la plaine, fut mis en fuite par les chevaliers de Saint-Jean. Vers le milieu du jour, raconte Ibn’Alatsir, les soldats couchés sous leurs tentes virent tout d’un coup, au sommet de la montagne, se déployer les bannières et les croix des Francs. L’armée arabe surprise se débanda, et le sultan, poursuivi jusqu’au lac de Homs, s’écriait en voyant à l’horizon se dessiner encore, dans les brouillards du soir, la silhouette du Kalat-el-Hosn : « Je jure Dieu de ne reposer sous aucun toit, que je n’aie vengé l’islamisme et moi-même ! »

Bibars prit d’assaut la citadelle.

Intérieur de Kalat-el-Hosn. — Dessin de A. de Bar d’après une photographie de M. G. Hachette.

On parvient au Kalat-el-Hosn par une porte à laquelle un escalier large et dégradé donne accès : puis, au sortir d’une galerie longue, voûtée, tournante, dont le sol en pente se dérobe dans une obscurité profonde, on se trouve en face de monuments immenses, où toutes les architectures semblent, au premier coup d’œil, mêlées ; où tours, chapelles, escaliers, donjons se présentent à la fois devant vos yeux, sans que l’étonnement qui vous saisit à la vue de ces entassements gigantesques vous permette de les comprendre et de les expliquer. D’abord, tout paraît nu, triste, désert : bientôt on aperçoit une population entière, vivant dans ces ruines, comme les vers sur un cadavre. Les églises enfouies jusqu’à mi-corps dans le fumier servent d’écuries, les écuries de chambres, les créneaux et les guérites d’habitations. Là, c’est une meurtrière où demeure toute une famille, là, c’est une chambre accrochée aux corniches comme un nid d’hirondelles : des têtes passent entre les fentes des murs, les troupeaux se promènent dans les cours, des voix, des cris, des bruits, un bourdonnement immense sort de la citadelle comme d’une ruche géante.

Porte de Kalat-el-Hosn. — Dessin de A. de Bar d’après une photographie de M. G. Hachette.

On nous fit entrer dans une salle, où, vaguement éclairés par une lampe que soutenait un candélabre de cuivre, étaient rangés, assis et adossés aux murailles, une quarantaine d’hommes, les uns enveloppés du machla (grand manteau rayé) les autres ayant la figure à demi voilée par des couffis, les uns portant sur leurs vestes des broderies d’or, les autres à peine vêtus. Les draperies dont les couleurs sombres se confondaient avec les ombres projetées par elles sur les murailles, les turbans évasés, les tarbouschs encadraient diversement ces figures que la lueur de la lampe rendait sinistres. Malgré soi, on se rappelait les Mille et une Nuits, Ali-Baba, et surtout les quarante voleurs. Le soir, un cavalier arriva pour nous prier, de la part de quelques moines grecs habitants d’un couvent perdu dans les montagnes, à peu de distance du château, de venir dîner avec eux. Certes, je ne veux pas dire du mal de ces braves gens, qui nous ont offert de si bon cœur un repas que nous leur avons payé, mais le clergé grec schismatique est bien le clergé le plus ignorant qu’on puisse imaginer. Ces malheureux moines mènent, près du Kalat-el-Hosn, une existence assez pénible, puisque chaque jour elle est en danger. Au moindre mouvement, à la moindre apparence de guerre, ils sont menacés, et quelquefois assiégés dans leur couvent. Celui-ci, du reste, a pris des allures de citadelle : c’est une construction carrée, percée de meurtrières, et dans laquelle on ne pénètre que par une petite ouverture, haute de trois pieds, tout au plus ; les moines en sortirent à quatre pattes pour nous recevoir. Le lendemain, nous quittâmes le Kalat-el-Hosn. Bientôt après nous entrions dans la plaine. D’abord, quelques collines apparaissent de distance en distance, couronnées de villages serrés et mal à leur aise sur leurs crêtes aiguës, puis nulle habitation, point de champ cultivé. Seuls les grands Bédouins se promènent dans ces terrains vagues au printemps et en été.

Kalat-el-Hosn. — Dessin de A. de Bar d’après une photographie de M. G. Hachette.

