Voyage en Suède
Revue des Deux Mondes5e période, tome 55 (p. 310-342).
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VOYAGE EN SUÈDE

I
UPSAL

D’Upsal rayonnent tous les chemins de la pensée suédoise. Les hommes qui ont fait la Suède moderne sont tous partis d’Upsal. Cette petite ville de vingt-deux mille âmes, ancienne capitale de la Scandinavie légendaire, citadelle du protestantisme, métropole de l’esprit national, est aussi l’atelier où se réparent les défaites. Il ne faut jamais oublier, quand on étudie la Suède, que, depuis Charles XII, ses entreprises guerrières ont tourné en désastres. Ses conquêtes perdues, elle a perdu la Finlande et l’espoir d’un empire sur la Baltique. Puissance politiquement déchue, tombée au rang des petits Etats, elle ne serait rien qu’un éparpillement de cinq millions d’habitans à travers un immense territoire, si, après avoir dépensé son énergie sur les champs de bataille européens, elle n’avait reporté et concentré ce qui lui en restait dans la plaine pacifique d’Upsal.

Curieuse destinée ! Pendant le XVIIe et le XVIIIe siècle, par ses rois, ses longues guerres, ses aventuriers, elle s’impose à l’Europe. Le Suédois, vainqueur de Prague, met la main sur les statues des Douze Apôtres, grandeur naturelle et argent massif, et les convertit en monnaie, « afin qu’ils courent le monde selon l’ordre de Jésus-Christ, leur maître ; » et il court le monde avec eux. Il est partout : à Rome, à Versailles, en Pologne, chez le Turc, où, selon le mot de Heidenstam, il mange le pain du mendiant, en Allemagne, « où il fait ruisseler pour les bourgeois des fontaines de vin. » Chevaleresque et pillard, moitié reître et moitié prédicant, ses erreurs prennent un air de désintéressement héroïque, et l’éclat de ses revers idéalise sa fureur d’agir. Il se drape orgueilleusement dans la bigarrure de son histoire. Ses châteaux sont meublés de bahuts allemands ; son cerveau, d’idées étrangères. « Les hautes classes, dira plus tard Almqwist, mangent et dorment en Suède ; mais elles tirent leur respiration de l’Allemagne, de la France, de l’Angleterre, de Rome ou de la Grèce. » Elles en tirent alors quelque chose de moins immatériel, l’argent dont l’étranger paie leurs services. Jamais république ne fut plus vénale ni plus corrompue. Le XIXe siècle se lève sur une Suède d’apparence moribonde. Les lumières artificielles du règne de Gustave III l’ont laissée, en s’éteignant, dans un morne crépuscule où les fards empruntés à la France coulent sur des visages décrépits. Son patriotisme se contente de remâcher les mêmes souvenirs de gloire. Les partis la déchirent. Les soulèvemens de la populace l’ensanglantent. Sa religion n’est qu’un rationalisme imbécile. Aux premières paroles du Psaume : « Toute la terre se couvre d’ombre, » les pasteurs demandent qu’on substitue scientifiquement : « La moitié de la terre. » Enfin ces fiers aristocrates, qui prétendaient jadis donner des rois à la Pologne, reçoivent à leur tour un roi étranger.

Et voici que tout se réorganise. La bourrasque qui a emporté la couche superficielle d’anarchie et d’immoralité met à découvert des forces encore intactes de jeunesse et d’intelligence, des traditions vigoureuses, des courans de mysticisme, une vieille université dont les foudres de Pultava et les révolutions de Stockholm n’ont interrompu les labeurs ni flétri les lauriers. La Suède, battue, diminuée, se replie sur elle-même, et, au lieu de s’endormir au pied de ses anciens trophées, elle s’applique à ressaisir son autonomie intellectuelle, et à reconquérir dans les manifestations de la pensée le rang où l’avaient portée et d’où l’ont précipitée ses aventures belliqueuses. Ses malheurs n’avaient pas plus entamé son vieux fonds d’optimisme que le libertinage et l’esprit irréligieux du XVIIIe siècle n’avaient mordu sur ses paysans. Elle n’accepta point l’idée de la décadence ; et l’espoir d’une revanche militaire, qui la soutint longtemps, ne l’abandonna que lorsqu’elle en eut épuisé toute la vertu. Une très ancienne sagesse politique, que le despotisme des Wasa et les essais de parlementarisme effréné du XVIIIe siècle avaient failli corrompre, et qu’elle remit au service de sa jeune dynastie, la protégea des luttes intestines où les nations s’énervent et se démoralisent.

Dans un opuscule sur l’Importance de la pauvreté suédoise, écrit vers 1830, Almqwist exaltait cette pauvreté, lot et privilège de la nature. « Être pauvre, disait-il en substance, cela signifie qu’on est réduit à soi-même, forcé de ne compter que sur soi, obligé de tirer de soi organiquement toutes les ressources nécessaires. Notre pays, séparé du monde, est presque une île. Nous n’avons point de rapports réels avec le reste de l’Europe. Et notre vie aussi est une île. Si le Suédois sait être pauvre, il est vraiment Suédois. » Et il disait encore : « La nature Scandinave doit se supporter seule. » Les paroles d’Almqwist, mal écoutées à son époque, exprimaient pourtant le nouvel état d’esprit de la Suède qui, rentrée chez elle et en elle, désabusée des aventures, ne cherche plus que dans ses ruines, dans ses archives, dans ses légendes, dans ses rêves, un aliment à son éternel längtan. Ses poètes, ses historiens, ses romanciers, se mettent en marche sur les sentiers ténébreux de son passé avec ta même ardeur lente et nostalgique que jadis ses capitaines à travers les steppes russes et les marais allemands. L’idéalisme, dont elle avait aux beaux jours de son histoire comme purifié l’atmosphère des champs de bataille, s’affirme non seulement dans le lyrisme presque universel de sa poésie, mais encore dans la prédilection de ses savans pour les sciences théoriques.

Upsal, l’Upsal de ces Vikings que Tegner et l’Union Gothique avaient ressuscites, l’Upsal de la Réforme, l’Upsal de Rudbeck et de Linné, devint plus que jamais le centre de sa vie morale, le rempart de sa foi. Le gouvernement civil est à Stockholm ; mais le pouvoir spirituel d’Upsal s’étend sur tout le pays. Il y a bien une Université à Lund, et florissante : ce n’est qu’une université provinciale, et qui même reçoit l’influence de Copenhague dont elle aperçoit, par les temps clairs, les mâts et les clochers. Que Lund éclaire la plate et plantureuse Scanie, où les gros paysans, quand ils veulent un piano pour leurs demoiselles, en achètent deux par goût de la symétrie ! Les immenses provinces du Nord appartiennent à Upsal et ne communiquent entre elles que dans la lumière qui leur en vient. Upsal centralise la pensée suédoise et la distribue par-dessus les fjells, les forêts, les marécages et les torrens. Médecins du Norrland, pasteurs de Laponie, journalistes, magistrats, professeurs, écrivains, tous ont sur les lèvres : « Du temps que j’étais à Upsal… »

… « Du temps que j’étais à Upsal ! » Je vous assure qu’il y a dans ces mois-là un charme magique… .


A deux heures de Stockholm, dans une grande plaine où le ciel déploie tout à son aise la magnificence des soleils couchans, Upsal se signale de loin par les flèches de sa cathédrale et par son château dont la lourde façade de briques roses s’allonge entre deux grosses tours à tête ronde. Je ne vis d’abord qu’une laide petite ville très banale, pavée de cailloux cuisans. Mais, lorsque j’eus traversé la rivière qui la coupe en deux, je pensai : « Comme on doit bien travailler ici ! » Toutes les rues montaient sans bruit vers des parcs, des laboratoires, des bibliothèques ; et l’imposante bibliothèque, Carolina Rediviua, les dominait du haut de son esplanade.

Sauf le château où abdiqua la reine Christine, la coupole en cuivre du Gustavianum, quelques pierres, une vieille fontaine et deux ou trois coins d’aspect gothique, la plus vieille Université du Nord semble bâtie d’hier ou d’avant-hier. Sa cathédrale, inspirée de Notre-Dame, — une petite Notre-Dame en briques, — a été reconstruite au XVIIIe siècle et restaurée à la fin du XIXe. La Carolina date de 1840 ; le Palais des Facultés, dans son style Renaissance, de 1886. Les Nations des Etudians, ces espèces de préfectures, ne sont pas encore toutes payées. Je ne parle pas des monumens nécessités par les progrès des sciences, et dont chacun est comme une nouvelle ancre qui, dans la menace problématique que Stockholm voudrait un jour accaparer l’Université suédoise, la rattache plus solidement à sa terre natale. Et pourtant on n’y a jamais l’impression de vivre dans une ville moderne. Elle est si chargée de traditions et de souvenirs que les moellons, pour y paraître anciens, n’ont pas besoin d’attendre la patine du temps. Les maisons d’une nouveauté trop confortable, — il y en avait une alors et qu’on nommait la maison, — ne choquent même pas, tant on est sûr qu’elles vieilliront ici plus vite qu’ailleurs.

Le vrai charme d’Upsal ne tient point, à ses pierres, fussent-elles gravées de runes. Il est dans son hospitalité silencieuse et grave, également bienveillante au rêve et au travail, comme elle est également ouverte à la senteur des bois et à l’odeur des terres labourées. D’un côté, Upsal touche à la forêt, de l’autre à la plaine qu’ensemencèrent les rois et où, depuis Gustave-Adolphe, le Conseil de l’Université peut compter ses javelles et voit paître ses vaches. Upsal ne sépare pas plus la pensée de la glèbe que les vivans des morts. A deux pas du Palais des Facultés, derrière la Carolina, son avenue la plus ombragée longe le cimetière ; et ce cimetière lui-même, d’où l’on aperçoit à droite l’Observatoire, à gauche le Laboratoire de Chimie, forme, avec ses allées de bouleaux, de sorbiers et d’érables, la plus belle promenade de la ville. C’est ici l’Ite missa est des cours universitaires. Hormis les tombeaux des Nations où se dressent de lourds granits, les tombes, — presque toutes des tombes de professeurs, — y sont aussi simples que dans un cimetière de campagne. Aucune couronne, aucune fleur artificielle n’est suspendue aux branches des croix. Mais, dans la plupart des enclos, devant le tertre de gazon, une chaise, un petit banc vous invite à reprendre avec le défunt l’entretien qu’un moment d’angoisse interrompit et marque d’une façon touchante la continuité de la vie à travers la mort.

