Voyage en Orient (Nerval)/Lorely/Souvenirs de Thuringe/VI

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 524-527).

VI — LA MAISON DE GŒTHE


Le lendemain de la représentation, j’avais besoin de me reposer de cinq heures de musique savante, dont l’impression tourbillonnait encore dans ma tête à mon réveil. Je me mis à parcourir la ville à travers les brumes légères d’une belle matinée d’automne.

Mme de Staël disait de Weimar : « Ce n’est pas une ville, c’est une campagne où il y a des maisons. » Cette appréciation est juste, en raison du nombre de promenades et de jardins qui ornent et séparent les divers quartiers de la résidence. Cependant, je dois avouer que je me suis perdu deux fois en parcourant les rues pour regagner mon hôtel. Je ne cherche pas ici à flatter cette jolie petite ville, mais je dois constater qu’elle est tracée en labyrinthe, par l’amour-propre sans doute de ses fondateurs, qui auront voulu la faire paraître immense aux yeux du voyageur.

Mais le moyen de leur en vouloir quand, à chaque pas, on retrouve les souvenirs des grands hommes qui ont aimé ce séjour, quand, au prix d’une heure perdue, on peut errer dans les sentiers silencieux de ce parc qui envahit une partie de la ville, et où, comme à Londres, on trouve tout à coup la rêverie et le charme, en s’isolant pour un instant du mouvement de la cité ? Une rivière aux eaux vertes s’échappe au milieu des gazons et des ombrages ; l’eau bruit plus loin en un diminutif de Niagara. À l’ombre d’un pont qui joint la ville au faubourg, on observe les jeux de la lumière sur les masses de verdure, en contraste avec les reflets lumineux qui courent sur les eaux.

Tout est repos, harmonie, clarté ; — il y a là un banc où Goethe aimait à s’asseoir, en regardant à sa droite des jolies servantes de la ville, qui venaient puiser de l’eau à une fontaine située devant une grotte… Il pensait là, sans doute, aux nymphes antiques, sans oublier tout à fait la phrase qu’il avait écrite dans sa jeunesse : « La main qui tient le balai pendant la semaine est celle qui, le dimanche, pressera la tienne le plus fidèlement !… » Mais Goethe, premier ministre alors, ne devait plus que sourire de ce souvenir de Francfort.

J’étais impatient de comparer la petite chambre d’étudiant que j’avais vue deux jours auparavant, au lieu de sa naissance, avec le palais où il termina sa longue et si noble carrière. On me permit d’y pénétrer, mais sans rendre la faveur complète, car son cabinet et sa chambre à coucher sont fermés à tout visiteur. Les descendants de Goethe, c’est-à-dire ses petits-fils, dont l’un cependant est poëte et l’autre musicien, n’ont pas hérité de sa générosité européenne. Ils ont refusé les offres de tous les États d’Allemagne, réunis pour acquérir la maison de Goethe, afin d’en faire un musée national. Ils espèrent encore que l’Angleterre leur offrira davantage des collections et des souvenirs laissés par leur aïeul.

Toutefois, voyons du moins ce qu’il est permis d’admirer. Sur une place irrégulière dont le centre est occupé par une fontaine, s’ouvre une vaste maison dont l’extérieur n’a rien de remarquable, mais qui, depuis le vestibule, porte à l’intérieur les traces de ce goût d’ordonnance et de splendeur qui brille dans les œuvres du poëte.

L’escalier, orné de statues et de bas-reliefs antiques, est grandiose comme celui d’une maison princière ; les marbres, les fresques et les moulures éclatent partout fraîchement restaurés, et forment une entrée imposante au salon et à la galerie qui contiennent les collections.

En y pénétrant, on est frappé de la quantité de statues et de bustes qui encombrent les appartements. Il faut attribuer cette recherche aux préoccupations classiques qui dominaient l’esprit de Goethe dans ses dernières années. L’œil s’arrête principalement sur une tête colossale de Junon, qui, parmi ces dieux lares, se dessine impérialement comme la divinité protectrice.

Au moment où j’examinais ces richesses artistiques, une jeune princesse, amenée par la même curiosité pieuse, était venue visiter la demeure du grand écrivain ; sa robe blanche, son manteau d’hermine, frôlaient çà et là les bas-reliefs et les marbres. Je m’applaudissais du hasard qui amenait là cette apparition auguste et gracieuse, comme une addition inattendue aux souvenirs d’un pareil lieu. Distrait un instant de l’examen des chefs-d’œuvre, je voyais avec intérêt cette fille du passé errer capricieusement parmi les images du passé !

— Sous cette peau si fine et si blanche, me disais-je, dans ces veines délicates coule le sang des Césars d’Allemagne ; ces yeux noirs sont vifs et impérieux comme ceux de l’aigle ; seulement, la rêverie mêlée à l’admiration les empreint parfois d’une douceur céleste.

Cette figure convenait bien à cet intérieur vide, — comme l’image divine de Psyché représentant la vie sur la pierre d’un tombeau.

La première salle est entourée de hautes armoires à vitrages où sont renfermés des antiques, des bas-reliefs, des vases étrusques et une collection des médaillons de David, parmi lesquels on reconnaît avec plaisir les profils de Cuvier, de Chateaubriand, puis ceux de Victor Hugo, de Dumas, de Béranger, de Sainte-Beuve, sur qui les yeux du vieillard ont pu encore se reposer. Dans la galerie qui vient ensuite, les intervalles des fenêtres sont occupés par une riche collection de gravures anciennes, reliées dans d’immenses in-folios.

Entre les massives bibliothèques qui les contiennent, sont placées des montres vitrées consacrées à une collection de médailles de tous les peuples. La galerie est peinte à fresque, dans le style de Pompéi, et les dessus de porte cintrés ont été peints sur toile par un artiste nommé Muller, dont Gœthe aimait le talent. Ce sont des sujets antiques, sobrement traités, avec une grande science du dessin, froids et corrects, — en un mot de la sculpture peinte. On voit encore dans cette salle quelques figures de Canova et un buste de Gœthe lui même, qui est loin de valoir celui de David, mais qui, dit-on, est plus ressemblant.

On nous a permis encore de voir le jardin, assez grand, mais planté pour l’utilité plus que pour l’agrément, — ce qu’on appelle chez nous un jardin de curé. Un pavillon en charpente, qui s’avance devant la maison avec l’aspect d’un chalet suisse, et des charmilles de vigne vierge, donnent pourtant un certain caractère à tout l’ensemble.

Le pays de Saxe-Weimar est un duché littéraire. On y distribue aux poëtes et aux artistes des marquisats, des comtés et des baronnies… Les noms des hommes illustres qui l’ont habité y marquent des places et des stations nombreuses qui deviennent des lieux sacrés. Si jamais le flot des révolutions modernes doit emporter les vieilles monarchies, il respectera sans doute ce coin de terre heureux où le pouvoir souverain s’est abrité depuis longtemps sous la protection du génie. Charles-Auguste, qui avait fait de Goethe son premier ministre, a voulu qu’on l’ensevelît lui-même dans une tombe placée entre celles de Goethe et de Schiller. — Il prévoyait des temps d’orage, et, renonçant au monument blasonné des empereurs ses aïeux, il s’est trouvé mieux couché entre ces deux amis, dont la gloire s’ajoute à la sienne et le défend à jamais contre l’oubli.