VOYAGE EN SUÈDE

II[1]
IMAGES ET FIGURES SUÉDOISES

Une vieille maison rustique et de lourds châteaux qui se mirent sur des eaux dormantes ; — un bal d’étudians ; — un dîner chez l’Archevêque ; — la nuit de Valpurgis à Upsal, et tout ce qu’on peut voir et sentir du printemps de la Suède dans une chambre d’hôpital ; — une visite au Parlement ; — et la poésie de Stockholm par la belle lumière de septembre : telles sont les images suédoises qui se lèvent et qui accourent, quand je frappe à la grille dorée du souvenir. Je souhaiterais qu’il s’en dégageât une connaissance plus intime de cette âme étrangère[2].


LES BIJOUX DE LA SUÈDE

A dix kilomètres d’Upsal, dans la commune de Danmark, sur la ligne même de la forêt, une petite ferme avec ses dépendances se cache sous le gros bouquet d’un marronnier. C’est Hammarby, la maison de Linné. Sa devise se lit au-dessus de la porte : Innocue vivito, numen adest. Les dépendances, peintes en rouge, ont un toit de tourbe où les herbes verdissent et jaunissent. Devant le marronnier, un rond-point de fleurs vieillottes entremêle savamment les soucis, les pensées, les giroflées, les gueules-de-lion, et ce réséda dont il voulait toujours que sa chambre fût parfumée. La petite maison paysanne emprunte une étrange fragilité aux objets fragiles qu’elle tient en sa garde. Il semble qu’un siècle et demi y ait tout amenuisé : le poêle en faïence verte de la salle à manger qui s’appuie sur des pieds de bois ; le canapé dont l’âge a roussi le cuir ; les tables écaillées, les vitrines, les lits étroits sous leurs rideaux à fleurs. Quand on ouvre les armoires et qu’on y voit suspendus l’habit de doctorat du professeur, un habit chamarré de brocart aux manches à revers, les robes de bal de sa femme et de ses filles, et leurs bas de soie et leurs minuscules souliers de danse, on craint qu’un souffle d’air ne pulvérise ces frêles apparitions. Vous vous étonnez devant les glaces fendues de ne pas avoir les cheveux poudrés. Des héros grecs et des nymphes pâlissent au fronton du miroir où se miraient les demoiselles Linné ; et dans leur boîte à musique, détraquée et même un peu vermoulue, une belle dame imposante, gravée la main sur un livre, prononce ce distique :


J’enchante les esprits, je charme les oreilles,
Et par mes doux accords je me rends sans pareilles.


Elles étaient quatre, les demoiselles Linné ; et leurs portraits nous les montrent les cheveux relevés et piqués d’une fleur rose et d’une aigrette verte. Elles ont, toutes les quatre, le nez long et busqué de leur père, le visage rose de leur mère, de petites lèvres roses et des yeux en amande plus mélancoliques chez les trois aînées, plus gais chez la cadette. Elles portent, toutes les quatre, un corsage à fleurs ; et les murs sont tapissés de fleurs ; et toute la maison, à travers ses carreaux verdâtres qui tamisent le soleil d’automne, luit doucement de ces fleurs fanées et du regard des portraits. La chambre du fils Carl s’éclaire sur la forêt. On aperçoit, au milieu des sapins, des sorbiers et des bouleaux, le pavillon construit en terre où Linné se plaisait à conduire ses hôtes. Ils s’asseyaient à l’entour sur des rocs moussus et l’écoutaient causer. La forêt abrite des vents de l’hiver le fragile ermitage, et le silence de la plaine respecte cette voix timide des vieilles choses, cet air grêle d’épinette qui monte du passé de la Suède.

Une déception nous attend presque toujours sur le seuil de la maison d’un grand homme. Ce qui reste de lui a retenu si peu de son âme ! Et il aurait si bien pu habiter ailleurs ! Mais ici la convenance entre le décor et l’homme est telle que la terre semble garder la marque de ses pas et le gazon l’empreinte de son corps. On le voit, comme nous le représente Toppelius, en manches de chemise, la calotte verte sur la tête, le pardessus jaune jeté sur le bras. Il se promène ; il aspire la douceur miraculeuse de la nature : il encourage de ses yeux vifs et tendres la volonté d’éclore qu’il devine dans le bouton ; il caresse d’un sourire ses plants de fraisiers dont les fraises naguère lui ont rendu la vie ; il s’est levé dès le point du jour, Seigneur, pour surveiller votre création. Dieu créa, Linné ordonna.

De cette humble ferme où se succédèrent des hôtes illustres, il entretint une correspondance européenne. Aujourd’hui les Suédois courent les nations afin de rassembler les feuilles éparses qui, sur la rose des vents, s’envolèrent de Hammarby. Leur culte de Linné a quelque chose d’encore plus intime et de plus fort qu’un culte national. Ils s’aiment en lui et se sentent d’autant mieux Suédois qu’ils se rapprochent davantage de lui. Des hommes comme Rudbeck, Swedenborg, Bellman, Tegner, n’ont exprimé de l’âme suédoise que des élémens isolés, l’orgueil, le mysticisme, la sensualité, la mélancolie morbide, et ils l’ont fait avec une telle violence que son image s’est faussée dans leur miroir. Au contraire, en celui-là réside l’équilibre le plus harmonieux qu’elle ait jamais rencontré. J’ignore s’il laissa innomée une seule fleur de son pays ; mais il sut appeler à une vie glorieuse toutes les qualités de sa race.

Les plus légers sourires sur un âpre visage prennent une valeur de tendresse indicible. On ne chérit vraiment la nature que dans les contrées où elle est avare. C’est là qu’on regarde à ses pieds et que la mince pousse verte s’embellit des efforts qu’elle semble avoir coûtés. C’est là que l’homme s’enchante à découvrir dans la moindre corolle une richesse de perfections qui le relève à ses propres yeux du sentiment de sa pauvreté. Il se croyait pauvre ; et entre deux sillons, sur le bord d’un fossé, sur l’eau d’un étang, au pied d’un arbre, au creux d’un roc, la nature lui ménageait des trésors. La curiosité des plantes, que la longue nuit d’hiver excite dans les cœurs suédois, grandit chez Linné en « inextinguible passion. » Nul ne donna un sens plus précis à l’antique amour de la terre natale.

Chaque fois que je rencontre le petit docteur Z... chargé d’une grosse serviette, dont je suis sûr qu’elle recèle dans ses profondeurs le détail microscopique d’un document inédit, je songe à l’histoire de la Fermière et des Tomté. Un jour que ces génies bienfaisans rentraient ses gerbes de blé, elle en aperçut un si petit qu’il paraissait à peine âgé d’une heure, et qui suait, soufflait, succombait presque sous le poids d’un épi. Elle se prit à rire et à le railler ; mais les Tomté, froissés que cette femme méconnût le prix de l’effort et l’importance du détail, ne revinrent plus jamais engranger ses moissons, ni soigner ses bêtes. Il ne faut point se moquer des petits docteurs Z... : leurs épis à la longue font des tas plus hauts qu’eux. Leur scrupule, leur minutie, le plaisir que leur cause la prise d’une parcelle de vérité ou de vraisemblance, toutes les vertus de l’érudit reçurent du travail de Linné un accroissement de dignité. Il se pencha studieusement sur d’innombrables menus faits, et de chacun d’eux il tirait l’étincelle dont on ne sait jamais s’il ne sortira pas une grande lumière. Les Suédois, il est vrai, n’organisent que péniblement leur somme de connaissances et d’observations ; mais Linné, qui fut un admirable classificateur, répondit du moins à leur besoin d’ordre et de régularité.

Et, si son peuple a l’esprit foncièrement religieux, quel savant unit à une science plus exacte une foi plus profonde ? Son exemple seul nous convaincrait que l’influence de Voltaire et des Encyclopédistes ne dépassait pas la surface de la Suède et en laissait même de grandes régions intactes. Linné s’avançait jusqu’aux frontières du mysticisme. Il suivait et contemplait sur la terre les traces d’une puissance insondable et infinie. Il mettait en tremblant ses pas dans les pas de Dieu, et s’arrêtait parfois « pris de vertige. » « Veut-on l’appeler Destinée ? On ne lui fait pas tort, car tout est suspendu à son doigt. Veut-on l’appeler Nature ? On le peut, car tout découle de lui. Veut-on l’appeler Providence ? On a raison, car tout obéit à son signe et à sa volonté. » Notre Pasteur, lui aussi, « dans la grande nuit de l’infiniment petit, » nous confesse qu’il éprouva ces ravissemens de l'âme. Mais le ton diffère. Le vertige du Suédois devient chez le Français « une poignante angoisse. » Sa raison s’épouvante ; « il est tout près d’être saisi par la sublime folie de Pascal. » Linné n’a point ces effrois. Ses vertiges se dissipent comme des ivresses légères. Il botanise sur le flanc du Thabor. L’immuable confiance dans la bonté de la vie, tout l’optimisme Scandinave, entretient en lui une fraîcheur de rosée où s’amortissent les rayons brùlans qui la colorent. Fut-il aussi touché qu’on le croit par la philosophie de Leibnitz ? Il y trouva sans doute une nouvelle raison d’admirer l’ordre du monde ; mais, à défaut de Leibnitz, l’esprit de sa race suffisait à lui créer ce consolant mirage. Sa Divine Némésis, inflexible pour les méchans et qui, avant de les frapper, les enferme dans un cercle infernal d’apparitions, de fantômes, de pressentimens et de présages, n’attend point que nous soyons morts pour nous départir de justes récompenses. Elle ressemble à l’Université d’Upsal qui ne veut pas que ses fils d’élection retournent vers Dieu sans leur couronne de lauriers. Professeur à cette Université, — la place qu’il avait désirée le plus ardemment, — chevalier de l’Etoile Polaire, membre honoraire de toutes les Académies Européennes, anobli par le Roi, choyé par la Reine qui lui faisait envoyer, même au cœur de l’hiver, des fraises de ses terres royales, marié à la seule femme qu’il eût désirée, père d’enfans « modestes et vertueux, » possesseur d’un herbier magnifique, convaincu que Dieu lui avait donné un signe particulier de sa faveur en lui permettant « de jeter un coup d’œil dans sa Chambre du Conseil, » comment eût-il un instant douté de la justice terrestre et de l’excellence des conditions humaines ?

