Voyage en Perse/02
VOYAGE EN PERSE,
Notre demeure, à Téhéran, est grande et belle. Assurément, ce n’est pas un monument de marbre. Il ne s’en fait pas en Perse. Mais elle est bien construite en briques crues avec des chaînes de briques cuites. Après avoir passé sous une voûte dans laquelle est pratiquée une chambre servant de corps de garde aux soldats qu’entretient chaque légation, on suit un corridor qui aboutit à une grande cour formant un carré long d’une assez belle étendue. Au milieu est une pièce d’eau en forme de T, le haut de la lettre longeant la façade ; des deux côtés, une rangée de platanes et des massifs d’arbrisseaux et de fleurs. Le terrain est dallé de grandes briques carrées. Les bâtiments qui entourent la cour sont exhaussés de trois ou quatre pieds et composés d’un rez-de-chaussée seulement ; c’est une série de chambres destinées pour la plupart aux gens de service. Au fond se présente le talar (la salle principale, le salon), percé de trois fenêtres à l’européenne et placé entre deux pavillons qui font saillie de chaque côté et sont ornés de niches garnies de stalactites dans le goût oriental. Les rebords des toits sont peints de couleurs brillantes et dentelés à la chinoise. De vastes terrasses en terre battue font le tour de la cour et recouvrent tous les bâtiments. Près du corps de logis principal, l’endéroun ou appartement intérieur, s’étend autour d’une cour séparée et longue un grand jardin, qui n’avait que le défaut de manquer d’arbres ; mais on en pouvait mettre, et c’est ce que nous fîmes bientôt. Enfin, pour terminer la description de notre demeure, elle occupe un vaste emplacement dans le quartier le plus salubre de la ville. Elle possède de l’eau en abondance et est tout au plus à cinq minutes de la porte de Schymyran, qui conduit aux montagnes. Nous étions donc très-bien partagés.
La plus importante affaire était désormais d’obtenir l’audience du roi et de voir le premier ministre. Le souverain ne nous fit pas attendre. Le troisième jour de notre arrivée, ayant reçu ses ordres, nous nous rendîmes en gala au palais, précédés des coureurs et des ferrachs royaux. Nous fûmes d’abord introduits dans un salon ou se trouvaient le ministre des affaires étrangères, Mirza-Say-Khan, le général en chef de l’armée persane, Azyr-Khan, le beau-frère du premier ministre, ancien ambassadeur à Pétersbourg, et deux ou trois autres personnes de marque. On nous offrit le kalian (pipe d’eau) et le thé. Après un instant de conversation, le grand maître des cérémonies, tenant un long bâton couvert d’émail et incrusté de pierreries, vint nous chercher. Il portait, comme le ministre des affaires étrangères, non pas le bonnet noir ordinaire, qui n’est pas d’étiquette pour les grands fonctionnaires lorsqu’ils paraissent devant le roi, mais un turban à forme haute et bombée, jadis en usage à la cour de Séfévys. Il avait aussi de longs bas rouges en mémoire de ce que, du temps de Djenghjyz, une des marques distinctives des khans mogols de premier rang était de paraître devant le Khaghan sans ôter leurs chaussures ; or, ces chaussures étaient des bottes rouges.
Après avoir traversé plusieurs cours et couloirs, nous arrivâmes à la porte d’un vaste jardin rempli de platanes, de fleurs et de bassins d’eau vive. Les bâtiments du palais, dont ce jardin est entouré, ont deux ou trois étages et sont ornés au rez-de-chaussée d’une série de peintures de grandeur naturelle, représentant des soldats réguliers, en uniforme rose, au port d’armes et le sourire sur les lèvres. Ce genre d’ornementation, qui rappelle beaucoup, par le style et les qualités de la peinture, les boutiques de la foire, n’est pas à l’abri de toute critique. On nous fit mettre là des galoches par-dessus nos bottes ; c’est toujours le traité de Turkmantchay qui le veut, et au détour d’une allée, le grand maître des cérémonies s’arrêta ; il se tourna vers un talar dont les colonnes étaient très-richement dorées et peintes, et s’inclina profondément en appuyant ses deux mains sur ses genoux et en les faisant glisser jusqu’aux pieds. Nous saluâmes à la manière européenne, et on nous fit quitter nos galoches, tandis que nos introducteurs quittaient leurs souliers pour marcher simplement sur leurs bas rouges.
Puis, élevant la voix au milieu de ce jardin, que nous vîmes alors bordé d’une haie de soldats, tandis qu’au pied du talar se tenaient des pages, des officiers, des domestiques de tous rangs, dans le plus profond silence, le grand maître des cérémonies proclama que Son Excellence le ministre de France demandait la faveur de s’approcher du roi. Bien entendu, cette requête fut beaucoup plus fleurie que je ne la donne ici, mais je ne me rappelle pas les termes exacts, et je me borne à en reproduire le sens.
Le roi, à ce qu’il paraît, car je ne voyais rien, fit un signe, et nous avançâmes ; à quinze pas plus loin, nouveau salut, et alors j’aperçus Sa Majesté. Elle était assise sur un trône fort élevé, qui me parut très-brillant. Le monarque lui-même était richement habillé, mais j’eus à peine le temps de faire cette observation, car sur un nouveau signe, nous approchâmes davantage et nous montâmes les degrés d’un escalier bordé de serviteurs du palais, qui nous introduisirent d’abord sur un petit palier bas et orné de glaces, puis dans le talar même, en présence du roi.
Sa Majesté avait alors vingt-cinq à vingt-six ans. La figure de Nasreddyn-Schah est belle et noble. Il porte la barbe coupée très-court, et de longues moustaches qui rappellent celles du roi de Sardaigne. Il a de beaux yeux intelligents. Il parle vite et brusquement pour dissimuler, dit-on, une timidité très-réelle. Le ministre de France prit place sur un fauteuil en face du roi, à une douzaine de pas. Le reste de la mission se tint debout. Au milieu du salon étaient aussi debout trois ou quatre princes du sang, oncles du roi. L’un tenait le sabre orné de pierreries, l’autre le bouclier, l’autre la masse d’armes. Ces divers ornements du trône étincelaient de diamants, d”émeraudes et de rubis. Le roi lui-même, couvert de pierres précieuses, était vêtu d’un koulydjêh, espèce de tunique courte en soie de couleur claire bordée de perles. Il portait de larges bracelets de diamants ; la boucle de son ceinturon était de même, son sabre en avait encore, et encore l’agrafe de l’aigrette épanouie sur son bonnet.
Sa Majesté parla beaucoup de l’Empereur et de la France, et montra une grande connaissance de la géographie de notre pays. En sortant de son audience, nous saluâmes aux mêmes places où nous avions salué en arrivant, et nous nous rendîmes chez le premier ministre, qui nous attendait dans une autre cour du palais.
Autrefois, c’est-à-dire il y a trente ans, il était pour ainsi dire impossible de rester, même au printemps, dans la capitale. La fièvre ne manquait pas de saisir les résidents obstinés et en faisait prompte justice. L’air était empesté, l’eau mauvaise, et, quand on sortait des autres villes de Perse pour venir dans ces lieux décriés, on croyait aller à la mort. Tout s’est beaucoup amélioré. La ville, naguère sale et en décombres, s’est nettoyée et relevée ; on y construit beaucoup, et de belles et grandes maisons ; les bazars y deviennent magnifiques et nombreux. Il y a un an à peine que s’est élevé le caravansérail d’Hadjeb-Eddoouleh, que l’on peut appeler un des beaux monuments de la Perse, et qui pourrait être cité avec honneur à côté des plus élégantes constructions d’Ispahan. Enfin, le roi a fait bâtir autour du Marché-Vert, Meydân-ê-Sebz, au centre de la ville, d’élégantes galeries ; cette place même, bien pavée, ornée d’un grand bassin carré, est rendue plus remarquable par la porte de la forteresse flanquée de deux tourelles couvertes du haut en bas de mosaïques en émail. Il ne se passe pas une année qui ne voie s’élever de toutes parts, au dedans et au dehors de la ville, de beaux édifices. Les ruines existeront toujours, puisqu’une ville persane sans ruines n’est pas possible, mais le terrain se déblaye, et la quantité d’eaux courantes et saines que le roi a fait venir de la montagne, a singulièrement amélioré les chemins. Les descriptions de Téhéran, publiées jusqu’à 1845, ne sont plus vraies.