C’est près de ce cimetière que j’aimais entendre la cloche de la Reine Christine. Elle tinte à neuf heures du soir, très douce et très claire ; et voici des siècles qu’elle tinte. L’histoire qu’on m’a contée est-elle authentique ? L’origine de cette sonnerie remonterait plus haut qu’à la reine Christine, jusqu’aux temps catholiques. En ces temps fort obscurs, une dame mourut, qui laissa une somme d’argent afin que tous les soirs une cloche sonnât pour le repos de son âme. Le protestantisme remplaça le catholicisme. Gösta Wasa fit tailler des culottes à ses fils dans le satin et les broderies des chapes d’évêques. La Suède éprouva de rudes orages. Mais les sonneurs d’Upsal se transmirent religieusement le legs et le vœu de la morte ; et la cloche tinte toujours. Ce ne serait pas la cloche de la reine Christine : ce serait la cloche qui, depuis bientôt quatre cents ans, sonnerait chaque soir pour le repos de l’âme de Mme X. Décidément, l’histoire est trop jolie. Il suffit qu’elle soit vraisemblable. En Suède, je n’en ai pas douté : les esprits rendaient des sons qui ne me paraissaient ni moins anciens, ni moins traditionnels.

Si l’on poursuit l’avenue du cimetière, on achève de gravir le coteau d’Upsal et on arrive au pied du vieux château de briques. Rien de plus charmant qu’une éminence dans une large plaine. En deux pas vous avez conquis toute l’immensité. L’endroit est sauvage. Près du château, au milieu de la verdure, des ruines s’élèvent : les deux cachots des Sturé, fondateurs de l’Université, qu’égorgea le roi Eric. Le fou les égorgea, puis se sauva dans les bois. De cette hauteur, vous distinguez à l’horizon, par-delà les champs où l’air est si calme que la fumée des trains y Hotte ininterrompue longtemps après qu’ils ont passé, l’antique emplacement et les vagues tumulus du Premier Upsal. Sous vos yeux, la petite ville aux rues scabreuses descend jusqu’à la rivière. Les flèches de la cathédrale, qui en sont la seule finesse, s’élancent hors du feuillage. Le crépuscule tombe. Une étoile apparaît et brille dans l’entre-deux en pointe qu’elles dessinent sur le ciel. Quelques fenêtres du château, où réside le gouverneur, s’allument. Le seul bruit d’une cascade sort de cette ville d’études et de loisirs que recouvrent, avec tous leurs parfums, la paix des bois et la paix des champs. C’est le même silence que dans une grande ferme où les travaux du jour ont cessé et qui s’endort près de son torrent.

Rydberg, qui fut, vers 1885, un des conducteurs d’âmes de la jeunesse upsalienne et qui est resté un des poètes les plus purs de la Suède, imagine que, la nuit, un des génies familiers de la campagne suédoise, un de ceux qui mettent la maison en ordre pendant que les gens y reposent, le vieux Tomté s’arrête et réfléchit. Le bruit du torrent a réveillé l’idée qui le tourmente, l’idée d’une énigme impossible à résoudre : d’où viennent et où vont tous les petits êtres qu’il a vus grandir et disparaître et se succéder les uns aux autres ? Il la chasse, va soigner les bêtes, et, son ouvrage fait, il se glisse, selon son habitude, près du berceau des enfans. Là, l’énigme s’impose à son esprit plus angoissante : d’où sont-ils descendus et où vont-ils, ces petits êtres ? Il retourne dans son grenier, sous le faîte du toit. Le nid de l’hirondelle y est maintenant vide. De retour au printemps l’hirondelle lui racontera ce qu’elle aura vu, mais elle ne saura rien lui dire du grand problème. Il s’assoupit. Un rayon de lune entre et joue dans sa barbe. Le bruit du torrent lui arrive, assourdi, et il croit y entendre le vaste flot de la vie universelle, intarissable. Mais où est la source ? Où est la mer ?

Comme la poésie de Rydberg s’harmonisait pour moi avec l’esprit de ce paysage ! En quoi la petite ville d’Upsal, un des points éclairés du monde où s’élabore la science humaine, diffère-t-elle de ceux que je connais ou leur ressemble-t-elle ? Cela vaut-il la peine d’être noté ? Qu’importe, dans le bruit du torrent, qu’une goutte soit plus limpide ou plus sonore qu’une autre ? Le vieux Tomté ne se demande point si les générations d’hier étaient meilleures que celles d’aujourd’hui, mais seulement d’où elles viennent et où elles vont. Ainsi, sur les très vieilles terres, l’esprit se porte d’un mouvement naturel vers les questions d’où leur longue et pesante durée n’est plus qu’une ride imperceptible au visage du temps. C’est là cependant qu’il fait bon vivre. C’est là qu’on voudrait arriver à fixer un moment de l’éternité…


Quand on rencontre dans les rues un homme d’âge, on se dit : « Ce doit être un professeur ou un bibliothécaire, le Hector Magnificus ou l’Archevêque, à moins que ce ne soit le Gouverneur. » Mais cette ville d’étudians est aussi tranquille qu’une retraite de vieillards. J’y arrivai une première fois à l’ouverture des cours, au commencement de septembre. Elle se remplit peu à peu de casquettes blanches ; mais tous ces jeunes gens n’y répandaient qu’une animation silencieuse. Le soir, le long des trottoirs, sous les lanternes rouges des bureaux de tabac, des groupes se formaient comme s’ils se concertaient à voix basse pour un coup extraordinaire. Puis ils se débandaient, et chacun tirait de son côté. Quelques-uns restaient plantés là, dans l’ombre grandissante où l’on ne distinguait plus que la blancheur de leur casquette et le feu de leur cigare. Méditaient-ils sur la double nature du Christ ? Appréhendaient-ils seulement de rentrer chez eux ? Je demeurais en face du Lycée. Quatre fois par jour, les élèves passaient sous mes fenêtres. Je percevais le bruit de leurs petits pas réguliers qu’aux premiers vents assourdirent les feuilles mortes ; mais de rires et de cris, je n’en ai entendu que le jour où la neige commença de tomber, et bientôt la neige éteignit leur faible murmure.

Pourtant je garde d’Upsal une telle vision de jeunesse que cette vénérable ville me paraît avoir réalisé le désir de Rydberg qui souhaitait à son peuple suédois un esprit de jeune garçon. Je ne songe point aux yeux bleus et aux fraîches couleurs roses des étudiantes, des écolières, des sœurs et des fiancées. Je ne songe pas plus aux fêtes solennelles ni aux bals et aux chœurs des étudians, ni aux sérénades qu’ils organisent moins par conviction que par respect de la coutume, et dont la vague espagnole vient si étrangement battre sous le ciel du Nord des murs sans balcon. Ce qui donne à Upsal son âme de jeunesse, c’est l’optimisme qu’on y devine et qu’on y respire partout. La croyance dans la bonté foncière de la vie rayonne ou perce sur tous les visages. La certitude que la vie, excellente en soi, n’a rien produit de meilleur qu’Upsal s’épanouit chez les uns en béatitude, chez les autres se concentre en gravité.

Cet optimisme est le fond même du caractère suédois. Ni le Christianisme ni la Réforme n’ont dénaturé le cordial amour de la vie qu’épanchait largement le paganisme Scandinave. Les théologiens l’ont bu aux cruches de bière que les vieux Jarls se passaient en chantant. Les poètes ne l’ont altéré d’aucune amertume, pas plus les psalmistes que ceux dont le génie tourmenté a fini par sombrer dans la démence. Leurs tristesses n’ont point d’accent désespéré. Leurs ardentes nostalgies ne sont que des aspirations d’âmes inquiètes qui croient au bonheur. L’observation des romanciers les plus réalistes est empreinte de sympathie pour l’espèce humaine et surtout pour l’espèce humaine suédoise. Les fureurs d’un Strindberg sont d’origine pathologique ou d’importation étrangère. Je ne vois dans ce grand écrivain qu’un optimiste désabusé qui s’est bizarrement assimilé les grossières théories de Zola et les paradoxes de Nietzsche. Les philosophes, — on en compte bien deux en tout, Böstrom et Vikner, l’un disciple de Kant, l’autre un Christ qui ressemblerait à Victor Cousin, — me semblent des théologiens égarés dans la métaphysique : ils n’ont pas plus sondé la misère de l’homme que les oiseaux qui décrivent leurs cercles au-dessus d’un puits n’en mesurent la profondeur. Les deux siècles de littérature suédoise ne nous offrent pas un seul moraliste comparable à ceux de qui les jeunes Français apprennent à se défier de la vie, des hommes et d’eux-mêmes. Les doctrines de désenchantement n’ont jamais élu domicile à Upsal, ni la logique passionnée des grands contempteurs de nos vanités, ni les paradoxes à la Swift, ni les désespoirs systématiques, qui, du fond d’une taverne allemande, étreignent l’univers et l’ébranchent de nos illusions. Quel citoyen d’Upsal se sentirait assez déshérité pour s’aviser de refaire le monde ? Les professeurs sont les rois de la plaine ; les étudians appartiennent au corps le plus glorieux des étudians de l’Europe.

Quand un étranger essaie de pénétrer dans la connaissance d’un pays, il distingue bientôt, sous la rumeur d’une vie toute nouvelle pour lui, des voix discordantes et des remous d’opinion autour de questions politiques, philosophiques ou sociales qui lui serviront de repères et d’observatoires. Ici, rien de semblable. Les questions existent bien ; mais elles ont, comme les rues, un trottoir pour ceux qui montent, un trottoir pour ceux qui descendent. On y circule sans s’y heurter. Au bas de la rue que j’habite, un pont enjambe le Furis, où ne passe pas un chien par jour. A chaque bout, on a planté un écriteau : Prenez à droite ! Qu’il s’agisse de la réforme du catéchisme, du mariage civil, du suffrage universel, les Suédois commencent toujours par planter les deux écriteaux. Ils évitent soigneusement tout sujet qui risquerait de les mettre aux prises. Chacun garde son trottoir ; nul ne manifeste le désir de traverser la rue.