Son train de vie était simple ; mais Linné n’avait rien d’un ascète. Sans sa femme, il eût dépensé un peu plus qu’il ne possédait, ce qui est bien suédois. Les joies de la découverte scientifique n’avaient point affadi pour lui les plaisirs de la table. Il retirait de ses chères plantes des jouissances matérielles et des remèdes. Les actions de grâces qu’il rendait à l’auteur de si bonnes choses eussent certainement horripilé Schopenhauer. Il alliait à la vigueur et à la pénétration de l’esprit une candeur presque enfantine. On le voyait examiner le cachet des diplômes qui lui arrivaient de partout avec le même regard émerveillé que les plantes rares sur lesquelles il épuisait les dernières lueurs des beaux jours. Comme son ambition était satisfaite, il ne la cachait pas. Et sa maison de Hammarby, cette maison de pasteur et de savant, plus suédoise encore par l’odeur d’exotisme qu’on y respire, son enclos toujours ouvert et qui ne craignait point les voleurs, sa vie patriarcale, ses quatre jolies filles, tout cet ensemble compose un idéal de poésie intime, de probité et de haute culture que la Suède considère, peut-être ajuste titre, comme sa plus précieuse acquisition et son plus pur patrimoine. Le jardin de Linné, c’est vraiment le jardin secret de tous les cœurs suédois.


Un autre jour d’automne, je pris le bateau d’Upsal qui descend les méandres du Furis et qui aborde, sur le Mœlar, au château de Skokloster. J’avais déjà visité ceux de Gripsholm et de Drottingholm. Châteaux du lac Mœlar, lourds joyaux de la Suède, je ne vous préfère point au bijou rustique qu’est la maison de Hammarby ! Mais le lac, encadré de sombres massifs, coupé de caps et de promontoires, semé d’îlots et d’archipels, et la nature solennelle ou charmante en idéalisent la solitude romantique. Je me rappelle à Gripsholm les vignes rouges qui avaient envahi les fenêtres et qui répandaient dans les appartemens des lueurs de vitraux ; à Skokloster, des allées de tilleuls d’une rectitude incomparable dont le silence et l’opulence éveillaient dans l’âme la même langueur que le dernier écho d’une marche triomphale entendu de loin sous un porche désert.

Gripsholm et Drottingholm appartiennent à tous les héros de la Suède. On les y passe en revue sur les murs chargés de leurs images. Gripsholm porte en écusson la gerbe de blé de Gösta Wasa, et garde le lit où fut conçu Charles XII, un lit de soie, d’argent et d’or, plus empanaché qu’un catafalque. A Drottingholm, Gustave III, pimpant et théâtral, se présente à la postérité comme s’il s’avançait vers le trou du souffleur ; et dans toutes leurs salles, le vaincu de Pultawa, enfant, adolescent ou jeune homme, nous propose l’énigme de sa grâce hermaphrodite ou de sa hautaine figure imberbe d’aventurier.

Mais Skokloster, où s’entassent les beaux pillages de la guerre de Trente ans, ce capharnaüm de barbares qui surent emballer délicatement les fines porcelaines et les verreries irisées, Skokloster hospitalise, parmi ses bric-à-brac et ses trésors, l’ombre d’un rêve d’amour, tout le roman de Gustave-Adolphe : deux portraits et une petite bague. Les portraits sont ceux d’Ebba Brahé, dont la famille possède encore le château. Gustave-Adolphe n’en connut que le premier. Il ne vit point la toile où le frais visage de sa Bérénice s’est ratatiné sous les vents aigres des vieux jours. Il l’emporta sous son linceul de drapeaux telle qu’elle était lorsqu’elle reçut de lui la bague de fiançailles. On dit que du moment où son devoir royal l’obligea de la quitter, la tristesse habita ses yeux. Les élèves des écoles suédoises lisent dans leurs morceaux choisis une lettre qu’il lui écrivait un soir, avant le renoncement. La forme en est gothique et précieuse.


Noble demoiselle et très chère parente de mon cœur,

J’avais espéré, d’après votre promesse, que je pourrais, — ce dont j’ai un bien tendre désir, — vous adresser la parole, ma bien-aimée, pour vous souhaiter une bonne nuit. Mais puisque ce bonheur ne m’a point été accordé, je m’autorise de ma grande affection et de la bonne volonté dont mon cœur, l’infortuné, est entièrement rempli pour vous, à couvrir de ma mauvaise écriture ce grossier et vil papier qui me servira cependant, — car dans ma hâte, je n’en puis trouver d’autre, — pour vous offrir ma pensée humble et fidèle, à votre service et discrétion toute la durée de mes jours, et aussi pour vous prier de persévérer dans votre faveur à mon égard et dans votre bienveillance, et de considérer toujours, en votre cœur riche de vertu, que pour vous je supporte le chagrin ; et, bien que je doive me séparer de vous, mon cœur et mon esprit resteront près de vous ; et, comme j’appréhende de perdre pendant longtemps votre vue et votre société, j’ai voulu vous envoyer cette fleur que les Allemands appellent vergiss mein nicht, vous priant non seulement de ne pas la mépriser à cause de sa très humble origine, mais de l’accepter du même cœur dont elle vous est envoyée par celui qui vous souhaite plusieurs fois mille bonnes nuits et qui restera jusqu’à la mort votre parent fidèle et dévoué.


Et la lettre est signée des initiales de G. A. enlacées à celles de E. B.

C’est la gaucherie du gant de fer qui cueille la marguerite. Mais cette galanterie laborieuse recouvre une probité sentimentale aussi profondément suédoise que l’inquiétude de Charles XII. L’homme du Nord n’a qu’une saison pour l’amour : c’est son avantage sur les hommes du Midi qui se gaspillent souvent à en prolonger et à en renouveler les expériences jusqu’aux limites de la vieillesse. Il ne le conçoit que plus fortement et, si j’ose dire, en regard de l’éternité. Sous la cuirasse d’un Gustave-Adolphe, l’amour pour cette petite fille « riche de vertu » est la fleur qui n’éclôt qu’une fois tous les cent ans. Almqvist exalte la chasteté de la Suède et s’écrie assez bizarrement qu’ « elle est la couleur fondamentale de ses paysages. » Il ne faut rien exagérer, même à Skokloster dont le rivage fut témoin, au XVIIIe ’siècle, des transports jaloux d’une dame de lettres qui s’intitulait la Bergère du Nord et qui probablement se jeta dans le lac où elle s’éteignit. Mais ses ardeurs furent une inconvenance à l’égard du paysage. Il est certain que la nature suédoise ne conseille pas la volupté. Le roman de Gustave-Adolphe, que vécurent bien des fiancés sur les bords du Mœlar, s’accorde avec les lignes sévères de l’horizon. Le renoncement y doit être taciturne. Quelquefois, plus tard, très tard, on arrive au bonheur, mais on a perdu toute la joie. L’imagination évoque, sous ces ombrages de tilleuls funèbres et doux, des cœurs graves, des cœurs fermés, où les rêves d’amour étincellent une heure et se fanent longtemps...


UN BAL D’ÉTUDIANS

Le soleil s’est couché vers deux heures de l’après-midi ; et la lune s’est levée vers quatre heures. Un fin brouillard bleu envahit Upsal du côté des bois. Le Furis est pris, sauf au centre de la ville où les eaux libres du vieux moulin continuent de moudre leur bruit de torrent. Les cols des pelisses se relèvent comme de grands cornets. Les gens passent les uns près des autres sans s’apercevoir. Sous la morsure du froid, le chemin de la vie paraît plus solitaire que jamais.

Quand je pénétrai dans les salons de la Nation du Norrland où la société de Philochoros réunissait les étudians, les étudiantes et d’autres jeunes filles, il me sembla que toute la Suède printanière s’offrait à moi au milieu d’une clairière ensoleillée. Danseurs et danseuses s’étaient habillés selon la mode ancienne de leur province. Les Vermlandais en culotte chamois se cambraient sous leur gilet rouge à boutons d’or. Les Dalécarliens portaient allègrement leur espèce de rhingrave noire brodée aux épaules. Le jeune prince, étudiant alors, avait choisi dans le vestiaire du royaume le costume de Delsbo, et il y ressemblait à un frêle toréador. Les jeunes filles surtout prodiguaient les couleurs, ces couleurs où l’Orient essaie de rivaliser avec sa terre et son ciel, et où le Nord, qui a besoin de se revancher du monotone hiver, puise comme un alcool pour ses yeux. Les ceintures, les tabliers et les jupes éclataient de broderies diaprées ; et les jolies coiffures palpitaient sur les têtes. Le béret pailleté du Blekingue, le turban de la Scanie, la calotte rouge de Helsingland, les grandes ailes du Smoland couraient et s’ébattaient dans la lumière ; et leur bonnet pointu donnait aux filles de la Dalécarlie un petit air de magiciennes.

Mais aucun de ces costumes ne faisait l’effet d’un travesti. Sous les bardes rustiques, les jeunes filles ne jouaient point à la bergère Watteau ni les jeunes gens au berger d’opéra-comique. Ils n’entraient pas dans un rôle ; ils retrouvaient leur vraie destination. Le vêtement de la campagne absorbait leur superflu de santé florissante que laissent déborder les modes citadines. La gaucherie des hommes s’y adaptait au point qu’elle devenait une élégance. Les jeunes filles, qui ne s’étaient point abandonnées à leur goût personnel, reprenaient, dans le luxe imaginé par des générations de campagnardes, leurs avantages de belles plantes saines grandies derrière les haies. Comme la société intellectuelle et aristocratique de la Suède tient encore de près à ses origines ! Cet accoutrement pittoresque m’en rendait plus sensible la nature paysanne.