Mais, comme pour lutter contre toutes les améliorations très-grandes et très-réelles qui se sont introduites sous le nouveau règne, le choléra, depuis huit ou neuf ans, fait de terribles ravages dans la Perse septentrionale, et principalement pendant l’été. Ce nous fut une raison de plus pour gagner la campagne.
Nous allâmes nous établir à Roustamabad, assez joli village à deux lieues au nord, très-voisin du palais de Niavérân, ou le roi était fixé.
La Perse n’est pas cependant un pays malsain en lui-même. Le choléra est malheureusement un fléau qui se montre sous toutes les latitudes. Cependant, en Perse, il ne pénètre pas dans les montagnes, et comme les montagnes ne sont jamais bien loin, on peut le fuir en s’y réfugiant. La fièvre, il est vrai, est la souveraine de l’Asie ; elle existe en Perse, et existe partout. Les indigènes la prennent aussi bien que les étrangers, et on ne peut trop deviner la cause de l’intensité de ce fléau. Il est seulement à observer que, comme le choléra, il se guérit généralement sur les hauts lieux. Mais si on a été touché une fois, on garde une grande disposition à retomber sous son empire. Les variétés de ce mal sont très-nombreuses, et depuis la fièvre du Ghylan, qui emporte le malade au troisième accès, jusqu’aux fièvres intermittentes qui durent pendant des années, il existe des nuances infinies, mais toutes détestables. Ceci mis à part, les affections d’autre nature sont rares, et la population présente des cas très-nombreux de longévité. J’ai vu souvent, dans les villages, des paysans qui n’avaient guère moins de quatre-vingts à quatre-vingt-dix ans. Les centenaires ne passent pas non plus pour introuvables. Je ne puis que répéter ici ce que j’ai déjà dit du sud de la Perse ; tous les gens que j’ai observés dans les villes et dans les champs m’ont paru forts, bien portants et alertes.
Les Persans aiment la locomotion. Les paysans eux-mêmes passent volontiers d’une province dans une autre. Il suffit qu’un villageois se trouve trop chargé de contributions pour qu’un beau soir il déménage. Il met son argent dans sa ceinture, sa femme sur un âne ; le bœuf et le cheval portent le mobilier. On rencontre souvent des familles rustiques circulant ainsi dans l’empire. Elles sont bien accueillies par les nouveaux concitoyens qu’elles viennent chercher, et qui sont bien aises du secours de ces bras pour la culture d’une terre toujours trop vaste.
Mais ces hommes en quête d’une résidence ne sont que des voyageurs temporaires. Il existe une classe d’êtres qui fait d’un déplacement constant à peu près le but de sa vie. Ce sont les derviches, qui, n’ayant le plus souvent d’autre occupation, ne se bornent pas à parcourir la Perse, et vont, sans hésiter, à Calcutta, à Constantinople, au Caire, et cela d’autant plus aisément que leurs pérégrinations ne leur coûtent absolument rien. J’en ai vu et pratiqué beaucoup, et je les tiens, en général, pour très-intéressants à connaître. Il y a sans doute, parmi eux, bon nombre de vagabonds purs et simples ; mais çà et là on rencontre une perle, et c’est assez pour leur donner de la valeur.
À pied, ou monté sur un âne, le philosophe nomade se met en route, s’arrêtant où il veut pendant des mois, des années, ou traversant les villes, sans que rien ni personne l’arrête ; dans les déserts, il se joint aux caravanes ; dans les pays où il croit n’avoir pas besoin de protection, il va seul, et personne ne lui demande pourquoi. Un ruisseau coulant entre deux pierres, avec un saule au-dessus, lui paraît offrir un repos agréable : il s’y assied et y demeure tant que ce séjour lui convient. J’ai rencontré ainsi, dans une masure en ruine, aux environs de Reï, l’ancienne Rhagès, un derviche venu de Lahore, qui passa là plusieurs jours. Le lieu lui avait semblé agréable. Un matin il disparut et je ne le revis jamais. Le but final de son voyage était, disait-il, Kerbela. C’était un homme d’une rare instruction, d’un langage recherché et fleuri, connaissant beaucoup les livres, ayant au moins soixante ans et l’expérience de beaucoup de catastrophes qu’il avait heureusement traversées. Son élégance était tout intellectuelle. Il était vêtu d’une robe de coton blanc tombant en lambeaux, les pieds et la tête nus, les cheveux flamboyants, la barbe grise en désordre, la peau calcinée et sillonnée de rides, mais l’air souriant et les yeux pleins de feu. Dans quelque lieu que ces gens s’arrêtent, ils racontent aux habitants, qui bientôt les entourent, ce qu’ils ont vu dans leurs pérégrinations, et les conclusions qu’ils ont tirées de toutes choses. Souvent ils font grande impression sur les esprits ; et comme la religion est un des thèmes favoris de leurs entretiens et qu’ils y sont très-hardis, c’est à ces religieux errants qu’il faut attribuer ce mouvement continuel d’hérésies dont le monde musulman est tourmenté, surtout en Perse, et qui, à chaque moment, ranime, réveille, renouvelle ou apporte les notions de la théologie indienne au milieu de la loi du Koran.
Il est aussi d’autres voyageurs qui, d’après les idées européennes, paraissent plus dignes d’intérêt ; ceux-là parcourent le monde oriental pour s’instruire. Ils sont assez nombreux. Rien ne les distingue extérieurement des derviches, si ce n’est qu’ils ne vont point la tête nue et ne portent point de longs cheveux. Ils sont peu curieux d’opinions théologiques ou de méditations sur les choses surnaturelles, ne s’occupent que des mœurs des pays qu’ils parcourent et des curiosités de l’art ou de la nature qu’ils peuvent y trouver. Mais les pèlerins les plus curieux que j’aie jamais rencontrés sont les derniers dont je parlerai ici.
Je fus abordé un jour par deux hommes de taille médiocre, d’un noir bleuâtre, maigres, et ayant, comme tous les gens du sud de l’Asie, qui n’appartiennent pas aux races militaires, l’air riant, doux et soumis. Ils me parurent, au premier abord, être des Beloutches. Mais je me trompais, car l’un d’entre eux se réclama auprès de moi de la qualité de Français, qu’il attribua aussi à son compagnon. L’aspect de ces soi-disant compatriotes n’était pas propre à soutenir la validité de leurs prétentions, je fus bien vite convaincu de leur sincérité. Ils portaient de longs bonnets pointus en feutre, semblables à ceux des Ouzbeks. Bien qu’on fût au mois de juillet, ils étaient vêtus des lambeaux graisseux de ces longues robes fourrées en peau de mouton que l’on fabrique à Bokhara, et leur saleté dépassait non seulement tout ce qu’on peut voir, mais même tout ce qu’on peut imaginer. Explications faites, j’appris enfin que ces deux hommes, appelés l’un Kakscha et l’autre Mostanscha, étaient des Tamouls de Pondichéry. Ils prétendaient appartenir à la caste brahmanique et se donnaient pour agriculteurs. Dans leur opinion, le feu ayant créé toutes choses et ne pouvant dès lors être trop vénéré, ils avaient voulu faire acte de dévotion envers cet élément. Or, c’était une opinion courante parmi leurs compatriotes du pays de Pondichéry, qu’il existait quelque part dans le Turkestan un Atesch-Kédèh ou temple du Feu, d’une sainteté extraordinaire. De temps immémorial, l’usage d’y aller porter ses prières s’était maintenu, mais aucun de ceux qui avaient fait la route ne s’étant occupé de donner en détail l’itinéraire des pays traversés pour y arriver, personne ne savait autre chose de ce voyage, sinon que l’Atesch-Kédèh existait dans le Nord. Il paraît que ce renseignement suffisait aux fidèles ; car, après bien d’autres, Kakscha et Mostanscha s’étaient mis en chemin.