En revanche, les carrefours sont nombreux où les esprits se rencontrent et se donnent l’accolade. Il est entendu, une fois pour toutes, que la Suède est un pays de haute culture, le pays le plus instruit du monde. Son enseignement supérieur n’est peut-être pas très supérieur à celui des autres nations ; mais son enseignement primaire !… Je ne connais pas de peuple où l’on se montre plus fier de posséder son alphabet et ses rudimens. On meurt en Suède, comme ailleurs ; mais on u la consolation d’y mourir dans les bras des meilleurs médecins du monde. On travaille aux Universités étrangères, mais pas comme à Upsal, où l’on ne reproche aux étudians que de travailler trop. Leur moralité est irréprochable. Il faut qu’elle le soit. Donc, elle l’est. Une jeune Suédoise m’avait dit à Paris avec un orgueil où je n’avais vu qu’un excès d’ingénuité : « Il n’y a pas de voleurs en Suède. » Mais, à l’une de mes premières visites, une vieille dame d’Upsal, Mme Z…, m’assura du même ton et avec le même orgueil que, de temps immémorial, jamais pardessus, foulard, canne ou parapluie, n’avait disparu des vestiaires de l’Université. Un soir que je dînais chez un professeur de théologie, mon voisin, un gros homme glabre qu’à ses yeux sévères et à ses lèvres pincées je pris pour un théologien, et dont je sus plus tard qu’il faisait le commerce des bois, m’entreprit au fumoir et me dit textuellement : « Il n’y a de fidélité à la parole donnée que dans les pays protestans ; et la Suède est le pays le plus protestant du monde. Nous sommes honnêtes. Le probabilisme des Jésuites ne nous a point gâtés. Nous sommes très honnêtes. » Comme cet homme avait vécu la moitié de sa vie en France et que je ne lui supposais aucun motif de me désobliger, j’en conclus que l’honnêteté suédoise devait être d’une essence spéciale, ou qu’il comprenait sous ce mot un groupe de vertus rares. Dans la suite, je reconnus qu’il m’avait simplement énoncé un des dogmes, sinon indiscutables, du moins indiscutés, où se fonde l’optimisme suédois.

Quelquefois cependant un audacieux, un aigri, toujours un isolé, rompt ce parfait concert. Le docteur Klein, qui est certainement un des plus mauvais coucheurs de la Scandinavie et un de ses plus rudes humoristes, dans son Voyage en Amérique, qu’il écrivit pour être désagréable à ses compatriotes, ébranle à coups de boutoir les articles de foi de l’amour-propre national. « Comme tous les Suédois, nous conte-t-il, on m’a élevé dans le dogme de l’honnêteté suédoise, une honnêteté à part et qui ne se trouve que parmi nous. J’y crus longtemps, et je nie disais : Nous sommes plus paresseux, plus ivrognes, plus lourds que les autres ; et nous ne sommes pas non plus des saints ! Mais, merci, oh ! merci, mon Dieu, de m’avoir fait naître Suédois, car, nous Suédois, nous sommes si honnêtes, si honnêtes ! Et c’est là l’essentiel… » Plus tard, son initiation à la vie des affaires lui ménagea de singulières surprises. Il ne se rendit pas du premier coup : il se cramponnait au dogme ; il murmurait le pieux credo quia impossibile, credo quia absurdum. Mais enfin, les extraordinaires faillites que l’on voit tous les jours à Stockholm, ces faillites par trop honorables et qui enrichissent leurs faillis, achevèrent de ruiner son aveugle croyance dans l’honnêteté suédoise.

Les dogmes se tiennent : si l’un cède, les autres chancellent. Le docteur Klein voyagea et perdit successivement ses illusions sur la culture suédoise, sur l’énergie suédoise, et même sur Upsal. Il découvrit cette vérité que l’enseignement primaire n’a jamais fait la grandeur d’un pays. « Nous savons tous lire et écrire. Et après ? Est-ce que cela suffit pour changer la barbarie en civilisation ? » Il enragea d’entendre des médecins, ânes bâtés, prétendre que la médecine était merveilleuse en Suède, et des militaires engraissés de punch affirmer que les Suédois étaient des soldats incomparables. « Nous buvons, nous flânons, et nous déclarons que nous possédons les plus belles qualités… En fait d’industrie et de commerce, nous sommes encore dans l’âge de la gaminerie. » La Suède se repose sur l’espoir de ses millions dormans. « Nos millions dormans ! s’écrie le docteur Klein, voilà une expression qu’il est bon d’expliquer. J’ai cru d’abord qu’elle signifiait mes cinq millions de compatriotes. Mais non ! Chaque fois que les journaux en parlent, — et Dieu sait s’ils en parlent souvent ! — il s’agit de chutes d’eau, de tourbe, de montagnes à minerai, d’airelles, de myrtilles, de champignons comestibles ou d’autres revenus à exploiter de ma bien-aimée patrie, — jamais de ses habitans ! »

Pour les cinq millions dormans du docteur Klein, Upsal est la plus magnifique institution du monde. Mais quelle idée, dans cette Suède si peu habitée, de soustraire l’Université aux influences de la grande ville et de la mettre « au milieu d’une prairie où ne vient âme qui vive ! » Professeurs, médecins, pasteurs futurs arrivent de leurs contrées à demi sauvages et s’enterrent dans ce petit trou, près du Furis. Leur arrogance et leur présomption n’ont point de limites, car ils ne soupçonnent presque rien du reste de l’univers.

J’étais en Suède, lorsque le docteur Klein lâcha son livre tout en saillies, en ébrouemens, en ruades, et, si j’ose dire, en pétarades. De bons amis me l’indiquèrent sous cape : et je m’en amusai. Mais la parole de Goethe que la modestie ne sied qu’aux gueux, contestable peut-être pour les individus, me paraît très juste pour les nations. L’orgueil national est fait de quelques réalités et de beaucoup d’illusions ; et l’énergie d’un peuple ne se développe ou ne se maintient que dans une atmosphère de foi exagérée en lui-même. Quand il vous dit ce qu’il a été ou ce qu’il est, il ne vous révèle en somme que ce qu’il voudrait être. Et les petits peuples, sous peine de disparaître, ont besoin d’être aussi orgueilleux, sinon plus, que les grands. Leur amour-propre, que sa disproportion avec leur importance rend souvent excessif et parfois assez plaisant, n’est qu’une des formes les plus respectables de leur instinct de conservation. Si, depuis 1814, la Suède appauvrie avait élevé ses enfans dans le sentiment de sa décadence et les avait dressés à se couvrir de cendres, elle ne subsisterait qu’à l’état de souvenir historique et n’eût marqué ni dans le progrès scientifique, ni dans le mouvement littéraire de l’Europe contemporaine. Mais elle leur a répété sans cesse qu’ils valaient mieux que les autres, qu’ils étaient plus savans, plus consciencieux, plus honnêtes. Contrairement à l’avis du docteur Klein, je pense qu’elle fut sage de laisser son Université dans les prairies d’Upsal, comme une tradition vivante où les jeunes gens, un peu hors du siècle, continuent la légende nationale.

On objecte qu’ils n’y apprennent point la vie. Argument de brasseur d’affaires, de politicien ou de mauvais romantique que je ne comprends pas plus en Suède qu’en France lorsqu’on le tourne contre notre Enseignement Secondaire ou Supérieur. Qu’entend-on par « apprendre la vie ? » Ne faut-il pas d’abord se mettre en état de la supporter ? La vie consiste-t-elle uniquement dans l’agiotage, l’intrigue et le jeu des passions ? Les bibliothèques, les archives, les laboratoires, la retraite studieuse, n’est-ce pas de la vie au même titre que le commerce, les marchés, les usines, la rédaction des journaux, la chasse et la pêche ? Chaque fois qu’on cite une bonne petite lâcheté, une inconséquence du cœur ou un trait de perfide égoïsme, il se trouve un sot qui s’écrie : « Est-ce assez humain ! » Si c’est à cela qu’on reconnaît l’humanité, je ne nous félicite pas. De même, je crains que les terribles gens qui exigent qu’on enseigne « la vie » à la jeunesse, n’entendent par la vie que ce qui en fait la vulgarité triste. J’aime Upsal, parce que c’est un coin de terre où les hommes honorent le travail désintéressé, où les phraseurs de la politique sont moins estimés que les professeurs d’assyrien, où l’intelligence ne se négocie pas, et où l’intellectuel, justement apprécié dans sa compétence, n’est point démangé de l’envie d’en sortir. Et je ne dis pas qu’il conviendrait que toute notre machine ronde ressemblât à ce petit canton ; mais que les jeunes gens, qui ont la bonne fortune d’y vivre et d’y collaborer à la vie supérieure de leur patrie, en témoignent un certain orgueil, je le conçois. On leur pardonnera donc leur optimisme avantageux, même un peu de suffisance, et l’intime persuasion où se complaisent les plus paresseux d’entre eux, que le séjour d’Upsal leur tient lieu d’effort et de labeur. Chez nous, quand les étudians ne font rien, ils ont conscience de ne rien faire. A Upsal, ils sont toujours convaincus qu’ils travaillent. Leur seule présence, il est vrai, contribue à prolonger l’existence de cette ville et à en assurer toutes les traditions.