Enfin, le deuxième jour, au delà de deux hauteurs coniques que depuis longtemps nous apercevions, Hama se montra à quelques pas de nous, tranquillement assise au bord de l’Oronte. Vue de l’une des hauteurs qui l’abritent contre les vents de la plaine, Hama s’étend en croissant à vos pieds. C’est une grande ville dont les maisons ont la même couleur que le terrain sur lequel elles sont bâties : des mosquées, des minarets, des dômes s’élèvent de toutes parts ; au milieu, parmi des jardins éclatants de verdure, entouré d’arbres séculaires, coule majestueusement l’Oronte. Des aqueducs de deux et de trois rangs d’arches le traversent. Des roues énormes, plus hautes encore que ces aqueducs sur lesquels elles s’appuient, tournent sans cesse avec un bruit pareil à celui que ferait une troupe de bourdons gigantesques. D’un côté, à l’extrême horizon, on aperçoit la chaîne du Liban qui se détache en bleu sur le ciel bleu ; tout autour de la ville, le désert, pierreux, semé de collines arides, vaste, profond, imposant et triste comme la mer. Nous descendîmes au bord de l’Oronte : tous les arbres de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique sont mêlés dans les jardins qui l’entourent. Des digues le coupent en tous sens, et l’eau retenue d’un côté, libre de l’autre, jaillit en cascades, roule sur les pierres ou pénètre par des conduits souterrains dans les maisons. Hama est, certes, la plus délicieuse ville d’Orient ; je la préfère à Damas. Rien, à Hama, pas même le drapeau d’un consulat, ne rappelle l’Europe ou les villes syriennes. Isolée dans le désert, elle est pleine de nomades, Curdes, Bédouins, Turcomans ; puis, rien n’y a changé depuis qu’Aboul-Feda la gouvernait. Les immenses aqueducs qui la traversent en tous sens, les norias énormes destinées à prendre l’eau dans l’Oronte pour la distribuer dans tous les quartiers, ces digues, ces jardins entourant la rivière, ces ponts, les admirables portes qui donnent entrée dans les bazars, les costumes étranges qu’on y rencontre, ces habitations coniques faites de boue où demeurent les pauvres, ces mosquées, ces minarets de toutes formes, sont encore aujourd’hui les mêmes qu’au temps où Saladin luttait avec toutes les forces de l’Orient contre les petits royaumes des croisés. On se croit, en arrivant à Hama, non-seulement transporté dans un autre monde, mais à une autre époque que la nôtre. On entre de plain-pied dans le moyen âge. La population est riche. Hama ne fait guère de commerce qu’avec les Bédouins, qui, généralement, l’assiégent toutes les années au printemps. Elle a je ne sais quoi d’enchanteur, même dans les endroits les plus solitaires, même dans les rues les plus tristes ; cette eau de l’Oronte qu’on voit partout, ces arbres, ces jardins, surtout ce bruit continuel des grandes roues, jettent dans la ville une gaieté calme, tranquille, bien inconnue en France, qui repose l’esprit, l’occupe sans l’absorber, et fait insensiblement passer le temps et la vie.

Une noria sur l’Oronte. — Dessin de A. de Bar d’après une photographie de M. G. Hachette.

Un nombre considérable de chrétiens habite Hama. Comme, pendant la guerre, ils n’ont point été massacrés, on les croit généralement dans une position assez douce ; en réalité, ils vivent sous le couteau. Pour eux, être riche est un danger, le paraître, une imprudence capitale. Aussi affectent-ils l’extérieur le plus modeste, le plus misérable même, préoccupés qu’ils sont sans cesse de ne pas éveiller la cupidité de leurs oppresseurs.

Intérieur de maison à Hama. — Dessin de A. de Bar d’après une photographie de M. G. Hachette.

