Voyage en Orient (Nerval)/Lorely/Souvenirs de Thuringe/VII

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 527-532).

VII — SCHILLER, WIELAND, LE PALAIS


Les spectateurs étrangers des fêtes passaient comme moi une partie de leur temps à visiter les anciennes demeures des grands hommes qui ont séjourné à Weimar, telles que celles de Lucas Cranach, qui a orné la cathédrale d’un beau tableau, de Wieland, de Herder et de Schiller. J’ai visité encore Schiller, c’est-à-dire la modeste chambre qu’il occupait dans une maison dont le propriétaire a inscrit au-dessus de la porte ces simples mots : « Ici Schiller a habité. »

Je m’étonnais de trouver les meubles plus brillants et plus frais que ceux de la petite chambre de Gœthe, que j’avais vus à Francfort ; mais on m’apprit que les fauteuils et les chaises étaient de temps en temps recouverts de tapisseries que les dames de Weimar brodaient à cet effet. Ce qui est conservé dans toute sa simplicité, c’est un piano ou épinette dont la forme mesquine fait sourire, quand on songe aux pianos à queue d’aujourd’hui. Le son de chaudron que rendaient les cordes n’était pas au-dessus de cette humble apparence.

Listz, qui m’accompagnait dans cette pieuse visite rendue au grand dramaturge de l’Allemagne, voulut venger de toute raillerie l’instrument autrefois cher au poëte.

Il promena ses doigts sur les touches jaunies, et, s’attaquant aux plus sonores, il sut en tirer des accords, doux et vibrants qui me firent écouter avec émotion les Plaintes de la jeune fille, ces vers délicieux que Schubert dessina sur une si déchirante mélodie, et que Listz a su arranger pour le piano avec le rare coloris qui lui est propre. — Et, tandis que je l’écoutais, je pensais que les mânes de Schiller devaient se réjouir en entendant les paroles échappées à son cœur et à son génie, trouver un si bel écho dans deux autres génies qui leur prêtent un double rayonnement.

Mais on se fatigue même de l’admiration et de cette tension violente que de tels souvenirs donnent à l’esprit. Nous fûmes heureux de voir le dernier jour des fêtes occupé par une de ces bonnes et joyeuses réunions populaires qui se rattachent si heureusement aux souvenirs poétiques de l’ancienne Thuringe.

C’était un dimanche ; les paysans affinaient de toutes parts en habits de fête, et peuplaient d’une foule inaccoutumée les rues de Weimar, venant à leur tour admirer la statue de Herder. La société des chasseurs donnait une grande fête dans un local qui lui appartient, et que précède une place verte située aux portes de la ville.

Il y avait là tout l’aspect d’une kermesse flamande ; un grand nombre de guinguettes couvertes en treillage entouraient le champ ; des alcides, des écuyers, des théâtres de marionnettes, et jusqu’à un éléphant savant, se partageaient l’admiration de la foule, dont la majeure partie se livrait à une forte consommation de bière, de saucisses et de pâtisseries. Rien n’est charmant comme ces jeunes filles allemandes en jupe courte, avec leurs cheveux partagés sur le front en ailes de corbeau, leurs longues tresses et leurs solides bras nus.

Dans les cabarets comme à l’église, les deux sexes sont séparés. La danse seule les réunit parfois. Le bal des chasseurs nous montrait des couples d’une société plus élevée ; mais, dans la vaste salle à colonnes où se donnait le bal, on ne voyait également que des coiffures en cheveux et que des jeunes filles. Pendant la danse, les femmes mariées et les mères soupaient dans d’autres salons, avec cet appétit infatigable qui n’appartient qu’aux dames allemandes.

Il ne me restait plus à voir que le palais grand-ducal, dont l’architecture imposante a été complétée par une aile qu’a fait bâtir à ses frais la grande-duchesse Amélie, sœur de l’empereur de Russie. Cette noble compagne de Charles-Auguste, l’ami de Gœthe et de Schiller, fut aussi la protectrice constante des grands hommes qui ont habité Weimar, et tout respire, dans la partie du palais qui lui appartient, le culte qu’elle a voué à leur mémoire. Là, point de batailles, point de cérémonies royales peintes ou sculptées ; on y chercherait même en vain les images des empereurs qui ont donné naissance à la famille royale de Saxe-Weimar. Les quatre salles principales sont consacrées, l’une à Wieland, la seconde à Herder, les deux dernières à Gœthe et à Schiller. Celle de Wieland est la plus remarquable par l’exécution des peintures. Sur un fond de rouge antique se détachent des médaillons peints à fresque, qui représentent les principales scènes d’Obéron, le chef-d’œuvre du Voltaire allemand. Ils sont de M. Heller, qui a su grouper dans de remarquables paysages les figures romanesques du poëte.

Les arabesques qui entourent les cadres, représentant des rocailles, des animaux et des groupes de génies ailés qui s’élancent du sein des fleurs, sont bien agencées et d’un coloris harmonieux ; elles ont été peintes par M. Simon. La salle de Heller a été exécutée par Jœger. On y voit retracée une légende où la Vierge apparaît en songe au peintre endormi devant son chevalet. Au centre du parquet, une mosaïque représente dans un écusson une lyre ailée, — armes parlantes données à Herder par Charles-Auguste. Sur la cheminée est un buste de l’écrivain. Entre les deux portes, un buste de Lucas Cranach, l’ami de Luther et du duc de Weimar Jean-Frédéric, qui partagea la captivité du réformateur pendant les cinq ans qu’il fut prisonnier de Charles-Quint.

