Voyage en Palestine/02
VOYAGES EN PALESTINE.
II
EXCURSION EN TERRE-SAINTE[1]
VI
Le mont Moryah, aplani par David pour la construction du temple de Dieu, ne présente qu’une élévation insignifiante.
Le nom de Moryah est fort ancien ; Dieu, on le prétend, désignait cette montagne lorsqu’il dit à Abraham : « Prends maintenant ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, et va-t’en au pays de Moryah (dans la terre de vision) pour l’offrir en holocauste sur une des montagnes que je te dirai. » Et Abraham ayant, par son obéissance, mérité la clémence divine, Dieu ajouta : « Appelle ce lieu : le Seigneur voit. » Quelques personnes donnent me grande extension à ces paroles, et croient y trouver une intuition mystérieusement prophétique du grand sacrifice qui devait, dans cette ville prédestinée, réconcilier Dieu et l’humanité.
La mosquée d’Omar est certes de tous les monuments du mont Moryah le plus curieux à visiter, et dans tous ses détails. Cette satisfaction ne me fut pas donnée[2]…
« Après la ruine de Jérusalem par Titus, le temple de Salomon ne fut pas relevé, malgré la ferveur de l’impératrice Hélène, malgré les ordres de l’empereur Julien ; mais dès que le calife Omar se fut emparé de la ville sainte, sa première pensée fut de retrouver la pierre sur laquelle Israïl Ullah (l’homme nocturne de Dieu), le prophète Jacob, avait la tête appuyée lorsqu’il eut sa vision. Par son ordre, on dégagea cette pierre des immondices qui la couvraient, et il fit bâtir à côté une mosquée qu’il appela en son honneur Es Sakhra (la pierre). De ce moment, cette mosquée fut un sanctuaire très-révéré des musulmans ; mais sa plus belle période de splendeur date du jour où Abdul Melik Ier, par haine des antikhalifes, défendit le pèlerinage de la Mecque et remplaça la Kaaba par le temple de Jérusalem ; alors, elle reçut des agrandissements considérables : la pierre sacrée fut renfermée dans son enceinte, son dôme fut couvert de lames de cuivre doré, ses murs furent revêtus de marbre et d’arabesques d’or. Convertie en église par les croisés, si elle fut, peu de temps après sa consécration par le légat du pape Innocent II, rendue au culte de l’islam, c’est que les armes victorieuses de Saladin (Salah Eyddin) lui avaient ouvert les portes de Jérusalem. On raconte que ce prince fit laver entièrement la mosquée avec de l’eau de rose afin de lui enlever toute trace des souillures chrétiennes.
« Aujourd’hui encore, après Médine et la Mecque, Jérusalem est la ville la plus sainte pour tout croyant, et chaque année de nombreux hadji (pèlerins) viennent à Es Sakhra prier Mohammed d’intercéder pour eux auprès de l’Éternel.
« L’imagination poétique des Orientaux a confié la garde de cette mosquée à soixante-dix mille anges qui, pour moi, se sont personnifiés en deux cents nègres nourris, logés et entretenus aux frais du Wakouf. Leurs maisons, situées autour de l’esplanade, lui ôtent beaucoup de son caractère. Pénétrons donc tout de suite sur le parvis. Douze portiques à colonnes, encore existants, devaient jadis y donner entrée, mais on n’y monte plus maintenant que de quatre côtés par un escalier de marbre ayant huit degrés.
« Au milieu de ce parvis s’élève la mosquée, vaste bâtiment octogone, dont chaque pan a vingt mètres de face et est percé de sept fenêtres ogivales ; il est entouré d’un attique au centre duquel se trouve un dôme soutenu par quatre contre-forts ; entre chaque contre-fort, on remarque quatre fenêtres cintrées ; le tout est couronné d’une coupole ovoïde recouverte de lames de plomb, et se terminant par un croissant supporté par une flèche. L’ensemble du monument est d’un aspect saisissant, surtout lorsque les rayons du soleil viennent se jouer sur les mosaïques en faïence de couleur dont les murs sont ornés jusqu’à l’appui des croisées inférieures. Aux quatre points cardinaux, existe une porte ; celle du nord s’appelle Bab el Djinné ; celle de l’est Bab Daoud ; au sud est Bab el Kiblé ; à l’ouest Bab el Garb.
« Avant d’entrer par la porte de l’est ou de David, nous avons à notre gauche un élégant pavillon à jour, soutenu à l’extérieur par onze colonnes de marbre et à l’intérieur par six. C’est le Meckhémé du Khalifet Ullah, l’endroit où David, le vicaire de Dieu, rendait la justice. Sa tâche était alors facile, puisqu’il lui suffisait de faire prêter serment aux parties, la main tendue vers une longue chaîne qui descendait du ciel ad hoc, et perdait un de ses anneaux à chaque parjure…
« Tout d’abord, lorsque l’on entre dans la mosquée, on a de la peine à distinguer les objets ; le jour pénètre difficilement à travers les vitraux de couleur emplâtrés à la manière arabe, pour les assujettir aux châssis ; peu à peu cependant les yeux se font à cette demi-obscurité et sont frappés de la riche simplicité de ce sanctuaire. Le sol, comme les murs, est revêtu de marbre gris ou blanc ; vingt-huit colonnes d’un marbre brun forment une nef concentrique, un second rang de seize colonnes soutient le dôme, couvert d’arabesques dorées. Immédiatement au-dessous de ce dôme se trouve la roche sacrée[3] qui est isolée du reste de la mosquée par une balustrade en bois d’un travail remarquable. Elle est en outre abritée par un Khymé en satin rouge qui rappelle la tente donnée en cadeau par Dieu à Adam, lorsqu’après cent ans de séparation, notre premier père eut retrouvé Ève sur une montagne près de la Mecque.
« Ce rocher n’est pas seulement recommandable par le souvenir de Jacob, il porte encore l’empreinte qu’y laissa le pied du prophète Énoch surnommé Idriss (le studieux) au moment de son ascension au ciel. Près du pied d’Énoch, on nous montre cinq autres trous qui sont l’œuvre de l’archange Gabriel. Lorsque Mohammed s’enleva au ciel sur El Boraq, notre rocher voulut le suivre ; alors le ministre de l’Éternel l’arrêta de la main, et ses doigts y sont restés gravés.