Rien n’aurait pu nous faire soupçonner cette déplorable position, si, la veille de notre départ, une aventure assez curieuse ne nous l’était venue révéler. Notre arrivée dans Hama avait fait quelque bruit, et la maison où nous étions logés n’avait pas désempli de curieux. Le propriétaire, brave et vieux Grec catholique, sans jamais laisser échapper une plainte, s’était au contraire étudié à faire tout haut devant nous l’éloge des musulmans. Cela m’étonnait d’autant plus, qu’il nous croyait une mission politique. Chez lui, j’avais remarqué des agents du pacha, et par hasard, un chrétien pauvrement vêtu, à qui nous aurions volontiers fait l’aumône. Un soir, notre hôte, une immense lanterne à la main, monta mystérieusement dans la chambre que nous occupions et nous pria de le suivre : nous sortîmes. Après avoir, pendant trois quarts d’heure, tourné dans les rues de Hama, nous nous arrêtâmes devant une petite maison faite de terre et de paille hachée. On fut longtemps avant de nous ouvrir ; puis, après une attente prolongée dans une cour sale et étroite, nous pénétrâmes enfin dans une chambre décorée avec la plus grande richesse : l’or brillait partout : des peintures, des fleurs d’argent, des ornements bizarres et éclatants couvraient le bas des murailles ; des étagères bariolées comme celles que l’on fabrique en Algérie, pliaient, en réalité, sous le poids de mille objets précieux ; autour de la salle régnait un divan couvert de soie, et l’œil s’arrêtait à peine sur les narguilés d’or ou d’argent qui encombraient de petites tables incrustées de nacre. Le maître de la maison, couché sur des tapis de Perse, servi par une négresse qui lui versait de l’araki et du vin d’or, prenait son repas. Quel ne fut pas notre étonnement en reconnaissant en lui ce malheureux chrétien qui venait chez notre hôte et dont la condition nous avait paru si précaire ! C’était pour ainsi dire le chef des chrétiens de Hama, celui qui dictait à tous leur conduite. On ferma les portes, puis, se croyant à l’abri de tout espionnage, espérant sans doute que nous pourrions transmettre leurs plaintes à la France, nos deux hôtes jetèrent à la fois le masque qu’ils portaient en public et nous dévoilèrent à l’envi toute l’horreur de leur situation. Pour eux, nulle sécurité dans le présent, nulle espérance dans l’avenir. Ils racontaient les outrages dont chaque jour ils étaient abreuvés ; comment, dans les bazars, on leur plaçait sur le cou la lame nue d’un sabre, en les menaçant d’une mort prochaine, comment on leur arrachait de force ce qu’ils possédaient. L’homme chez qui nous étions s’était vu contraint de mettre en sûreté, loin de lui, sa femme et toute sa famille. N’osant se montrer que sous les habits les plus humbles, de peur d’attirer sur lui l’attention, cherchant sans cesse de nouvelles ruses pour empêcher qu’aucun musulman ne pût franchir le seuil de sa demeure, redoutant les délations, se défiant même de ses domestiques, chaque matin il se demandait s’il vivrait le soir. Les deux chrétiens parlaient rapidement, souvent à la fois, tout bas, comme si on eût pu les entendre. Tout à coup on frappa violemment au dehors : la négresse entra tout effarée, et avant qu’elle eût pu dire une parole, deux soldats turcs parurent à la porte. Les chrétiens devinrent blêmes, puis, sans même être remis de leur émotion, s’inclinèrent profondément devant les nouveaux venus. Ce fut alors un curieux tableau : tandis que les soldats, sales, repoussants, luisants de graisse, comme sont tous les soldats turcs, promenaient leurs regards sur les objets précieux étalés dans la chambre, sans accorder la moindre attention aux génuflexions de nos hôtes, ceux-ci leur offraient du café et les faisaient asseoir. Les soldats burent, fumèrent, causèrent entre eux. Leurs yeux ne pouvaient se détacher de l’or et de l’argent qui brillaient partout. Les chrétiens se regardaient, n’osant proférer une parole. Enfin, nous demandâmes aux soldats ce qu’ils venaient faire là. Ces gens, envoyés par le pacha pour nous remettre une lettre, ne nous ayant pas trouvés à la maison, après avoir battu la femme et les fils de notre hôte, s’étaient fait de force conduire où nous étions. Ils sortirent sur notre ordre et nous partîmes peu après, laissant les deux chrétiens consternés. Je ne puis songer sans chagrin aux résultats possibles de cette visite.

Hama. — Dessin de A. de Bar d’après une photographie de M. G. Hachette.