Petits défauts ! J’en relève de plus graves qui proviennent de la routine et surtout de la nature Scandinave. Sous ces dehors de jeunesse, on devine une très vieille race lente à se mouvoir. L’organisation d’Upsal m’a souvent donné l’impression d’un grand gaspillage de forces. « O Upsal, s’écrie l’auteur d’un roman de mœurs upsaliennes, le romancier Geijerstam, ô Upsal, que d’énergies vainement usées, que de misère, pendant que tes chanteurs et tes orateurs officiels célèbrent le printemps et clament « qu’aucune tempête n’est encore dans leurs cœurs ! »… Upsal, tu portes la responsabilité de générations dévoyées !… » Il y a un peu de vrai sous ces exagérations emphatiques. Les Nations, les fameuses Nations où se groupent les étudians d’une même province, ne sont aujourd’hui que de coûteux anachronismes. Jadis, quand on cheminait, à petites journées, les étudians, qui se rendaient à Upsal ou qui en revenaient aux vacances, se prenaient en passant, descendaient les uns chez les autres, s’éprouvaient dans l’intimité du voyage. Ils composaient réellement une famille d’esprits solidaires, une corporation qui avait son honneur. Il était naturel alors qu’une maison les réunît aux heures de loisir et que la Nation cautionnât moralement chacun de ses membres. Son comité exerçait une surveillance jalouse sur leur conduite privée ; et, comme, aux yeux de l’Université, l’étudiant n’a point d’existence légale en dehors de sa Nation, celui que ses camarades avaient rayé s’en retournait cacher sa flétrissure au fond de sa province. Maintenant on s’est relâché de cette vigilance inquisitoriale que l’austérité protestante favorisait dans les milieux fermés. Je crois que la caution morale de la Nation ne reste obligatoire qu’aux examens de théologie. On n’oserait même pas chasser un étudiant pour ces histoires de femme qui naguère encore le marquaient d’infamie. Les jeunes gens, qu’ils viennent du Vermland, de la Dalécarlie, de l’Ostrogothie ou du Norrland, ne se connaissent guère. Le chemin de fer a mis entre eux plus d’espace que leurs anciennes solitudes. Ce ne sont que des étrangers qui se rassemblent à certains jours sous une bannière d’un intérêt très archaïque.

Mais, à mesure que la Nation perdait de sa valeur sociale, l’esprit traditionaliste en masquait l’utilité décroissante sous un extérieur plus pompeux. La vieille maison d’étudians, dont les murs enfumés sentaient leurs basochiens, s’est transformée en un monument qui tient à la fois de la préfecture et des « Salons pour Noces. » C’est grand, c’est vide, c’est froid, c’est affreusement solennel et administratif. Sous les plafonds de la Nation du Norrland, j’ai vu des ameublemens crème et or que la hauteur des lambris rapetissaient aux proportions d’un ameublement de poupée, et dont la banalité vous faisait songer à un salon de préfecture, quand la préfète en a déménagé. Et tout cela, qui fut payé fort cher dans un pays assez pauvre, ne sert qu’à occuper les malheureux étudians chargés par leurs camarades de gérer l’immeuble. Il n’est jamais bon d’habiller de neuf les vieilles institutions. Elles ne supportent pas nos modes nouvelles. Les étudians le comprennent si bien que, l’année où j’étais à Upsal, quelques-uns d’entre eux essayèrent de fonder une société coopérative, l’Ambrosia, avec chambres, salle à manger commune, salle de lecture : petite tentative dont je ne sais si elle a réussi, mais qui sera sûrement reprise et qui prouve l’insuffisance et la caducité des anciennes Nations.

Beaucoup d’argent dépensé en vaines architectures, ce n’est rien encore à côté du temps que l’Université d’Upsal coûte à la jeunesse. Les deux maladies permanentes qui affaiblissent la Suède sont, dans le peuple, l’émigration par où s’échappe le sang le plus vigoureux du pays, et, dans la classe bourgeoise, la durée des études où s’anémie chez les plus vivaces la vertu d’initiative. Six ou sept ans suffisent partout ailleurs pour faire an médecin ; en Suède, il en faut dix. A quelque profession qu’il se destine, le bachelier ne peut guère demeurer moins de huit ans à Upsal. Les programmes sont-ils donc plus chargés que les nôtres ? J’ai de bonnes raisons d’en douter ; et ce n’est pas là qu’on trouvera les causes de cette longueur démoralisante. L’étudiant upsalien ne sait pas travailler. Il tient trop à ses aises. Ce grand garçon sanguin, à demi campagnard, est trop soucieux de son bien-être et de sa santé. Il ressent aussi l’hébétude de la nuit d’hiver et la langueur des nuits d’été. Sans émulation, dans l’impossibilité d’abréger son temps d’études, le but qu’il poursuit est si loin, si loin, qu’il l’a bientôt perdu des yeux. Chaque année, chaque mois, chaque jour qui passe augmente sa dette, car les trois quarts des étudians vivent sur l’emprunt. Lorsque, aux environs de la vingt-huitième année, il quittera son cher Upsal, la société, qui n’a eu jusqu’ici pour lui que des complaisances et des sourires, lui présentera son dur visage bureaucratique. La Suède n’emploie que des hommes mûrs et des vieillards. Elle ne paie que l’expérience chevronnée et n’accrédite que les âmes refroidies. L’intuition de la jeunesse, sa vigueur, ses audaces, ses généreuses initiatives, rentrent dans la catégorie des « millions dormans » avec les myrtilles, les airelles et les champignons comestibles. Prenez au sortir d’Upsal un jeune pasteur, un ange de l’école. La situation qui l’attend dans un lointain presbytère est de quatre cent cinquante couronnes[1] par an, logis et couvert compris. Au bout de cinq ou six années, si rien ne l’entrave, il en pourra gagner huit ou neuf cents ; et, pourvu que Dieu lui prête vie et que les paroissiens l’élisent, il obtiendra peut-être une bonne cure vers quarante-cinq ou cinquante ans. Alors seulement il commencera à rembourser la Banque des avances qu’elle fit à sa jeunesse verdoyante ; mais il n’achèvera de s’acquitter que le jour où son fils viendra reprendre sa place à Upsal et renouer avec les mêmes banquiers ces solides et affectueuses relations. Comment une telle perspective n’engourdirait-elle pas le zèle des jeunes hommes ? Upsal est trop aimable. Ils voudraient s’y attarder dans l’oubli des échéances et y jouir longtemps d’un si doux crédit.

Cependant ils travaillent ; j’en ai même fréquenté qui travaillaient à force. Mais j’appliquerais volontiers à beaucoup d’entre eux ce mot de Benjamin Constant, « que la foule de connaissances qu’ils amassent ont l’air de les empêcher d’arriver à des résultats, au lieu de les y conduire. » Je n’attribue pas uniquement cette sorte d’encombrement stérile à la peur des idées générales qui caractérise les érudits, et surtout l’érudition germanique. D’ordinaire, le Suédois, par impuissance ou par scrupule, s’interdit d’embrasser de vastes ensembles. Son absence de culture philosophique, — on ne fait point de philosophie dans les collèges, et on n’en fait guère plus à l’Université, — l’asservit à ses documens et au menu détail de ses observations. En philologie, en histoire, en littérature, il creuse son tunnel sans s’ouvrir de prises d’air et sans aspirer à revoir le jour. C’est si frappant que, lorsque vous rencontrez par hasard un vrai critique, une intelligence souple, qui sait dominer, pétrir, ordonner sa matière, un Levertin ou un Schück, vous pouvez presque parier qu’il n’est pas de pure origine suédoise. La même infirmité se trahit dans l’imagination des écrivains et des poètes. Elle est ingénieuse et fine. Elle manque d’ampleur. Ils ne perçoivent que rarement ces rapports imprévus et saisissans entre les choses les plus lointaines, qui font les grandes images et qui ne sont que des généralisations hardies. Excellens dans la courte poésie lyrique, ils s’épuisent vite au cours d’un long poème ; et, en général, leurs romans ne valent pas leurs nouvelles dont un si grand nombre sont de purs chefs-d’œuvre.

Mais la difficulté de composer et de mouvoir de larges sujets et de lourdes connaissances se complique, chez, le Suédois, d’une inquiétude intellectuelle dont sa marche est perpétuellement déviée ou ralentie. Il ne se spécialise que sur le tard ; et les programmes de l’Université encouragent son incertitude. Je me rappelle un entretien avec le poète Oscar Levertin qui avait enseigné à Upsal, qui était alors professeur à Stockholm, et en qui la Suède, encore émue de sa mort subite, a perdu son meilleur critique. Il venait de lire les deux premiers volumes de la Correspondance de Taine ; et il débordait littéralement d’admiration : « Quelle conscience ! me disait-il. Quelle dignité ! Et quelle institution que votre ancienne Ecole Normale ! Non, nous n’avons rien qui y ressemble ! Voyez nos étudians d’Upsal : considérez la variété de leurs objets d’études et la dispersion de leur activité. Le même jeune homme se pousse en sciences naturelles, en allemand et en littérature. Un autre poursuivra les mathématiques, le français et l’histoire. Et nous osons vous traiter de peuple superficiel ! Mais superficiels, c’est nous qui le sommes, nous qui, avec un peu d’allemand, un peu d’anglais, un peu de français, ne savons causer de rien et ne possédons rien à fond. »

Je tiens compte de l’exagération naturelle aux entretiens familiers. D’ailleurs, ce n’est pas une boutade de Levertin qui nous découvrira les raisons profondes de la faiblesse d’Upsal. Mieux vaut interroger Heidenstam, un des plus beaux talens de la Suède, le plus lumineux peut-être et le plus compréhensif. Poète, romancier, essayiste, nul, de l’avis unanime, n’a exploré comme lui les « passages secrets » du génie de sa race. Pareil à Snoilsky[2], mais plus magnifiquement doué, après avoir couru en païen les pays du soleil, la Grèce, la Syrie, la Palestine, l’Italie, il est rentré dans son austère pays du Nord, que tour à tour il émerveille et scandalise. Ses récits en prose des Carolinerna ont doté la littérature suédoise de la seule épopée moderne qu’elle pût envier. C’est l’épopée de Charles XII, écrite par un poète de notre temps, respectueux de l’histoire, et qui n’exhume des cimetières du passé que ce qu’ils contenaient d’éternel[3]. Il a peint dans de puissans raccourcis l’endurance patriotique de la Suède ; mais il a dénoncé avec une clairvoyance presque cruelle le vice du caractère suédois.

