Voyage en Orient (Nerval)/Stamboul et Péra/V

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 22-27).

V — UNE AVENTURE DE L’ANCIEN SÉRAIL


Mon vieux compagnon s’interrompit avec un soupir et me dit en regardant le ciel :

— Je vais reprendre mon récit, je voudrais seulement vous montrer la reine de la fête qui commence pour Stamboul et qui durera trente nuits.

Il indiqua du doigt un point du ciel où se montrait un faible croissant : c’était la nouvelle lune, la lune du Ramazan, qui se traçait faiblement à l’horizon. Les fêtes ne commencent que quand elle a été vue nettement du haut des minarets ou des montagnes avoisinant la ville. On en transmet l’avis par des signaux.

— Que fîtes-vous, une fois à Constantinople ? repris-je après cet incident, voyant que le vieillard aimait à se représenter ces souvenirs de sa jeunesse.

— Constantinople, monsieur, était plus brillante qu’aujourd’hui ; le goût oriental dominait dans ses maisons et dans ses édifices, qu’on a toujours reconstruits à l’européenne depuis. Les mœurs y étaient sévères, mais la difficulté des intrigues en était le charme le plus puissant.

— Poursuivez ! lui dis-je vivement intéressé et voyant qu’il s’arrêtait encore.

— Je ne vous parlerai pas, monsieur, de quelques délicieuses relations que j’ai nouées avec des personnes d’un rang ordinaire. Le danger, dans ces sortes de commerces, n’existe au fond que pour la forme, à moins toutefois que l’on n’ait l’imprudence grave de rendre visite à une dame turque chez elle, ou d’y pénétrer furtivement. Je renonce à me vanter des aventures de ce genre que j’ai risquées. La dernière seule peut vous intéresser.

» Mes parents me voyaient avec peine éloigné d’eux ; leur persistance à me refuser les moyens de séjourner plus longtemps à Constantinople m’obligea à me placer dans une maison de commerce de Galata. Je tenais les écritures chez un riche joaillier arménien ; un jour, plusieurs femmes s’y présentèrent, suivies d’esclaves qui portaient la livrée du sultan.

» À cette époque, les dames du sérail jouissaient de la liberté de venir faire leurs emplettes chez les négociants des quartiers francs, parce que le danger de leur manquer de respect était si grand, que personne ne l’eût osé. De plus, dans ce temps-là, les chrétiens étaient à peine regardés comme des hommes… Lorsque l’ambassadeur français lui-même venait au sérail, on le faisait dîner à part, et le sultan disait plus tard à son premier vizir : « As-tu fait manger le chien ? — Oui, le chien a mangé, répondait le ministre. — Eh bien, qu’on le mette dehors ! » Ces mots étaient d’étiquette… Les interprètes traduisaient cela par un compliment à l’ambassadeur et tout était dit.

Je coupai court à ces digressions, en priant mon interlocuteur d’en revenir à la visite des dames du sérail chez le joaillier.

— Vous comprenez que, dans ces circonstances, ces belles personnes étaient toujours accompagnées de leurs gardiens naturels, commandés par le kislar-aga. Au reste, l’aspect extérieur de ces dames n’avait de charmes que pour l’imagination, puisqu’elles étaient aussi soigneusement drapées et masquées que des dominos dans un bal de théâtre. Celle qui paraissait commander aux autres se fit montrer diverses parures, et, en ayant choisi une, se préparait à l’emporter. Je fis observer que la monture avait besoin d’être nettoyée, et qu’il manquait quelques petites pierres.

» — Eh bien, dit-elle, quand faudra-t-il l’envoyer chercher ?… J’en ai besoin pour une fête où je dois paraître devant le sultan.

» Je la saluai avec respect, et, d’une voix quelque peu tremblante, je lui fis observer qu’on ne pouvait répondre du temps exact qui serait nécessaire pour ce travail.

» — Alors, dit la dame, quand ce sera prêt, envoyez un de vos jeunes gens au palais de Béchik-Tasch.

» Puis elle jeta un regard distrait autour d’elle…

» — J’irai moi-même. Altesse, répondis-je ; car on ne pourrait confier à un esclave, ou même à un commis, une parure de cette valeur.

» — Eh bien, dit-elle, apportez-moi cela et vous en recevrez le prix.

» L’œil d’une femme est plus éloquent ici qu’ailleurs, car il est tout ce qu’on peut voir d’elle en public. Je crus démêler dans l’expression qu’avait celui de la princesse en me parlant une bienveillance particulière, que justifiaient assez ma figure et mon âge… Monsieur, je puis le dire aujourd’hui sans amour-propre, j’ai été l’un des derniers beaux hommes de l’Europe.

Il se redressa en prononçant ces paroles, et sa taille semblait avoir repris une certaine élégance que je n’avais pas encore remarquée.