Le surlendemain, il fallut quitter Hama. Les plaines qui l’entourent, confondues avec le désert de Syrie, dont elles sont la continuation et la fin, aussi tristes et désolées que lui, offrent à chaque pas des ruines : vertes et remplies de fleurs au printemps, elles sont en automne et en été arides et jaunes. On y voit des rangées de colonnes rasées à la hauteur de leurs soubassements, des débris de murailles, ou des villages modernes avec leurs bazars, leurs maisons, leurs minarets, leurs mosquées, mais vides, portant partout des traces d’incendie, tout entiers debouts, tout entiers abandonnés. Les ruines anciennes, les ruines récentes se coudoient, aussi tristes à voir les unes que les autres. C’est surtout plus au sud, à l’entrée de la Beka, vaste avenue qui sépare le Liban de l’Anti-Liban, que ce paysage prend un caractère plus désolé encore ; tous les villages dont on trouve les restes ont péri de mort violente : pas un chemin n’est tracé ; pas une touffe d’herbe, à partir du mois d’avril, ne repose la vue. Les Bédouins dressent leurs tentes près des habitations qu’ils ont détruites ; autour de leurs vastes campements paissent des milliers de dromadaires. — J’ai trois fois parcouru ces plaines. À de certains endroits, les plus rapprochés de la montagne, j’ai souvent remarqué comme une trace de sentier ; de loin en loin sur le bord, on voyait de petites colonnes faites de cailloux superposés, ayant à peine deux mètres de haut. Plus loin, à une place où la terre semblait avoir été grattée, elles étaient disposées en cercle. J’ai toujours cru que c’était là les sépultures de cette race égyptienne ou bohémienne si connue du moyen âge, race qu’on retrouve dans toute sa pureté en Syrie, et qui, crainte et méprisée, ne trouvant nulle part d’asile pour ses morts, les confie à la solitude.

Homs, que nous atteignîmes après une grande journée de marche, l’ancienne Hémèse, est une ville triste, morne, bâtie de pierres jaunes et noires, ou de boue mêlée à de la paille hachée. C’est comme Hama, le rendez-vous des Curdes, des Bédouins, des Turcomans. Un vieux château bâti par les croisés la domine ; ses jardins, verts au milieu de la plaine, comme une oasis, s’étendent du côté de l’Oronte. Il nous fallut marcher deux jours encore, passer la nuit dans un petit village — El Okser — où nous faillîmes être assassinés par une quarantaine de nomades, avant d’atteindre la Beka et les premières ondulations du Liban. Nous voulions, après avoir quelque temps continué notre route au sud, le franchir, descendre aux cèdres sur l’autre versant, puis revenir une seconde fois dans la Beka, et la traverser dans toute sa largeur pour aller à Baalbeck.

Un cheik de Métualis, habitant avec quelques bergers dans le fond d’un ravin, nous donna l’hospitalité, et alluma pour nous un grand feu, en incendiant deux cèdres. Ce côté du Liban est couvert d’arbres. Beaucoup ont été brûlés sur place par les Métualis. Les uns sont morts, les autres ont roulé dans les torrents avec d’énormes quartiers de roches ; partout on voit la trace des inondations, du tonnerre et des tempêtes ; la forêt, à demi détruite, semble une armée décimée par l’ennemi, et qui veut lutter jusqu’à la mort.

Parvenus enfin sur la dernière crête de la montagne, un panorama splendide s’étendit devant nous : à l’est, la Beka et l’Anti-Liban ; plus vers le nord, les plaines que nous avions parcourues, le désert qui leur fait suite ; à l’ouest, la côte, Djebel, Tripoli, Batrun, les mille vallées du Liban, les cèdres, la mer enfin, bleue, immense et noyée dans le ciel. Quant aux cèdres, c’est une mystification. À peine en compte-t-on dix ou douze vraiment beaux et qu’on puisse admirer. Perdus dans ce paysage gigantesque, ils n’y semblent qu’un petit point noir. Au milieu d’eux, les Maronites ont bâti une église. En France, on y aurait mis un café.

Grandes assises de Baalbeck. — Dessin de A. de Bar d’après une photographie de M. G. Hachette.