Ecoutez ce que dit le lieutenant Pinello, un mercenaire italien, à l’enseigne Krœmer, au campement des prisonniers de Tobolsk : « Sais-tu pourquoi les Suédois sont toujours restés un petit peuple, pourquoi, au milieu des victoires, ils n’ont jamais eu des millions d’enfans, pourquoi la Suède et la langue suédoise n’inondèrent jamais comme un vin bouillonnant la carte de l’Europe ?… L’esprit suédois était, du commencement, un cuir si dur qu’on ne pouvait en venir à bout qu’avec le marteau du devoir. Les Suédois, dès l’origine, n’ont su vaincre ni mourir par amour, mais seulement par devoir… Leur tempérament, dès l’origine, était un sol noué par les pierres : là où maintenant des oiseaux chantent dans le feuillage, c’est là que nous autres renégats, Polonais, Allemands, Français, Italiens, nous l’avons arrosé de notre sang d’aventuriers. Des gouttes de ce sang pendent aux rameaux de vos plus tiers arbres généalogiques, — pendent et brillent. »

Six ou sept ans plus tard, dans un autre volume de nouvelles, La Forêt murmure, le même reproche éclate sur les lèvres d’un poète bohème du XVIIIe siècle, d’un certain Lucidor que Heidenstam met en scène : « Ce qui vous manque, Suédois, je vais vous le dire : c’est l’amour… Où sont-elles, les bonnes petites vieilles qui, en Hollande, chaque matin, m’envoyaient des saluts amicaux ? Elles avaient toujours de si chères occupations avec leurs fromages et leurs oignons de jacinthes ! A genoux, elles essuyaient et brossaient leur rue, non parce que c’était un pénible devoir, mais parce qu’elles aimaient leur rue et tenaient à honneur de lavoir propre… Quand, chez vous, les gens ont-ils travaillé aussi amoureusement ? Pourquoi nos barques et nos outils sont-ils si laids, et nos cruches sur les rayons si grossières ? C’est qu’elles sont faites avec indifférence et sans amour… Ici, qui aime son métier ? Le cordonnier n’est pas assis fièrement à son établi… et ne songe pas : « Je montrerai aux Seigneuries et aux Excellences ce que vaut un cordonnier. » Mais il se dit : « Qu’importe que mes chaussures soient les plus mal fabriquées du monde, pourvu que j’encaisse l’argent et que je m’acquitte vite de cette fastidieuse et noire besogne ? » Et le menuisier ne chante pas à son rabot… Vous craignez Dieu, vous, gens durs, vous, gens raides, mais vous ne l’aimez pas… Celui qui n’a pas d’amour est sans désir dans sa jeunesse ; et même le plus fort ne sait à quoi employer sa force. »

Que de fois ces paroles de Heindenstam me sont revenues à la mémoire, lorsque j’étais à Upsal ! Les étudians peuvent avoir le goût de l’étude et surtout en sentir la nécessité ; ils n’en éprouvent presque jamais l’amour. Ils m’ont paru dénués d’enthousiasme. Le soir, aux Nations ou dans les Pensions de Famille, on entendait entre jeunes gens des dialogues comme celui-ci. « Moi, disait l’un, j’ai travaillé huit heures. » — « Moi, disait l’autre, neuf heures. » — « Et moi, s’écriait un troisième, j’en ai travaillé dix ! » Et je pensais : « Que de chaussures ils ont faites ! » Mais, durant six mois, parmi les étudians, dont j’étais le commensal, je n’ai jamais vu s’engager une de ces chaudes discussions où la jeunesse impatiente et grisée verse, comme dans un pressoir, ses premiers paniers de vendanges.

Un jour cependant je crus qu’un débat allait naître. La veille au soir, on avait célébré l’anniversaire de Gustave-Adolphe, et l’étudiant qui, selon la coutume, prononçait le discours, avait mis, contrairement à l’usage, du picrate dans son éloquence. Il avait osé parler « des bûchers d’hérétiques qui brûlent silencieusement en Suède. » Le journal conservateur d’Upsal relevait cette phrase et tançait vertement l’audacieux. Une jeune institutrice, professeur à l’École de ménage, qui mangeait à notre table, déclara que l’audacieux avait raison. « Ce qu’il dit est vrai, surtout dans les petites villes. » Je me tournai vers le plus communicatif des étudians, et je lui demandai son opinion : « Évidemment, me dit-il, c’est vrai ; mais il faut être prudent… » Ses camarades n’ajoutèrent pas un mot. Ah ! que ces jeunes gens étaient donc prudens et désespérément corrects ! Qu’ils eussent trouvé malséant de se contredire ! Comme on devinait chez eux le sentiment très net que l’étude n’est qu’une forme extérieure de notre activité et que notre tranquillité foncière n’en doit point être affectée ! Leurs professeurs ne leur inspiraient ni admiration, ni désir de combattre leurs idées. Un jugement sec, un petit ridicule saisi, c’était tout ce qui émergeait de leur indifférence.

Ils ne s’animaient un peu qu’aux récits de la bohème d’Upsal, car, s’il faut en croire la légende, les étudians menaient jadis une vie de bohème que je n’ai pas le courage de regretter, tant elle me semble encore plus médiocre que celle des héros de Murger. Cependant, on rapporte qu’à cette époque lointaine, ils s’interrompaient de boire pour discuter la philosophie de Böstrom : et un Norvégien, qui vécut à Upsal vers 1860, fut si conquis par la chaleur et la fraternité des Nations upsaliennes qu’il faillit, nous dit-il, se faire naturaliser Suédois. Que la Norvège lui pardonne, si elle le peut ! Je le soupçonne d’avoir beaucoup aimé les toddy. On désignait ainsi des grogs chauds qui ont heureusement disparu, « comme les tribus d’Indiens dans l’Amérique du Nord. » L’eau-de-vie en était épaisse et sombre ; et, lorsque le Roi mourait, le toddy devenait presque noir. J’ignore comment s’appelaient les quatre premiers ; mais le cinquième se nommait Quint us Fabius, le sixième Sextus Tarquinius, le septième Septimus Severus, le huitième Octavius Maximus, et le neuvième Pio nono. Les éclopés de ces cuistreries bachiques disaient le lendemain : « Ce sont les cinq derniers grogs qui nous ont tués. » On rencontrait alors dans les rues des professeurs qui regagnaient leur logis une bouteille de punch sous le bras, une autre dans la poche, un sourire béat tourné vers le ciel. Les Upsaliens s’entraînaient à l’excentricité avec la même ardeur qu’ils s’appliquent aujourd’hui à observer la correction.

Strindberg, dans un recueil de nouvelles et de croquis encore plus âpres qu’amusans, fait défiler sous nos yeux les originaux de cet Upsal déjà suranné : le solitaire qui a écrit sur sa porte : « Visible jusqu’à sept heures du matin ; » le dormeur qui ne peut pas dormir sans avoir sous sa tête le gros livre de Charles XII par Nordberg, et qui prolonge sa sieste tout l’après-midi devant vingt-cinq bouteilles vides alignées au pied de son mur ; le snob qui refuse de s’enivrer et que ses camarades méprisent ; les théologiens pansus amateurs de Porto ; l’orphelin qui a hérité de quatre mille couronnes et qui dépense son héritage à piocher son français dans les romans de Paul de Kock ; le romaniste qui vient de [tasser sa thèse, Des différentes époques de la Poésie provençale jusqu’à la mort de Louis le Débonnaire : il porte haut la tête ; il est chevaleresque ; il s’agenouille devant sa fiancée dont les mains émues lui essaient sa couronne de lauriers. Celui-là existe toujours, car les Suédois sont aussi férus que les Allemands de notre moyen âge ; et cet engouement, que renforça l’influence considérable de Gaston Paris, les a pour longtemps détournés de notre littérature classique, vivante et vraiment profitable. Les Allemands du moins y font des incursions dont quelques-unes ont enrichi la critique européenne. Pour ne citer qu’un exemple, il me semble que, dans un pays qui a subi plus fortement qu’aucun autre le despotisme sentimental de Jean-Jacques Rousseau, ses œuvres offriraient à la jeunesse érudite une matière aussi instructive que le Roman de la Rose ou que les vers équivoques du bon Crétin.

Mais ceux dont les livres humoristiques évoquent les temps héroïques de la Bohème upsalienne insistent de préférence sur les Ofverliggare dont il ne reste aujourd’hui que de vagues épaves. C’étaient les étudians de la quarantième ou de la cinquantième année, vieux routiers de l’ivrognerie, échassiers marécageux qui circulaient à travers Upsal, familiers avec toutes les bornes et tous les pavés glissans, incapables de quitter cette ville, la plus agréable des prisons pour dettes. Leurs prouesses sont d’une incontestable monotonie. C’est à peine si quelques inventions drôles dérident de loin en loin l’auditeur ou le lecteur. L’un d’eux, préparateur au baccalauréat, n’avait-il pas imaginé d’enseigner l’orthographe à ses élèves en leur faisant corriger les lettres de sa fiancée ?…

Les fiancées apparaissent quelquefois. On aperçoit, à travers la fumée des pipes et le cliquetis des verres, leur silhouette d’ombre penchée sur un ouvrage d’aiguille, derrière la fenêtre fleurie d’une maison provinciale ou d’un vieux presbytère. Mais point de Mimi, ni de Musette. Rien ne déguise ou n’idéalise les premières ardeurs des sens. Les bonnes fortunes des étudians ne sont que des rencontres furtives avec les servantes plus ou moins accortes de leurs professeurs et des idylles rapides sous des portes cochères. Geijerstam nous dit très justement qu’on ne peut toucher la question femme devant eux sans que leur visage ne se contracte d’une gêne douloureuse. Ils sont à la fois timides et brutaux. Timidité et brutalité, c’est tout le secret de leur intime angoisse. La Suède ne condamne pas la défaillance charnelle ; mais elle abomine le péché d’amour. Qu’un jeune homme cède à l’attrait physique et s’humilie dans la crudité morose d’une satisfaction qui ne s’est parée d’aucune illusion de tendresse, on l’admet fort bien ; mais, s’il s’avisait de prendre une maîtresse et de l’aimer, les pavés d’Upsal, qu’ont foulés tant de théologiens, se soulèveraient d’indignation. Du temps que Tegner était évêque à Vexiœ, il aima une femme mariée et il en fut aimé. Elle mourut. Nous devons même à cette mort une de ses plus ardentes poésies. Le mari la croyait innocente, et, pour affirmer sa confiance, il fit sculpter une colombe sur son tombeau. Les habitans de Vexiœ brisèrent la colombe. On la briserait encore aujourd’hui. Cette haine de l’amour défendu est si enracinée dans les esprits que, pendant mon séjour en Suède, trois jeunes filles de la société de Stockholm se cachèrent un soir dans une chambre où elles savaient qu’une de leurs compagnes recevait un personnage connu. Elles assistèrent sans broncher au flagrant délit et se vantèrent ensuite de leur bel exploit. Je n’ai pas entendu une seule protestation contre ce honteux espionnage.

