Voyage en Orient (Nerval)/Stamboul et Péra/IV

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 16-22).

IV — SAN-DIMITRI


Seulement, bien des gens s’arrêtent dans les cafés élégants qui bordent la route. On en rencontre un sur la gauche ouvrant ses larges galeries d’un côté sur le grand champ et de l’autre sur un vaste espace de vallons et de collines chargés de constructions légères, et entremêlés de jardins. Au delà reparaît la ligne lointaine dentelée par les mosquées et les minarets de Stamboul. Cette broderie de l’horizon, monotone à la longue, se retrouve dans la plupart des vues de l’entrée du Bosphore.

Ce café est le rendez-vous de la belle compagnie ; on dirait un café chantant de nos Champs-Élysées. Des rangées de tables des deux côtés de la route sont garnies des fashionables et des élégantes de Péra. Tout est servi à la française, les glaces, la limonade et le moka. Le seul trait de couleur locale est la présence familière de trois ou quatre cigognes qui, dès que vous avez demandé du café, viennent se poser devant votre table comme des points d’interrogation. Leur long bec, emmanché d’un col qui domine de haut la table, n’oserait attaquer le sucrier. Elles attendent avec respect. Ces oiseaux privés s’en vont ainsi de table en table, recueillant du sucre ou des biscuits.

À une table près de la mienne se trouvait un homme d’un certain âge, aux cheveux blancs comme sa cravate, vêtu d’un habit noir d’une coupe un peu arriérée, et portant à sa boutonnière un ruban rayé de diverses couleurs étrangères. Il avait accaparé tous les journaux du café ; posé le Journal de Constantinople sur l’Écho de Smyrne, le Portefolio maltese sur le Courrier d’Athènes, enfin tout ce qui aurait fait ma joie dans ce moment-là, en m’instruisant des nouvelles de l’Europe. Par-dessus cette masse de feuilles superposées, il lisait attentivement le Moniteur ottoman.

J’osai tirer vers moi l’un des journaux, en le priant de m’excuser : il me lança un de ces regards féroces que je n’ai vus qu’aux habitués des plus anciens cafés de Paris…

— Je vais avoir fini le Moniteur ottoman, me dit-il.

J’attendis quelques minutes. Il fut clément, et me passa enfin le journal avec un salut qui sentait son xviiie siècle.

— Monsieur, ajouta-t-il, nous avons grande fête de soir. Le Moniteur nous annonce la naissance d’une princesse, et cet événement, qui sera plein de charme pour tous les sujets de Sa Hautesse, coïncide par hasard avec l’ouverture du Ramazan.

Je ne m’étonnai pas, de ce moment, de voir tout le monde en fête, et j’attendis patiemment, tantôt en regardant la route animée par les voitures et les cavalcades, tantôt en parcourant les journaux francs que mon voisin me passait à mesure qu’il en avait terminé la lecture.

Il apprécia sans doute ma politesse et ma patience, et, comme je me préparais à sortir, il me dit :

— Où allez-vous donc ? Au bal ?

— Est-ce qu’il y a un bal ? répondis-je.

— Vous en entendez d’ici la musique.

En effet, les accords stridents d’un orchestre grec ou valaque arrivaient jusqu’à mon oreille. Mais cela ne prouvait pas que l’on dansât ; car la plupart des guinguettes et des cafés de Constantinople ont aussi des musiciens qui jouent même pendant le jour.

— Venez avec moi, me dit l’inconnu.

À deux cents pas peut-être du kiosque que nous venions de quitter, nous vîmes une porte splendidement décorée, formant l’entrée d’un jardin qui, situé à la jonction de deux routes, avait une forme triangulaire. Des quinconces d’arbres reliés par des guirlandes, des salles de verdure entourant les tables, tout cela formait un spectacle assez vulgaire pour un Parisien. Mon guide était enthousiasmé. Nous entrâmes dans l’intérieur, qui se composait de plusieurs salles remplies de consommateurs ; l’orchestre continuait à s’escrimer vaillamment, avec des violons à une corde, des flûtes de roseau, des tambourins et des guitares, exécutant, du reste, des airs assez originaux. Je demandai où était le bal.

— Attendez, me dit le vieillard, le bal ne peut commencer qu’au coucher du soleil. Ceci est dans les règlements de police. Mais, comme vous voyez, ce ne sera pas long.