Le surlendemain, nous avions repassé le Liban et nous arrivions à Baalbeck. Que dire de ces ruines colossales, tant de fois vues, tant de fois décrites ? L’architecture n’en est pas irréprochable : bien des signes de décadence, bien des détails de mauvais goût gâtent leur magnifique ensemble. Cependant on est effrayé à la vue de ces masses de pierres, de ces assises colossales qui ne mesurent pas moins de vingt-deux mètres de long, et dans plusieurs de ces débris on retrouve la belle antiquité. Un temple presque entier est resté debout ; d’un autre, une colonnade seule subsiste. À quelque distance, on voit encore un temple : tout autour de l’Acropole, dans la plaine, des débris.


VIII

Voyage dans le Djebel-Akkar. — La plaine d’Homs. — La source de l’Oronte. — La montagne chrétienne. — Voyage à Damas.

Deux jours après mon départ de Lattaquié, je partais de Tripoli pour Hosn-el-Zephiri, le Djebel-Akkar, et les sources de l’Oronte. Hosn-el-Zephiri, situé dans la haute montagne, au nord-est de Tripoli, est un temple grec placé dans un lieu aujourd’hui désert, sur un piton élevé. Toute cette partie du Liban qui s’étend depuis Edhen et les cèdres jusqu’au Kalat-el-Hosn, la plus curieuse et la plus inconnue, renferme une foule de débris anciens ; aucun sentier ne guide ceux qui la parcourent ; il faut y marcher dans le lit des rivières, à travers bois, au milieu des roches. Le temple d’Hosnel-Zephiri existe encore presque entier. Il devait être petit et très-simple : quelques pilastres suffisaient à son ornementation extérieure.

Pont sur l’Oronte. — Dessin de A. de Bar d’après une photographie de M. G. Hachette.

La montagne d’Akkar, dans laquelle j’entrai le lendemain, couverte de forêts immenses, coupée de ravines étroites, traversée par des torrents et des rivières, presque déserte, complétement sauvage, n’est jamais visitée par les voyageurs. À peine deux ou trois Européens y ont-ils pénétré. Les montagnes descendent dans les vallées, droites comme des murailles ; la neige couvre les sommets d’où descendent des cascades qui disparaissent en tombant dans les feuilles. Nulle part la Syrie n’offre un tel aspect : là, plus de ces pentes arides, dénudées, semées de pierres ; des bois au contraire, des arbres gigantesques, des grenadiers, des citronniers, des caroubiers, des sycomores ; la vigne vierge s’enlace aux branches, recouvrant les chênes d’un dôme de verdure, les privant d’air et les étouffant quelquefois ; la clématite cache les buissons sous un voile blanc, les sapins poussent côte à côte avec les orangers ; les fleurs abondent aussi nombreuses que les herbes : des roses sauvages, des chèvrefeuilles, des cyclamens, des plantes grimpantes et rampantes, la flore d’Europe et la flore d’Asie se réunissent dans les ravines, partout où elles peuvent trouver un peu de soleil et un peu d’eau.