Point d’aventures amoureuses ; nulle galanterie ; mais d’abondantes lippées. De cette bohème trop souvent ivre dont les héros nous sont presque toujours représentés comme de gros messieurs humides de punch, les étudians n’ont gardé qu’un certain penchant à l’ivresse et un goût de tapage et de hurlemens qui, régularisé et concentré à jours fixes, m’a paru très conventionnel. Mais ils continuent de chanter les chansons des Gluntarna. Elles furent composées par le poète Gunnar Wennerberg qui mourut plus tard dans les graves fonctions de Conseiller Ecclésiastique. Ce sont des espèces de petits mimes où tour à tour l’étudiant Glunten et son Magister, un peu Ofverliggare, décrivent et célèbrent la vie d’Upsal, ses restaurans, ses fêtes universitaires, sa forêt, son château, son cimetière, ses « noctambulades, » ses saouleries. La musique en vaut mieux que les paroles ; mais le réalisme en est parfois curieux, et plus curieuse encore la mélancolie qui s’en exhale, une mélancolie moins épicurienne que biblique. Il y a toujours du psalmiste dans le Bacchus du Nord. Ajoutez un sentiment délicat et Linnéen de la nature, l’émotion réelle que donne à ces enragés buveurs le point vert du premier brin d’herbe. Glunten a passé son examen, et l’on va s’enivrer dans le jardin printanier qui luit. Il commande des radis noirs, du hareng, du renne fumé, du madère, de la bière, de l’eau-de-vie. L’eau-de-vie qu’on lui apporte est mauvaise : « Jetez-la dans l’herbe ! s’écrie-t-il ; mais attention aux petites anémones ! » Le soleil descend ; le magister ! et son élève flageolent. « Couchons-nous sur le gazon. Chut ! On l’entend pousser… Les campanules te sonnent le repos, Glunten ! Plus tard, après les tracas et les luttes, tu reposeras dessous. Et d’autres cloches sonneront, Glunten, crois-moi… »


Pauvre vie, et que nous serions tentés, lorsque le travail ne la remplit pas, d’estimer monotone, plate et lourde ; mais attention aux petites anémones ! Elle a des replis qui recèlent de la poésie et de la beauté morale.

Non, les étudians d’Upsal, et, d’une façon générale, les Suédois n’aiment pas leur tâche. Ils s’en acquittent par ambition, par vanité, le plus souvent par devoir. Ce que me disait un de leurs pasteurs, « qu’ils font le bien sans charité, » s’applique à tout ce qu’ils entreprennent. Ils ne s’aiment même pas beaucoup entre eux. « Ils se pendraient plutôt que de rendre hommage au talent d’un compatriote. » Un artiste ne trouve grâce à leurs yeux que lorsque son mérite a reçu l’estampille de l’étranger. Ils n’honorent que la correction. Les natures originales qui refusent de se mouler sur des formes convenues sont impitoyablement repoussées à l’arrière-plan.

Mais leur défaut d’enthousiasme et de spontanéité se rachète par la mélancolie de leur vie intérieure. L’optimisme suédois baigne dans la mélancolie. Sous l’orgueil qui les contracte et les raidit, je sens une timidité presque douloureuse. La force d’expansion, dont Heidenstam leur reproche d’avoir manqué dans leurs périodes de conquêtes et de victoires, ils ne l’ont pas plus dans leur commerce journalier. Gardons-nous d’être dupes de leur apparente cordialité. Les professeurs d’Upsal semblent au premier abord former une famille patriarcale. S’ils se tutoient comme des frères ou de vieux amis, ce tutoiement n’est qu’un moyen de simplifier les rapports dans un pays dont la langue ignore le vous et saute sans transition de la troisième personne cérémonieuse au tu de l’intimité. Le cœur n’y est pour rien. Leurs travaux, souvent considérables, sont comme des explosions d’énergie solitaire et silencieuse. Il n’en sort point de lumière rayonnante. Les meilleurs d’entre eux ne se communiquent pas.

Cette timidité mélancolique, dont s’exaspère parfois une ambition d’autant plus âpre qu’elle est sûre de rester inassouvie, provient, en grande partie, du désaccord entre leurs aspirations au cosmopolitisme et le sentiment de leur pauvreté. Ils craignent tout ce qui ressemble à un désir d’attirer l’attention. Comparez leurs explorateurs aux explorateurs américains ou norvégiens, et leurs hommes de lettres, j’entends les plus célèbres, à cet encombrant Bjornson qui, chaque fois qu’il se déplace, en avertit l’Europe, comme si ses déplacemens risquaient de provoquer des raz de marée ! Les Suédois ont horreur de la publicité ; mais ils souffrent de demeurer obscurs. J’ai été stupéfait de constater l’ignorance où sont les Norvégiens et les Danois de ce qu’on écrit et de ce qu’on pense en Suède et à Upsal. Georges Brandès, lui-même, me parla de cette ville solennelle comme il eût fait d’une Thulé des Brumes. Ils ont l’appétit des pays étrangers, du train qu’on y mène, de toutes les commodités et de tous les luxes. Heidenstam a raison quand il nous dit qu’ils sont plus difficiles pour le tabac que des pachas de Stamboul. Comme je m’étonnais près d’une marchande d’Upsal qu’elle n’eût point les cigarettes que je lui demandais, je n’oublierai jamais l’air dédaigneux dont elle me répondit : « Personne n’en veut ; elles sont suédoises. » Et Heidenstam n’a pas tort, quand il ajoute : « Des grands seigneurs ne jugeraient pas plus sûrement le bouquet d’un cognac, que deux pauvres Suédois endettés qui viennent de quitter le toit paternel. »

Mais, ce cognac, ce n’est point dans leur patrie qu’on le distille. Leur fierté nationale, qui revêt la rigidité d’une consigne, laisse dans leurs cœurs des espaces inoccupés où grandit le désir d’échapper à la vie suédoise. Ils sont fiers d’être Suédois, et nous les en approuvons. Mais qu’est-ce qu’un Suédois ? La Suède a-t-elle sa civilisation propre, sa philosophie, son art, sa littérature ? Les courans étrangers qui s’y répandent ne menacent-ils pas sans cesse de la submerger ? Ses enfans sont-ils constamment et continûment eux-mêmes ? Leur développement s’opère-t-il du dedans au dehors, ou ne suit-il que la ligne brisée des influences exotiques et des engouemens passagers ? Tribu germanique, ils se proclament à certains jours la plus pure des tribus germaniques. Évidemment ils ont beaucoup de l’humeur allemande. Au temps du Romantisme, lorsque le réveil des nationalités orientait les esprits vers le moyen âge, les Tegner, les Geijer fondèrent à Stockholm l’Union Gothique dont chaque membre devait prendre un nom de Viking. On s’abordait au cri de Hei ! que les étudians d’Upsal conservent encore ; et ces graves personnages, poètes, historiens, romanciers et bourgeois de conséquence, assis à un banquet fraternel, buvaient dans des cornes, et, à cheval sur leur chaise, faisaient le tour de la table en chantant. Vous ne vous représentez pas nos Chateaubriand, nos Lamartine, nos Hugo et nos Vigny dans ces exercices équestres. Mais vous ne voyez pas non plus Bossuet mettant un florin d’or dans la main du pasteur Jurieu et buvant à sa santé la rasade dont, à la taverne de l’Ourse-Noire, Luther défiait Carlostad. Cependant ces Germains se flattent aussi d’être avec les Danois les renégats du germanisme. Il ne leur a pas toujours déplu qu’on les nommât les Français du Nord. Ils reconnaissent dans l’épopée de Charles XII un extraordinaire amalgame de l’esprit des vieilles sagas et des tragédies françaises. « Les adversaires de la culture latine, s’écrie Heidenstam, la combattent chez nous comme on combattait Bonaparte, avec un mélange d’admiration et de dénigrement. » En fin de compte, que sont-ils ? »

Je ne sais pas, dans cet ordre d’idées, de page plus dramatique que celle dont ce même Heidenstam commence son opuscule intitulé Classicisme et Germanisme. Il lui souvient d’un soir de son enfance, d’un soir d’automne où sa famille était réunie autour de la lampe et où il s’amusait sur la table d’acajou à disposer en rangs de bataille deux armées de bouchons casqués de capsules rouges et bleues, l’une représentant les Français, l’autre les Allemands. Au dehors, l’impénétrable nuit de septembre, pleine de bruissemens et de coups de vagues. Les roues d’une voiture grincèrent dans l’allée des trembles ; et un serviteur entra avec des lettres et un journal encore humide, d’où un papier blanc, imprimé de lettres grasses, tomba sur la table. « Le Roi était-il mort ? Déjà, l’hiver précédent, il avait coutume au théâtre de se reculer le plus possible dans sa loge, pour que la lumière n’éclairât pas ses traits émaciés et ses cheveux, soudainement blanchis… Quelqu’un prit le papier, le déplia et, dans toute la chambre, on n’entendit qu’un seul mot : « Les barbares ! » Je me rappelle le silence, les rumeurs de la nuit, et mon cœur serré comme à un son de tocsin ou à une odeur d’incendie. Je ne comprenais pas encore le vrai sens de ce mot ; j’ignorais qu’à ce mot de barbares, les femmes épouvantées arrachaient leurs enfans des berceaux et que les hommes prédisaient des temps crépusculaires. Je comprenais seulement qu’un événement prodigieux était survenu. Dans les courtes lignes de ce papier, on lisait que l’Empereur des Français s’était rendu prisonnier à Sedan. »

Le même soir d’automne, vingt-cinq ans plus tard, Heidenstam avait grimpé sur les hauteurs du Hartz. A côté du sentier, une pierre portait le nom des enfans du pays tombés à Sedan sous les balles françaises. Entourés de torches, couronnés de chêne, des vétérans s’étaient groupés devant cette pierre votive, pour une commémoration ; et à travers la forêt résonnait un sombre psaume de mort. « Alors, je songeai au mot unique et si impressionnant entendu dans mon enfance. Je savais maintenant. Les barbares, c’étaient nous. C’étaient les Germains, et j’en suis. »

Le travers le plus divertissant du Français quand il voyage, c’est de demander à chaque étape : « Est-ce qu’on nous aime ici ? » Nos romantiques lui ont tant rebattu tes oreilles que Paris était la capitale du monde et que tout homme digne de ce nom avait deux patries, la sienne d’abord et puis la France ! Nous sommes altérés de l’amour des nations. Qu’elles achètent nos produits ou les dédaignent, qu’elles usent de nos méthodes ou les ignorent, peu importe ; mais qu’elles nous aiment ! Nous n’en voulons qu’à leur cœur. Pour moi, qui ai un peu voyagé, je confesse tristement que je n’ai jamais encore rencontré de pays où nous fussions « aimés. » Comme on connaît partout notre faiblesse sentimentale, j’ai entendu partout le même concert et les mêmes protestations de reconnaissance et d’amour, que partout démentait une infatigable exploitation contre nous de notre prétendue légèreté et de notre immoralité légendaire. Je me suis consolé en observant que les nations ne s’aiment que dans la mesure où elles croient avoir besoin les unes des autres, et que la crainte qu’elles inspirent est une sérieuse école d’admiration.