Les danses n’étaient pas moins significatives, vieilles danses aussi particulières que les costumes, et dont chacune gardait à ses pieds un peu de la terre battue des fermes natales. Mais elles avaient un caractère commun : le jeu prédominant que leurs figures réservaient à l’homme. Le château de Gripsholm possède un tableau où les femmes de la Cour ont été peintes en poules, avec cette devise :


Quel est le coq maudit qui ne chanterait pas,
O poules, en voyant vos traits et vos appas ?


Je me répétais ce douteux madrigal de l’époque gustavienne devant les danses qu’on dansait devant moi. Le coq chante, et les poules se trémoussent. Voici un cavalier qui s’avance entre deux cavalières : quand il danse avec l’une, l’autre tourne mélancoliquement sur elle-même et fait la moue, un doigt à la bouche. Dès qu’il lui revient, elle sourit ; et lorsqu’il les prend toutes les deux, elles manifestent une gratitude vraiment orientale. Et maintenant, à genoux, les jeunes filles, et courbez-vous très bas ! Les jeunes gens vont relever leurs basques et passer la jambe par-dessus votre tête. Vous riez ; ils rient aussi. Qui rira le dernier ? Ce n’étaient pas vos grand’mères, à coup sûr ! Aujourd’hui vous pouvez accepter de bon cœur le geste d’asservissement et de mépris que vous rythment les vieilles danses. Il n’a pas même la valeur d’une double-croche.

Non seulement les étudiantes se sont fait leur place à l’Université ; mais la jeune fille suédoise a conquis dans la société une indépendance qui la rend redoutable au jeune homme. Il trouve en elle une concurrente et une égale, c’est-à-dire une supérieure, car on sait que l’égalité revendiquée par les femmes ne tend à rien moins qu’à prouver leur supériorité. Jusqu’au mariage, dont les devoirs entraînent souvent pour elle une sorte d’abdication, la jeune Suédoise dispose de soi en toute responsabilité et avec une crânerie charmante. Sa pauvreté et la pauvreté de la Suède l’ont affranchie du préjugé de déchéance dont la bourgeoisie des pays riches rabaisse et humilie le travail rétribué. Je connais, à Stockholm, la fille d’un comte qui fut récemment présentée à la Cour. Elle mit la robe blanche, la longue robe à traîne dont les manches ballonnées à l’épaule sont comme emprisonnées d’un filet noir. En deux jours elle fit cinquante-quatre visites. Lorsqu’elle fut admise à la révérence devant la Princesse Ingeborg, la Princesse lui dit :

— Je vous reconnais, mademoiselle ; je vous ai déjà rencontrée au tennis. Pourquoi n’y venez-vous pas plus souvent ?

La petite comtesse lui répondit :

— Je le voudrais. Altesse ; mais je suis employée à une banque de huit heures du matin à quatre heures du soir.

— Oh ! vraiment ? Et tous les jours ?

— Tous les jours, Altesse.

— Que c’est fâcheux ! Enfin j’espère tout de même que je vous verrai plus souvent.

La petite comtesse aurait pu ajouter qu’elle gagne cinquante couronnes par mois, qu’elle emporte tous les matins son déjeuner composé de tartines et qu’elle le mange debout dans un couloir. Il est vrai qu’elle est comtesse, qu’elle restera comtesse, et qu’épousât-elle le garçon de recettes, on l’appellerait toujours Sa Grâce et Comtesse. Les jolies filles, que j’avais sous les yeux dans la Nation du Norrland, se préparaient, si elles ne l’étaient déjà, à devenir des professeurs dans les écoles mixtes ou dans les écoles de ménage, des doctoresses, des infirmières, des masseuses, des comptables, des employées de banque ou de commerce, des jardinières ou mêmes des « puéricultrices. » Cette communauté de travail noue entre elles et les jeunes gens des liens de camaraderie souples et commodes, où court parfois le léger fil d’or des fiançailles si facilement rompu.

Minuit sonna. Les bouteilles d’eau de seltz, seuls rafraîchissemens, s’épuisaient. Les graves personnages qui siégeaient devant le piano à queue, le gouverneur, des professeurs et des dames, rappelèrent à cette jeunesse l’heure de la retraite. Aussitôt on éteignit les lumières. Un feu de Bengale empourpra les hautes fenêtres, mais, à ses dernières lueurs, nous vîmes tous les jeunes gens et toutes les jeunes filles assis ou étendus pêle-mêle sur le parquet : ils ne voulaient point partir avant d’avoir prolongé et savouré dans l’ombre le charme de la fête. L’obscurité se fit presque complète, pâlie çà et là d’une jupe ou d’une chemise blanches. Cinq ou six chanteurs se massèrent dans un coin de la salle, et, durant une heure, ils alternèrent les sérénades et les chansons populaires. Leurs bouches invisibles chantaient tour à tour le vieux Neck dont la voix est si triste le soir sur les rivières, la « Danse des Juges » où tous ceux qui s’y rendent doivent sentir leur cœur brûler, les « Ombres Paisibles » et les « Etoiles Filantes »... Regarde-les, et ne souhaite pas le retour du temps passé... Souhaite seulement que les roses les plus rouges refleurissent à la Saint-Jean prochaine !... Cette nuit, as-tu rêvé de ta bien-aimée ?... Que tu es belle, ma petite, lorsque tu regardes ton bien-aimé !... Dans l’intervalle de ces chansons amoureuses, pas un mot, pas un demi-soupir, pas un souffle, pas un froissement d’étoffe ne glissait sur la surface lisse du silence. Les graves personnages observaient le même recueillement. Et la lumière brusquement reparue, qui fit une explosion de couleurs dans cette salle toute jonchée de jeunesse, n’éclaira sur les lèvres roses que le demi-sourire d’un rêve solitaire, et qui s’envole.


UN DINER CHEZ L’ARCHEVÊQUE

Tout se termine en Suède par des chansons mélancoliques ou par des psaumes, les bals d’étudians et les dîners d’archevêque. L’Archevêque d’Upsal, un des premiers personnages du Royaume, en est un des hommes les plus simples. Son prédécesseur mourant le désignait aux suffrages des électeurs comme le seul qui ne fût pas capable d’en concevoir de l’orgueil. Dans la galerie de figures suédoises, dont j’ai composé mon musée de souvenirs, j’en vois de concentrées et de tourmentées où la correction présente l’emporte péniblement sur les violences ataviques ; j’en vois de satisfaites qu’illumine la sérénité de leurs fonctions, et de bourrues et de débonnaires ; je n’en vois pas qui allie à une conscience plus soucieuse un plus réel désir d’effacement. L’ironie de la fortune et le goût suédois ont logé ce dignitaire, en qui semble s’incarner la frugalité évangélique de la première Eglise, dans le plus coquet des archevêchés, dans un archevêché dont les salons sont aussi jolis que des boudoirs. Je ne passais jamais devant sans admirer la guirlande d’Amours sculptés sur les murs, et je me disais : « Voilà l’archevêché qui eût convenu à Franzén ! »

Franzén est, avec l’austère Wallin, le plus abondant des psalmistes suédois. Ils vécurent tous deux au début du XIXe siècle ; mais, tandis que Wallin réveillait dans son peuple, selon le mot de Schück, le sentiment du pouvoir victorieux des choses éternelles, le bon Franzén couronnait son christianisme de myrtes et de roses. Il célébrait Dieu, de façon à ne pas effrayer les Grâces, « qui s’enfuient et ne reviennent plus. » C’est un bon petit Dieu que celui de Franzén, un bon petit Dieu Upsalien. Il exhorte le jeune homme à vider son verre, parce que « son amie aime à le voir vider son verre au milieu de ses amis. » J’entends bien qu’il ne faut boire que « quelquefois et avec mesure, » et surtout « dans sa coupe d’innocence ; » mais enfin, la grande affaire est de s’endormir guilleret au sein du tombeau. Sur la fin de ses jours, Franzén assombri égoutta dans sa coupe d’innocence l’éponge de vinaigre. Il n’en reste pas moins le candide évêque émoustillé pour qui l’on comprendrait que les architectes eussent ainsi enjolivé l’archevêché d’Upsal.

Le soir où j’y dînai, l’Archevêque fêtait l’ordination des jeunes pasteurs. J’avais assisté dans la Cathédrale à la cérémonie qui, comme toutes les cérémonies luthériennes, m’avait produit l’effet d’un catholicisme décharné. Mais, à la table de l’Archevêque, je goûtais la simplicité et la solennité dont le juste mélange donne à la vie suédoise l’attrait d’une vieille civilisation conservée dans une fraîcheur Je nature primitive. S’il n’eût tenu qu’à moi, cette tablée de théologiens, de pasteurs et d’invités, eût été transportée, hors de la bonbonnière épiscopale, sous les poutres mal équarries d’un grand presbytère d’où l’on eût aperçu la forêt. Le plancher et la nappe auraient été semés, selon l’ancien usage, de genévrier haché ; et des branches de sapins eussent embaumé les murs. Qu’un pareil décor eût bien mis en valeur les hôtes de l’Archevêque et l’Archevêque lui-même !

Il y avait là l’élite des théologiens de la Suède, les plus germaniques des Suédois, car ils tirent toute leur pensée des Ecoles allemandes. Ce sont de fortes têtes aux lèvres serrées, les seules gens dont les controverses soient sûres d’émouvoir l’indolence du pays. À eux tous, ils sont capables de déchaîner une bourrasque. Ils savent leur puissance ; mais ils n’en abusent pas, et ils se font un mol oreiller de l’outre sainte où dorment les tempêtes.

À droite de l’Archevêque, une grosse dame, pleine de dignité, aux trois quarts ecclésiastique, représentait ce personnage qu’on retrouve si souvent chez les romanciers du Nord : la veuve de pasteur, fille et mère de pasteurs, honorée dans l’Eglise comme la mère des Macchabées. Je me demandai si ce n’était point elle qui, sans me connaître, avait dit de moi à une amie suédoise dont je fréquentais la maison : « Défiez-vous : ce doit être un Jésuite ! Je vais vous prêter un ouvrage intitulé Dix ans dans l’Église Romaine, par un Polonais. C’est un bien bel ouvrage ! » Mais non ! Tant de noirceur ne pouvait se concilier avec cette majesté que rehaussait à mes yeux le sentiment d’un triple devoir accompli et d’un bonheur fondé sur le roc de l’Eglise.