Une population rare et disséminée, ansariée, métualie, chrétienne ou musulmane, vit dans quelques parties de ces solitudes. Le brigandage y est organisé sur une vaste échelle. On y pille, on y dresse des embuscades, on y assassine. Les habitants ne sortent guère de leurs montagnes : par aucune route ils ne communiquent avec le reste de la Syrie : retirés dans les bois, voyageant peu, c’est à peine si, sur les grands cours d’eau, ils ont jeté des arbres en guise de pont. Cependant, au milieu de ce pays, à Coubaïat, deux moines, l’un de Nice, l’autre d’Arezzo, sont venus fonder un couvent où ils vivent seuls. Je m’arrêtai deux jours auprès d’eux, et ni l’éloignement de leur patrie, ni la tristesse de leur exil volontaire, ni la fréquentation continuelle des Arabes n’avaient affaibli cette amabilité affectueuse, cette politesse raffinée qui distingue partout le clergé italien. Je passai de nouveau au Kalat-el-Hosn ; de là, tournant à l’est et m’engageant dans les plaines qui entourent Homs, puis dans le désert, je me trouvai tout à coup au milieu d’un campement de grands Bédouins. Les tentes carrées, faites de peaux de bêtes, établies auprès d’une source, non encore tarie, et disposées en bon ordre, comme seraient des maisons dans une ville, couvraient un immense espace de terrain. Ouvertes d’un côté, elles laissaient voir à l’intérieur leurs habitants diversement occupés, des feux sur lesquels cuisait du riz, des nattes étendues à terre, des vases et des ustensiles de ménage : devant chacune d’elles veillaient de gros chiens ; les enfants et les femmes, les uns jouant, criant, courant, les autres portant des fardeaux, travaillant ou causant en groupes, les premiers nus, les secondes couvertes seulement d’une robe bleue foncée, faisaient alentour un bruit continuel. Des hommes assis fumaient le chibouck ; des cavaliers armés de ces lances énormes où pendent des couronnes de plumes noires, se poursuivaient dans la plaine, d’autres chantaient couchés à l’ombre de leurs chevaux. Les troupeaux de bœufs et de moutons erraient au hasard entre les tentes ; une réunion nombreuse se tenait à l’entrée de celle du cheik, plus grande que les autres. Tout autour de la ville nomade, rangées en cercle et dentelant l’horizon immense du désert, les silhouettes de sept ou huit mille chameaux se découpaient sur le ciel. C’était le soir.

COSTUMES SYRIENS. — Dessin de Foulquier d’après des aquarelles de M. Lockroy.

Je regagnai bientôt la Beka et j’arrivai à la source du Narh-Azi (l’Oronte). Le Narh-Azi sort, au pied du Liban, d’un bassin profond, ombragé de grands arbres ; c’est d’abord un torrent rapide, impétueux, surtout au printemps ; des buissons qu’il entraîne souvent avec lui, pendant ses crues, des roseaux gigantesques couvrent ses bords. À peu de distance, dans la plaine, se dresse encore, presque entier, le monument appelé Kanlia-el-Hurmul. Il repose sur une base formée de cinq marches et est composé de trois parties : deux cubes superposés et une pyramide ; à chacun de ses angles se trouve une colonne, et sur chaque face du premier cube, un bas-relief. Ce monument, d’une grande importance, paraît appartenir à l’époque romaine. Une réunion de grottes, portant le nom de Mar-Maroun, se trouve dans la vallée du Narh-Azi, à peu de distance de sa source. C’est un palais de trois étages entièrement évidé dans la montagne ; les fenêtres, les portes, les armoires, les escaliers sont taillés avec le plus grand soin dans le granit. Aujourd’hui tout cela est désert.

Après avoir retraversé le Liban, je passai deux jours à Tripoli, et je repartis pour la montagne chrétienne.

À Tannourine, je rencontrai le patriarche en tournée pastorale, monté sur une mule blanche, vêtu d’une robe rouge et suivi de son clergé. Il parcourait le pays aux acclamations de tout le peuple accouru sur son passage. Les pentes à pic, les sentiers pierreux, les rochers étaient garnis de monde ; les vallées retentissaient de coups de fusil, de cris d’enthousiasme. Le patriarche déjeuna à Tannourine : on nous servit deux moutons entiers farcis de riz. Le pain placé sous la table, selon l’usage, servait de coussin aux pieds nus des invités.

Toute la partie du Liban habitée par les chrétiens est de beaucoup la plus riche, la plus peuplée et la mieux cultivée ; le long de la mer s’étendent des champs d’orge, de mûriers, ou des jardins plantés de cannes à sucre. Sur chaque crête on voit un couvent ou un village. D’abord, c’est Djouguy, le port chrétien, au fond d’un golfe peu profond, mais calme, que domine le cap de Sarba, son vieux temple et ses tombeaux phéniciens ; plus haut, c’est Bquerqué, résidence d’hiver du patriarche, Zouk où se fabriquent les plus belles étoffes de la Syrie, le couvent arménien de Bet-Raschbo, placé sur un piton à pic de toutes parts, comme une statue sur une colonne, le séminaire de Ghazir où quelques jésuites enseignent à deux cents petits Arabes le français, le latin et la grammaire. On y joue même, à l’occasion, des tragédies françaises, que les Maronites trouvent bien écrites. Le Narh-Mamelthein coule au pied de la hauteur que domine le couvent ; un escalier gigantesque fait de main d’homme monte jusqu’au sommet sur une largeur d’une lieue environ ; chaque marche est garnie d’une file de mûriers ; plus loin, on rencontre le petit port d’El-Bowar, Djebel, Batrun, le cap Madone, sur lequel vit une population complétement étrangère au reste du pays. Puis dans la haute montagne, c’est Amioun, une grande ville, Tirza, où l’on voit une vieille sculpture dans le rocher, Bziza où existe encore un temple grec, Héberine, der Baschtar, Edhen enfin, la patrie des anciens Mardaïtes et du célèbre bey Ioussef-Karam. Je m’y arrêtai deux jours.