La Suède nous a aimés jusqu’à notre défaite, et même un peu au-delà, jusqu’au jour où, s’autorisant de ses origines germaniques, elle s’est rapprochée de Berlin pour boire quelques gouttes dans la coupe du vainqueur. Le roi Oscar disait au lendemain de 1870 : « Mon sang est français, mon cœur suédois, ma raison allemande. » La raison des Suédois voudrait bien être allemande, aussi allemande que leur pédagogie qui étrangle dans toutes leurs écoles l’enseignement du français ; mais ils sont trop aristocrates et ils furent trop imbus des lettres françaises pour ne pas garder la nostalgie de la culture latine. Si leur science penche vers l’Allemagne, la plupart de leurs écrivains et de leurs artistes inclinent vers la France. Les plus grands d’entre eux, comme autrefois Tegner, comme aujourd’hui Heidenstam, essaient de fondre dans leur art la sincérité rude de l’imagination germanique et la dignité parfaite de l’idéal français. En tout cas, les plus intelligens redouteraient comme un asservissement spirituel la prédominance exclusive de l’influence allemande ; et leurs appréhensions accusent cette instabilité dont l’esprit suédois, toujours à la recherche de lui-même, éprouve une si persistante mélancolie.

À demi dégermanisés et, sur beaucoup de points, plus déliés que l’Allemand dont ils raillent la lourdeur et pèsent les ridicules, les Suédois n’ont pourtant jamais altéré, dans leur fréquentation des Latins, leur caractère d’individualisme. Ce qui nous sépare le plus, c’est à coup sûr notre conception de la liberté. Politiquement, ils sont plus libres que nous, puisqu’ils ne subissent pas la tyrannie des factions et que leur gouvernement, très honnête, n’est pas armé de cet odieux principe qu’on ne gouverne que pour son parti. Ils ont pris contre les lubies toujours possibles de leur Parlement et contre eux-mêmes les plus fortes garanties. Une loi, comme celle du suffrage universel, n’entre en vigueur que si elle a été votée successivement par deux législatures. Le temps qu’une pareille réforme impose assagit l’impatience des réformateurs et dépouille les débats de leur aigreur fiévreuse. Les mesures les plus graves pour le pays ne sont pas emportées d’assaut. On ne les décide qu’avec la collaboration des années. Ni le pouvoir royal, ni le Riksdag aux mains des paysans n’exercent d’oppression. On ne saurait imaginer de peuple où l’égalité devant la loi soit plus réelle.

L’esprit suédois tend perpétuellement à la justice. C’est ce qui fait à la fois sa force et sa froideur. Une société presque tout entière absorbée dans la contemplation de ce point fixe se défie forcément de l’enthousiasme et des passions vigoureuses. Elle sacrifie même quelquefois ses intérêts matériels au triomphe de la notion abstraite. Un professeur de l’Université prend-il sa retraite ou vient-il à disparaître ? On nomme des experts étrangers qui examinent les titres des divers candidats et qui, chacun de son côté, rédigent leur rapport. On s’entoure ainsi de toutes les précautions contre le favoritisme, les influences du milieu, la vogue du moment, les préjugés nationaux. Avec un pareil système, la Suède ne court aucun risque de commettre une de ces révoltantes iniquités dont un Brunetière fut victime, pour la honte de notre Enseignement Public. A Lund, l’anarchiste Viksel, celui-là même qui invitait un jour Bobrikoff et ses Cosaques à s’emparer de la Suède, afin de s’y humaniser et d’y prendre leurs grades de socialistes, uniquement jugé sur son mérite, est choisi parmi ses concurrens sans que sa nomination provoque la moindre hostilité. Mais voici le revers : la chaire demeure vacante pendant un ou deux ans. Le suppléant, à qui sa suppléance ne confère point d’avantage sur ses rivaux, se sent dans une position trop précaire pour s’adonner entièrement à la préparation de ses cours. Que de chaires boiteuses ! Que de temps dilapidé ! Qu’importe ? La justice est sauve ; et les Suédois peuvent dire : « Nous n’avons pas inscrit dans notre Charte la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, mais nous sommes le pays le plus libre du monde. »

Reste à savoir si la liberté religieuse est aussi grande que la liberté politique chez un peuple où le mariage civil n’est pas encore régulièrement admis, et où l’accès à de hautes situations, comme celles de juge et de conseiller d’Etat, voire à des situations modestes, comme celle d’instituteur, est également interdit aux catholiques et aux juifs. Il ne m’appartient pas de les en blâmer, puisque, leur institution nationale étant toute pénétrée de protestantisme, leur premier devoir consiste à ne pas souffrir qu’un esprit étranger en défigure le sens. Mais je remarque que leur sentiment de la liberté s’accommode de toutes les restrictions qui leur sont commandées par l’ordre social. Bien plus : il se plie volontiers à des règlemens dont s’irriterait notre humeur frondeuse et s’incline, sans récriminer, devant une hiérarchie excessivement bureaucratique.

Le docteur Klein accable de ses sarcasmes la servilité de ses compatriotes. Le fait est que nulle part les titres ne se rehaussent d’une morgue plus solennelle ; nulle part, les fonctionnaires ne m’ont paru plus remplis d’une inexplicable majesté ; nulle part, on ne se courbe plus respectueusement devant tout ce qui porte le bouton de cristal des honneurs ou du pouvoir. L’impayable Docteur prétend même avoir vu de ses concitoyens le des arrondi comme un arc et tels « qu’on ne pouvait se défendre de croire que les trois petites vertèbres de queue cachées sous leur peau se mettaient à frétiller et à battre de droite et de gauche. » Mais ce ne sont là que des formes protocolaires dont le Suédois achète son indépendance intérieure. Il rend au fonctionnaire les hommages qui sont dus à la fonction ; moyennant quoi, il reste maître de le juger un sot. Son individualisme accorde à notre humaine et déplaisante condition de vivre en société les marques les plus flatteuses de politesse. Il n’estime point payer trop cher de quelque soumission déférente aux autorités établies la sécurité de son travail ou de son rêve. Le salut de sa pensée dépend de la paix extérieure qui ne peut être assurée que par l’exacte obéissance des individus aux mœurs et aux lois. Toute originalité qui se manifeste dans le petit monde où il est obligé de vivre lui semble d’abord une inconvenance, puis une menace.


A bien y réfléchir, je me demande si notre sociabilité infiniment plus souple et plus aimable que celle des Suédois ne dissimule pas un autre individualisme que le leur, mais plus dangereux, parce qu’il est égalitaire. La liberté pour nous, la seule liberté dont nous ne puissions nous passer et que nous avons toujours eue ou que nous avons toujours prise, c’est la liberté du plaisir et de la critique. Nous n’attendons pas, pour nous insurger contre une règle, qu’elle nous ait gênés : il suffit qu’elle offusque notre raison ou ce que nous appelons notre raison et qui n’est en somme qu’un reflet de la logique idéale réfracté par notre tempérament. Nous ne tolérons point que la société contrôle nos mœurs, ni qu’elle exige de nous envers ses représentans officiels un respect que notre intelligence avertie considère comme immérité. La fonction ne nous cache pas l’homme ; au contraire ! Elle lui donne un relief qui nous permet d’en fouiller tous les creux. Nous subordonnons l’intérêt général à celui de la Vérité ; mais l’intérêt général a une figure concrète, et la vérité n’est le plus souvent qu’un point mathématique. L’indépendance intérieure dont jouit orgueilleusement le Suédois ne nous offre qu’un charme médiocre à nous qui sommes sans cesse agités du désir de convaincre et d’émouvoir. La douceur de caresser en soi des idées qu’on gardera pour soi n’est pas plus une volupté française que l’ivresse solitaire n’est un vice français. Egalitaires de sentiment et aristocrates d’esprit, jetés par la série de nos révolutions dans la misère des querelles politiques, où l’incompétence des uns exploite l’ignorance des autres, nous ne savons pas honorer nos maîtres d’un jour par souci de l’ordre et nous ne pouvons pas les mépriser jusqu’au silence. Nous nous faisons une vie périlleuse et passionnée, mais au centre de laquelle, comme au cœur d’un cyclone, notre éternel besoin de sympathie nous réserve une petite zone tranquille où la violence des paroles s’affine en paradoxes et où la hardiesse des pensées se fond en scepticisme. Et nous rachetons ce qu’il y a d’antisocial en nous par ce qu’il y a d’éminemment sociable. Les Suédois ne nous comprennent pas toujours, et nous ne comprenons pas toujours les Suédois. Quand ces hommes, si soumis aux conventions qui les régissent, si dociles à l’opinion, si réservés dans leur démarche, si mesurés ou si timorés en tout ce qui touche aux questions brûlantes, nous vantent leur incomparable liberté, nous sommes tentés de croire qu’ils n’ont jamais « rien de trop dans l’âme, » et ils nous font parfois l’effet de gens qui vivraient de quatre sous et qui s’écrieraient : « Nous sommes millionnaires ! »


Il est assez curieux que les revendications les plus audacieuses et les idées les plus révolutionnaires soient parties des femmes, et surtout des vieilles demoiselles. Réduites au célibat par la pénurie des hommes et par le temps qu’ils mettent à se créer une situation, elles sont moins respectueuses d’un état social dont elles ont apprécié les inconvéniens. Depuis que Frederika Bremer les a tirées de la triste pénombre où les reléguait l’égoïsme masculin et les a fait entrer dans sa lumière, elles n’ont pas cessé de harceler l’apathie de leurs maîtres et de remuer la vie stagnante du pays[4]. La plus célèbre d’entre elles, Ellen Key, possède tout ce qui manque à la jeunesse virile d’Upsal : l’enthousiasme, la passion des idées, une confiance éperdue dans la valeur du sentiment, et la bravoure du prosélytisme.