Plus loin, les parens d’un des nouveaux pasteurs osaient à peine toucher à leur assiette. Le père, possesseur d’un petit bateau de cabotage, étriqué sous son habit neuf, la mère gênée sous sa robe de soie noire, tous deux intimidés par tant de lumières, se rapetissaient comme pour se dissimuler dans la gloire de leur fils. Il y avait aussi une fiancée, mais plus hardie. Elle regardait souvent la tête énergique aux petites moustaches blondes sur laquelle les membres du Chapitre avaient tout à l’heure imposé leurs mains. Ses lèvres souriaient, ses yeux riaient, et sa gentille figure était très douce. Les théologiens, qui levaient leur verre à son intention et qui l’invitaient à en faire autant, ne pouvaient s’empêcher de sourire comme aux jours de leur jeunesse. C’était le moment de se tourner vers le fiancé et de lui chanter la poésie du pieux Franzén : « Jeune homme, vide ton verre : ton amie aime à te voir vider ton verre dans une semblable compagnie ! »

— Quand se marieront-ils ? demandai-je à mon voisin.

— Dans sept, huit, neuf ou dix ans, me répondit-il. Vous savez que, sauf exception, on demeure célibataire en Suède jusqu’aux environs de la quarantaine. Il faut de l’argent pour se marier.

Les pauvres fiancés ! Ils se verront deux ou trois fois par an, peut-être à la Noël ; ils s’écriront beaucoup ; elle lui brodera des pantoufles, il lui enverra ses sermons. Ils vivront sur un bonheur à venir qu’ils dépenseront en rêves et dont il ne leur restera, le jour du mariage, qu’une impression de lassitude résignée. Mme la pasteur n’aura plus ces jolies fossettes. Le souci aura creusé la figure énergique de son mari dont les moustaches commenceront à blanchir.

— Oui, reprend mon voisin, nous récoltons tous les inconvéniens du célibat sans en recueillir les avantages. Je me rappelle un de mes camarades qui avait dû prolonger son temps d’Upsal et que ses dettes empêchèrent, pendant plus de dix ans, d’épouser celle qu’il aimait. C’était un travailleur. Un jour, je le surpris occupé à tapisser ses murs, son bureau, sa bibliothèque, de petits papiers qui portaient tous le nom de sa fiancée. Quelle occupation pour un théologien ! Mais il traversait une crise de neurasthénie...

Et mon voisin qui a vécu en France et qui est un des hommes supérieurs de la Suède, peut-être un futur archevêque, s’indigne moins que la plupart de ses compatriotes du rôle que la dot joue dans nos mariages et de nos courtes fiançailles. Et il a grandement raison ! Et les Suédois feraient beaucoup mieux de nous épargner leur étalage de désintéressement, puisque les nécessités de leur état social aboutissent au même résultat que notre avarice. Les jeunes filles riches se marient plus vite que les autres ; et, si les jeunes filles pauvres se fiancent plus facilement, leurs fiançailles sont trop souvent comme ces titres honorifiques qui ne nous masquent pas longtemps l’absence des réalités.

J’ai perdu en Scandinavie quelques-unes de mes illusions. Le, mariage à longue échéance ne m’a paru ni plus heureux, ni plus moral que le nôtre. Il défraîchit la jeunesse et il en refroidit les effusions. D’autre part, j’étais convaincu que les Latins étaient en public les plus bavards des hommes jusqu’au jour où les fêtes et les dîners des Suédois m’ont prouvé que l’homme du Nord avait pour l’éloquence, et même pour ce qui n’y ressemble que de loin, une inclination vraiment immodérée. J’ai entendu à des soupers intimes des toasts qui commençaient au gigot et qui duraient encore au dessert. Mais l’Archevêque d’Upsal ne s’écoute point parler ; et il s’exprima ce soir-là avec l’ingénuité et la bonté d’âme des chrétiens d’autrefois à leurs premières agapes. Je ne puis oublier que, m’ayant introduit dans cette assemblée de théologiens et de pasteurs, il trouva pour la religion de mon pays, cette glorieuse aînée, quelques mots qui allèrent à mon cœur aussi sûrement qu’ils partaient du sien.

Et l’on se leva de table. On passa dans le salon et dans le fumoir où l’on ne causa pas longtemps. Un des jeunes pasteurs s’était assis au piano, et déjà il attaquait un psaume. Ah ! que je regrettai encore le presbytère de campagne, les chandeliers à trois branches, l’ombre toute proche de la forêt et l’odeur sauvage de la nuit ! Cette musique religieuse détonnait sous des lumières de soirée mondaine. Et pourtant, lorsque, au moment où nous nous retirions, l’Archevêque lui-même entonna le psaume de Wallin : Dieu soit loué de ce qui fut ici-bas mon lot ! Seigneur, fais que demain je me lève avec courage..., et que, sur les marches de l’escalier qu’ils commençaient à descendre, les théologiens, le capitaine au cabotage, la femme du pasteur et la délicieuse fiancée s’arrêtèrent comme une grappe humaine, et y répondirent, je me dis que la Suède intime ne m’offrirait jamais peut-être de spectacle où je sentisse mieux la forte simplicité de son armature.


MADEMOISELLE ELSA

Le trente avril, et du trente avril à la seconde quinzaine de mai, la population d’Upsal est animée d’un idéalisme transcendantal. Les arbres bourgeonnent dans un air encore glacé : la bise souffle ; le froid cingle ; la pluie tombe ; la résistance de la terre au printemps communique à tous les Upsaliens un malaise indéfinissable et les jette en langueur. Le Danemark leur paraît de loin un Éden sur les flots. On sait que les crocus fleurissent en Scanie, et, pour une fois, on envie les étudians de Lund. Mais ce printemps que personne ne voit, dont personne ne sent la tiédeur, il faut cependant qu’il existe, puisque c’est la fête de Sainte-Valborg. O nuit de Valpurgis sur les hauteurs d’Upsal, de quelle griserie métaphysique tu commences par troubler les cœurs ! Les professeurs et les étudians montent au Château ; leurs casquettes blanches toutes neuves passent, comme une traînée d’écume, derrière le feuillage grelottant et dans l’ombre crépusculaire ; et, pendant qu’ils chantent aux échos que le ciel est bleu, que les prairies tressent leur couronne, que les saules portent des franges dorées, que les ruisseaux bruissent et que le soleil luit, la foule d’Upsal et les gens de Stockholm, venus pour les entendre, ouvrent leurs parapluies, relèvent le col de leurs pardessus, s’enveloppent frileusement dans leurs manteaux et traversent avec précaution des flaques de neige boueuse.

Je rencontrai le professeur A... dont les cheveux grisonnans s’échappaient sous sa casquette et qui, le visage tout rose, courait après sa Nation. Du plus loin qu’il m’aperçut, il me cria : « C’est le Printemps ! » — « Où est-il ? » lui répondis-je. Mais quand nous nous rejoignîmes devant un bec de gaz, je vis où il était, le Printemps : il était dans ses yeux rajeunis, plus bleus qu’un ciel de juin ; il était aussi dans sa vieille âme upsalienne, dont la chaleur rayonnait sur la nature. Le printemps attendait les jeunes gens autour des tables de leurs Nations, où des ruisseaux de punch allaient bruire. Le soleil du printemps flambait dans les feux de joie qui çà et là s’étaient allumés dans la plaine. Vers une heure du matin, après la fermeture des restaurans, au milieu du silence où s’abîmaient les derniers refrains des buveurs, le printemps vivait encore grâce au plus idéaliste des Upsaliens, un joueur de seringa, qui seul, près du château de la Reine Christine, persistait sous les froides ondées à enchanter la nuit.

Les fêtes se succédaient : commémoration de Gösta Wasa, concert à l’Université, Kermesse au Jardin botanique. Ah ! la frileuse kermesse ! Sur les tréteaux nus les verres de sirop et de punch s’alignaient pareils à des lampions. De la tribune surmontée d’un hibou d’or, les vers, les chants, les harangues officielles ruisselèrent ou s’égouttèrent pendant des heures. Beaucoup de gens avaient repris leurs fourrures et s’emmitouflaient comme les bourgeons des arbres. Mais tous les visages reflétaient une joie printanière d’autant plus admirable que la source en demeurait invisible ; et dans cette foule d’étudians émaillée de fiancées, de sœurs, de cousines et d’amies, lorsqu’un orateur ouvrait la bouche, on eût entendu voler le premier papillon de la saison sur les petites jacinthes perlées qui avaient eu l’héroïsme d’éclore.

Quand le printemps des âmes eut enfin gagné les choses, quand la nuit d’Upsal plongea dans la lumière envahissante comme une proue fleurie, et qu’on cueillit au Jardin Botanique les lauriers pour le front des docteurs, un stupide rhumatisme articulaire m’avait étendu sur le dos et me retenait à la maison de santé, Samariterhemmet. Je n’assistai point aux grandes cérémonies universitaires. J’entendis simplement le canon dont chaque coup annonce à la Suède qu’elle possède un nouveau docteur et qu’il vient de recevoir la couronne verte et l’anneau d’or. C’est mieux qu’un couronnement ; ce sont des noces. Cette solennité saisit les cœurs et les imaginations avec une force que nous avons peine à concevoir et dont nos distributions de récompenses les plus pompeuses ne donneraient aucune idée. Une sorte de respect religieux entoure les héros de la journée.

Cependant des amis me tenaient compagnie, et, matin et soir, tout le printemps de la Suède, de la bonne Suède, à la fois affinée et paysanne, s’asseyait à mon chevet, dans la personne de mon infirmière, Mme Elsa.