Chaste, pieux, catholique ardent, Ioussef-bey ne dit pas vingt phrases de suite sans y mêler le nom de Dieu ou de la Vierge. Doué d’une imagination vive, il s’enthousiasme à la lecture de la Bible, et ne parle que par paraboles ; son langage ordinaire a toujours les allures d’une prophétie. La conversation roula sur l’influence de la femme dans la société. Le bey ne marchande pas : il veut l’exclure du monde, la parquer dans un coin et la bannir de toute réunion. « Elle est, dit-il, la source de toutes nos fautes : c’est elle qui toucha la première au fruit défendu. » Il cita, avec une incroyable mémoire, la Bible, l’Évangile, saint Paul, les Pères de l’Église. Un de mes amis, Maronite établi à Beyrouth, qui se trouvait présent, riposta en racontant les aventures de Télémaque, et essaya de faire comprendre au bey que lorsque la tentation devient trop forte, on a toujours la ressource de se jeter à l’eau. Ioussef-Karam termina par une comparaison assez orientale, qui peut donner une idée du ton général de la conversation. « L’homme, dit-il, est un monde à lui tout seul : le monde a des rochers, l’homme a des os ; le monde a des arbres et de la verdure, l’homme a des cheveux ; le monde a deux flambeaux, le soleil et la lune ; l’homme a deux yeux ; mais le monde contient aussi des nations ennemies qui se font la guerre ; l’homme a ses passions, bonnes ou mauvaises, dont les combats ne sont ni moins terribles, ni moins dangereux, puisqu’il s’agit de la vie éternelle, du ciel et de l’enfer. » Le lendemain, nous causâmes encore. Mon ami raconta au bey le passage des Thermopyles, la bataille de Marathon et quelques-unes des aventures de Télémaque.

Ces récits faits en arabe (les Aventures de Télémaque en arabe !) intéressaient vivement Ioussef-bey, pour qui tout cela était nouveau.

Certes, je crois qu’il est peu de drames, peu de romans, y compris Clarisse Harlowe, ayant produit autant d’effet sur le public qu’en fit sur le bey la fuite de Télémaque et de Mentor quand ils quittent l’île de Calypso. La fausse honte qui l’empêchait de demander si cette histoire était réelle ou inventée, ajoutait encore à l’intérêt qu’il prenait à l’entendre. Du reste, il est assez curieux de voir que dans ce pays, un des plus dépravés du monde, la chasteté soit regardée comme la première vertu : ce qui fait, en grande partie, la popularité incontestable de Ioussef-Karam, c’est son horreur bien connue pour les femmes. Le peuple est convaincu que les mépriser est le premier devoir du guerrier et de l’homme d’État.

Peu de temps après, je me mis en route pour Damas. L’Anti-Liban est complétement nu et désolé. Là, pas une seule trace de culture ; pas d’arbres, pas un brin d’herbe : on dirait une chaîne de montagnes en marbre rose veiné de gris et de carmin. L’œil découvre des horizons immenses, des plateaux, des pics, des ravins ; mais pas une feuille. La vallée du Narh-Barada, cependant, est remplie d’une admirable végétation.