Il m’avait conduit à une fenêtre, et, en effet, le soleil ne tarda pas à descendre derrière les lignes d’horizon violettes qui dominent la Corne d’or. Aussitôt un bruit immense se fit de tous côtés. C’étaient les canons de Tophana, puis ceux de tous les vaisseaux du port qui saluaient la double fête. Un spectacle magique commençait en même temps sur tout le plan lointain où se découpent les monuments de Stamboul. À mesure que l’ombre descendait du ciel, on voyait paraître de longs chapelets de feu dessinant les dômes des mosquées et traçant sur leurs coupoles des arabesques, qui formaient sans doute des légendes en lettres ornées ; les minarets, élancés comme un millier de mâts au-dessus des édifices, portaient des bagues de lumières, dessinant les frêles galeries qu’ils supportent. De tous côtés partaient les chants des muezzins, si suaves d’ordinaire, ce jour-là bruyants comme des chants de triomphe.

Nous nous retournâmes vers la salle ; la danse avait commencé.

Un grand vide s’était formé au centre de la salle ; nous vîmes entrer, par le fond, une quinzaine de danseurs coiffés de rouge, avec des vestes brodées et des ceintures éclatantes. Il n’y avait que des hommes.

Le premier semblait conduire les autres, qui se tenaient par la main, en balançant les bras, tandis que lui-même liait sa danse compassée à celle de son voisin, au moyen d’un mouchoir, dont ils avaient chacun un bout. Il semblait la tête au col flexible d’un serpent, dont ses compagnons auraient formé les anneaux.

C’était là, évidemment, une danse grecque, — avec les balancements de hanches, les entrelacements et les pas en guirlande que dessine cette chorégraphie. Quand ils eurent fini, je commençais à manifester mon ennui des danses d’homme, que j’avais trop connues en Égypte, lorsque nous vîmes paraître un égal nombre de femmes qui reproduisirent la même figure. Elles étaient la plupart jolies et fort gracieuses, sous le costume levantin ; leurs calottes rouges festonnées d’or, les fleurs et les gazillons lamés de leurs coiffures, les longues tresses ornées de sequins qui descendaient jusqu’à leurs pieds leur faisaient de nombreux partisans dans l’assemblée. Toutefois, c’étaient simplement des jeunes filles ioniennes venues avec leurs amis ou leurs frères, et toute tentative de séduction à leur égard eût amené des coups de couteau[1].

— Je vous ferai voir tout à l’heure mieux que cela, me dit le complaisant vieillard dont je venais de faire la connaissance.

Et, après avoir pris des sorbets, nous sortîmes de cet établissement, qui est le Mabille des Francs de Péra.

Stamboul, illuminée, brillait au loin sur l’horizon, devenu plus obscur, et son profil aux mille courbes gracieuses se prononçait avec netteté, rappelant ces dessins piqués d’épingles que les enfants promènent devant les lumières. Il était trop tard pour s’y rendre ; car, à partir du coucher du soleil, on ne peut plus traverser le golfe.

— Convenez, me dit le vieillard, que Constantinople est le véritable séjour de la liberté. Vous allez vous en convaincre encore mieux tout à l’heure. Pourvu qu’on respecte les chiens, chose prudente d’ailleurs, et qu’on allume sa lanterne quand le soleil est couché, on est aussi libre ici toute la nuit qu’on l’est à Londres… et qu’on l’est peu à Paris !

Il avait tiré de sa poche une lanterne de fer-blanc dont les replis en toile s’allongeaient comme des feuilles de soufflet qui s’écartent, et y planta sa bougie.

— Voyez, reprit-il, comme ces longues allées de cyprès du grand champ des Morts sont encore animées à cette heure.

En effet, des robes de soie ou des féredjés de drap fin passaient çà et là en froissant les feuilles des buissons ; des caquetages mystérieux, des rires étouffés traversaient l’ombre des charmilles. L’effet des lanternes voltigeant partout aux mains des promeneurs me faisait penser à l’acte des nonnes de Robert, — comme si ces milliers de pierres plates éclairées au passage eussent dû se lever tout à coup ; mais non, tout était riant et calme ; seulement, la brise de la mer berçait dans les ifs et dans les cyprès les colombes endormies. Je me rappelai ce vers de Goethe :

Tu souris sur des tombes, immortel Amour !

Cependant nous nous dirigions vers Péra, en nous arrêtant parfois à contempler l’admirable spectacle de la vallée qui descend vers le golfe, et de l’illumination couronnant le fond bleuâtre, où s’estompaient les pointes des arbres, et où, par places, luisait la mer, reflétant les lanternes de couleur suspendues aux mâts des vaisseaux.

— Vous ne vous doutez pas, me dit le vieillard, que vous causez en ce moment avec un ancien page de l’impératrice Catherine II ?