« Finissons-en de suite avec les traditions qui se rapportent à ce rocher. Suspendu dans l’espace, il ne s’appuie que sur un palmier invisible, qui est lui-même soutenu par les mères des deux grands prophètes Jésus et Mohammed. Ces deux bienheureuses restent éternellement assises près de la source universelle et s’occupent à tisser des vêtements pour les justes qui auront traversé le Sirath sans trébucher. Cette fable a sans doute un sens allégorique, mais je n’ai pu le pénétrer ; je la donne telle qu’elle est, me bornant à rectifier ce qui est relatif à la suspension aérienne. Cette roche fait partie du sol même, elle y est encore adhérente du côté occidental, et la couche de plâtre dont est recouvert le point de jonction, dans la crainte que le support invisible ne vienne à manquer, sert aussi à maintenir dans leur erreur les Croyants trop crédules.
« La tradition juive fait de ce rocher le support de l’arche d’alliance ; après la captivité et la perte de l’arche, le rocher seul serait resté dans le sanctuaire du temple, masqué aux yeux des fidèles par un velarium derrière lequel le grand prêtre avait seul le droit de pénétrer pour y prononcer le saint nom de Dieu.
« Un escalier de huit degrés conduit dans la chambre inférieure, qui a pour plafond la roche sacrée. On appelle cette arête de la pierre faisant saillie au-dessus de l’escalier « la Langue, › en souvenir des paroles de politesse qu’elle échanges avec Omar. Celui-ci étant parvenu à retrouver l’oreiller de Jacob, s’écria dans sa joie : Es selam aleik (le salut sur toi), et la pierre lui répondit aussitôt : Aleik esselam (sur toi le salut). Tout autour de cette chambre, qui est à peu près circulaire, sont les Mihrab ou lieux de prières d’Ahraham, de David, de Salomon et de Khader : car tous les prophètes, depuis le commencement du monde, ont récité ici leur namaz. Comment Mohammed, le prophète des prophètes, ainsi que l’a constaté l’arrêt de Dieu, daté de cinquante mille ans avant la création, arrêt qu’il portait écrit avec des lettres de feu sur ses épaules, ne serait-il pas venu, lui aussi, proclamer à cet endroit la gloire de l’Éternel ! En une nuit la jument El Boraq l’amena de la Mecque, et sa ferveur fut si grande, qu’il laissa sur la muraille l’empreinte de son turban, empreinte que l’on montre encore aujourd’hui.
« Remontons dans le temple et faisons le tour de la galerie, en commençant par le côté nord. La grande chaire, que nous apercevons la première est un minnber réservé spécialement au khoutbé, espèce de prône que le khatib récite le vendredi, avant de commencer le namaz solennel ; sur un pupitre en bois est placé un fort beau koran ayant un mètre environ de long, qui aurait appartenu, dit-on, au calife Omar. Nous remarquons encore pendus au mur le bouclier de Hamzé, le compagnon du prophète, le sandjak (drapeau) d’Omar et la masse d’armes de David ; plus loin, une pierre, de forme extraordinaire attire l’attention ; c’est la selle d’el Boraq, la jument de l’archange Gabriel.
« Devant la porte de Djinné se trouve une belle plaque de jaspe vert encastrée jadis dans le sol à l’aide de dix-huit clous dorés ; aujourd’hui elle ne tient plus que grâce à trois mauvaises pointes de fer, dues encore à la générosité des mutewelli. Pour cacher leurs abus, ceux ci font accroire au peuple que le mauvais esprit, voulant traverser la porte du paradis (Djinné) fut tenté par la vue de l’or et commença à voler les clous, mais que, surpris par les anges gardiens, il fut battu et à jamais chassé de ce glorieux séjour. D’autres disent au contraire que ces clous ayant été placés par Mahomet pour indiquer le nombre d’années que doit durer le monde, un clou disparaît à la fin de chaque siècle, et va consolider le trône d’Allah. N’ayons donc aucune crainte de la prochaine fin du monde ; malgré les comètes prédites par les astronomes allemands, de par les mutewelli, nous savons que trois siècles doivent encore s’écouler jusqu’au jugement dernier. Alors Issrafil, le gardien de la trompette céleste (Borou) fera entendre une première fois le chant de la mort universelle ; la seconde fois, quarante ans plus tard, celui de la résurrection générale. Le Mekhémé divin ouvrira en ce moment ses séances : chaque homme apportera le registre où sont inscrites journellement ses bonnes comme ses mauvaises actions et le déposera dans les plateaux de la balance (Vezn) déjà suspendue entre les deux portiques, au sud de la mosquée, mais que les yeux humains ne voient pas encore ; puis, après l’épreuve du pont Sirath, les élus revêtiront une forme jeune et belle pour jouir de la félicité éternelle ; au contraire les réprouvés, hideux et difformes, seront livrés aux anges noirs, ministres des supplices infernaux.
« Sortons de la mosquée par la porte du Paradis, Bab el Djinné, et longeons-en les murs extérieurs en prenant à notre gauche. Devant nous, sur le parvis, s’élèvent deux Kiblet dont les coupoles sont soutenues par des colonnes de marbre blanc : le plus petit et le plus rapproché porte le nom de la fille du prophète, de Fathmah, dont les descendants régnèrent en Égypte et en Mauritanie sous la désignation générique de Fathimites ; l’autre s’appelle Kiblet el Miradj ou de l’ascension de Mohammed. Non loin de là, sur le mur extérieur à l’ouest, on montre l’endroit où fut attachée El Boraq pendant la prière que fit le père des Croyants avant de s’enlever au ciel.
« Vers la porte sud, un peu avant Bab el Kiblé, s’appuie sur le mur une belle et grande chaire en marbre blanc et noir. Jetons-y un coup d’œil, et prenons le chemin qui va nous conduire à la seconde mosquée, à El Aqsa, en passant près du bassin des ablutions, alimenté sans cesse par les vasques de Salomon et par la fontaine scellée dont les eaux y arrivent au moyen d’un aqueduc en fort mauvais état.
« La forme de la mosquée d’El Aqsa indiquerait qu’elle fut d’abord construite pour le culte chrétien, même en l’absence de la tradition qui la fait élever par les ordres de Justinien, en l’honneur de la vierge Marie consacrée, dès son enfance, au Seigneur. Elle peut se diviser en deux parties : l’église supérieure, et l’église inférieure ; nous allons commencer notre visite par cette dernière, puisque l’escalier qui y descend se présente d’abord à nous.
Ce vaste souterrain, de 62 mètres de long sur 13 de large, a un sol fort inégal, et, à son dernier tiers, considérablement surbaissé ; on n’y arrive que par un escalier de neuf marches. Une rangée de sept pilastres et de quatre colonnes sépare dans sa largeur l’église souterraine formant pour ainsi dire deux nefs ; d’ailleurs on n’aperçoit plus aucune trace de chapelle, et si ce n’était les quatre colonnes monolithes surmontées d’un chapiteau taillé en feuille de lotus que le cheik de Haram Cherif affirme avoir appartenu à une bâtisse salomonienne, on pourrait à juste titre regretter la peine que l’on s’est donnée pour la visiter.