Je l’avais connue en des temps plus rigoureux, chez son frère, un des maîtres éminens de l’Université ; mais j’ignorais alors, aussi bien que l’existence de Samariterhemmet, sa profession de garde-malade. C’était une robuste jeune fille dont la carnation pleine et fraîche attestait sa santé physique, et dont les beaux yeux francs prouvaient sa santé morale. Jamais l’ombre d’un mauvais désir ne se fût hasardée à traverser la lumière de ces yeux-là ; mais tous les elfes de la fantaisie pouvaient y danser au clair de lune. Elle n’avait pas le sage, le raisonnable équilibre de nos pays tempérés ; et pourtant, elle était la raison même, mais avec ce je ne sais quoi de brusque, de hardi, d’ingénument poétique qui lui venait de son enfance, de ses forêts, de sa race, du fond des âges. On devinait en elle, à certains momens, une exubérance qui se fût volontiers traduite par des danses ou des courses folles à travers les prairies. La gaîté ne la quittait jamais et montait dans ses pensées les plus sérieuses comme naguère la musique d’Upsal dans le clocher des églises, le matin de l’Ascension. D’ailleurs, patiente, d’une exactitude scrupuleuse, appartenant à cette admirable lignée de jeunes filles qui se consacrent à des parens, à un frère, à une idée, et dont les moins heureuses font de la Suède le royaume aimable des vieilles filles. Dans ce pays où la femme mariée atteint plus rarement à la splendeur de la maturité, la demoiselle, soigneuse d’elle-même et que son activité conserve, garde souvent dans la mélancolie du célibat l’exaltation de la jeunesse. Selma Lagerlöf imagine que Fréderika Bremer assiste en rêve à une messe de minuit où se sont rendues toutes les vieilles demoiselles de la Suède. Elles la bénissent d’avoir été ce que leurs pareilles deviendront un jour, « la servante des foyers, mais de mille foyers en même temps, « la garde-malade « qui lutte contre l’épidémie des préjugés, » la conteuse qui berce le sommeil des enfans. « Son nom a résonné dans le Vieux et le Nouveau Monde : cependant elle n’était qu’une vieille demoiselle. »

Mlle Elsa en était une jeune, et très florissante. Mais elle eût accepté, sans désespoir, la perspective, assurément peu vraisemblable, de chanter plus tard cette messe de minuit. « Certes, disait-elle, je désire me marier. La nature est là qui veut que les jeunes gens et les jeunes filles désirent se marier. Mais, si je ne rencontre personne que j’aime, je ne me sentirai pas du tout à plaindre. C’est si bon, l’indépendance ! » Elle parlait de la nature sans fausse pudeur, et non sans quelque affectueuse rudesse, comme d’une puissance bourrue et bienfaisante.

Elle me disait encore : « Je ne sais rien faire de ce que font les dames ; mais je sais labourer, tisser, filer, pétrir le pain et baratter le beurre.

— Vous savez aussi jouer de la musique et chanter.

— Oh ! très peu de musique, et je ne chante que pour les vieilles femmes, le dimanche.

— Mais vous avez voyagé en France, mademoiselle Elsa ; vous connaissez le français et l’anglais et l’allemand. Vous avez beaucoup lu. Vous êtes très instruite.

— Ce n’est pas de l’instruction, cela ! Je ne suis qu’une paysanne qui apprend à soigner les malades.

Elles s’en acquittait à merveille, et, malgré qu’elle en eût, sa culture me paraissait aussi étendue que celle de l’élite des jeunes filles suédoises. Comme elle essayait toujours de penser par elle- même, j’estimais que, sur tous les points où la bibliothèque ne supplée pas à l’expérience, son instruction était plus profonde et plus savoureuse.

Un lundi matin, elle entra dans ma chambre avec un bouquet de fleurs des bois.

— Ah ! me dit-elle, j’ai été bien heureuse hier soir : je me suis promenée en forêt jusqu’à neuf heures et demie.

— Je le sens à vos fleurs, et je le vois à vos mains qui sont piquées par les moustiques.

— Très peu ; ma compagne les chassait ; moi, j’y suis habituée. Il y en a tant dans ma province de Helsingland que, si vous passez les doigts sur le flanc d’un cheval au pâturage, vous les retirez rouges de sang. Ça ne fait rien ; c’est si beau, la forêt !

Elle s’assied et je remarque, au coin de ses prunelles, la petite lueur « trollesque » qui m’indique aussi sûrement l’éveil de sa fantaisie que le feu Saint-Elme révèle la présence d’une électricité mystérieuse.

— Vous avez dû naître en forêt, mademoiselle Elsa ; contez-moi votre enfance.

Mais elle se lève, elle repousse sa chaise, elle secoue la tête, elle n’a pas le temps de dévider ses confidences. La voilà qui balaie, qui époussette, qui retape mes oreillers, qui reborde mon lit. Elle fredonne ; elle rit ; je la sens toute reprise par la pensée de sa vie d’autrefois. Et cette vie, peu à peu, me deviendra familière. Un mot le matin, deux le soir, un souvenir par-ci, une histoire par-là, un bout de rêverie : Mme Elsa refait devant moi le nid de son enfance.

J’aperçois un presbytère, mais un presbytère qui ressemble à une ferme et où l’on travaille comme dans une ferme. Son père était pasteur et fermier tout ensemble. Le dimanche, il célébrait les offices ; les jours de semaine, il allait vendre lui-même le lait de ses vaches. On le tenait certainement pour un original ; mais son originalité ne choquait personne. En quoi les soins de la glèbe et de l’étable seraient-ils plus incompatibles avec l’idée du sacerdoce que des études de botanique ou d’histoire ? Il faisait fructifier sa terre : cela ne l’empêchait pas de conseiller ses paroissiens, de les encourager à vivre d’une vie plus spirituelle, et, au besoin, de les aider à mourir. Il se montrait sévère pour les autres et pour lui dans l’accomplissement de tous les devoirs ; mais il n’admettait pas qu’on donnât au devoir une face morose. Il était de ces joyeux chrétiens qui font leur salut en chantant. Quand la petite Elsa demeurait pensive et muette : « Tu n’es donc pas de moi ? disait-il. Il faut être toujours gai. » Et l’on était gai toujours, aux champs où les filles de la maison besognaient avec les domestiques, dans la grande cuisine où leurs rouets bourdonnaient sous la lampe à pétrole suspendue au plafond, en hiver où l’on se préparait une merveilleuse atmosphère de Noël, en été où l’on recevait des hôtes. Il n’y avait point de misère dans le pays. Pourtant, Mlle Elsa discerna de très bonne heure sa vocation de garde-malade. Elle voulait être diaconesse. « Non, pas diaconesse ! lui disait son père. Les diaconesses sont des piétistes. Elles ne savent pas rire. »

— Ah ! continuait-elle, je n’ai jamais tant ri que dans mon Helsingland ! Le peuple y est si gai, mais avec une petite pointe de tristesse douce au cœur... Et, voyez-vous, s’il m’était défendu ici de chanter et de rire, je partirais !

Le plus souvent, ses souvenirs s’évadaient vers la forêt qui avait été pour elle, à deux pas du presbytère, un monde de poésie et une école de responsabilité. Son père l’y envoya dès ses premières années, toute petite, accrochée, pour ne pas tomber, à la jupe des vachères. Quand elle fut plus grande, il lui confia le troupeau des vaches. On les menait paître la nuit. De dix à seize ans, elle s’en allait seule, à la tombée du soir, derrière ses bêtes, et marchait pendant une heure.

— Le soleil se couchait, mais la bordure de l’horizon était longtemps rouge. Les fleurs embaumaient. Connaissez-vous les pyrola, ces fleurs blanches qui ont la forme d’une clochette ou d’une étoile ? Leur parfum est aussi fort que celui des roses blanches. Mais l’odeur des Linnæa est plus forte encore : c’est l’odeur de l’amande. Vers onze heures et demie, le ciel s’éteignait. Les vaches, qui n’y voyaient plus assez clair pour trouver leur pâture, se couchaient dans ce crépuscule d’une heure et sommeillaient. Alors, de tous côtés étincelaient les vers luisans : c’était beau comme une saga ! Je m’endormais quelquefois la tète appuyée sur le cou d’une vache. Dès que le premier rayon du soleil frappait la cime des bois, les oiseaux s’égosillaient, les vaches se réveillaient ; et moi, j’étais si lasse, avec une si grande envie de dormir, que je cherchais partout un petit coin solitaire et silencieux. Mais, quand les vaches aiment leur gardeuse, elles ne peuvent supporter de rester seules. Je n’étais pas étendue sur la mousse qu’elles apparaissaient entre les arbres. Je frappais du pied la terre pour leur faire croire au sabot d’un cheval, et j’imitais aussi l’aboiement d’un chien. Elles se retiraient ; mais sitôt que j’avais refermé les paupières, elles revenaient vers moi. J’entends encore dans mon dos la clochette de la grosse vache ; je sens ses cornes qui me caressent la main...

— Et vous n’avez jamais eu peur, seule, dans la forêt, mademoiselle Elsa ?

— Jamais.

— Vous n’avez pas rencontré la Dame des Bois, la dame toute verte, et dont la queue frétille sous sa robe retroussée ?

Elle se met à rire. — Non, mais j’ai longtemps cru aux Elfes, à cause des buées qui s’élevaient des étangs et qui prenaient de si jolies formes.

— Ah ! comme vous devez regretter vos belles veillées dans la forêt de Helsingland !

L’éclat de ses yeux s’avive un instant et s’évanouit comme une étincelle sur une eau bleue.

— Je vais vous dire, répond-elle d’une voix plus grave : j’en ai maintenant d’aussi belles, — mes veillées d’hôpital. C’est le même silence, la même solitude. Et quel sentiment agréable de penser qu’on est la seule à garder tous les malades, la seule qu’ils appellent au milieu de la nuit !...

Je touchais là au meilleur de cette nature agreste que la richesse de sa vie intérieure mettait au service de la souffrance humaine. Autant qu’on peut connaître du mystère d’une vocation, je m’expliquais comment la petite fille de Helsingland, nourrie de sa Bible et de ses poètes, avait rêvé les manchettes blanches et le bonnet de l’infirmière. Le même chemin s’embranchait vers la forêt et vers l’hôpital, comme vers deux infinis. Son imagination était aussi vivement surexcitée par ce qu’il y a d’incompréhensible dans la splendeur des choses et dans la douleur de l’homme.