Ils commencèrent par aller à Bombay, par terre, et de là, traversant le Kotch, ils arrivèrent aux bords de l’Indus. Ils remontèrent le fleuve, tantôt en cheminant sur ses rives, tantôt dans les embarcations là où ils en trouvèrent et où on voulut bien leur donner le passage gratis. Ils parvinrent ainsi jusqu’à Peschawer et, s’étant informés, ils apprirent qu’on ne connaissait pas d’Atesch-Kédèh dans le pays, mais qu’il n’était pas impossible qu’il y en eût à Kaschemyr. Ils partirent pour Kaschemyr. Dans cette ville, on leur dit que le culte du feu était inconnu ou du moins n’avait point de sanctuaire dans la vallée ; mais qu’il était de notoriété publique que Balkh étant la mère des villes et ayant été fondée par Zerdescht ou Zoroastre, si un Atesch-Kédèh pouvait exister quelque part, ce devait être incontestablement là. Ils en tombèrent d’accord et partirent pour Balkh. Point d’Atesch-Kédèh ; c’était à Bokhara qu’il fallait se rendre pour s’en éclaircir. Ils y allèrent et trouvèrent enfin, non pas ce qu’ils cherchaient, mais des renseignements positifs. On leur affirma que le sanctuaire de leur croyance existait à Bakou, sur la rive occidentale de la Caspienne, dans le pays des Russes (voy. notre premier volume, p. 125) ; et, en effet, les feux perpétuels que la nature y entretient sont un objet constant d’adoration de la part des sectaires.
Kakscha et Mostanscha reprirent leur route, sans avoir le moins du monde pensé à perdre patience, et s’acheminèrent vers Asterabad ; mais c’était justement dans le temps que le gouverneur actuel de cette ville, Djafèr-Kouly-Khan, faisait une campagne longtemps différée, et devenue indispensable, contre les maraudeurs turcomans ; de peur de tomber dans ce conflit et d’être faits esclaves d’un côté ou décapités de l’autre, les deux Tamouls se dirigèrent vers Mesched, et de la passèrent par Téhéran, où j’entendis leur histoire.
Je ne relève pas ce qu’il y a de singulier à voir le culte du feu et les Atesch-Kédèhs de la Perse en vénération sur la côte du Malabar et auprès de gens qui se prétendent de caste brahmanique ; je constate seulement que cela est, et c’est une des marques les plus fortes que j’aie jamais rencontrées de la diffusion, et je puis ajouter de la confusion des idées persanes avec les idées hindoues. Pour achever ce récit, les deux pèlerins voyageaient avec une petite tente basse en toile blanche où l’on pouvait s’asseoir deux, mais non se tenir debout ni se coucher. Ils possédaient deux vases de cuivre pour faire cuire leurs aliments ; car, circonstance particulièrement gênante dans une telle entreprise, il ne leur paraissait pas conforme à leurs devoirs religieux de rien manger qui eût été préparé par d’autres mains que les leurs, ce qui les privait naturellement des bénéfices de l’hospitalité commune. Leur mobilier était complété par un de ces jeux autrefois assez en vogue dans nos salons, et que l’on appelle un baguenaudier. Ils y paraissaient fort habiles, et les Persans prenaient plaisir à les voir faire. Ils avaient mis quatre ans pour arriver à Téhéran et prévoyaient, sans nul ennui, qu’à leur retour de Bakou, ils auraient à refaire exactement le même chemin et à voir s’écouler le même espace de temps avant d’arriver chez eux. Lorsqu’on leur eut expliqué qu’en passant par Ispahan et Schyraz pour s’embarquer à Bouschyr, leur voyage serait beaucoup plus rapide, ils ne parurent nullement touchés de cet avantage : un Asiatique comprend difficilement l’utilité de se hâter. Enfin, lorsqu’ils eurent passé une journée à répondre aux questions des gens de la maison joyeusement assis en cercle autour d’eux, et avec lesquels ils s’étaient mis tout d’abord sur le pied le plus amical, ils témoignèrent le désir de continuer leur route. On leur demanda quelle aumône pourrait leur être agréable et leur paraître généreuse, puisqu’ils avaient refusé toute nourriture, le kalian et même une tasse d’eau ; ils se firent un peu prier et enfin répondirent que si, par l’effet d’une générosité surhumaine, dont leur cœur conserverait à jamais la mémoire, on voulait bien leur donner trente schahys, ils se considéreraient comme comblés. Trente schahys ne représentent pas tout à fait quarante sous.
C’est avec cette facilité, mais aussi cette patience, cette gaieté continuelle, cette curiosité douce, toujours portée à satisfaire celle d’autrui en se satisfaisant elle-même, que les Asiatiques circulent dans les pays les uns des autres, sans même savoir bien positivement où ils vont, ni souvent où ils sont. Les longs entretiens de tous les jours, de toutes les heures, où toutes les idées s’expriment, où tout se dit, où rien n’est considéré comme scandaleux quand la forme ne choque pas, exercent naturellement une influence irrésistible et donnent lieu à cette facilité de mœurs, à cette tolérance universelle dont l’Européen seul, avec ses opinions arrêtées, ses décisions tranchantes ou ironiques, est rigoureusement exclu, mais qui permet aux brahmanistes, aux musulmans, aux chrétiens, aux juifs arméniens de vivre pêle-mêle sans se choquer jamais, sauf les jours de crise politique.
L’État persan n’existe pas en réalité, l’individu est tout. L’État ? comment pourrait-il être, lorsque personne n’en prend aucun souci ? La population, assez semblable, sous ce rapport comme sous beaucoup d’autres, à celle de l’empire romain, méprise ses gouvernants, quels qu’ils soient, bons ou mauvais, déprédateurs ou bien intentionnés. Incapable de fidélité politique et de dévouement, pleine d’adoration pour le pays en lui-même, elle ne croit à aucun moyen de le conduire. Aussi tout le monde pillant sans honte comme sans scrupule, et profitant à qui mieux mieux des deniers publics, il n’existe en fait que peu ou point d’administration. La police qui se fait dans les villes est assez bien entendue, il faut le reconnaître, ne serait-ce que pour la singularité du fait. De toute antiquité, les villes d’Asie connaissent et pratiquent l’excellent système de surveillance qui consiste à entretenir des gardiens de nuit dans chaque rue. On n’entend pas de tapages nocturnes ; il n’y a pas de désordres publics. Mais, en dehors de ce point-là, tous les autres sont réduits à néant. Une partie de la population urbaine ne paye jamais d’impôt, soit que des priviléges abusifs que rien ne justifie, sinon le long usage, aient légitimé un prétendu droit, ou que, par de fausses mesures, l’autorité royale l’ait consacré, ou enfin que simplement les contribuables, n’étant pas en humeur de payer, chassent les percepteurs ou ne consentent pas à les recevoir. J’ai vu des villes se donner cette position commode, et les gouverneurs n’y pouvaient rien, faute de troupes, de ressources ou de bonne volonté. Mais personne n’y prend garde.