— Quand la parure, reprit-il, fut terminée, je me rendis à Béchik-Tasch par cette même route de Buyukdéré où nous sommes en ce moment. J’entrai dans le palais par les cours qui donnent sur la campagne. On me fit attendre quelque temps dans la salle de réception ; puis la princesse ordonna qu’on m’introduisît près d’elle. Après lui avoir remis la parure et en avoir reçu l’argent, j’étais prêt à me retirer, lorsqu’un officier me demanda si je ne voulais pas assister à un spectacle de danses de corde qui se donnait dans le palais, et dont les acteurs étaient entrés avant moi. J’acceptai, et la princesse me fit servir à dîner ; elle daigna même s’informer de la manière dont j’étais servi. Il y avait pour moi sans doute quelque danger à voir une personne d’un si haut rang agir envers moi avec tant d’honnêteté… Quand la nuit fut venue, la dame me fit entrer dans une salle plus riche encore que la précédente, et fit apporter du café et des narghilés… Des joueurs d’instruments étaient établis dans une galerie haute, entourée de balustres, et l’on paraissait attendre quelque chose d’extraordinaire que leur musique devait accompagner. Il me parut évident que la sultane avait préparé la fête pour moi ; cependant, elle se tenait toujours à demi couchée sur un sofa au fond de la chambre, et dans l’attitude d’une impératrice. Elle semblait absorbée surtout dans la contemplation des exercices qui avaient lieu devant elle. Je ne pouvais comprendre cette timidité ou cette réserve d’étiquette qui l’empêchait de m’avouer ses sentiments, et je pensai qu’il fallait plus d’audace…

» Je m’étais élancé sur sa main, qu’elle m’abandonnait sans trop de résistance, lorsqu’un grand bruit se fit autour de nous.

» — Les janissaires ! les janissaires ! s’écrièrent les domestiques et les esclaves.

» La sultane parut interroger ses officiers, puis elle leur donna un ordre que je n’entendis pas. Les deux danseurs de corde et moi, nous fûmes conduits, par des escaliers dérobés, à une salle basse, où l’on nous laissa quelque temps dans l’obscurité. Nous entendions au-dessus de nos têtes les pas précipités des soldats, puis une sorte de lutte qui nous glaça d’effroi. Il était évident que l’on forçait une porte qui nous avait protégés jusque-là, et que l’on allait arriver à notre retraite. Des officiers de la sultane descendirent précipitamment par l’escalier et levèrent, dans la salle où nous étions, une espèce de trappe, en nous disant :

» — Tout est perdu !… descendez par ici !

» Nos pieds, qui s’attendaient à trouver des marches d’escalier, manquèrent tout à coup d’appui. Nous avions fait tous les trois un plongeon dans le Bosphore… Les palais qui bordent la mer, et notamment celui de Béchik-Tasch, que vous avez pu voir sur la rive d’Europe, à un quart de lieue de la ville, sont en partie construits sur pilotis. Les salles inférieures sont parquetées de planchers de cèdre, qui couvrent immédiatement la surface de l’eau, et que l’on enlève lorsque les dames du sérail veulent s’exercer à la natation. C’est dans un de ces bains que nous nous étions plongés au milieu des ténèbres. Les trappes avaient été refermées sur nos têtes, et il était impossible de les soulever. D’ailleurs, des pas réguliers et des bruits d’armes s’entendaient encore. À peine pouvais-je, en me soutenant à la surface de l’eau, respirer de temps en temps un peu d’air. Ne voyant plus la possibilité de remonter dans le palais, je cherchais du moins à nager vers le dehors. Mais, arrivé à la limite extérieure, je trouvai partout une sorte de grille formée par les pilotis, et qui probablement servait d’ordinaire à empêcher que les femmes ne pussent, en nageant, s’échapper du palais ou se faire voir au dehors.

» Imaginez, monsieur, l’incommodité d’une telle situation : sur la tête, un plancher fermé partout, six pouces d’air au-dessous des planches, et l’eau montant peu à peu avec ce mouvement presque imperceptible de la Méditerranée qui s’élève, toutes les six heures, d’un pied ou deux. Il n’en fallait pas tant pour que je fusse assuré d’être noyé très-vite. Aussi secouais-je, avec une force désespérée, les pilotis qui m’entouraient comme une cage. De temps en temps, j’entendais les soupirs des deux malheureux danseurs de corde qui cherchaient comme moi à se frayer un passage. Enfin j’atteignis un pieu moins solide que les autres, qui, rongé sans doute par l’humidité, ou d’un bois plus vieux que les autres, paraissait céder sous la main. J’arrivai, par un effort désespéré, à en détacher un fragment pourri et à me glisser au dehors, grâce à la taille svelte que j’avais à cette époque. Puis, en m’attachant aux pieux extérieurs, je parvins, malgré ma fatigue, à regagner le rivage. J’ignore ce que sont devenus mes deux compagnons d’infortune. Effrayé des dangers de toute sorte que j’avais courus, je me hâtai de quitter Constantinople.

Je ne pus m’empêcher de dire à mon interlocuteur, après l’avoir plaint des dangers qu’il avait courus, que je le soupçonnais d’avoir un peu gazé quelques circonstances de son récit.

— Monsieur, répondit-il, je ne m’explique pas là-dessus ; rien, dans tous les cas, ne me ferait trahir des bontés…

Il n’acheva pas. J’avais entendu déjà parler de ces sombres aventures attribuées à certaines dames du vieux sérail vers la fin du dernier siècle… Je respectai la discrétion de ce Buridan glacé par l’âge.