« De retour devant El Aqsa, admirons d’abord le porche qui règne tout le long de la façade de cette splendide basilique, soutenant sur de légers faisceaux de colonnettes accouplées les ogives gracieuses qui en supportent l’entablement. À l’abri de cette construction grandiose, dorment les fils d’Aaron dont le sépulcre est protégé par un cercle de fer. Nadab et Abion, Éléazar et Ithamar ont été ensevelis dans cet endroit avec les riches habits dont ils se couvraient pour vaquer au service du sanctuaire. Quand les infidèles s’emparèrent de la ville sainte, des hommes cupides voulurent violer leur tombeau et le dépouiller de son précieux dépôt ; mais ils ne purent jamais parvenir à soulever la plaque de métal retenue en sa place par une force divine, et les impies furent frappés d’une mort subite en punition de leur mauvais dessein.
« La vaste mosquée, église byzantine dont la nef principale est flanquée à droite et à gauche de trois nefs secondaires, est une vraie forêt de colonnes surmontées, en guise de feuillages, d’une légère charpente de cèdre que recouvrent des lames de plomb ; de chaque côté, un double rang de fenêtres au nombre de vingt et une, laisse pénétrer le jour à travers de grossiers vitraux de couleur. Les deux dernières nefs à gauche sont séparées du reste de l’édifice par une cloison grillée derrière laquelle les femmes peuvent satisfaire leur piété sans distraire celle des assistants.
« À l’extrémité de la grande nef (longueur quatre-vingt mètres), la charpente s’élève presque du double de sa hauteur pour soutenir une jolie coupole ovoïde éclairée par deux rangs d’ogives ; à droite et à gauche s’étendent de longues galeries ; celle de l’ouest, anciennement réservée au rite Chafey, dès son entrée, rappelle un grand souvenir. C’est là, entre ces deux premiers piliers à droite, que la sainte Vierge amena son divin fils pour le présenter au grand prêtre. La galerie orientale, beaucoup moins large et moins longue, a, dans le milieu de sa paroi au sud, un Mihrab où le calife Omar aimait à faire sa prière. Sous la coupole à droite est une magnifique chaire en bois sculpté, travail des plus habiles ouvriers d’Alep, du temps où les Arabes avaient encore le goût des arts ; derrière cette chaire, on voit dans la muraille une pierre très-révérée des musulmans qui porte l’empreinte du pied de Notre-Seigneur, et à côté, les deux Mihrabs, de Yahia et de Zakharia, de Saint-Jean et de Zacharie. À gauche de la nef centrale, au sortir de la grande coupole se trouve la Bab el Khader, franchissons-la et descendons quelques marches pour aller voir le berceau du grand prophète Jésus, car bien que la crèche de Bethléhem soit vénérée des musulmans comme authentique, le Haram Cherif aurait menti à son titre de Musée des Prophètes, s’il ne possédait pas, lui aussi, la couche de l’Enfant divin. C’est une pierre creusée, placée horizontalement sur le sol que des infidèles prendraient pour un ancien bénitier de l’église de la Présentation transporté là quand le croissant eut remplacé la croix.
« Nous nous retrouvons enfin en plein air ; devant nous s’étend, dans toute sa longueur, la magnifique esplanade qu’on appelle le parvis du Haram Cherif. On ne saurait imaginer un plus beau spectacle que ce vaste parallélogramme, parsemé de bâtisses irrégulières irrégulièrement semées, avec ses portiques à colonnes légères, avec la masse imposante de la mosquée d’Omar dont les murs émaillés et la gracieuse coupole ornent le centre majestueux ; au-dessus un ciel sans nuage, abîme insondable d’azur ; à gauche les mille dômes blancs de la ville, capricieusement groupés les uns au-dessus des autres ; à droite, le mur crénelé qu’un gouffre sépare de la montagne des Oliviers et des lointains estompés de l’Arabie. C’est de ce côté que nous nous dirigerons pour terminer notre course. La porte dorée est double et forme en réalité deux vestibules distincts : l’un s’appelle Bab el Tobé la porte du repentir, l’autre Bab el Rahmi, la porte de la miséricorde ; belle alliance dont le sens mystique offre un sublime enseignement. Ces deux portes, dignes entrées d’un lieu de prière sont formées de pierres gigantesques taillées avec le plus grand soin ; l’énorme dimension des blocs nous ramène à l’époque qui vit construire le souterrain d’El Aqsa ; nous sommes en face d’un monument hérodien. Non loin de là, se trouve le prétendu trône de Souleyman, mais il est si soigneusement gardé que les musulmans eux-mêmes ne peuvent voir que la fenêtre qui lui donne de l’air ; aussi par dédommagement attribuent ils à l’inconnu des vertus particulières, et viennent-ils pour obtenir sa protection salutaire, soit en cas de maladie, soit pour la solution d’un procès, ou l’heureuse issue de leurs désirs, attacher aux barreaux de la croisée un morceau de leur vêtement… »
VII
Les murailles de la ville coupent le mont Bézétha par le milieu et laissent une de ses parties en dehors de l’enceinte : je vais d’abord visiter celle qui est à l’intérieur. Ma tâche sera facile, car il ne reste plus debout que les ruines de l’église de Saint-Jean l’Évangéliste, dont la construction remonte encore à l’époque des croisades. Des derviches tourneurs l’habitent aujourd’hui. Leur cheik me reçut avec beaucoup d’affabilité et me permit même d’assister à une de leurs cérémonies. Les derviches tourneurs ou mewlewy portent le même costume que les autres musulmans ; ils couvrent seulement leur tête d’un bonnet de feutre gris sans couture, dont ils serrent le bas avec une bande de calicot vert. Leur caractère est doux et obligeant, leur danse sans contorsion ni souffrance apparente. Un joueur de flûte et un joueur de tambourin se placent dans un coin de l’oratoire, les invités se tiennent au milieu ; à un signal, les derviches étendent les bras en croix, ferment les yeux et se mettent à tourner sur le talon droit, changeant de place peu à peu, de façon à opérer une révolution complète autour de la chambre. De temps en temps, le mouvement s’arrête pendant que le supérieur récite une oraison. Cette danse, appelée semaa, symbolise les planètes qui, tout en continuant leur rotation, poursuivent leur course selon leur orbite. Elle dure des heures entières sans que les adeptes semblent fatigués. On trouve aussi à Jérusalem des derviches hurleurs ; les cris affreux dont ils accompagnent leurs danses agissent sans doute sur le cerveau, car le délire les prend dès les premiers tours, et, la bouche écumante, les yeux égarés, ils finissent par tomber en râlant…
La porte de Damas s’ouvre sur la campagne ; elle est digne d’attention ; de légers moucharabiehs habilement disposés lui donnent un caractère particulier qui s’harmonise fort bien avec le paysage oriental (voy. p. 400).