Autrefois, la viabilité était très-perfectionnée en Perse. Les rois sassanides avaient créé, dans les provinces du Sud principalement, de magnifiques routes, des ponts, des caravansérails en grand nombre. Les différentes dynasties musulmanes continuèrent ce système, et jusqu’à la fin des Séfévys, dans le premier tiers du siècle précédent, les travaux existants furent conservés avec soin, et çà et là augmentés. Mais, depuis lors, tout est détruit, tout a disparu. Dans l’empire entier il n’existe plus un chemin, pas même pour aller de Téhéran à la résidence d’été du souverain, qui en est à deux lieues. À la vérité, tant que dure la belle saison, la nature du sol et la sécheresse soutenue du climat permettent de s’en passer en beaucoup d’endroits. L’habitude et l’adresse font le reste.
Il y a encore quelques ponts, la plupart construits par des particuliers. Comme on ne les répare point, il est d’usage de les économiser, en ne passant dessus qu’en cas de nécessité absolue. Un honnête voyageur me disait que c’était pécher que d’user les ponts sans besoin. Un homme consciencieux traverse à gué, et les caravanes n’y manquent jamais.
Il n’y a pas de forteresses ; il n’y a pas d’arsenaux sérieux ; il n’y a pas un magasin public ; l’administration, quant à son personnel, n’existe que pour fournir à une partie nombreuse, il est vrai, de la population, des prétextes pour vivre aux dépens de l’autre ; l’armée cause plus de concussions qu’elle ne rend de services. Cependant elle est utile encore, car elle peut, dans bien des cas, maintenir l’ordre, et surtout elle a puissamment contribué à tenir en échec d’abord, à ruiner ensuite la puissance des tribus nomades. Mais, en somme, en disant du gouvernement de la Perse qu’il n’existe pas, on n’exagère que de bien peu.
Je ne crois pas qu’il y ait de lieu au monde où l’on s’amuse plus continuellement que dans un bazar de Téhéran, d’Ispahan ou de Schyraz. C’est une conversation qui dure toute la journée sous ces grandes arcades voûtées, où la foule se presse perpétuellement aussi bigarrée que possible. Les marchands sont assis sur le rebord des boutiques, où les marchandises s’étalent avec un art d’exposition que nous avons imité et perfectionné. Les loutys coudoient la foule, le bonnet de travers, la poitrine débraillée, la main sur le gâmâ. Les aveugles chantent. Un raconteur d’histoire s’est emparé du chemin et hurle à pleins poumons les douleurs ou les attendrissements, ou les paroles édifiantes d’un roman. Là, passent des Kurdes avec leur turban énorme et leur physionomie sombre et sérieuse. Au milieu d’eux se glissent, semblables à des anguilles, des mirzas, l’encrier à la ceinture, gesticulant comme des possédés et riant à grands éclats ; dans leur marche précipitée, ils tombent sur une file de mulets chargés de marchandises, qui sont arrêtés à leur tour par de longs chameaux venant en sens inverse. La question pour la foule est de passer au milieu de ce conflit ; ce qui est certain, c’est qu’elle y passe. Un derviche avec ses cheveux épars, son bonnet rouge brodé en soie de couleur de maximes édifiantes, le corps à demi nu, la hache sur le dos, et faisant sonner une grosse chaîne de fer, s’entretient familièrement avec un moullah, marchand de livres, ou un tourneur qui lui fabrique un tuyau pour son kalyan. Là-dessus passe un gentilhomme afghan à cheval, suivi d’une troupe de ses stipendiés. C’est la figure dure, sauvage, intrépide des lansquenets, et c’est aussi leur air débraillé. Turbans bleus collés sur la tête, habits de couleur sombre déguenillés, de grands sabres, de grands couteaux, de longs fusils et de petits boucliers sur l’épaule, de vrais pandours, et dans toute cette cohue des troupeaux de femmes. Elles errent deux à deux, quatre à quatre, très-souvent seules, toutes uniformément couvertes d’un voile de coton, rarement de soie, gros bleu, qui les entoure depuis le sommet de la tête jusqu’aux pieds. Le visage est étroitement caché par une bande de toile blanche qui s’attache derrière la tête, par-dessus le voile bleu, et retombant devant jusqu’à terre, rend impossible d’apercevoir ni de deviner les traits. Un carré brodé à jour à la hauteur des yeux, leur permet de voir très-bien et de respirer à travers ce rou-bend ou lien de visage. Sous le voile bleu appelé tchader, qui est surtout destiné à envelopper depuis la tête jusqu’aux genoux de la personne, se met encore un vaste pantalon à pied qui contient les jupes et qu’on ne revêt que pour sortir. Ainsi calfeutrées, enfermées, les femmes cheminent en traînant leurs petites pantoufles à talons avec un balancement qui n’a rien de gracieux, et viennent s’accroupir au bas de la boutique des marchands d’étoffes, faisant déplier des monceaux de pièces de toile, des soieries, des cotonnades, discutant, comparant, ne se décidant pas, et enfin se levant et s’en allant maintes fois sans avoir rien acheté, comme cela se pratique dans d’autres pays encore, et tout cela sans avoir soulevé le moindre bout de leurs voiles.
Et tandis que les marchands font assaut d’éloquence et de persuasion pour arrêter ces goûts si incertains et si changeants, tous les propos et les cancans de la ville débordent de boutique en boutique. Ici on parle politique et on blâme telle mesure récente du gouvernement ou telle résolution qu’on dit imminente. On raconte ce qui s’est passé la veille au soir ou le jour même dans le harem du roi et le point exact où en est la discussion de telle klanum avec son mari. La chronique scandaleuse court de bouche en bouche, peu voilée et s’exagérant tous les quarts d’heure. On emprunte de l’argent et on en prête. On retire telle pièce de vêtement qui était en gage depuis six mois et on va engager telle autre. On se querelle, on se menace, mais on ne se frappe pas, à moins de circonstances rares. C’est un tapage, des cris, des rires, des gémissements, des poussées à faire tomber les voûtes, et souvent aussi elles ne résistent pas. Car, bâties en briques crues en beaucoup d’endroits et cimentées à la grosse, elles s’écroulent avec fracas, surtout aux approches du printemps, et on ne peut nier qu’elles n’écrasent çà et là quelques causeurs.
Les Persans, extrêmement réservés sur la partie féminine de leur propre famille, sont on ne peut plus goguenards à l’endroit des femmes qui ne leur sont pas parentes. Ils s’en donnent alors à cœur joie, et à les entendre on croirait qu’il n’y a de dames respectables dans l’Iran qu’autant qu’ils ont encore une mère, une femme et des sœurs.
Sans m’arrêter à ces rapports, probablement empreints de beaucoup d’exagération, je dois dire que les femmes persanes se marient très-jeunes. Dans les familles aisées, le père exige ordinairement du fiancé trente tomans pour le prix de l’épouse, c’est-à-dire 380 fr., ce qui n’est pas énorme, et le plus souvent cette somme est employée par les parents à l’usage de la jeune femme. Il n’y a donc pas lieu de dépenser d’éloquence pour plaindre le sort d’une victime vendue par un père barbare. Avant la cérémonie nuptiale, il s’écoule souvent plusieurs mois pendant lesquels le fiancé n’est pas censé être admis à voir sa future à visage découvert ; mais, pour concilier sur ce point l’attitude que la coutume impose au père de famille et la légitime impatience du jeune homme, il est à peu près convenu que la mère de la jeune fille veut à celui-ci tout le bien possible, et par faiblesse lui fournit des occasions d’aller et venir dans la maison. Il en abuse et se livre à ce qu’on appelle le namzêd-bazy, ou la vie de fiancé, le jeu de fiancé. C’est-à-dire qu’il pénètre dans l’endéroun, saute par-dessus les terrasses, et entre et sort par les fenêtres à son gré.