Je la taquinais parfois sur sa coquetterie et sur ses nœuds de ruban.

— Je ne suis pas coquette, disait-elle ; mais je m’efforce de l’être pour les malades.

— Vous avez pour eux la coquetterie la plus naturelle, lui répliquais-je : votre belle humeur.

Sa belle humeur émanait d’une gravité foncière. Elle riait de se sentir brave. Elle avait, comme tant de filles suédoises, cette ambition d’apostolat dont il semble que, dans leur guerre d’émancipation, elles aient dépouillé les hommes. Chaque fois qu’elle retournait en son Helsingland, elle reprenait sa campagne contre l’alcoolisme dont elle avait vu les ravages et dont la seule idée lui donnait la fièvre. Un jour que nous revenions sur la question du mariage, elle me déclara qu’elle n’épouserait jamais un homme qui ne fût point absolutiste.

— Je parie, lui dis-je, que vous n’avez même pas goûté à notre Champagne !

— Ne pariez pas : j’en ai bu, et cela m’a fait très grand plaisir. Mais j’ai renoncé à tous les vins, car, si j’en buvais à Upsal, je n’aurais plus le droit de répéter à nos paysans que rien au monde ne leur est aussi funeste.

Les jours, les semaines s’écoulaient. Je voyais chaque soir s’étendre la lumière du printemps qui allait bientôt régner sur toutes les heures du jour et de la nuit. Chaque soir, la verdure me cachait davantage les toits de la ville : mais le château les dominait. Dès deux heures du matin, sa façade de briques luisait d’un rose vif, et, sous le ciel plus bleu qu’une prunelle de vierge, ses fenêtres éblouissaient. La végétation qui en descendait me paraissait opaque et dense, comme si elle se ramassait sur elle-même pour faire un somme dans la clarté. On me disait que les alouettes chantaient posées sur les tertres, par toute la campagne. Je ne les entendais point ; mais j’entendais le troupeau de Mlle Elsa, et le ramage des oiseaux dans les forêts de Helsingland ; et, moi aussi, je tombais de sommeil, et j’aurais bien voulu trouver, sous le bois des sagas, le lit de mousse où l’on s’endort...

Chère demoiselle Elsa ! Jadis, quand un étranger débarquait chez un roi du Nord, c’était la fille de la maison qui lui présentait la coupe et qui lui faisait goûter le breuvage du pays. Dans l’ordre spirituel, les filles de la Suède ont un peu retenu de cet antique usage. C’est par elles que j’ai le mieux connu les vertus de leur terroir : la simplicité du cœur, la probité de l’esprit, l’indépendance du rêve, et surtout cette poésie secrète et fantasque qui mêlait, dans la coupe que vous m’avez tendue, à la saine amertume du houblon cultivé, l’étrange petit goût des sombres baies mûries au soleil du soir.


UNE VISITE AU PARLEMENT

Ceux qui visiteront à Stockholm le nouveau Riksdag ne saisiront plus d’un seul coup d’œil ce qu’est le Parlement suédois. Il fallait voir la vieille habitation où, naguère encore, s’entassaient sénateurs et députés. J’y fus conduit par un membre du Sénat. M. N... me rappelait un peintre que j’avais rencontré en Dalécarlie et que les moindres objets dalécarliens, une coiffe de femme, un vieux manche de charrue, un berceau bancal, un ragoût de mouton fumant sur la table d’une ferme, faisaient bouillonner d’enthousiasme. Je m’efforçais en vain de me régler sur l’admiration que manifestait M. N... ; mais je n’avais pas ses raisons de m’extasier devant la simplicité d’un logis où il s’appréciait lui-même d’être aussi simple : et je répondais assez froidement la messe.

Au rez-de-chaussée, le restaurant me parut un petit restaurant très ordinaire, avec de petites tables qui n’avaient rien de singulier, le restaurant de la Bibliothèque Nationale. Mais M. N... le célébrait comme le sanctuaire de l’appétit et de la santé. Les hors-d’œuvre n’excitaient point à boire, et tous les plats qu’on y servait étaient assaisonnés de vertu. On appelait la dame qui le dirigeait « la Tante du Parlement. » Je compris que la stricte politesse me commandait d’être touché de cette dénomination patriarcale. Au premier étage, les deux Chambres, qui n’étaient en effet que deux grandes chambres, communiquaient par une galerie vitrée d’où la vue plongeait sur un bras de mer et remontait une pente abrupte toute plantée de maisons. Ce beau spectacle stockholmien faillit me délivrer de ma gêne, et j’espérai, en m’y arrêtant, que je pourrais enfin me hausser à l’unisson de mon aimable guide. Mais il m’en détourna pour me faire contempler les tableaux accrochés au mur. Le plus remarquable représentait tous les champignons de la Suède.

Nous parcourûmes ensuite les salons, fumoirs et salles de lecture, dont M. N... me vanta la surprenante commodité ; et nous parvînmes au Bureau de la Commission du Budget où il me montra une armoire de bois verni et une clef exposée sur un rayon.

— Devinez ce que renferme cette armoire ! me dit-il.

Je ne devinai pas. Il jouit un instant de ma perplexité et reprit d’un ton victorieux :

— Elle renferme tous les protocoles et même ceux des Affaires étrangères... Et quelle est cette clef ?

Je devinai aussitôt que c’était la clef de l’armoire. Il la prit, l’éleva à la hauteur de mes yeux, la fit briller au soleil, et ouvrit le meuble formidable. Il l’ouvrit à deux battans et lentement le referma :

— Vous pourrez dire que vous avez vu les arcanes de notre politique !

Je n’avais rien vu ; mais, dans le silence qui suivit, je sentis passer le dogme de l’honnêteté suédoise ; et je saluai.

Enfin, comme les Parlementaires n’étaient pas encore en séance, il me mena jusqu’à la table du Président du Sénat, où reposait un gros marteau de bois double et rond :

— C’est notre cloche, dit-il. Quand un des orateurs s’emporte ou sort des convenances, le Président en assène un coup sur la table ; et l’orateur se tait. Mais voici vingt-cinq ans que je suis sénateur et je n’ai encore entendu qu’une fois le marteau retomber. Mon collègue qui mérita cet avertissement en resta sur le moment comme frappé : « Ah ! monsieur le Président, s’écria-t-il en se touchant le front, ce coup-là, je l’entendrai jusqu’à la fin de mes jours !

— Je voulus savoir ce que le malheureux avait dit ou avait fait pour s’attirer un tel châtiment ; mais M. N... eut beau fouiller sa mémoire, il en avait perdu le souvenir.

On a dû transporter ce marteau si glorieusement inutile au nouveau Riksdag. Mais je crains que, dans le déménagement, bien des choses qui tenaient au cœur de M. N... n’aient été détériorées, égarées ou abolies. L’armoire aux protocoles avec sa clef en évidence, cette bonne armoire où la politique suédoise fleurait sans doute la lavande et le thym, a-t-elle osé franchir le seuil d’un palais ? « La Tante du Parlement » ne s’est-elle pas crue obligée de renouveler son service et de l’assortir à la solennité du lieu ? En revanche, je suis persuadé que la physionomie des séances n’aura point changé, que les orateurs n’y seront pas devenus plus éloquens, ni leurs auditeurs moins recueillis. On voudrait que nos députés fussent astreints à suivre au moins vingt et un jours, — le temps normal d’une cure, — les délibérations du Parlement suédois, car, tout le monde le sait, ils meurent de leur pléthore d’éloquence et du trop de gaîté qu’elle leur donne.

La Chambre des Députés est en majorité composée de paysans. Ils ne se distinguent guère de leurs collègues, les évêques, les professeurs de faculté, les avocats. Leurs mains sont peut-être plus noueuses du cal de la charrue, la peau de leur visage plus cuite par les vents de l’hiver ; et, quand on leur demande leur opinion sur des questions aussi pénibles que le suffrage universel, peut-être ont-ils gardé l’habitude de baisser les lèvres et de ne rien répondre. Mais la plupart d’entre eux ont renoncé au costume de leur province ; je n’en ai compté que deux qui eussent conservé le tablier de cuir des Dalécarliens. Peu importe ! Ils ont imprimé au Parlement tout entier l’espèce de méditation laborieuse que l’homme acquiert dans le silence des labours. Ils y joignent une gravité de marguilliers pour qui les bancs de la Chambre sont comme des bancs d’église et les discours comme des prônes. La rhétorique, j’entends la plus brillante et la plus entraînante, loin d’avoir aucune prise sur eux, effaroucherait leurs scrupules et remuerait leur défiance. Ils diraient volontiers d’un orateur qui leur causerait du plaisir : « Cet homme-là parle trop bien pour être honnête. » Leurs pasteurs les ont accoutumés à une élocution dont la monotonie leur semble la condition même d’un raisonnement rigoureux et où le dédain des mouvemens oratoires leur est un gage de probité. Que le ministre de la Guerre leur lise une proposition sur les effectifs de cavalerie, qu’un avocat discute de la couleur des uniformes militaires, qu’on aborde enfin l’épineux problème du suffrage universel, c’est la même immobilité, la même tension de ces visages aux yeux bleus dans un teint de brique. Je songeais à l’amusante réflexion d’une étudiante d’Upsal. Elle était allée à Paris, et, un jour de prédication, elle était entrée à Notre-Dame. « Le prédicateur faisait tant de gestes, me dit-elle, que je ne pouvais suivre sa parole, tant j’avais peur qu’il ne tombât du haut de la chaire. » Les orateurs suédois ne courent aucun danger de perdre l’équilibre. Ils s’expriment les deux mains dans leurs poches, sans gestes, sans éclat, d’une voix morne. Ils vont leur train et creusent leur pensée avec une placidité qui ne connaît pas plus les interruptions vives que les coups d’éperon. On ne les encourage pas ; on ne ponctue pas de Bien ! Très bien ! le cours de leur harangue. Mais je crois que, s’il leur arrivait d’éternuer, tout le monde, évêques, pasteurs, professeurs, avocats et même les paysans qui ont appris les beaux usages, leur répondrait par le vœu scolastique d’Upsal : Prosit !