Après avoir gravi la dernière cime, une plaine apparaît à vos yeux. Le désert l’entoure et commence à l’horizon ; une chaîne de collines bleues occupe la droite ; au centre de ce paysage resplendissant de lumière, entourée de jardins, s’élève une ville où les minarets se pressent comme les arbres dans une forêt, ou les dômes enchevêtrent leurs lignes, ville immense, féerique, éblouissante : c’est Damas. Là, vraiment, on a une grande idée de l’Orient : des bazars couverts, larges, magnifiques ; des mosquées peintes, des cours entourées de portiques, de vastes khans pleins de marchands, de voyageurs, de chameaux, de chevaux, de Bédouins, de Kurdes, de Turcomans ; des bains qui laissent voir, par leurs fenêtres grillées, des salles pleines d’hommes à demi nus, qu’on masse, qui s’habillent ou qui dorment ; des boutiques où sont jetées les choses les plus précieuses et les plus éclatantes : l’or, la soie, l’argent, les étoffes de Perse ; tout cela est réuni, confondu, entassé pêle-mêle. Les maisons surtout brillent par leur richesse. Pour la première fois on trouve l’Orient d’accord avec les Mille et une Nuits : mosaïques, jets d’eau, plafonds peints de mille couleurs, fantaisies éblouissantes de décorateurs arabes, plaques de marbre, bois sculptés, glaces taillées, nacre, métaux précieux, concourent à la fois à l’ornementation de ces palais dont les habitants couchent par terre, tout habillés, sur des nattes.

J’arrivais juste pour le retour de la grande caravane de la Mecque. Depuis quatre jours déjà d’interminables files de chameaux se suivaient, chargées de tentes et de paniers ou étaient entassés des hommes et des femmes de toutes les nations de l’Asie. Les gens riches ont de grandes chaises à porteurs ; des dromadaires, chargés de rubans et de miroirs, sont attelés entre les brancards. D’abord vinrent des Persans, aux coiffures pointues, les uns déguenillés, les autres richement vêtus ; puis des Tcherkess, avec un large bonnet à poil et des armes incrustées d’or et d’argent ; des Bédouins, la tête cachée dans le couffi, des cavaliers de Bagdad aux lances longues et flexibles, des musulmans de l’Asie Mineure sur leurs chameaux chevelus, puis des négresses esclaves qu’on amenait pour les vendre, puis des femmes soigneusement cachées sous leurs voiles, derrière les épais rideaux des palanquins. Quelques malheureux, à demi tués par le voyage et le soleil ardent du désert, étaient couchés en travers de leurs montures, la tête pendant d’un côté, les pieds de l’autre, ballottés, heurtés, épuisés.

Je vis ainsi un vieillard, presque un cadavre, râlant au grand soleil, sans un mouchoir pour lui donner de l’ombre, abandonné seul sur un dromadaire qui le secouait comme un vieux linge.

Enfin parurent le pacha et son état-major, de l’artillerie, des fantassins, puis un palanquin gigantesque sur un chameau monumental. Il portait le suaire qu’on étend tous les ans sur le tombeau du Prophète. Dans ce même palanquin on enferme, je ne sais pourquoi, un fou qui passe sa tête entre les rideaux et tire la langue à la foule. Après lui vient encore, sur un second chameau, un autre fou presque nu qui se livre à toutes sortes d’excentricités. La foule, quand ils passent, salue avec respect.

Le quartier chrétien était le plus riche et le plus beau de la ville ; il n’en reste aujourd’hui que des maisons écroulées, des églises en ruine, des murs noircis par la fumée, des marbres brisés ; il est difficile de voir quelque chose de plus triste : rien n’est debout, et l’on sent une haine impitoyable, à la façon dont tout a été ravagé et anéanti.

Les cadavres sont restés en grande partie ensevelis sous les décombres, et, chose horrible à penser, on a remarqué qu’après les massacres, les chiens du bazar avaient subitement et considérablement engraissé. J’avais déjà vu, pendant la guerre, Zalèh en ruine et Deïr-el-Kamar sanglant, encombré de morts. Je retrouvai ces mêmes tableaux à Damas.

Des intérêts matériels peuvent engager les Anglais à soutenir la Porte Ottomane ; mais je crois qu’en présence de ces ruines, tout honnête homme, à quelque opinion qu’il appartienne, ne peut former qu’un vœu : celui de voir la Syrie et le Liban délivrés enfin de la race turque.

E. Lockroy.



  1. Suite et fin. — Voy. page 33.