D’ordinaire, les promis sont très-jeunes ; l’homme a de quinze à seize ans ; la fille de dix à onze. Mariés sur ce pied, on serait porté à croire qu’ils n’ont pas assez de raison pour conduire un ménage ; mais la raison entrant peu en ligne de compte dans les affaires persanes, on admettra, sans trop d’indulgence, qu’ils sont déjà, sous ce rapport, à peu près aussi avancés qu’ils le seront jamais : de ce côté, il n’y a donc rien à dire. J’ai vu un ménage composé du père, de la mère, de la femme et du mari, livré à des angoisses extrêmes et tout le monde pleurant, parce que la jeune femme, âgée de quatorze ans, allait mettre au monde son premier-né. Le père déclamait contre sa femme, qui l’avait porté à exposer sa fille à un aussi grand danger. La mère perdait la tête d’inquiétude et courait çà et là, hors d’elle-même. Quant au mari, il s’était enfui dans un coin obscur pour échapper aux reproches qui pleuvaient sur lui de toutes parts et il pleurait à chaudes larmes. Quand les choses furent venues à bien par l’intervention des commères, il resta huit jours sans oser se montrer.
Dans les hautes classes, cette sorte d’enfantillage existe moins en réalité, mais on l’affecte. Car, à sept ou huit ans, un garçon épouse une femme pour avoir soin de lui. Elle lui appartient par un lien légal. Si, plus tard, elle ne lui plaît pas, il la répudie. C’est donc l’intérêt de celle-ci de tâcher de se l’attacher de bonne heure par la reconnaissance qui se forme très-vite, et qui néanmoins n’en est pas un lien plus solide.
Arrivée à vingt-trois ou vingt-quatre ans, il est assez rare qu’une femme n’ait pas eu déjà au moins deux maris et souvent bien davantage, car les divorces se font avec une excessive facilité, pas plus facilement toutefois que les mariages, car non-seulement on les conduit sans beaucoup de cérémonie, mais on a encore imaginé de les faire à terme, pour un an, six mois, trois mois et beaucoup moins ; je n’ai pas besoin de dire que la considération publique n’a rien à voir avec ces sortes d’unions, qui sont jugées absolument comme on les jugerait en Europe. La différence est que rien ne fait scandale dans ce genre : la moralité asiatique ne blâme que ce qui s’affiche en public, et rien de ce qui se cache derrière les murailles de l’endéroun, où tout est permis.
Cette extrême facilité de faire et de défaire les alliances ne porte personne à avoir plusieurs épouses à la fois. On peut dire que les exemples de polygamie sont rares, et constituent presque des exceptions. Il y a telle ville, comme Démavend, par exemple, qui compte trois ou quatre mille âmes, où je n’ai trouvé que deux hommes ayant chacun deux femmes, et je dois dire qu’on ne leur en savait pas gré. Je parle des musulmans ; car les nossayrys (ou Aly-Illays, sectaires) sont monogames. Ainsi, en admettant, comme on l’a dit, que la polygamie soit nuisible à la population, ce qui est un peu difficile à croire quand on voit les enfants de Feth-Aly-Schah donner à la troisième génération une tribu d’au moins cinq mille personnes, encore faut-il avouer que la polygamie ne saurait être comptable de la dépopulation de la Perse, puisqu’on peut dire presque à la rigueur qu’elle n’y existe pas. Il arrive quelquefois qu’un Persan, changeant de ville de temps à autre, aura une femme dans chacune de ces résidences, mais ces cas sont aussi des exceptions.
Les femmes sont très-rigoureusement cloîtrées dans l’endéroun, en ce sens que personne du dehors, aucun étranger à la famille n’y est admis. Mais, d’autre part, elles sont parfaitement libres de sortir depuis le matin jusqu’au soir et même depuis le soir jusqu’au matin dans beaucoup de circonstances. D’abord, elles ont le bain ; elles y vont avec une servante qui porte sous son bras un coffret rempli des objets de toilette et des parures nécessaires, et elles en reviennent au plus tôt quatre ou cinq heures après. Ensuite, elles ont les visites qu’elles se font entre elles et qui ne durent pas moins longtemps. Puis elles ont leurs invitations pour les naissances, les mariages, les anniversaires, les fêtes publiques et particulières qui se renouvellent incessamment, sans compter les simples réunions plus fréquentes encore. Elles ont aussi les pèlerinages à des tombeaux situés à peu de distance dans de jolis paysages, auxquels elles sont fort exactes, et qu’elles ne voudraient pas négliger pour rien au monde.
J’ai rencontré des caravanes de pénitentes montées sur des mulets, sous la conduite d’un ou deux domestiques, et qui arrivaient du Mazenderan, c’est-à-dire de plus de quarante lieues. Elles paraissaient s’amuser beaucoup.
Il ne faut pas oublier que toutes ces femmes sont si exactement voilées et si semblables dans leurs vêtements extérieurs, qu’il est impossible à l’œil le plus exercé d’en reconnaître une seule. L’usage de prendre un mari pour faire un voyage en pèlerinage à Kerbela ou à la Mecque, lorsque le vrai mari ne peut accompagner sa femme, existe encore en Perse ; mais, au retour, le mari par occasion cesse de rien être dans la famille.
Enfin, en mettant même à l’écart les invitations, le bain, les pèlerinages, les visites au bazar, les femmes sortent quand elles veulent, d’autant plus que les hommes restent très-peu au logis, et elles paraissent vouloir toujours sortir, car elles encombrent les rues en toute saison. À Dieu ne plaise que j’en conclue rien de défavorable et que je pense que cette perpétuelle locomotion, l’éducation très-libérale qu’elles reçoivent en certaines matières, la persuasion où elles sont qu’étant des êtres imparfaits elles ne sauraient être responsables de rien, enfin, l’incognito impénétrable qui les suit partout, les induisent à rien de fâcheux. Les Persans le prétendent, mais ils sont si médisants ! et je n’en crois rien. Je me borne à trouver que cette licence sans liberté, cette absence complète d’éducation morale est d’un fâcheux effet pour les maris plus encore que pour les femmes, et leur ôte complètement, dès la jeunesse, le goût de la vie de famille et d’intérieur.
Les femmes sont absolument maîtresses dans ces maisons où elles restent si peu. Elles y sont servies par des domestiques des deux sexes, et on admet libéralement que l’endéroun peut rester accessible aux visiteurs qui n’ont pas plus de dix-huit à vingt ans. Aucune inconséquence ne choque dans ce pays, et lorsque en particulier on fait remarquer celle-ci aux Persans, ils en rient de tout leur cœur et vous font là-dessus deux mille contes plaisants ; mais ils concluent bientôt sérieusement en disant que c’est l’usage.
Les femmes n’étant, comme je viens de le dire, responsables de rien, sont extrêmement colères et violentes. Le Prophète avait découvert qu’il leur manquait quelque chose dans l’entendement, et il s’empressa d’en conclure, comme elles l’ont trop bien retenu, que leurs faits et gestes n’avaient pas de conséquence. Plein de cette idée, il déclara même que le manquement le plus grave qu’on peut avoir à leur reprocher devrait être prouvé par quatre témoins oculaires. C’était à peu près donner l’impunité au sexe faible et lui montrer beaucoup d’indulgence.
Les femmes persanes ont pris le jugement du Prophète au pied de la lettre : il y a plus de maris à plaindre qu’il n’y a de femmes victimes. Elles ont surtout une tendance marquée à faire usage de leur pantoufle, et cette pantoufle, toute petite qu’elle soit, est construite en cuir très-dur et armée au talon d’un petit fer à cheval d’un demi-pouce d’épaisseur. C’est une arme terrible, dont j’ai vu les déplorables effets sur la figure labourée d’un malheureux mari qui s’était attiré la colère d’une petite dame de treize ans.