Sur le versant nord de Bézétha, s’ouvre la grotte dite de Jérémie ; je n’y ai vu qu’une simple carrière rendue intéressante aux yeux des musulmans par le tombeau d’un de leurs saints. La partie supérieure de la montagne, couverte de tombes, est un lieu de rendez-vous pour les femmes de Jérusalem ; car en Orient les cimetières sont consacrés à la promenade, et le jeudi, les filles de l’islam y viennent prendre leurs ébats.
VIII
La température de Jérusalem est très-variable selon les saisons ; l’hiver, elle atteint quelquefois la ligne glace, tandis que l’été le baromètre monte jusqu’à 35° centigrades à l’ombre. Les mois les plus pénibles à passer sont mai, juin et juillet ; en août, une brise fraîche s’élève vers le midi et aide à la respiration.
Voulant parcourir les environs immédiats de la ville sainte, je choisis un jour où le ciel était chargé de nuages, et je sortis par la porte de Jaffa ; je gagnai la vallée de Réphaïm ; à son extrémité, une magnifique piscine semble se draper dans ses mines majestueuses et défier l’indifférence des gouvernants ; on l’appelle Piscine du Roi (Birket es Sultan).
En inclinant vers le sud, j’entrai dans la vallée de beni Hinnom, continuation de la précédente. Cette vallée est fréquemment citée dans la Bible sous les noms de Ennom, Ben Ennom ou Tophet ; c’était là qu’on faisait les sacrifices à Moloch. Le mont du Mauvais-Conseil domine sa rive méridionale ; à mi-côte, j’y vis les ruines d’une ancienne église datant des croisades. Un peu plus bas, le champ du sang, dernière propriété immobilière du traître Judas, et le tombeau de saint Onuphre d’après la version chrétienne, du grand prêtre Ananias d’après les juifs, terminent l’énumération des localités remarquables de cette vallée.
Comme nous le savons déjà, la vallée de Josaphat borne la ville à l’orient, où les chrétiens comme les musulmans placent le futur rendez-vous général de l’humanité. Pour ces assises universelles, la salle d’audience est bien petite, dût-elle se prolonger tout le long du lit du Cédron.
Une petite bâtisse oblongue à ma droite est le puits de Job des musulmans (bir Ayoub), le puits de Néhémi des chrétiens ; d’après ces derniers, le feu sacré y aurait été déposé lorsque les juifs captifs furent emmenés à Babylone. La source d’eau déborde au commencement du printemps et inonde les champs voisins à la grande satisfaction des habitants qui profitent de ce prétexte pour suspendre leurs travaux et se livrer au plaisir. Je traverse des jardins bien cultivés, les seuls des environs, et m’arrêtant sous l’arbre qui, d’après la tradition, sert de sépulture au prophète Isaïe, j’examine à loisir la singulière position du village de Siloé. La montagne presque à pic sur laquelle il s’étage est percée de cavernes profondes dont les habitants, nouveaux Troglodytes, ont profité pour y établir une demeure. D’autres cavernes restées libres servent de magasins ou d’étables, et c’est un spectacle curieux, le matin lorsque les troupeaux se rendent à la pâture, ou le soir lorsqu’ils en reviennent, que de voir glisser à travers tous ces sentiers inaperçus chèvres et brebis, qui semblent tout à coup se montrer sur le faîte d’une maison, puis disparaître aussitôt dans la cavité d’une grotte dont on ne distingue pas l’entrée.
D’après toutes les probabilités, les femmes de Salomon avaient leur palais près de ce village, sur le mont du Scandale ; elles se promenaient dans les jardins royaux que je viens de traverser. Alors comme aujourd’hui ces jardins devaient leur verdure exceptionnelle aux eaux de l’étang de Salomon dont j’entends le murmure derrière moi.
J’arrive à un véritable séjour de la mort ; tout le long de la muraille orientale de la ville, ce sont des tombes musulmanes, en face un cimetière juif, et si quelque grand monument vient rompre la sombre uniformité de ces pierres plates couchées sur le sol, c’est encore un tombeau, seulement il est d’une époque antérieure. Voici celui de la fille de Pharaon, puis ceux de Zacharie, de saint Jacques, d’Absalon et de Josaphat, chacun avec sa forme spéciale, mais curieuse ; enfin à l’extrémité de la vallée, sous ces beaux oliviers, je trouve encore une grotte sépulcrale, saint lieu de pèlerinage pour les juifs qui l’appellent tombeau de Simon le Juste.
Je suis trop près du tombeau des rois (qobour el molouk) pour ne pas le citer ici ; ces caves sépulcrales seraient déjà par elles-mêmes suffisamment intéressantes à visiter, si leur origine n’avait donné lieu à de nombreuses dissertations. À mon avis, j’ai devant les yeux la nécropole de la famille des Hérodes.
Si, revenant sur mes pas, j’explore les deux flancs de la vallée, je verrai d’un côté les ruines d’une belle construction romaine, la Porte dorée par laquelle Notre-Seigneur entra à Jérusalem le jour des Rameaux ; un peu plus loin une piscine délabrée du nom de Natatoria ; de l’autre côté le mont de l’Ascension avec son sol cinéraire et pierreux, ses rares oliviers au feuillage blanchi par la poussière, et les nombreux vestiges de la vie du Sauveur. Le jardin de Gethsémani, bien cultivé par les pères de Terre-Sainte, renferme huit beaux oliviers que nous pourrions, d’après leur taille, faire remonter à l’époque de la Passion, si nous ne savions que Titus brûla tous les arbres des environs de Jérusalem. Devant la porte de l’enclos on montre l’endroit maudit où Judas donna le baiser de trahison, un peu plus loin à gauche la grotte de l’agonie où le Christ sua du sang et de l’eau, et le tombeau de la Vierge, jolie crypte d’un style sévère surmontée jadis d’une église qui a disparu au temps des croisades ; c’était un siége abbatial sous le nom de Sainte-Marie de la vallée de Josaphat.