Ne raillons pas. Les membres de ce Parlement se forment une idée très haute de leur responsabilité. Du reste, riches paysans de la Scanie, naturellement conservateurs, ou paysans pauvres du Norrland, assez radicaux, ce ne sont point des parvenus incompétens. Ils ont presque tous fait leur apprentissage de juristes dans leurs communes où ils remplissaient les fonctions d’assesseurs du juge. Leur élection de députés n’a été pour eux qu’une sorte de promotion ; et ils apportent à la Chambre les qualités qui les avaient désignés à l’estime de leurs concitoyens : une conscience méticuleuse en ce qui concerne l’administration intérieure, une économie des deniers publics poussée parfois jusqu’à l’ignorance des grands intérêts nationaux, mais corrigée par une attention soutenue et aussi par la volonté royale. Ils ont au plus haut point les vertus républicaines et paient très bon marché l’institution monarchique qui leur en garantit le libre exercice. Je ne serais pas étonné que le socialisme obtînt de la justice de ces terriens, si attachés à l’amour de la terre et de la propriété, des avantages plus pratiques que de nos rhéteurs bourgeois. J’admire en eux ce même esprit de discipline que j’ai noté chez les intellectuels d’Upsal, et qui s’affirme du haut en bas de la société suédoise. L’un d’eux me disait : « Pourquoi le Roi ne se réserverait-il pas le choix des Présidens de nos Chambres ? Ne vaut-il pas mieux éviter tous les sujets inutiles de discussion et de division ? » S’ils n’ont pas achevé leur besogne au 15 mai, ils continuent de siéger, mais sans toucher un sou. Cette prolongation de séjour à Stockholm, malencontreuse pour leur bourse, leur fait gros cœur. Cependant ils ne se plaignent pas ; ils admettent que l’Etat, qui ne rétribue point ses sénateurs, traite à forfait avec ses députés ; ils ne jugent pas attentatoire à leur dignité qu’on les considère comme des entrepreneurs de travaux publics et qu’on les paie sur l’ouvrage accompli, non sur le temps qu’ils ont mis à l’accomplir. Ils n’amusent pas l’étranger, certes ! Mais l’étranger les respecte et voit en eux le Grand Conseil Municipal du Royaume de Suède.


LE POÈTE DE STOCKHOLM

La première fois que je rencontrai le poète et critique Oscar Levertin, il me parla de Bellman, le chansonnier lyrique du XVIIIe siècle, selon lui le poète le plus génial de la Suède, et il ajouta : a Lorsque je suis loin de mon pays, et que j’éprouve la nostalgie de Stockholm et de sa nature, je me répète des vers de Bellman. » Le sentiment de Levertin, tous les Suédois le partagent. Tegner et Snoilsky ont célébré l’un et l’autre, à soixante ans de distance, « la chanson sauvage et cultivée » du grand artiste qui apprit aux échos stockholmiens le nom d’Amaryllis et qui fixa en traits immortels « un rêve printanier de bonheur dans le Nord. » Je ne compris pas tout de suite le génie fascinant de Bellman ; et je compris encore moins comment ses poésies légères pouvaient rendre aux absens l’idée vivante de Stockholm.

La capitale de la Suède me produisait l’effet d’une grosse ville qui mire ses gros monumens dans des eaux plus belles lorsqu’elles ne reflètent que des rochers et des plus tordus. J’aimais trop Upsal pour ne pas m’y sentir un peu dépaysé. Elle donne évidemment l’impression du grandiose, mais d’un grandiose cossu. Elle paraît riche, surtout matérielle, et presque toujours théâtrale avec son luxe de frontons, de sculptures, de rotondes, de belvédères, d’architectures composites, dont aucune, sauf les lourdes terrasses de son château royal, ne s’harmonise au caractère farouche qui m’avait séduit dans la beauté de son décor. L’ambition de se distinguer par leur façade, dont ses habitans m’ont l’air animés, s’exaspère, dès qu’on atteint les archipels de villégiatures. Je goûte médiocrement ces bâtisses mauresques, chinoises, féodales, ces cabines de bain en forme de chapelle gothique, ces mausolées de plaisance dont la prétention esthétique vous ferait prendre en grippe l’amour de la nature.

L’intérieur de la ville est le centre de la correction du Royaume. Les écoles ne se contentent pas d’être des écoles. Elles ont verset de bible sur rue. Les inscriptions de leurs murs arrêtent le passant pour lui rappeler les bienfaits de l’instruction et la pratique de la vertu. Tout ce qui est initiative et fantaisie doit se sentir gêné dans ces artères rectilignes, entre ces constructions massives. Les vieux quartiers ont une mine triste et compassée ; les quartiers neufs, une figure si solennelle que la tenue du dimanche y semble de rigueur. On n’y voit, du reste que des gens endimanchés, rentiers ou fonctionnaires. Ils suivent lentement leur trottoir, le trottoir de la montée, ou celui de la descente. Ils ne se trompent jamais. Ils se marchent sur les talons avec la conscience du savoir-vivre et la satisfaction du confort. Les bohèmes, s’il y en a encore depuis ceux dont Strindberg nous a peint l’ennuyeuse médiocrité, doivent se cacher dans les trous et n’en sortir qu’à l’heure où des lumières de la ville, multipliées par les eaux, il ne reste que les becs de gaz égouttant leurs larmes jaunes le long des quais déserts.

Quel rapport peuvent avoir les idylles enivrées de Bellman avec cette ville pompeuse ? Que viennent faire des nymphes hardiment chiffonnées et crûment libertines dans ce monde si correct ? Mais le Stockholm d’aujourd’hui ne ressemble point au Stockholm du XVIIIe siècle. Sur l’emplacement de ses tavernes se sont élevés de grands hôtels ; et la Suède a converti sa rudesse en raideur. Si le charme de Bellman a traversé ces métamorphoses, s’il survit à la société dont ses chansons furent la parure et la joie, c’est donc qu’il exprime mieux qu’un moment passager dans l’histoire de son pays et que les monumens modernes de Stockholm nous masquent le vrai Stockholm, comme la politesse cérémonieuse de ses habitans nous dissimule leur vraie nature.

Eloignons-nous de la ville juste assez pour que sa masse devienne imposante au milieu des eaux qui l’embrassent et des bois qui la couronnent. Arrêtons-nous au petit château de Haga, le Bagatelle de Gustave III, dans un grand parc que vient baigner la mer. Tout est noble ici : les lignes de l’horizon, les contours du paysage, cette mer qui s’écoule comme un fleuve, ce pavillon aux colonnes de marbre et au toit en terrasse ; et presque tout ce qui est de l’homme y respire le goût français. Un peintre français a orné les murs de figures mythologiques. Les portes vitrées s’ouvrent sur un jardin à la française. Les tables sont chargées des plus jolis Sèvres. Un des panneaux de la chambre à coucher, signé d’Alexandre Roslin, représente un épisode de la vie d’Henri IV : la rencontre du Roi et de son ministre Sully. Les fleurs, les rochers, les bouleaux, la forêt se reflètent dans une salle des glaces. C’est une petite serre de culture française. Je ressens la même mélancolie que naguère à Potsdam, ici sans âcreté douloureuse.

Bellman a chanté Haga, ou plutôt les papillons de Haga. On ne retrouve pas plus en lui la noblesse du paysage suédois que le pittoresque des récifs et des archipels qui font à Stockholm une pathétique entrée par la porte de la mer. Mais ce petit-fils d’un professeur d’Upsal, cet arrière-petit-fils d’un cordonnier allemand, a entendu les chansons de France que les voyageurs apportaient dans leurs malles avec des figurines de Sèvres. Il a suivi la troupe d’Opéra-Comique appelée à Stockholm par le père de Gustave III, Adolphe-Frédéric. Il a fredonné les derniers couplets de Paris dont raffolait la haute société suédoise et qui voltigeaient sur les lèvres des hôtes de Haga et de Gripsholm en ces beaux soirs où l’on se déguisait en divinités mythologiques et où l’on jouait Rose et Colas de Monsigny et le Devin du Village. Ecoutez bien sa chanson ; vous y surprendrez l’écho de la chanson française, comme dans les salons du pavillon de Haga et des châteaux suédois le pas du visiteur réveille les voix lointaines de notre XVIIIe siècle endormi.

Là-bas, sur le port de Stockholm, — et ce port au milieu de la ville est admirable, — dans la fumée des navires et dans la rumeur des atterrissages, se dresse la statue laurée de Gustave III. « Reconnaissez-vous son allure de Dieu ? s’écriait Wallin, en 1808, le jour de l’inauguration. Muses, mêlez vos voix au chant d’allégresse des Quirites !... » Il est là qui semble attendre les arrivages de statues, tout cet hellénisme de convention, tout cet Olympe français qu’il prétendit imposer à la terre de Suède. Le poète fut plus habile que le Roi. Il saisit au vol la chanson étrangère, l’emporta sous les chênes et les plus suédois, l’apprivoisa et lui apprit à moduler les notes de son pays.

Il l’emporta souvent à Ulriksdal. De Haga, un petit bateau nous y conduit. La mer se divise en fleuves et en rivières. On navigue sous l’ombrage des aulnes et des bouleaux et parmi des roseaux où le vent joue. « Le vent joue. » C’est un de ses mots favoris, et, comme le vent qui froisse la soie des roseaux, sa chanson fait une exquise musique. Le jour décline. La cime cuivrée des plus s’enflamme. La lune qui s’est levée jette ses rayons dansans à la poursuite des lueurs du soleil que les courans entraînent. Elle est déjà sur le toit des maisons dont les fenêtres irradient encore. Des essaims de voiles paraissent et disparaissent dans la verdure. Une fille lave son linge et caresse l’onde de ses bras charnus. Un château blanc surgit derrière les tilleuls. Les cabarets d’autrefois sont devenus des villas dont chacune a son débarcadère ; mais, des gens que le soir ramène et qui trempent leurs mains au fil de l’eau, de ces honnêtes bureaucrates que leur femme, leurs enfans, leur servante et leur chien attendent au petit ponton, pas un qui, dans cette nature à la fois sauvage et civilisée, ne puisse s’émouvoir des chansons de Bellman et y raviver un instant sa vieille âme suédoise d’aventurier buveur et musicien, dont la gaieté a besoin, pour se sentir vivre, de provocations, d’ivresse et de tapage, et dont le frémissement d’une feuille à la lumière du soir suffit à nourrir la mélancolie.