Les heures qui ne sont pas données au bazar sont absorbées par les visites. Comme partout ailleurs, il y en a de toutes sortes d’espèces, les visites de cérémonie, de convenance, d’affaires, de plaisir.
Quand on veut aller voir quelqu’un, on commence, le plus souvent, par lui envoyer un domestique pour s’informer de ses nouvelles et lui faire demander si tel jour, à telle heure, on pourra venir le voir sans le déranger. Dans le cas ou la réponse est favorable, on se met en route et l’on arrive au moment indiqué, qui n’est jamais très-rigoureusement défini et qui ne peut pas l’être, vu la manière dont les Persans calculent le temps. Une heure après le lever du soleil est une bonne heure pour aller voir quelqu’un, parce qu’il ne fait pas encore trop chaud ; ou bien encore à l’asr, c’est-à-dire tout le temps de la troisième prière, dont, par parenthèse, les Persans se dispensent très-souvent. Quand quelqu’un doit venir à l’asr, on peut l’attendre depuis trois heures de l’après midi jusqu’à six heures, et il ne se trouve pas en retard. Comme le temps ne compte pour rien, être en retard ne serait d’ailleurs pas un tort, ou bien c’en est un que tout le monde partage.
On se met donc en route avec le plus de serviteurs possible, le djelodâr marchant devant la tête du cheval, la couverture brodée sur l’épaule ; derrière le maître vient le kalyandjy avec son instrument. On chemine ainsi, au pas dans les rues et les bazars, salué par les gens de sa connaissance, donnant aux pauvres. Parmi ceux-ci il en est quelquefois d’espèce singulière. Ainsi un de mes amis se vit un jour accosté par une femme dont le voile tout neuf et le rou-bend d”une grande propreté indiquaient l’aisance. Elle lui demandait un schahy (un sou) d’une voix lamentable. Sur l’observation qu’il lui fit, qu’elle ne semblait pas en avoir besoin, elle lui répondit qu’en effet elle était riche, mais qu’ayant un enfant malade, elle s’était réduite pour ce jour-la à vivre de charités, afin d’obtenir par son humilité la miséricorde céleste. D’autres mendiants, d’espèce plus réelle, se lèvent tout droit sur votre passage, criant à tue-tête : « Que les saints martyrs de Kerbela et Son Altesse le Prophète et le Prince des croyants (Aly) élèvent Votre Excellence jusqu’au comble de la prospérité et de la gloire ! » Quelquefois Son Excellence est un très-simple bourgeois, qui n’en donne pas moins son aumône, et qui en est remercié par une prosopopée digne de l’exorde. Si le passant est un chrétien, le mendiant ne souffle pas mot du Prophète ni de son monde, mais invoque à grands cris les bénédictions de Son Altesse Issa (Jésus) et de Son Altesse Mériêm (Marie), sur le magnifique seigneur, la splendeur de la chrétienté, qui viendra sans nul doute au secours du plus petit de ses serviteurs.
On arrive enfin à la porte où l’on doit s’arrêter et l’on met pied à terre. Les domestiques marchant en avant, on pénètre par différents couloirs toujours bas et obscurs, et souvent on traverse une ou deux cours jusqu’à la maison. Êtes-vous d’un rang supérieur, le maître du logis vient lui-même vous recevoir à la première porte. En cas d’égalité, il vous envoie son fils ou l’un de ses jeunes parents. Alors a lieu un premier échange de politesses : « Comment Votre Excellence ou Votre Seigneurie a-t-elle conçu la pensée miséricordieuse de visiter cet humble logis ? » De son côté, on répond, en s’exclamant sur l’excès d’honneur qui vous est fait : « Comment daignez-vous ainsi venir au-devant de votre esclave ? Me voici dans une confusion inexprimable ; je suis couvert de honte par ces excès de bonté. »
En devisant ainsi, on arrive jusqu’à la porte du salon ou l’on doit entrer. Ici on fait assaut de civilités pour ne pas passer le premier. Le maître vous affirme que vous êtes chez vous, que tout doit vous obéir dans cette pauvre demeure ; vous vous défendez avec modestie, vous jurez d’être résolu à n’en rien faire, puis vous quittez vos chaussures, votre hôte en fait de même, et vous entrez.
Vous trouvez généralement réunis tous les hommes de la famille, qui sont là pour vous faire honneur. Ils se tiennent debout, rangés contre le mur. Ils s’inclinent à votre arrivée et vous répondent par un salut général. Puis le maître vous mène dans un coin de la salle, où il veut vous faire asseoir au haut bout, ce dont vous recommencez à vous défendre avec un surcroît de protestations. L’assistance sourit à cet aimable combat, qui prouve, de la part des deux acteurs, une excellente éducation. Enfin, vous prenez place et votre hôte également. Sur votre prière, ce dernier fait un signe à son monde, qui remercie et s’assoit de même. Quand chacun est casé, vous vous tournez d’un air aimable vers votre hôte et vous lui demandez si, grâce à Dieu, son nez est gras. Il vous répond : « Gloire à Dieu, il l’est, par l’effet de votre bonté ! — Gloire à Dieu ! » répliquez-vous.
Ensuite, vous vous inclinez vers le plus proche voisin, dont le rang d’ordre indique assez les droits particuliers à la considération, et, de la même manière, vous vous enquérez si, grâce à Dieu, sa santé est bonne. Sur une réponse qui est toujours affirmative et accompagnée d’un gloire à Dieu, d’un par l’effet de votre faveur, vous passez à un troisième, et ainsi de suite, tant qu’il y a d’assistants, ayant soin toutefois de nuancer votre question de manière à marquer une différence décroissante d’empressement, à mesure que vous descendez vers ceux qui sont placés le plus près de la porte. Là, vous ne faites plus guère de question, et une inclination aimable suffit.
Cette cérémonie ne laisse pas que de durer quelque temps. Quand elle est finie, vous revenez à votre hôte, et il n’est pas mal de lui redire avec un air de tête tout à fait caressant, et comme si vous ne l’aviez pas vu depuis quinze jours : « Votre nez est-il gras, s’il plaît à Dieu ? » Ce à quoi il réplique du même ton : « Il l’est, grâce à Dieu, par l’effet de votre miséricorde ! » J’ai vu répéter la même question trois et quatre fois de suite par des gens très-polis, et j’ai entendu citer avec éloge l’exemple du feu Iman Djuiné, ou chef de la religion à Téhéran, qui, lorsqu’il allait chez quelques grands seigneurs, ne manquait jamais de demander des nouvelles de leur nez, non-seulement au maître du logis, mais encore à tous les domestiques, et ne remontait pas à cheval sans s’être assuré de la façon la plus aimable que le nez du soldat en faction à la porte était tel qu’on pouvait le désirer. Pour ce motif, ce grand dignitaire ecclésiastique était si populaire et si chéri de tout le monde, que sa mémoire est encore vénérée.
Enfin, après l’épuisement de cette question, il y a un moment de silence, et le maître de la maison y met fin en observant d’une façon générale qu’il est à remarquer que le temps médiocrement beau la veille est subitement devenu admirable, ce qui ne saurait s’attribuer qu’à la fortune étonnante de Votre Excellence. Les assistants ne manquent pas de relever la profonde vérité de cette observation, et quelqu’un se trouvera là pour dire que ce qui est excellent rend excellent tout ce qui l’approche ou l’entoure ; que l’homme éminent en perfection doit être également entouré de perfections éminentes, et que partout où paraît Votre Excellence on ne saurait s’étonner de voir aussitôt régner l’équilibre complet des choses et le dernier degré du bien. Cette proposition soulève encore plus d’assentiments, et ce serait malheur qu’elle ne fût pas appuyée par une citation de quelque poëte.