En gravissant le mont des Oliviers, je m’arrêtai au tombeau des prophètes, vaste nécropole souterraine, qui, je crois, n’a reçu la dépouille mortelle d’aucun Voyant ; quelques minutes après, j’atteignis le sommet de la colline. Le petit village qui la couronne n’offre rien de particulier ; les habitants en sont presque tous musulmans ; pour eux aussi, le rocher d’où le Seigneur s’élança vers le ciel est un sanctuaire révéré. Ils ont recouvert d’un petit oratoire la pierre portant l’empreinte divine. Le jour de la fête de l’Ascension, les Latins établissent un autel portatif dans la mosquée et y célèbrent le saint sacrifice ; les autres communions ne jouissent pas du même privilége et officient le long des murs extérieurs Que l’on ne parle pas trop haut maintenant du fanatisme des musulmans !
IX
Sorti par la porte de Jaffa avec des chevaux de selle et de charge, et de plus avec quelques cavaliers d’escorte, je traverse une plaine fort étroite, celle où fut détruite l’armée de Sennachérib. Au milieu de la route s’ouvre un puits à margelle basse, ressource précieuse pour les troupeaux qui paissent aux environs. On l’appelle Puits de l’Étoile. D’après la tradition, les mages auraient revu à cet endroit l’étoile divine qui avait guidé leur marche depuis leur départ d’Orient. Un quart d’heure plus loin s’élève un beau couvent grec sous l’invocation d’Élie ; l’église byzantine est intéressante à visiter. En face, on me montra sur un rocher bordant la route un creux informe, objet de vénération pour les pèlerins schismatiques ; c’est, disent-ils, l’empreinte laissée par le prophète Élie, qui s’endormit un jour sur cette pierre.
Ici la plaine s’élargit, les champs bien cultivés se couvrent au printemps d’une robe dorée, et bientôt tombent sous la faucille du moissonneur les gerbes pesantes du blé, de l’épeautre, de l’orge. Presque toute cette partie du pays appartient au papas Nicophoris, moine grec dont la fortune le fait d’autant plus considérer parmi les siens qu’à sa mort tous ses biens doivent revenir è la communauté.
Rachel se rendait avec Jacob à Ephrata lorsque, en mettant au monde Benjamin, elle mourut. « Elle fut ensevelie au chemin d’Ephrata qui est Bethléem, et Jacob dressa un monument sur sa sépulture qui subsiste encore aujourd’hui. »
Je fis un léger biais à droite pour voir cette tombe ; les musulmans l’ont en grande vénération, et ont remplacé le monument juif par cet édifice carré surmonté d’une coupole qu’ils appellent Oualy. Trois quarts d’heure après, j’entrais au couvent des pères Franciscains de Bethléem.
L’aspect du village est gai et souriant, il sent l’aisance dont jouissent les habitants ; les alentours sont bien cultivés ; je remarque parmi les arbres, outre l’olivier traditionnel, des amandiers, des abricotiers, des poiriers et même des pommiers. La grande place est entourée des couvents chrétiens au centre desquels apparaît l’église de la Nativité bâtie par l’ordre de sainte Hélène sur la grotte qui renferme l’étable et la sainte crèche. C’est une belle basilique dont les cinq nefs sont séparées par quatre rangées de colonnes monolithes en brèche de Palestine. Ce beau vaisseau sert actuellement de lieu de réunion aux paysans qui viennent y fumer leur pipe à l’abri du soleil ou de la pluie. Une cloison coupe le transept et réserve le chœur au culte des Grecs et des Arméniens non unis. On descend dans la grotte de la Nativité par un double escalier circulaire. Cette grotte qui renferme la sainte crèche est entourée de marbre et est richement ornée. Les souterrains de l’église contiennent encore différents sanctuaires, les tombeaux des saints Innocents, de saint Jérôme, de sainte Paula et de sainte Eustochie.
Les environs du village ne rappellent pas moins de saintes traditions ; voici les ruines d’un couvent de sainte Paula, celles du monastère de Cassien, où fut institué l’office de Prime ; là s’étendait la plaine où la pauvre Ruth glanait la moisson du riche Booz, plus loin le village des Pasteurs où les bergers apprirent par un ange la naissance du Christ. Après avoir jeté un coup d’œil rapide sur tous ces lieux chers au souvenir, je me dirigeai vers les vasques de Salomon.
Sur les derniers degrés d’une des collines qui borne la vallée s’étagent trois vastes bassins creusés dans le roc dont on attribue généralement la construction au sage roi. Ces vasques ont en moyenne trois cents pas de long sur une centaine de large ; leur profondeur varie de vingt-cinq à cinquante pieds. Près de la vasque supérieure se trouve un fortin carré, bâti par le sultan Sélim en même temps que les remparts de Jérusalem, et appelé Kalaat el Bourak. Un peu en deçà, levez une pierre qui couvre une espèce de margelle, vous descendez dans un souterrain voûté ; c’est ce qu’on nomme ordinairement la fontaine scellée. Dans cette cavité, coule une source limpide assez abondante dont les eaux s’en vont à Jérusalem au moyen de l’aqueduc en mauvais état dont nous avons déjà parlé.
Je m’étais écarté vers l’ouest pour visiter ces travaux hydrauliques ; j’appuie maintenant sur ma gauche me dirigeant vers ce mamelon conique dont la masse isolée domine les hauteurs voisines, c’est le Djebel Afrédis plus généralement connu sous le nom de Mont des Français ; il fut le dernier refuge des croisés après la prise de Jérusalem. Cette montagne, dont le sommet tronqué présente une assez large plate-forme, ne doit pas sa transfiguration à la nature seule ; toute la partie supérieure se compose de terres rapportées, et ce travail cyclopéen fut l’œuvre d’Hérode qui bâtit dans cette position dominante le château fort appelé de son nom Herodium.
Avançant toujours vers le sud, je rencontre quelques ruines défigurées à la place où s’élevait Tékoah, patrie du prophète Amos et de la sage Tekohite qui obtint le pardon d’Absalon. Le site est sauvage, et je fus vivement impressionné en voyant s’ouvrir devant moi l’entrée d’une vaste caverne où l’on ne doit s’engager qu’avec précaution. Saint Jérôme l’a justement dénommée le Labyrinthe.
Deux heures avant d’arriver à Hébron, quelques fragments de voûtes et de murailles, débris d’une église et d’une forteresse, quelques tombeaux creusés dans le roc, attestent seuls l’emplacement de Betsour si vaillamment défendue par Judas Machabée. Ce fut peut-être à la suite de cette défense héroïque que l’on donna à la famille de Judas, descendant de Joarib, le surnom de Machabée, du mot hébreu Makkah, marteau, sous lequel elle fut connue depuis.
Je fus heureux d’arriver à Hébron pour y prendre du repos.
X
Hébron, une des plus anciennes villes du monde, fut bâtie sept ans avant Tsohan d’Égypte ; d’après Flavius Joseph, sa fondation a précédé celle de Memphis.
