Voyage en Orient (Nerval)/Lorely/Les fêtes de Hollande/V

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 553-560).

V — HET REMBRANTS FEEST


Ô Érasme ! — dont je porte humblement le nom traduit du grec, — inspire-moi les termes choisis et nécessaires pour rendre l’impression que m’a causée Amsterdam au retour. Les lumières étincelaient comme les étoiles dorées dont parlent les ballades allemandes. Toi qui as fait l’éloge de la folie, tu comprendras le ravissement que j’ai éprouvé en voyant toute la ville en fête à la veille de l’érection officielle de la statue de Rembrandt. Le gouvernement n’accordait qu’un jour, mais le peuple en voulait au moins trois. On se réjouissait d’avance dans les gastoffs et dans les musicos. J’ai trouvé à la porte d’un de ces derniers une femme qui représentait très-sincèrement l’image de la Folie dont Holbein a orné tes pages savantes. C’était encore, si l’on veut, « Calliope longue et pure, » charmant de ses accords la foule assemblée dans un carrefour. Son violon, poudré au milieu par la colophane, exécutait des airs anciens d’un mauvais goût sublime. En me voyant, cette femme eut l’intuition de ma nationalité, et joua aussitôt la Marseillaise. La foule sympathique répétait le chœur en langue flamande. Il est naturel, du reste, qu’on accueille bien les étrangers qui viennent assister à une fête artistique.

Le lendemain, toutes les maisons étaient pavoisées, ainsi que les vaisseaux du port ; le canon retentissait pour marquer les pas du temps, — si précieux ce jour-là ! — et les guirlandes de fleurs et de ramées s’étendaient le long de la grande rue jusqu’au Marktplein.

Il ne faut pas trop s’étonner de voir Rembrandt logé sur le Marché-au-Beurre, puisque nous n’avons pu obtenir pour Molière, à Paris, qu’une encoignure entre deux rues, servant de fontaine, et livrée aux porteurs d’eau de l’Auvergne, qui me rappellent cette belle phrase de M. Villemain dans Lascaris : « Les Arabes attachaient leurs chevaux à ces colonnes romaines, qu’ils ne regardaient pas ! »

Toute la population d’Amsterdam était sur la place du Marché lorsque la statue apparut dépouillée des toiles qui la couvraient depuis le 17 mai, époque de son installation. — On entendit sur la place un huzza colossal, que couvrit bientôt l’exécution à grand orchestre du chant national : Wien Neerlands bloed in d’aderen Vloeit[1].... Il était midi et demi, le roi venait de paraître dans sa loge en costume d’officier de marine. Ce souverain a fort bonne mine sous l’uniforme, et se trouve parfaitement rendu dans un portrait de M. Pieneman, le célèbre peintre historique qui est à la tête aujourd’hui de l’école hollandaise. — Les honneurs de la fête étaient rendus au roi par les membres de la société Arti et Amicitiæ qui avaient eu l’initiative de cette inauguration. Dans les Pays-Bas, où l’écorce monarchique couvre toujours un ancien fruit républicain, le gouvernement n’apparaît qu’à titre honoraire dans les fêtes de l’art, de la littérature ou de l’industrie. Le roi souscrit comme les autres, en raison de ses moyens.

La statue de Rembrandt n’a rien de la crânerie de celle de Rubens à Anvers. Je ne sais pourquoi les grands hommes de Hollande sont toujours représentés la tête penchée et méditant sur leurs œuvres. Érasme a le nez dans son livre ; Laurent Coster, à Haarlem, songe à tailler des lettres de bois ; Rembrandt médite un chef-d’œuvre en croisant sur son ventre ses mains, dont l’une ramène un des coins de son manteau. Son costume de troubadour est varié d’une trousse dans le goût du xviie siècle et de souliers à bouffettes qu’on a pu porter, en effet, vers ce temps-là. — Sur le piédestal, on remarque les lettres R. V. R., Rembrandt van Rhyn, et l’on peut lire encore cette devise : Hulde van het nageschlacht (hommage de la postérité). Le statuaire s’appelle Royer, le même qui a modelé la statue de Ruyter.