On peut se confondre en démonstrations d’humilité, et il n’y a pas d’inconvénient à le faire. Mais il est mieux de répliquer que le temps ne s’est vraiment mis au beau que du moment où votre hôte a accepté votre visite, que ce n’est donc pas votre fortune, mais bien la sienne qui montre ici son ascendant, et, d’autant mieux, qu’un peu souffrant en montant à cheval, vous ne l’avez pas plutôt aperçu que vous vous êtes trouvé admirablement bien. Là-dessus, profitant du brouhaha qui s’élève pour applaudir au tour que vous avez donné à la conversation, vous amenez une anecdote qui ne manque jamais de porter les heureuses dispositions de l’assemblée à son comble. Votre hôte vous serre la main avec gratitude, vous lui serrez les mains avec tendresse, puis le kalian, le thé, le café, les sorbets circulent.
Je ne veux pas absolument faire l’éloge de cette manière excessive de comprendre la politesse ; mais j’ai cru m’apercevoir que, spirituels comme sont les Persans, ils savaient facilement donner à tous ces compliments un peu exubérants une tournure qui allait à la plaisanterie ; que de proche en proche, de ce terrain d’exagération, il sortait assez souvent des saillies et des mots qui ne manquaient ni de finesse ni d’agrément, qu’à force de subtiliser sur des absurdités, on rencontrait parfois des choses très-spirituelles, et enfin que, dans les occasions et avec des gens qui rendaient difficile ou impossible un entretien raisonnable, toutes ces occasions-là étaient, en définitive, moins plates, beaucoup plus animées et plus gaies que la conversation qu’on appelle chez nous de la pluie et du beau temps, bien que le fond en soit le même. Le plus grand mérite consiste donc dans la broderie, toute extravagante qu’elle soit, et peut-être parce qu’elle l’est.
Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’entre personnes qui ont quelque chose à se dire, ces formules se simplifient tout de suite ; cependant, même d’ami à ami l’extrême courtoisie subsiste toujours, et cela dans toutes les classes de la société. J’ai vu des portefaix et des paysans se parler avec des égards qui semblaient bizarres pour nous. Les nomades seuls s’en dispensent. Aussi les Tadjyks les considèrent-ils comme des gens grossiers et indignes de vivre. Mais, je le répète, si, dans une réunion d’amis qui s’assemblent pour se réjouir, on ne se fait pas de ces interminables compliments, celui qui vous parle est toujours votre esclave ; s’il a un bel habit ce jour-là, c’est toujours par l’effet de votre bonté, et s’il dit quelque chose qui plaise à la société, c’est par suite de votre miséricorde.
La peinture est extrêmement déchue en Perse. Le roi Mohammed-Schah avait envoyé à Rome un artiste pour qu’il s’introduisît dans les secrets et les procédés de l’art européen, que les Persans reconnaissent volontiers comme très-supérieur au leur. Malheureusement le choix de l’étudiant ne paraît pas avoir été heureux. Le peintre n’a été frappé de rien et n’a rien compris. Le seul résultat de son voyage a été de rapporter une copie de « la Vierge à la chaise » qui a fait fortune, et est aujourd’hui reproduite partout.
Depuis longtemps on copie des gravures et des lithographies européennes.
Les Persans ont un goût singulier qui tient en quelque sorte aux arts du dessin, et qu’ils poussent jusqu’à la frénésie : c’est celui des beaux modèles de calligraphie. On donne cinq cents francs et au delà pour une ligne de la main d’un maître ancien, comme Émyry le derviche ou d’autres. Mais Émyry est le plus célèbre. Les maîtres modernes se payent naturellement moins cher, et sont cependant fort admirés. Tout le monde, d’ailleurs, tombe d’accord qu’on n’écrit plus aujourd’hui avec la même perfection et la même élégance que dans les siècles passés. Le style a changé. J’ai vu faire des folies pour des œuvres anciennes, qui, en effet, étaient fort belles.
Les chansons jouissent d’une grande faveur, mais il faut qu’elles soient nouvelles, et les dernières connues ont surtout la vogue. Beaucoup sont satiriques et souvent politiques. Parmi celles qui ne traitent que des charmes de l’amour et du vin, un grand nombre a la plus auguste origine. Le roi, sa mère et les dames de l’endéroun royal en produisent sans cesse, qui sont aussitôt répétées dans le bazar et dans les autres endérouns. Mais si l’on change les paroles, il est rare que l’on fasse de nouveaux airs, et c’est pourquoi, au dire des personnes compétentes, la musique est entrée dans une phase de décadence. Peu de gens en savent la théorie, et on se contente d’apprendre par cœur certaines séries de chants qui permettent pleinement de se tenir au courant des nouveautés.
Dans toutes les rues, on rencontre des conteurs d’histoires ambulants. Autrefois, les cafés leur servaient surtout de théâtre, comme en Turquie. Mais les cafés, invention toute récente en Perse, ont été supprimés par l’Emyr-Nyzam, parce qu’on y parlait politique et qu’on y faisait trop d’opposition. Ils n’ont pas été rétablis depuis. Dans un emplacement assez vaste, près du Marché-Vert, on a construit une sorte de hangar en planches, ouvert de tous côtés et garni de gradins, de façon à pouvoir contenir deux ou trois cents personnes accroupies sur leurs talons. Au fond du hangar, s’étend une estrade. C’est là que depuis le matin jusqu’au soir se succèdent et les conteurs et les auditeurs. Les Mille et une Nuits sont considérées comme un recueil classique, fort beau assurément, mais vieilli. On leur préfère les Secrets de Hame, vaste collection en sept volumes in-folio, contenant les récits les plus bariolés, tous à la gloire des Imans. C’est la source ou l’on puise de préférence. Mais on recherche aussi beaucoup les anecdotes plaisantes, les répliques ingénieuses, les récits qui contiennent quelques mauvais propos sur les moullahs et les femmes, le tout entremêlé de vers et quelquefois de chant. La population passe en grande partie sa vie à entendre ces récitations, qui ne coûtent pas cher aux oisifs, quand elles leur coûtent quelque chose.
Toutefois le charme qu’elles peuvent avoir, si grand qu’il soit, le cède complétement à celui des représentations théâtrales, avec lequel rien ne peut rivaliser. C’est une furie dans toute la nation ; hommes, femmes et enfants ont les mêmes entraînements sous ce rapport, et un spectacle fait courir toute la ville. Dans tous les quartiers et sur toutes les places, se trouve une sorte d’auvent plus ou moins vaste destiné à cet usage. C’est là que se mettent certains personnages du drame, mais l’action se passe sur la place même, de plain-pied avec les spectateurs. Les femmes sont réunies en foule d”un côté et les hommes de l’autre, sans que ces deux parties de l’assemblée soient cependant très-rigoureusement séparées. Le spectacle est toujours un drame emprunté à la vie des Persans, l’histoire d’une persécution des califes abbassides. La plus célèbre de ces compositions est celle que l’on représente au mois de Moharrem et qui a pour sujet la mort des fils d’Aly et de leurs familles dans les plaines de Kerbela. Cette déclamation dure dix jours, et pendant trois ou quatre heures chaque fois. Ce sont des morceaux lyriques souvent fort beaux et très-pathétiques, ajustés les uns au bout des autres et récités avec passion. On n’y craint pas les longueurs, et les Persans n’ont jamais assez de la peinture détaillée des souffrances, des malheurs, des angoisses, des terreurs de leurs saints favoris. Toute l’assemblée sanglote à qui mieux mieux et pousse des cris de désolation. Chez le plus grand nombre ces démonstrations sont sincères, car il est difficile, en effet, de ne pas être ému, et j’ai vu des Européens saisis de tristesse ; mais, pour quelques-uns, il y a affectation évidente, et ce ne sont pas ceux qui gémissent le moins haut.