Quelques traditions placent à Hébron le tombeau du premier homme, que d’autres, dans un sentiment plus poétique, donnent au mont Calvaire ; on a prétendu aussi qu’Adam y fut créé, oubliant que le champ damascène dont le limon forma son corps était dans les environs de Damas. On est plus d’accord pour admettre qu’Abraham est enseveli sous une des quatre collines de la ville, dans la caverne de Macpéla. Sainte Hélène avait fait construire sur le sépulcre du patriarche une église convertie plus tard en mosquée. Il est inutile de songer à y pénétrer, l’accès en est permis aux seuls Croyants ; qui voudra en avoir une description devra donc s’en rapporter à ce qu’en a dit un voyageur plus heureux, Aly Bey, dans la cent vingt-deuxième lettre de la correspondance d’Orient. David fut sacré roi à Hébron, et, lorsque je descendis vers l’entrée occidentale de la ville, on me montra une grande piscine au-dessus de laquelle furent exposés, par son ordre, les pieds et les mains des meurtriers d’Isboseth fils de Saül. Cette piscine a soixante-six pas en tous sens ; on peut y descendre par des escaliers de quarante marches.
En sortant de la ville, vers le sud, je trouvai trois puits appelés puits d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.
En remontant un quart d’heure environ vers le nord-ouest, j’atteignis une belle et large vallée ; la vigne, le figuier, le caroubier, l’azerolier, le noyer, l’arbousier y mêlent leurs verdures diverses ; quelques arbres de Judée (cercis siliquastrum) y montrent, au printemps, leurs rameaux veufs de feuillage, couverts de nombreux bouquets de fleurs roses, mais ces arbres sont rares en Judée, et, par une de ces anomalies assez fréquentes en botanique, l’Arbre de Judée, est originaire de France. Vers le milieu de cette vallée s’élève un magnifique chêne, dernier rejeton de la forêt de chênes de Mambré. Quelques auteurs pensent que, sous son ombrage, Abraham donna l’hospitalité aux anges du Seigneur, mais ce chêne ne peut être tout au plus qu’un dernier rejeton de celui du prophète ; en effet, à l’époque d’Arculphe, il ne restait déjà plus du chêne d’Ahraham qu’un tronc sans vie lacéré de tous côtés par les haches pour en enlever des parcelles distribuées ensuite dans les divers lieux du globe. D’après le sire de Mandeville, il se serait desséché de lui-même au moment où Notre-Seigneur a été crucifié.
Continuons cependant notre course vers les plaines du sud ; les collines s’effacent de plus en plus, la population sédentaire devient rare ; le désert est trop près pour que les mœurs n’en ressentent pas l’influence.
Voici Kurmul, l’ancienne Carmel, patrie d’Abigaïl femme de David, plus à l’ouest les ruines de la forteresse de Debir autrefois Kiriath Sapher ; un peu plus loin Beitjibrim, l’ancienne Eleutheropolis, dont un arc romain signale l’antique splendeur. Sous cette ruine, une grotte étendue sert de refuge aux troupeaux pendant l’hiver, destinée bien prosaïque de la fameuse caverne d’Odollam. À une faible distance dans l’ouest, entre Beitjibrim et Ghazzè, le petit village d’Esdoud rappelle la forte ville d’Azoth qui soutint vingt-neuf ans, dit Hérodote, l’attaque du roi d’Égypte Psamméticus.
Ghazzè, l’ancienne Gaza, sera le terme de notre excursion, puisqu’au delà le pays sablonneux et désert n’est déjà plus la Palestine sans être encore l’Égypte. La captivité de Samson qui enlève les portes d’airain de la ville, le supplice du courageux Bœtis que traîne autour des murs Alexandre le Grand enivré de sa victoire, ne sont ici que des souvenirs ; il faut, pour trouver quelques vestiges des siècles anciens, aller jusqu’au bord de la mer, à Ascalon, éloigné d’une demi-heure, on y verra au milieu des sables quelques fûts de colonnes, on vous montrera même un puits appelé Bir Abraham el Khalil, creusé, dit-on, par les Philistins.
Remontant rapidement vers le nord, je fais ma dernière étape au couvent des pères Franciscains de Saint-Jean, dont l’église fut rétablie et restaurée par ordre de Louis XIV ; on a élevé, dans les souterrains, une chapelle à l’endroit où est né saint Jean-Baptiste.
Le lendemain matin, je descendis le flanc de la montagne jusqu’à la fontaine d’Aïnkarim qui coule au fond de la vallée ; les chrétiens l’appellent fontaine de la Vierge à cause du séjour de quelques mois que fit Marie chez sa cousine.
Sur la colline opposée, je visitai les ruines de l’église de la Visitation dont il ne reste plus debout que quelques murs et un petit oratoire. Une heure et demie après, je rentrais à Jérusalem.
XI
Ce ne fut pas sans un profond serrement de cœur que je dis un dernier adieu à Jérusalem ; les habitants sont fanatiques et intolérants, la ville est triste, les environs sont nus et sévères, cependant il plane sur le pays un souvenir de grandeur qui pénètre le cœur et le plonge dans une douce mélancolie. Tout ce qui frappe les yeux y parle à la conscience et nécessairement la pensée se joint à la nature pour impressionner l’esprit.
Je franchis la porte Sitti Meriem, je longe quelque temps la vallée de Josaphat, cueillant comme souvenir la petite immortelle sanguine (helychrysum sanguineum) et je me dirige vers Béthanie.
Béthanie est un petit village sans importance. Du temps des croisés, la reine Mélisende y fit bâtir une église sur l’emplacement de la maison où Lazare reçut le Sauveur ; un édifice religieux s’éleva également sur le tombeau de Lazare ; les musulmans l’ont converti en mosquée ; une chapelle marqua l’endroit de la maison de Simon le lépreux et perpétua le souvenir de cette femme dévouée qui parfuma les pieds du Christ. Après avoir parcouru toutes ces ruines, je me trouvai en présence d’une descente rapide qui devait me conduire dans cette vallée bouleversée où dort la mer Morte. Tout témoigne bien ici du grand cataclysme dont furent victimes les villes maudites de Sodome et de Gomorrhe ; les montagnes portent encore les traces du feu souterrain qui les a déchirées ; la teinte roussâtre du calcaire le fait ressembler, avec ses mille crevasses, à une planche de liége brisée violemment ; une attraction moléculaire semble devoir réunir d’un moment à l’autre les deux rives de ces longues vallées étroites et profondes. Spectacle imposant et sublime des belles horreurs de la nature !