Oscar Levertin, dans une de ses plus belles études consacrée à Bellman, remarque que la chanson française du XVIIIe siècle, dame du monde en partie fine, soubrette ou catin, reste toujours, et jusque dans l’ivresse, une personne raisonnable. Elle n’est jamais enivrée d’elle-même. Elle fait jaillir des étincelles et des épigrammes ; elle ne brûle pas. Autrement dit, ni les Piron, ni les Vadé, ni plus tard les Désaugier et les Béranger, ne sont des lyriques. Bellman en est un. Il l’est dans l’ingénuité du mot ; car ce n’est point au figuré qu’il prend sa lyre. Il compose en musique, et, si sa musique ne lui appartient pas tout entière, s’il a pillé les opérettes françaises et même les airs sacrés, comme le Stabat Mater de Pergolèse, son inspiration musicale est si étroitement unie à son inspiration poétique que là où sa musique cesse, sa poésie tombe. Il l’est encore et surtout par la vérité de ses sensations et par sa furieuse ardeur de vivre.

Ce beau jeune homme à la figure allongée, que les peintres nous représentent la bouche souriante et sensuelle, les paupières abaissées sur sa guitare, a frénétiquement embrassé la vie. « Il écrasa sur ses lèvres, nous dit Levertin, les grappes de la jouissance, jusqu’à ce que le jus en inondât tout son pâle visage. » Il n’eut, comme notre Musset, que dix ans de génie, mais il dura cinquante-cinq ans et ne mourut qu’en 1795, l’esprit vacillant et le corps usé. On résiste un peu plus longtemps dans les pays du Nord. D’ailleurs, aucun amour comparable à la passion du poète des Nuits ; aucune conception romantique ou pré-romantique de l’orgie. Il se tue de plaisir à force d’en vivre. Il n’a pas plus honte de son ivresse qu’il ne cherche à l’ennoblir. Elle le mène parfois à la fantaisie la plus légère et à ces danses dont parle Tegner, dansées avec les Faunes et les Grâces. Parfois, nous ne saurions l’accompagner où elle le laisse. « Vois comme je suis : étendu dans le ruisseau à regarder mes vieilles chaussures, ma veste en haillons, ma chemise plus noire que la suie… » Sa chanson titubante qui ne respecte même pas le lit maternel, son ignoble chanson s’achève en hoquets d’ivrogne. Ses amours s’offrent à nous sans vergogne, dans leur sensualité bohème : « Le soulier éculé d’une femme qui se promène sous l’allée verte cause à mes yeux plus de plaisir et de volupté que les lauriers dont on me coiffe sur l’es médailles. »

Mais ce débauché est un artiste de génie ; et, à travers les traductions qui font de lui un Marsyas écorché, je devine du moins ce qu’il a de merveilleux et aussi d’inaccessible pour quiconque n’est point Suédois. Vous imaginez-vous qu’un étranger sente jamais la poésie de La Fontaine ? Bellman est le La Fontaine de la Suède en ce sens qu’il en est le seul poète qui ait pu dire en suédois : « L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours, » et enfermer dans ce vers toute la lumière du printemps. Chaque fois que mes amis suédois m’ont traduit ses chansons, leurs commentaires et leurs impressions réveillaient en moi des souvenirs de La Fontaine :


Sur les ailes du Temps la tristesse s’envole…
Belles, craignez les bois et leur vaste silence…
Mieux vaut goujat debout qu’empereur enterré…


IMais laissons de côté cet élément mystérieux et inanalysable qui tient au rythme, à l’harmonie, à la puissance évocatrice des mots, et qui est proprement l’âme de la poésie ; Bellman ressemble encore à notre fabuliste, par son imitation originale dans un genre médiocre que son génie a transformé et du même coup épuisé, et par la richesse pittoresque et réaliste de son œuvre. Ce n’est pas seulement l’idylle de Stockholm qu’il nous peint : ses embarquemens pour Cythère, ses buveurs aux joues roses et au sourire béat, ses filles de joie dont les seins nus apparaissent aux fenêtres sous la rosée matinale, et, dans la senteur des pins, ses pique-nique aux sons des cors de chasse, et ses menuets devant des jambons entourés de fleurs. C’est aussi la vie des rues : les cochers qui se battent, les gens qui se bousculent à la clarté des lanternes, la petite Marjo qui passe devant l’octroi avec son lait, son baquet de beurre, ses paniers de cerises, et qui éternue : « Marjo, prends des épingles et rattache ta camisole ! » Ce sont des noces et des enterremens, l’en- terrement de la patronne du cabaret Vismar : Mollberg, droit sur les étriers, les pans relevés, un cordon au chapeau, des pistolets voilés de crêpe à la ceinture, un bouquet de buis à la main, va chercher les musiciens, mendier un linceul, louer des lampes, commander les poissons et les pains de safran. Bellman connaît encore les paysans. Il sait à quelle heure bout leur marmite de gruau, et de quel geste dans la prairie, appuyé contre une pierre, le Dalécarlien saisit sa bêche. Ce tenancier qui se baisse pour allumer sa pipe, il le suivra bientôt sous la forêt « sombre et bleue. » Ses personnages, se meuvent dans une lumière idéale, la lumière de Watteau, a-t-on dit, ou la lumière plus idéale des printemps du Nord. « La jupe de son Ulla garde, même en traversant les sales ruisseaux, une odeur de rosée sur l’herbe. » Mais ils vivent tous, enlevés d’un crayon sobre, jetés dans sa courte chanson avec cet art classique, cet art suprême qu’on nomme le naturel. Bellman me paraît avoir réalisé la chimère du réalisme lyrique.

Cependant, s’il voit nettement la réalité, si elle l’amuse de son relief et de sa couleur, il n’y creuse pas assez pour en atteindre l’ame. Sa pensée est pauvre comme son lyrisme restreint. Le monde ne tient pas autour d’une table où des buveurs choquent leurs verres ; et l’on n’en découvre pas tous les aspects de la fenêtre d’un cabaret. Je doute que les flûtes et les hautbois « remplissent de l’infini des sentimens » la salle avinée et souillée d’une misérable auberge. La chanson bachique est trop exposée à prendre pour des étoiles le reflet des lanternes dans les flaques de vin et dans l’eau des ruisseaux. Le Latin s’en défie et la traite comme une esclave. Mais le Suédois suit avec amour cette sorcière qui, de son pas chancelant et nocturne, le ramène par des voies sûres à son intime paganisme, au paganisme de sa chair et de ses désirs, que huit cents ans de discipline chrétienne n’ont pas étouffé. « Je suis un païen ! » s’écrie Bellman quand il est ivre. Il le croit, et cette illusion d’une heure est peut-être la plus vive jouissance qu’il savoure au fond de son verre.

Mais, pas plus que ses compatriotes suédois, le descendant d’Allemands piétistes ne peut se débarrasser de son christianisme. Il a commencé par traduire des psaumes, par écrire des Pensées évangéliques sur la mort. Quand le violon de son héros Fredman sera fêlé, il reviendra aux psaumes, et son dernier ouvrage s’intitulera La Fête de Sion. Il composera même parallèlement des poésies religieuses et des poésies à boire. Parfois, il débraillera dans sa chanson les personnages de la Bible, mais sans cet esprit de libre pensée cafarde si désobligeant chez un Déranger ; il le fera en bon piétiste pour qui, comme Schück l’a justement remarqué, l’Ancien Testament n’est pas intangible.

Et partout, à travers le capiteux vacarme de son œuvre, les cloches de la mort tintent. Que de grossièretés il rachète par sa mélancolie ! La mort ne l’épouvante pas, car il sait que « la table de la Grâce est toujours mise même pour l’enfant prodigue trop longtemps attablé entre Fredman et Ulla, » cette Ulla qui rendait les vieux cabaretiers amoureux rien qu’en boutonnant son jupon autour de ses hanches. Non, l’approche de la mort ne lui communique point le tremblement de repentir qu’on sent dans la main de La Fontaine, lorsqu’il écrit sa dernière lettre à Maucroix et que, sur le point de comparaître devant Dieu, il entend déjà s’ouvrir pour lui les portes de l’éternité. Mais il ne peut oublier que la mort « a mis son sablier à côté de son verre. » Les nœuds bouffans d’Ulla ne lui cachent point « les saules funèbres où la tourterelle n’a jamais fait son nid. » Soit ! Dieu est bon, la nature est bonne, le vin est excellent. En avant les cors de chasse ! Quand ce sera le tour des orgues de l’église, nous nous remettrons à la bienveillance du Seigneur qui nous pardonnera notre vieux paganisme, parce que nous sommes pleins de candeur et d’honnêteté, — et d’une honnêteté profondément suédoise.


ANDRÉ BELLESSORT.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier.
  2. Cette âme est un peu susceptible et ombrageuse. Dans mon dernier article sur Upsal, j’avais dit que, si je la comparais au Danemark et à la Norvège, la Suède m’apparaissait comme l’arrière-garde de la race scandinave. Quelques lecteurs suédois se sont affligés du mot d’arrière-garde où ils ont cru comprendre que je jugeais leur pays arriéré. Loin de moi l’intention de désobliger si injustement un peuple que j’admire ! J’entendais par là que, plus riche en traditions, mais plus reculée, la Suède me semblait la grande réserve du génie Scandinave. Quel est le Suédois qui me contredirait ?