La salle de Gœthe est illustrée des principales scènes de ses ouvrages. Une scène mythologique du second Faust couvre une grande partie des murs. Les sujets sont composés avec grâce, mais l’exécution des peintures n’a pas le même mérite. Il y a de jolis détails dans les médaillons de la salle de Schiller, surtout les scènes de Jeanne d’Arc et de Marie Stuart.

La chapelle du palais, dont les parois et la colonnade sont de marbre précieux, est d’un bel effet qu’augmentent de riches tapis suspendus à la rampe des galeries. Il y a aussi une chapelle grecque pour la grande-duchesse, avec les décorations spéciales de cette religion. On admire encore, dans les appartements des princes, de fort beaux paysages de M. Heller, dont la teinte brumeuse et mélancolique rappelle le Ruysdael. Ce sont des paysages de la Norvége, éclairés d’un jour gris et doux, des scènes d’hiver et de naufrages, des contours de rochers majestueux, de beaux mouvements de vagues, une nature qui fait frémir et qui fait rêver.

La grande-duchesse était malade, et l’on venait de recevoir la nouvelle de la mort de Louis-Philippe, de sorte qu’il n’y eut point de grandes soirées à la résidence. La plupart des étrangers réunis à Weimar et beaucoup de personnages du pays sont partis après les fêtes pour assister, à Leipzig, aux représentations de mademoiselle Rachel.

Je n’ai pas voulu quitter Weimar sans visiter la cathédrale, où se trouve un fort beau tableau de Lucas Cranach, représentant le Christ en croix, pleuré par les saintes femmes. En vertu d’une sorte de synchronisme mystique et protestant, le peintre a placé au pied de la croix Luther et Mélanchthon discutant un verset de la Bible.

À la Bibliothèque, j’ai pu voir encore trois bustes de Gœthe, parmi lesquels se trouve celui de David, puis un buste de Schiller, par Danneker, et des autographes curieux, — notamment un vieux diplôme français, signé Danton et Roland, adressé au « célèbre poëte Gilles, ami de l’humanité ». La prononciation allemande du nom de Schiller a donné lieu, sans doute, à cette erreur bizarre, qui n’infirme en rien, du reste, le mérite d’avoir écrit ce brevet républicain.

Le tombeau de Wieland est à quelque distance de la ville. C’est une pierre sous des arbres, entourée d’un gazon. Une des faces est consacrée à son nom surmonté d’une lyre, l’autre à celui de sa femme, une autre au souvenir de Cécile Brentans, son amie idéale et poétique ; un papillon, image de l’âme, surmonte cette dernière inscription.

Dans le temps où nous vivons, il est bon de retremper parfois son âme à de tels souvenirs. Si Weimar n’avait à nous montrer que des tombes, nous en sortirions seulement avec une pensée douce et triste. Mais la vie de l’intelligence y est restée et y repose dans des cœurs fidèles, qui la transmettront à l’avenir.

En reprenant le chemin de fer, on se trouve, au bout de quatre heures, à Leipzig par Iéna et Halle. J’ai pu y assister à la fête de la Constitution, composée seulement de parades militaires, de fanfares exécutées à la maison de ville, et d’une foule de divertissements dans les casinos et jardins publics, parmi lesquels il faut compter le spectacle d’un panorama des bords du Rhin, — animé par le passage de l’armée française, — c’étaient les termes de l’affiche.

Quand on a vu, à Leipzig, l’Observatoire, la Bourse des libraires, la place du Marché et le tombeau de Poniatowsky, il est fort agréable de pouvoir, le soir même, revoir mademoiselle Rachel dans le rôle de Marie Stuart. Elle a obtenu, naturellement, un immense succès, surtout dans la scène des deux reines et dans celle où elle se dépouille de ses bijoux en faveur de ses femmes. — Par exemple, la tragédie française était peu en faveur près du public allemand, révolté de voir qu’on eût osé mutiler Schiller. Les poëtes, aussi, sont furieux des triomphes de Rachel, parce qu’ils prétendent que leurs actrices nationales ne pourront plus faire d’effet après elle, ou l’imiteront servilement.

— Nous devrions, me disait l’un d’eux, écraser ce joli serpent, qui vient répandre un venin destructeur sur notre art dramatique !…

Heureusement, la masse du public ne partage pas cette opinion intéressée.

Après avoir vu et admiré tant de choses en peu de jours, il est heureux encore de pouvoir se reposer devant une bouteille de vin de Hongrie, dans la vieille cave de l’Auerbach, illustrée jadis par la visite de Faust et de Méphistophélès.

L’établissement vient d’être mis à neuf, et l’on a restauré les curieuses peintures du moyen âge qui représentent les exploits du docteur et de son étrange compagnon, le tout accompagné de légendes en vers et d’un buste de Goethe. Hâtons-nous maintenant d’échapper au vaste rayonnement de cette gloire, dont il ne faut pas fatiguer nos lecteurs.