Six heures après le départ, j’arrivai à la source d’Élisée, petit bassin naturel au pied de la montagne, dont les eaux amères et corrosives jadis portaient partout la stérilité et la mort. Le prophète Élisée eut pitié des habitants de Jéricho, et usant en leur faveur de sa puissance miraculeuse, il guérit ces eaux en y jetant une poignée de sel. Actuellement, l’onde pure et claire a créé, au milieu du désert, un îlot de végétation vivace.
Pour atteindre le Jourdain, il me fallait marcher encore deux heures, au milieu d’un sol brûlé et couvert de cristallisations salines ; je hâtai donc le pas, sans m’arrêter à Riha, l’ancienne Jéricho, dont quelques pauvres huttes en feuillages indiquent seules l’emplacement. Mon guide me conduisit sur le bord du fleuve, et je me décidai à choisir, comme lieu de halte, un charmant bosquet où j’étais à l’abri des rayons du soleil.
Les Hébreux n’avaient qu’un Dieu, qu’un temple, qu’une ville, ils n’avaient aussi qu’un fleuve, qu’une mer comme si la grande unité eût tendu à s’établir jusque dans la nature de leur pays.
Le Jourdain n’est pas un torrent desséché et misérable, comme on l’a quelquefois prétendu. Ce n’est pas non plus un grand fleuve, si nous prenons pour terme de comparaison ce que nous sommes habitués à voir dans notre Europe ; il peut être assimilé, sans trop d’humiliation aux principaux affluents de la Seine. Son bassin commence dans les gorges méridionales de l’Antiliban, et est bordé de chaque côté par des rameaux échappés de cette chaîne.
Les anciens plaçaient la vraie source du Jourdain à Banias ou Panéas, l’ancienne Césarée de Philippe. La est une caverne d’où s’échappe un volume d’eau considérable.
Ce ruisseau se réunit plus loin à un autre cours d’eau venu du nord-est et appelé encore aujourd’hui le Dan. Les deux affluents mêlés ensemble en rencontrent plus loin un troisième, le Hasbéni, qui coule dans la vallée dite Ouadi el Teim. Il sort des environs de Hasbeya, au nord, sur le versant occidental de l’Hermon. Là commence le Jourdain.
Après un parcours de peu d’étendue, le Jourdain se jette dans un lac de deux lieues de long sur une de large, à fond vaseux et malsain, qui se dessèche en été et donne refuge, parmi ses roseaux, à des troupeaux de sangliers. C’est le lac Mérom de la Bible, le lac Samochonitis des Grecs et le Houlé des Arabes.
En sortant du lac Mérom, le Jourdain traverse la belle plaine du Houlé ou de la Galilée, si célèbre autrefois par sa fertilité. Elle produit aujourd’hui des céréales et des cotons, mais elle est loin de répondre à l’idée qu’en avaient les anciens. Abraham dut la traverser en arrivant de la Mésopotamie. Il y a un pont à une demi-lieue du lac, appelé maintenant Pont des fils de Jacob, parce que là, selon la tradition, ce patriarche vint traverser le fleuve avec ses fils en revenant de la patrie de ses ancêtres. La plaine du Houlé a deux lieues et demie de longueur ; à cette distance, le Jourdain se jette dans un second lac plus important que le premier, le lac de Génésareth ou de Tibériade, la mer de Galilée, dont le nom rappelle tant de souvenirs. Il a six lieues de long sur une et demie de large. Ses eaux coulent sur un fond de sable, entre deux rives d’une beauté remarquable. La contrée qu’il baigne est la plus pittoresque, la plus salubre et la plus fertile de la Palestine. Les écrivains anciens, les voyageurs modernes rendent tous ce témoignage à la Galilée et à son beau lac. Sur ses bords, il y avait autrefois plusieurs villes qui ont disparu : Capharnaüm, Tarichée, Bethsaïde ont laissé à peine quelques traces de leur existence. Tibériade n’est plus qu’un village sans importance. On ne trouve aujourd’hui sur tout le lac qu’une seule barque en misérable état, manquant ordinairement de bras pour la conduire. Elle est là comme un dernier et vivant souvenir de ces barques nombreuses qui sillonnaient les eaux de Génésareth au temps des pêcheurs apôtres, et qui servaient à l’accomplissement des premiers miracles du Christ. Les filets de Simon-Pierre n’existent plus ; à peine si de rares Arabes osent demander aux eaux quelques-uns de leurs nombreux habitants. La solitude et le silence ont succédé à l’animation qui régnait sur les rives du lac ; elles ne sont plus animées que par le souvenir : mais c’est le souvenir des grandes scènes évangéliques qui préparèrent la régénération du monde. Nulle part ailleurs, en Terre-Sainte, la nature muette n’est plus éloquente, ni plus émouvante ; nul autre point n’est plus digne d’être visité par le pèlerin, sans excepter même Jérusalem.
Le Jourdain, sorti du lac de Tibériade, poursuit sa course dans le sud, entre les deux chaînes de montagnes qui longent sa vallée ; à droite et à gauche s’étend une plaine dont il occupe le milieu. C’est la plus grande plaine de la Palestine, les Arabes l’appellent El Ghor ; elle est d’un aspect triste et stérile : les tribus errantes qui la parcourent y trouvent avec peine quelques maigres pâturages pour leurs troupeaux. Dans cette plaine, à la hauteur de Galaad, Jephté extermina les Éphraïmites aux gués du Jourdain ; aux environs de Jéricho ou elle atteint une largeur de deux lieues, elle prend alors le nom de plaine de Jéricho. C’est par là que les Hébreux firent leur entrée dans la Terre promise. La tradition y montre le point où s’opéra le passage miraculeux du Jourdain, l’emplacement probable de Galgala où les Hébreux campèrent pour la dernière fois, après quarante ans de vie nomade ; enfin un double et grand souvenir fait de ce lieu un des plus mémorables de la Terre-Sainte, la prédication de saint Jean-Baptiste et le baptême de Jésus.
Les chrétiens orientaux, en général les schismatiques, ont pour la plaine de Jéricho une vénération toute particulière. Chaque année, aux fêtes de Pâques, plusieurs milliers de chrétiens grecs sortent en foule de Jérusalem et vont se baigner dans le Jourdain, au lieu même où le Christ reçut le baptême. On ne peut voir sans un vif sentiment de curiosité ces hordes confuses franchir les huit lieues qui séparent la ville sainte du Jourdain, se répandre sur ses rives et y faire leurs dévotions avec une ferveur que des siècles n’ont pu amortir. Ces chrétiens-là n’en sont pas encore à l’indifférence en fait de religion.
À une faible distance de ces lieux vénérés, le Jourdain va se perdre dans la mer Morte pour n’en plus sortir.