Trois noms, Ruyter, Vondel et Rembrandt, brillaient partout en or sur les bannières. On m’a traduit les discours prononcés par les autorités. M. Scheltema, savant archiviste, s’est occupé beaucoup de rassembler des documents sur la vie de Rembrandt. Il a rappelé avec bonheur le souvenir d’une fête où, il y a juste deux siècles, le vieux Vondel fut couronné de lauriers par les associations de peintres et de sculpteurs. L’orateur a cherché ensuite à venger le grand artiste de diverses inculpations, qui réellement font du tort à notre pays, dans je ne sais quel article de la biographie Michaud. — Le discours du savant semblait calqué, à l’inverse, sur les arguments de l’inconnu qui a écrit cet article, dont nous ne savons même si nous devons être responsables. « On a accusé Rembrandt, a dit M. Scheltema, d’être avare et crapuleux (schraapzugtig). » M. Scheltema a peut-être un peu trop vengé Rembrandt du reproche d’avoir fréquenté le bas peuple. Nous possédons à la Bibliothèque nationale une collection de gravures qu’il eût été difficile à l’artiste de réaliser sans se mêler un peu à la basse société. Le beau monde était très-beau sans doute du temps de Rembrandt, mais les gens en guenilles n’étaient pas à dédaigner pour un peintre. Ne cherchons pas à faire, des poëtes et des artistes, des gentlemen accomplis et méticuleux. La main qui tient la plume ou le pinceau ne s’accommode des gants paille que quand il le faut absolument, pour toucher parfois d’autres mains ornées de gants paille, — et des esprits de la force de Rembrandt sont ceux qui, comme les dieux, épurent l’air où ils ont passé.

On s’attendait à revoir le roi au grand bal que donnait la société Arti et Amicitiæ. Il avait fort bien répondu à une allusion imprudente d’un discours municipal touchant le monument de Waterloo. « Ceci, a-t-il répliqué, n’est pas un monument sanglant. » Mais le souverain, un peu fatigué de la journée, avait laissé pour le représenter au bal le prince Henri, qui a seul été salué du chant : Leve het Waderland !… hoezee !

En consultant mes souvenirs de cette journée du 27 mai, je suis encore frappé de l’aspect de toute cette ville en fête, des maisons pavoisées et des fenêtres ornées de guirlandes, du sol jonché de fleurs, et de ces milliers de bannières flottant au vent ou portées en pompe par les sociétés et les corporations. Le soir, tout était illuminé, et les rues qui conduisent du marché au musée étaient particulièrement sablées et parées de verdure. Les tableaux du prince de la peinture hollandaise étaient éclairés a giorno, et la Ronde nocturne surtout était encore admirée avec délices : il aurait fallu peut-être faire venir de la Haye la Leçon d’anatomie. Mais le parc, véritable centre de cette solennité, nous gardait d’autres merveilles et d’autres hommages rendus à Rembrandt. Pourquoi faut-il que le grand artiste n’ait été si unanimement fêté qu’après deux cents ans dans la ville où il a passé presque toute sa vie ? Ne pouvant attaquer son talent, on l’a traité d’avare : on a raconté que ses élèves peignaient, sur des fragments de cartes découpées, des ducats et des florins qu’ils semaient dans son atelier, afin qu’il les fît rire en les ramassant. Ce qui est vrai, c’est que Rembrandt le réaliste employait toutes ses économies à acquérir des armes, des costumes et des curiosités qui lui servaient pour ses tableaux. Ne lui a-t-on pas reproché d’avoir épousé une paysanne et d’avoir feint d’être mort pour profiter de la plus value d’une vente après décès ? La biographie fondée sur des preuves nouvelles que va publier dans trois mois M. Scheltema rétablira sans doute la vérité des faits. — Il s’est rencontré même un critique qui appréciait le talent d’après une échelle arithmétique, et qui, supposant le nombre 20 comme étalon général, accordait à Rembrandt 15 comme composition, 6 comme dessin, 17 comme coloris et 13 comme expression ? Ce mathématicien s’appelait de Piles.