Quelle riche nature ! Elle me rappelle le beau sorbier fleuri dont nous parle Selma Lagerlöf et qui ressemblait à un ciel étoile. Je sens monter en elle la sève du vieux terroir lyrique de la Suède, et j’admire son idéalisme. Ses essais sur la Moralité féminine, sur le Courage, sur la Beauté, sur la Tranquillité, sont d’un moraliste très fin, que son optimisme range tout à côté de Vauvenargues. Mais, dans ses livres sur l’Enfant et sur l’Amour, la psychologie la plus sûre est souvent obscurcie par les nuées d’une Lélia Scandinave. Elle a hérité du donquichottisme dont elle se plaît à relever les traces dans l’histoire suédoise, et elle est partie en guerre contre les préjugés de son pays, — lequel en sursaute encore. Jadis, elle a osé dire que lier la Norvège à la Suède, c’était enchaîner un jeune homme à un vieillard paralytique. Elle a flétri du nom superbe de « populace bien élevée » la catégorie des bourgeois corrects et sans générosité. Évidemment elle a trop donné dans le romantisme du droit au bonheur, et du droit à l’amour, qui sont les droits les plus bizarres du monde. Mais on lui sera reconnaissant d’avoir essayé d’élargir la morale puritaine et d’avoir exalté la dignité du sentiment sincère. Elle croit fortement, et, comme le héros de la Manche, elle ne croit jamais pour un peu. Son besoin d’admirer et ses admirations de Montaigne, de Spinoza, de Goethe, de Nietzsche, d’Ibsen ont fait de son cœur un Panthéon. Des Upsaliens racontent qu’à Weimar, la première fois qu’elle franchit le seuil de Goethe, son émotion fut si grande et ses larmes si vives que le gardien retira le cordon qui séparait la pièce en deux pour lui permettre de pleurer par toute la chambre.

Les Suédois répugnent aux effusions impétueuses. Tout haut, ils les déclarent ridicules. Mais qu’en pensent-ils tout bas ? « Nous autres hommes, s’écrie dans un poème de Heidenstam le vicaire Per Linden, nous autres hommes, avec le même empressement que le voleur enfouit son sac dans sa caverne, nous dissimulons de grandes choses au fond de nos cœurs, de si grandes choses que nous n’osons jamais les dévoiler, tant nous avons conscience de notre petitesse. Nous aimons mieux jouer un personnage banal et plat, et que personne dans la rue ne puisse rire et dire : Voilà un homme qui n’a pas assez de pudeur pour cacher le meilleur de soi ! » Ainsi parle le vicaire Per Linden une nuit, dans le cimetière, sous la neige qui tombe ; mais le froid de la nuit ne pénètre pas sa pelisse de loup ; ses joues brûlent ; il a même enlevé ses gants de laine ; car la bière noire, la bière de Noël, et sans doute le punch, travaillent en lui. Bonne griserie qu’activent les vents du Nord et qui donne à l’esprit la légèreté de la flamme ! Le soir, lorsque dans l’air pur et glacial les fils du télégraphe vibrent sur la blancheur craquante de la plaine, si vous sortez jamais d’un restaurant d’Upsal avec des Suédois échauffés par le vin, vous comprendrez le vicaire de Heidenstam qui trébuche contre les tombes et qui prend à témoin les morts de tout ce qu’ils ont emporté sur leur lit ténébreux de sensibilité comprimée et de rêves inconnus. Vous savourerez cette minute ardente où fond et se vaporise ce je ne sais quoi de contraint et de noué des natures Scandinaves.

Je compare le Suédois à un homme qui s’est claquemuré et barricadé chez lui et qui a jeté les clefs de sa porte dans le torrent. Il s’enorgueillit de sa solitude et de son indépendance. Mais, à certaines heures, un irrésistible désir de franchise et d’épanchement le pousse vers la société des hommes. Que faire ? Son amour-propre ne lui permet pas d’appeler au secours. Il rougirait qu’on devinât sa gêne. Mais il sait qu’on est indulgent aux buveurs et qu’on mettra sur le compte de l’ébriété ce qui n’est qu’une avidité de son cœur. Il boit, il oublie sa correction, et il saute par la fenêtre… On me dit que, depuis quelque temps, les Nations d’Upsal dégénèrent en maisons de tempérance, et que les théologiens y propagent la dilection de l’eau sucrée. Dieu me garde de réhabiliter l’ivresse et de déplorer la fin d’une ivrognerie où s’alourdissait la jeunesse ! Mais, de temps en temps, une pointe de vin n’était pas pour déplaire chez des gens qui ne sortent d’eux-mêmes que sous un stimulant extérieur.

Il leur en restera d’autres, et d’abord le chant qui leur est une façon de penser et de sentir en commun. Au fond, la musique est, comme les forêts, une isolatrice. Où elle triomphe, la conversation s’étiole et meurt. Il y a quelque chose de sauvagement individuel dans les passions qu’elle inspire. Mais ses accords harmonieux trompent la nostalgie des solitaires, et sa douceur partagée donne le change aux âmes. L’Université suédoise bourdonne souvent comme un vaste Conservatoire. Je n’ai jamais entendu de plus beaux chœurs d’hommes qu’à Upsal. Leurs poètes furent presque tous des musiciens et conçurent leur poésie avec sa musique. Quel admirable répertoire, et si national ! Tout y luit et bruit de ce qui a touché leur cœur ; leurs nuits d’été, leurs étoiles d’hiver « que les larmes font clignoter, » leurs bois éventés par des souffles polaires, le triste et long murmure des sombres pins, leurs lacs, leurs torrens, leur pays, ah ! leur pays !… « Sonne bien haut, chère parole !… »

Et il leur restera le culte des héros dont il semble qu’Upsal se soit réservé le privilège. Gösta Wasa, Gustave-Adolphe, et Charles XII, qui dotèrent l’Université, y sont chaque année l’objet d’une commémoration pieuse et grave. Ces soirs-là, étudians et professeurs s’exaltent dans l’amour de la patrie. La fierté collective ouvre une issue à leur secret orgueil. La fête de Gustave-Adolphe m’a produit l’effet d’une communion nationale où, par le rêve, les vivans s’égalaient aux morts. Dans l’ombre d’un soir de novembre, les étudians montaient du bas de la ville avec un chant qui ressemblait à un psaume. Leurs pâles bannières passaient sous les arbres dénudés comme des linceuls de victoire. Leur cortège se déploya devant la vieille église paysanne de la Trinité, aux lueurs des torchères ; et, sans qu’ils le voulussent, par la vertu du triste paysage et de leur gravité, ils semblaient revenir du champ de bataille de Lützen et rapporter à sa terre de Suède le glorieux cadavre. Jamais leurs voix ne m’avaient plus impressionné, ni surtout, succédant à l’hymne national, cette chanson mélancolique qu’ils lancèrent vers le ciel à peine éclairé d’un rayon de lune, et sur les derniers sons de laquelle leurs bannières se dispersèrent et disparurent dans la nuit…


Et je me disais : Quand je la compare au Danemark et à la Norvège, la Suède m’apparaît comme la lourde arrière-garde de la race Scandinave. Elle va lentement et traîne avec elle un attirail de statues en bronze. À chaque relais, elle se confond en hommages solennels et tresse des lauriers dont elle couronne ses dieux. Elle est rude et polie. Ses petites filles saluent comme si elles faisaient des faux pas. Elle boit longuement et sérieusement, et, quand elle n’entonne pas des chansons bachiques, elle chante des psaumes. Son élite est composée de jeunes femmes et de vieilles demoiselles qui marchent derrière la bannière de Frédérika Bremer et derrière l’oriflamme d’Ellen Key. Ce sont même ces dames qui, de temps en temps, poussent un cri de guerre. Cela détermine une houle dans la digne et correcte arrière-garde. Les théologiens et les pasteurs, qui en sont les sergens et les chefs de file, montrent le poing et font le geste de jeter leur Bible à la tête de la jeune femme ou de la vieille demoiselle. Puis le chant des psaumes repart, et tout rentre dans l’ordre accoutumé. Elle a d’admirables érudits, des savans qui valent par la précision de leur information scientifique et par le scrupule de leur recherche, des artistes qui la désertent parce qu’elle ne les paie pas, des romanciers et des poètes qui aspirent à s’enfuir, qui s’enfuient et qui reviennent pour l’adorer. Elle craint les idées générales et n’abonde pas en idées généreuses. Mais, depuis le cèdre jusqu’à l’hysope, elle est probe, surtout dans les choses du cœur et de l’intelligence spéculative. Et, si son pas est lent, son esprit est parfois agité d’une étrange inquiétude. Elle aime trop la musique et le songe, et elle possède des fous merveilleux. Sa timidité est celle des orgueilleux qui n’ont pas toujours le courage de leur orgueil. Ce qui manque aux meilleurs de ses fils, c’est la discussion aimable et le chaleureux échange des pensées. En dehors des controverses religieuses où s’épanche leur bile, ils ont l’air de se renfermer dans une complète incuriosité les uns vis-à-vis des autres. Ils se contentent de s’aimer en elle, quitte à se jalouser et à se détester cordialement en dehors d’elle. Mais sa passion pour sa terre et pour ses traditions est très noble. Elle se raidit dans la force des souvenirs, et, loin d’en être entravée, elle n’en pose que plus fermement ses profitables empreintes sur la route sans fin.


ANDRE BELLESSORT.

  1. La couronne vaut 1 fr. 40.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 décembre 1907, Au cœur de l’Hiver suédois.
  3. La Revue des Deux Mondes en a publié deux chapitres le 15 novembre 1899 ; et tout le premier volume a été traduit par Jacques de Coussange sous le titre de l’Épopée du Roi.
  4. Leurs luttes et leurs conquêtes ont été fort heureusement racontées dans le joli livre de Marc Helys : A travers le féminisme suédois (librairie Plon).