Les eaux du lac Mérom se trouvent à peu de chose près au niveau de la Méditerranée. De ce lac à la mer Morte, la distance est d’environ trente lieues. Le Jourdain parcourt cet espace en suivant des pentes sinueuses et rapides, surtout depuis le lac de Tibériade. La vallée s’abaisse donc au-dessous du niveau de la Méditerranée. On sait, en effet, que les eaux de la mer Morte sont de 400 mètres au moins plus basses que celles de la grande mer. Il y a là comme une cavité profonde dans laquelle le Jourdain se précipite, sans pouvoir la remplir, par suite des pertes occasionnées par l’évaporation. Cet état physique n’a rien en lui-même d’extraordinaire ; mais des études faites au delà de la mer Morte prouvent qu’à une époque reculée ses eaux devaient avoir un écoulement jusqu’à la mer Rouge.
XII
Le lendemain matin, à l’aube du jour, je songeai à regagner la route ordinaire de Jérusalem à Naplouse ; je la rejoignis à l’endroit où devait être Béthel. Il ne reste plus rien de cette ville appelée Luz du temps de Jacob. Je m’engageai alors dans une longue vallée formée par les montagnes de la Samarie ; aux alentours de la route se dressent quelques misérables villages arabes dont le nom ne rappelle aucun souvenir ; enfin j’aperçus la crête des monts Hébal et Garizim, j’approchais de Naplouse, l’ancienne Sichem, qui fait actuellement partie du pachalik de Beyrouth ; son éloignement y rend l’action du Muschir à peu près nulle, aussi l’hospitalité qu’on y reçoit n’est-elle pas toujours franche et cordiale. Le voyageur doit y séjourner le moins longtemps possible.
Deux heures me suffirent pour franchir la distance entre Naplouse et Sébaste, qui s’élève sur le plateau de Someroun. Dans la partie antérieure de la montagne, on voit des colonnes provenant des temples consacrés aux faux dieux ; plus loin, les derniers vestiges du palais d’Hérode. On distingue aussi parfaitement la belle église de Saint-Jean, dont on attribue la construction à sainte Hélène ; son vaisseau mesure 160 pas de long sur 80 de large ; le tombeau du Précurseur était dans un de ses caveaux.
En quittant Samarie, une montagne assez élevée me conduisit dans une belle plaine couverte d’une végétation vivace de toute beauté ; je foulais aux pieds un vrai tapis de tulipes, de jacinthes, de narcisses et d’anémones, et ainsi, au milieu des fleurs, j’atteignis la petite ville de Sanour, considérée généralement comme ayant succédé à Béthulie, patrie de Judith. La forteresse bâtie sur un monticule fut démantelée en 1831 par Abdallah-Pacha. Je passai à Djenin, et laissant à ma droite les monts Gelboé, le petit Hermon, les deux villages de Naïm et d’Endor, je traversai la riche plaine d’Esdrelon à l’extrémité de laquelle s’élève Nazareth.’
Bâtie en amphithéâtre à un millier de pieds au-dessus de la mer, Nazareth semble bien la reine de la contrée. L’église de l’Annonciation est actuellement enfermée dans le couvent latin des pères de Terre-Sainte. La maison de la vierge Marie, transportée si miraculeusement, d’après la tradition, d’abord en Syrie, puis en Macédoine, enfin à Lorette où on la voit encore, était construite dans le souterrain qui forme la crypte de l’église. Deux colonnes marquent l’endroit où se tenait l’archange lorsqu’il dit : « Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes. »
Je visitai également le couvent grec schismatique où l’on me montra la source à laquelle Marie venait puiser l’eau qui lui était nécessaire, et le couvent arménien qui a remplacé la synagogue juive où Jésus prononça ces paroles devenues proverbe : « Nul n’est reçu prophète dans sa patrie. »
Le costume des habitants de Nazareth présente un grand intérêt à l’observateur ; nulle part ailleurs il n’a conservé aussi intact qu’ici le caractère hébraïque. La Vierge devait le porter tel qu’on le voit aujourd’hui ; cette coiffure sévère a encadré son visage où l’ange de la résignation avait gravé dès le début l’empreinte d’une douce mélancolie.
À une heure vers le nord, je retrouve de nouveau le souvenir de la Vierge ; les ruines d’une église rendue depuis peu au culte sur les instances de M. Edmond de Lesseps, marquent à Safourieh, l’ancienne Séphoris, l’endroit où elle a passé sa jeunesse dans la maison de Joachim et d’Anne.
Encore une journée de marche, et j’aurai atteint le but de mon voyage. Voilà le promontoire du Carmel, et, au sommet de la montagne, un château fort sur lequel flotte le drapeau français. J’approche, et la pieuse forteresse devient un couvent des révérends pères Carmélitains.
Après une visite à l’école des prophètes, à la grotte d’Élie qui s’ouvre au fond de la nef de l’église, au cénotaphe élevé à la mémoire des Français morts au siége de Saint-Jean d’Acre, admirons le panorama qui se déroule devant nos yeux. Sous nos pieds, Caïffa, qu’un grand prêtre dépouilla de son nom de Porphyrion, se mire dans les eaux bleues de son golfe, en face d’Acca, sa rivale. Entre Acre et Caïffa coule le torrent de Kisson dont les eaux furent ensanglantées par les cadavres des soldats de Siséra. Cette vaste plaine à notre gauche, c’est la plaine d’Acre ou de Ptolémaïs, témoin du courage des croisés, tandis que, devant nous, fuit celle d’Esdrelon que traversèrent en vainqueurs nos soldats de la république.
Du haut de cet observatoire, l’œil découvre chaque jour quelque nouveau sujet de contemplation. Je ne pouvais me lasser d’y monter, et je m’y serais peut-être oublié si l’on n’était venu m’annoncer l’arrivée du vapeur qui devait m’emmener vers d’autres contrées.
Que ne reste-t-il pas à apprendre sur cette Palestine si petite par son étendue physique, si grande par la place qu’elle occupe dans le monde moral ? La religion, la philosophie, la science ont là un champ d’études qu’elles n’épuiseront pas. Que les explorateurs s’y lancent en toute confiance, ce n’est ni la matière, ni l’intérêt public qui leur feront défaut.
- ↑ Suite et fin. — Voy. page 392.
- ↑ Pour combler la lacune involontairement laissée par l’auteur, nous intercalons ici une visite à la mosquée d’Omar, extraite de l’ouvrage publié récemment par M. Gérardy Saintine, sous ce titre : Trois ans en Judée (Hachette). M. Gérardy Saintine a dû la faveur d’étudier à loisir cette célèbre mosquée à la bienveillance du gouverneur Kiamil-Pacha.
- ↑ 19 mètres de long sur 14 de large.
- ↑ Voy. la note de la page 386.