— Cela est bien respectable, pensai-je ; car cela doit remonter au moins aux dernières années du siècle dernier.

— Je dois dire, ajouta le vieillard avec quelque prétention, que notre souveraine (car je suis Russe) était, à cette époque, un peu… ce que je deviens aujourd’hui.

Il soupira. Puis il se mit à parler longtemps de l’impératrice, de son esprit, de sa grâce charmante, de sa bonté.

— Le rêve continuel de Catherine, ajouta-t-il, était de voir Constantinople. Elle parlait quelquefois de s’y rendre déguisée en bourgeoise allemande. Mais elle eût, certes, préféré y pénétrer par la conquête, et c’est pour cela qu’elle envoya en Grèce cette expédition commandée par Orlof, qui, de loin, prépara la révolution des Hellènes. La guerre de Crimée n’eut pas non plus d’autre but ; mais les Turcs se défendirent si bien, qu’elle ne put arriver qu’à la possession de cette province, garantie en dernier lieu par un traité de paix.

» Vous avez entendu parler des fêtes qui se donnèrent dans ce pays, et où plusieurs de vos gentilshommes aventuriers assistèrent. On ne parlait que français à sa cour ; on ne s’occupait que de la philosophie des encyclopédistes, de tragédies jouées à Paris et de poésie légère. Le prince de Ligne était arrivé enthousiasmé de l’Iphigénie en Tauride de Guymond de la Touche. L’impératrice lui fit aussitôt présent de la partie de l’ancienne Tauride où l’on avait cru retrouver les ruines du temple élevé par le cruel Thoas. Le prince fut très-embarrassé de ce présent de quelques lieues carrées, occupées par des cultivateurs musulmans, qui se bornaient à fumer et à boire du café tout le jour. Comme la guerre les avait rendus trop pauvres pour continuer ce passe-temps, le prince de Ligne se vit encore forcé de leur donner de l’argent afin qu’ils pussent renouveler leurs provisions. Ils se quittèrent très-bons amis.

» Ceci n’était que généreux. Orlof fut plus magnifique. Comme la contrée sablonneuse où l’on se trouvait blessait les yeux de sa souveraine, il fit apporter, de cinquante lieues, des forêts entières de sapins coupés qui, il est vrai, ne donnèrent d’ombrage que pendant le séjour de la cour impériale.

» Catherine, cependant, ne se consolait pas d’avoir perdu l’occasion de visiter la côte d’Asie. Pour occuper les loisirs du séjour en Crimée, elle pria M. de Ségur de lui enseigner à faire des vers français. Cette femme avait tous les caprices. Après s’être rendu compte des difficultés, elle s’enferma quatre heures dans son cabinet, et en ressortit ayant fait en tout deux alexandrins, qui ne sont que passables. Les voici :

Dans le sérail d’un khan[2], sur des coussins brodés,
Dans un kiosque d’or, de grilles entouré…

» Elle n’avait pas pu se tirer du reste.

— Ces vers, observai-je, ne manquent pas d’une certaine couleur orientale ; ils indiquent même un certain désir de savoir à quoi s’en tenir sur la galanterie des Turcs.

— Le prince de Ligne trouva détestables les rimes de ce distique, ce qui découragea l’impératrice de toute prosodie française… Je vous parle de choses que je ne sais que par ouï-dire. J’étais alors au berceau, et je n’ai vu que les dernières années de ce grand règne… Après la mort de l’impératrice, j’héritai sans doute de ce désir violent qu’elle avait eu de voir Constantinople. Je quittai ma famille, et j’arrivai ici avec fort peu d’argent. J’avais vingt ans, de belles dents, et la jambe admirablement tournée…

  1. Une insulte, faite récemment dans un cabaret à la maîtresse d’un Grec, avait occasionné une rencontre terrible entre des Hellènes de Morée et des Ioniens. Ces derniers sont généralement insolents et querelleurs, parce qu’ils sont sujets de l’Angleterre. Cela amena un véritable combat qui ne manqua pas de spectateurs. Plus de cent cinquante hommes des deux nations se mirent en ligne dans le grand champ des Morts. Il y eut force coups de pistolet et de poignard. On alla prévenir l’autorité turque. Le pacha s’écria : « Backkaloum (qu’importe) ! que ces chiens-là s’exterminent s’ils veulent, il y en aura moins. » Il est vrai que la police turque a peu d’action à Péra, à cause du nombre considérable des étrangers placés sous la protection des consuls.
  2. Le khan, c’est le sultan, ou encore tout souverain indépendant des pays d’Asie.