Le parc, illuminé de deux mille becs de gaz, a bien vengé l’artiste de ces obscurs blasphémateurs. Au delà des allées d’arbres précieux et des parterres bariolés des dernières bandes de tulipes, on entrait dans une vaste salle dont les peintures latérales avaient été exécutées par les peintres actuels de l’école hollandaise ; Gérard Dow, Flinck et Eeckout, les élèves de Rembrandt avaient leur part de cette glorification. J’ai remarqué les compositions de MM. Pieneman, van Hove père et fils, Rochussen, Peduzzi, Israëls, Bosboom, Schwartze, von de Laar, Calisch, etc. Chaque panneau offrait une scène de la vie artistique du maître, et j’ai trouvé très-ingénieuse l’idée de le représenter peignant ses principaux tableaux. Notamment pour la Ronde de nuit, on voyait le peintre dans son atelier, entouré de ses modèles en costume : les deux fiers compagnons vêtus à la mode espagnole, la jeune bohémienne en robe de soie jaune avec le gibier pendu à sa ceinture, et jusqu’au petit chien qui attend son tour pour poser. — Le Tobie de notre musée a aussi sa place dans ces décorations. Il serait trop long de tout décrire. Et, d’ailleurs, l’attente générale a été détournée bientôt par une ouverture à grand orchestre, suivie d’une représentation allégorique dans le goût flamand, qui avait lieu sur une sorte de théâtre dressé pour la circonstance. Les chambres de rhétorique et de poésie fleurissent toujours dans ce pays, et gardent éternellement les traditions du moyen âge. Nous avons donc vu une scène où les dieux sont mêlés, et qui symbolisait cette pensée que la poésie, la philosophie et les arts devaient s’unir pour fêter le grand homme. Dame Rhétorique, dame Philosophie et dame Sapience n’auraient pas mieux parlé au xive siècle que ne l’ont fait les acteurs de cette moralité réclamant les vers de M. von Lennep. Les dieux peints et sculptés de la salle accueillaient aussi cette composition mythologique d’un sourire bienveillant. — Ensuite a commencé le bal, et une valse échevelée, où brillaient les blanches épaules et les diamants accueillaient des dames de Hollande, a commencé la fête, qui avait commencé par la distribution des lots d’une tombola artistique à laquelle tous les peintres du pays s’étaient intéressés par des offrandes. Cette loterie a produit plus de vingt mille florins.

Le palais était magnifiquement pavoisé. On m’avait permis de le visiter avant l’arrivée du roi. Le palais d’Amsterdam est digne de remplacer une des sept merveilles du monde disparues. Il est bâti sur onze mille pilotis, formés des plus grands mâts de vaisseaux. La salle de bal est la plus grande et la plus belle de l’Europe, plus grande peut-être que la salle de la Bourse à Paris. Toute la partie supérieure est revêtue de sculptures admirables en marbre blanc. Huit salles également pleines de chefs-d’œuvre entourent cet immense local, et y correspondent de plain-pied. Tous les itinéraires donnent les dimensions et énumèrent les ornements de cette agrégation d’intérieurs superbes. On admire aussi au même étage les appartements royaux décorés encore comme au temps de Louis Bonaparte, — dans le style de l’Empire, — et que le roi Guillaume fait aujourd’hui restaurer. Du haut de cet édifice, on embrasse parfaitement la vue d’Amsterdam découpée en hémicycle, et l’on compte les bandes d’argent des canaux qui vont se rétrécissant jusqu’au bord. L’Amstel se perd au loin dans les campagnes. Le Rhin aboutit à la mer en traversant les dunes couvertes de moulins qui avoisinent Leyde aux tours rougeâtres. C’est là qu’est né Rembrandt van Rhyn, — Rembrandt du Rhin.


NOTE

Lorsqu’on recueille après tant d’autres quelques impressions éparses, le long de ce vieux Rhin, qui s’en va finir dans la patrie de Rembrandt, on ne peut avoir la prétention soit de dire quelque chose de nouveau, soit de donner un fidèle itinéraire ; il y a des livres pour cela. Dans cette vue prise à vol d’oiseau des aspects et des mœurs, on risque aussi de choquer certaines susceptibilités locales. C’est ce qu’indiquent quelques lettres de personnes honorables d’Amsterdam, reçues à la Revue des Deux Mondes, où ont paru pour la première fois les Fêtes de Hollande, et qui reprochent à l’auteur de n’avoir pas écrit un article sérieux sur Rembrandt, d’avoir traité légèrement les chambres de rhétorique et les concours de poésie, et d’avoir parlé d’un Érasme mécanique qui existerait à Dordrecht. C’est, dit-on, « un cancan des gamins de Rotterdam. » Cela prouverait que la statue a pu exister autrefois. L’auteur n’a pas dit qu’il l’eût vue. Il a rapporté ce cancan, ainsi que celui du bois de la Haye planté sur pilotis, dont l’ancienne tradition n’a rien d’extraordinaire en raison du peu de stabilité des terrains.

Ensuite, il est impossible d’écrire un article sérieux sur Rembrandt, puisque l’on prétend, à Amsterdam, que les nouveaux documents recueillis, et non encore communiqués à l’Europe, démontreront les erreurs grossières contenues dans les biographies que nous possédons. Il faut attendre.

Le public sérieux du pays ne s’est certainement pas préoccupé de ces questions de détail, et reconnaîtra sans doute que la légèreté française, si inquiétante quelquefois pour les étrangers, se trouve tempérée ici par des éloges bien sincères, qui doivent être appréciés dans la patrie de Vondel, d’Érasme et de Jean Second.

fin.
  1. C’est le sang de la Néerlande qui coule dans nos veines, etc.