De temps en temps, le moullah, qui est assis en face sur un siége élevé, prend la parole pour faire mieux comprendre à la foule combien les Imans ont souffert. Il entre dans les détails de leurs tourments, il paraphrase le drame, il maudit les califes oppresseurs et il entonne des prières. Aussitôt les auditeurs, et principalement les femmes, commencent à se frapper violemment la poitrine en cadence en chantant une sorte d’antienne et en répétant sans fin, avec des cris furieux : « Husseyn, Hassan ! » Puis, l’entr’acte terminé, la pièce reprend. Bien que le fond soit le même depuis bien des années, on y change toujours quelque chose, et généralement on amplifie et développe les morceaux les plus pathétiques. Il n’est pas mal que les acteurs qui remplissent les rôles odieux fondent en larmes comme les spectateurs à l’idée de leur propre scélératesse. J’en ai vu un qui remplissait le rôle abominable du calife Yézyd et qui était tellement indigné de lui-même, qu’en proférant les menaces les plus atroces contre les saints Hassan et Husseyn, il pleurait au point de pouvoir à peine parler, ce qui portait à son comble l’émotion de la foule. Je ne sais si ces gens-là traitent une œuvre d’après les principes de Longin et autres critiques, mais il n’est pas possible de nier qu’ils produisent sur le public des effets dont nos plus beaux chefs-d’œuvre tragiques n’approchent pas. C’est le théâtre compris un peu à la manière des anciens Grecs.
Nous avons l’honneur, nous autres Français, de jouer un très-beau rôle dans la représentation de la mort des Imans, fils d’Aly. Un ambassadeur du roi Jean (quel roi Jean ?[2] C’est ce qu’il n’est pas très-facile d’expliquer) se trouvait à la cour du calife Yézyd quand on lui annonça la famille sainte faite prisonnière à Kerbela. Il chercha à émouvoir le tyran en faveur de ces femmes et de ces enfants. N’ayant pu y réussir, et transporté d’indignation et de douleur, il se déclara musulman et schyyte et fut martyrisé.
J’ai parlé ailleurs des farces, ou saynètes. Je n’y reviendrai donc pas.
J’ai passé quatre mois campé dans le désert au pied du volcan du Démavend. Nos tentes s’appuyaient à la jolie rivière de Lâr. Un tapis de hautes herbes et de fleurs agrestes s’étendait sous nos pieds. Des pics élancés touchaient le ciel de toutes parts. Nous n’avions d’autres visiteurs dans cette solitude profonde que des nomades qui, de temps en temps, passaient près de nous, dressaient leurs camps loin du nôtre et demeuraient là une ou deux semaines. Un jour des Alavends, tribu turque, vinrent planter trois ou quatre de leurs tentes noires de l’autre côté du ruisseau. Tandis que les hommes allaient chasser et que les femmes s’occupaient des travaux domestiques, un enfant de dix à douze ans, maigre, noirci par le soleil, à demi nu, ayant la figure la plus intéressante et la plus triste, s’approchait de la rive opposée à la nôtre. Il ne nous regardait pas, et tous les jours il revenait de même et ne nous regarda jamais. Il ramassait des pierres sur le bord, les tenait dans la main, et les considérait avec attention, puis les rejetait dans l’eau loin de lui. Quelquefois il examinait plus longtemps un de ces cailloux et, le mettant à part, il reprenait son travail et continuait à chercher. Le soleil torride, la pluie, le vent, le froid, rien ne le chassait, rien n’arrêtait son ardeur fiévreuse, et tant que le jour durait il ne se reposait pas. Il n’aurait pas cessé même la nuit, si une femme, sa mère sans doute, ou si son père n’était venu le chercher. On l’emmenait avec un peu de contrainte et il suivait à regret. Ce petit infortuné avait été frappé du soleil, et il avait perdu la raison ; cet accident arrive fréquemment chez les nomades. Il ne songeait plus qu’à chercher un trésor de la nature duquel il ne pouvait rendre compte, mais pour lequel il oubliait tout ce qui au monde est réel.
J’oserai dire que cet enfant me représente un peu le génie dominant de l’Asie ; dès l’aurore des âges, moins occupé de la vie positive et des choses matérielles que d’obéir à un élan qui le pousse d’une force merveilleuse vers l’inconnu. Il a sans doute ramassé dans le cours des ruisseaux bien des cailloux sans valeur, quelques-uns par hasard d’une merveilleuse beauté, mais plus souvent encore il a ramassé des monceaux de pierres auxquels il sentait qu’il ne devait pas s’attacher. Il a persévéré toujours, et toujours il persévère, et c’est là une puissance dont le reste du monde devrait être reconnaissant, puisqu’il lui doit, en somme, tout ce qu’il possède et a possédé jamais du haut domaine intellectuel[3].
- ↑ Suite et fin. — Voy. p. 17.
- ↑ Il est probable qu’il s’agit, non d’un roi français, mais du fameux prêtre Jean, prince tartare, suivant quelques auteurs, le grand lama suivant d’autres. On trouve une discussion remarquable sur ce mystérieux personnage dans l’introduction que le savant M. d’Avezac a mise en tête de la relation des Mongols et des Tartares, par le frère Jean du Plan de Carpin.
- ↑ La Perse n’a fourni, en 1859, qu’un faible contingent de relations et de notices. C’est un pays qui a déjà été trop exploré pour donner lieu à des voyages de découvertes proprement dits, mais il n’est pas encore assez connu pour qu’il ne reste pas à en étudier la topographie, l’état économique, les institutions et les ressources. Une expédition russe, qui le parcourt en ce moment, promet une moisson plus riche que celle qu’avaient recueillie les précédents voyageurs. La grande échelle sur laquelle elle a été organisée, le mérite des hommes qui la composent ont permis un ensemble d’investigations auxquelles ne pouvait suffire un voyageur isolé. À la fin de septembre 1858, l’expédition avait atteint Hérat ; elle avait jusqu’alors trouvé près du gouvernement persan le plus favorable accueil. À Hérat et aux environs, les voyageurs ont rencontre de nombreux restes d’antiquités. Partout se présentaient sur leur route des fragments de marbre et de serpentine travaillés, des briques émaillées et des vestiges d’inscriptions. Pendant le séjour de M. de Khanikoff à Téhéran, quelques-uns de ses compagnons avaient été faire dans les environs d’Astérabad une course qui n’a pas été sans profit pour l’histoire naturelle. Une partie de Mazandérau fut explorée, tant sous le rapport topographique que sous le rapport botanique et zoologique. On dressa, par des opérations géodésiques, un itinéraire détaille d’Astérabad à Téhéran, en passant par Scharoud. Pendant leur séjour à Mechhed, les membres de l’expédition en étudièrent avec soin les monuments et explorèrent la riche bibliothèque de manuscrits que Iman Riza y a réunis. Tout le monde a entendu parler des célèbres mines de turquoises du Khoraçan. M. Gœbel y est descendu et s’y est livré à une exploration attentive du minerai qui fournit ces pierres précieuses. Le même naturaliste a visité Turbet, Cheïdari, Turmis, Kuchimisch, Sebswar et Kudjan ou Kabujan. Nous ne connaissons encore que d’une manière sommaire les richesses recueillies par l’expédition, mais ce qu’on nous en rapporte ne permet pas de douter que l’histoire naturelle n’ait beaucoup à gagner du voyage de M. de Khanikoff » (Rapport de M. Alfred Maury sur le progrès des sciences géographiques pendant l’année 1859, lu à la grande assemblée générale annuelle de la Société de géographie de Paris.)