Voyage en Orient (Nerval)/Lorely/Les fêtes de Hollande/IV

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 549-553).


IV — AMSTERDAM ET SAARDAM


L’entrée d’Amsterdam est magnifique : à deux pas du débarcadère, on passe sous une porte hardiment découpée, qui semble un arc de triomphe ; puis on a une demi-lieue à faire ayant de gagner la place du Palais. De temps en temps, on traverse les ponts des canaux, qui font d’Amsterdam une Venise régulière dessinée en éventail. Les canaux forment, comme on sait, une série d’arcs successifs dont le port est l’unique corde. La ville est trop connue pour qu’il soit nécessaire de la peindre plus minutieusement. Les grands bassins qui coupent çà et là le dessin dont je viens de donner une idée sommaire sont, comme à Rotterdam et à la Haye, bordés de magnifiques tilleuls qui se découpent en vert sur les façades de briques, dont quelques-unes sont peintes, mais où les pignons dentelés, festonnés et sculptés du vieux temps se sont conservés mieux qu’en Belgique. On a peint et décrit les bords de l’Amstel, où les couchers de soleil sont si beaux, le groupe de tours qui s’élève entre le port et le grand bassin, les hautes flèches découpées à jour des anciennes églises devenues temples protestants, — et que l’on peut toujours comparer à ces coquillages splendides où l’oreille attentive croit distinguer un vent sonore, mais d’où la vie qui leur était propre s’est retirée depuis longtemps.

Si l’on veut voir la Venise du Nord dans toute sa beauté maritime, il faut d’abord parcourir le quai d’une lieue qui borde le Zuiderzée. Les vaisseaux, paisibles dans les bassins comme ces hautes forêts de pins que le vent agite à peine, font contraste à la flotte éternelle qui, de l’autre côté, sillonne la mer agitée ou paisible. Il y a là des cafés élevés sur des estacades et entourés de petits jardins flottants. Tout le quai est bordé de buffets de restauration, — où l’on peut consommer debout des concombres au vinaigre, des salades de betterave, des poissons salés arrosés de thé et de café. On remplace le pain par des œufs durs.

Rien n’est plus engageant que les grandes affiches et les inscriptions peintes des bureaux de steamboat qui annoncent des départs continuels pour Leuwarden en Frise, pour Saardam, qu’ils appellent Zaadam, pour Groningue, pour Héligoland, pour le Texel ou pour Hambourg. Si nous ne voulons qu’admirer la magnifique perspective d’Amsterdam, mettons le pied sur le paquebot de Saardam, qui, trois fois par jour, transporte les promeneurs sur le rivage de la Nord-Hollande. Le bateau fume et se détache de l’estacade prodigieuse chargée d’un petit village de comptoirs et d’offices maritimes, de restaurants et de cafés. — Déjà toute la ligne du port nous apparaît dentelée au loin par les découpures des toits variés de dômes et de tours aux chaperons aigus au-dessus desquels se dressent, sur trois ou quatre points, de hauts clochers ouvragés comme les pions d’un échiquier chinois. Puis le panorama s’abaisse ; chaque dôme, chaque flèche fait le plongeon à son tour. Seule, la vieille cathédrale, située à gauche, lève toujours son doigt de pierre dont on aperçoit la dernière aiguille de l’autre côté du golfe. L’étendue de la mer est vaste ; cependant, une ligne verte égayée de moulins trace partout, comme un mince ourlet, les derniers contours de l’horizon. On finit par reconnaître l’autre rivage en voyant s’y multiplier les moulins, qui, autour de Saardam, sont au nombre de quatre cents. Une petite anse, ouverte au milieu des pâturages à fleur d’eau, vous mène au port de la charmante ville, que je me garderai bien d’appeler chinoise, parce que cela déplaît aux habitants. Voici le cadran d’une jolie église au toit pointu qui nous annonce que nous n’avons mis qu’une heure pour la traversée. Une nuée de cicerones en bas âge s’attache à nos vêtements avec l’âpreté des Frisonnes de la Haye, mais avec des moyens de séduction moins infaillibles.

J’ai été obligé de me réfugier dans un café pour n’être pas mis en lambeaux. Un homme très-poli est venu s’asseoir à ma table, et a demandé un verre de bière. En causant, il m’a parlé de la maison de Pierre le Grand, et a offert de m’y conduire. Les petits cicerones hurlaient tellement à la porte et faisaient de telles grimaces, que cet obligeant personnage crut devoir leur distribuer des coups de canne. « Monsieur, me dit-il, je me ferai un plaisir d’accompagner un voyageur qui paraît distingué, et de lui faire les honneurs de la ville. Ces drôles vous auraient volé votre argent ; ils sont incapables d’apprécier les choses d’art. Je vous préviens qu’il ne faut donner que quatre sous à la maison du czar Pierre. On abuse ici de la facilité des étrangers. Maintenant, si vous voulez voir la maison, accompagnez-moi ; je vais de ce côté. »

À cent pas du port, presque dans la campagne, on rencontre une petite porte verte sur le bord d’un ruisseau. Au fond d’une cour de ferme, est une maison qui a l’aspect d’une grange. C’est dans cette maison — qui recouvre l’ancienne comme un verre couvre une pendule — qu’existe encore la cabane parfaitement conservée du charpentier impérial. Dans la première pièce, on voit une haute cheminée dans l’ancien goût flamand, que surmonte une plaque gravée qu’a fait poser l’empereur Alexandre ; de l’autre côté, un lit pareil à nos lits bretons ; au milieu, la table de travail de Pierre, chargée d’une quantité d’albums qui reçoivent les autographes et les inspirations poétiques des visiteurs. La seconde pièce contient divers portraits et légendes. Les cloisons de sapin sont entièrement couvertes de signatures et de maximes, comme si les albums n’avaient pas suffi ! mais chacun veut prendre une part de l’immortalité du héros. J’ai remarqué cette citation de Goethe : « Ici, je me sens homme ! ici, j’ose l’être ! » C’était un homme, en effet, que ce grand homme ; mais abrégeons. — Mon obligeant inconnu s’était retiré par discrétion, car on permet aux curieux de méditer dans cette maison et de se supposer un instant à la place du czar Pierre. Ouvrier et empereur, les deux bouts de cette échelle se valent en solidité, et il est impossible de réunir plus de noblesse à plus de grandeur. Pierre le Grand, c’est l’Émile de Rousseau idéalisé d’avance.

Je compris, en retrouvant l’inconnu à la porte et lui voyant un air embarrassé, qu’il obligeait ses amis à la manière de M. Jourdain ; mais il s’y était pris spirituellement. J’offris de lui prêter un florin, qu’il accepta sans difficulté.

« Maintenant, monsieur, voulez vous venir voir Broëk ? Cela ne coûte que quatre florins. — C’est trop. — Deux florins, et j’y perds. — Je n’y tiens pas. — Alors, monsieur, ce sera un florin… Je fais ce sacrifice à l’amitié. » En effet, ce n’était pas cher ; il fallait une voiture pour franchir les deux lieues. On sait déjà par Gozlan que Broëk est un village dont tous les habitants sont immensément riches. Le plus pauvre, n’étant que millionnaire, a accepté les fonctions de gardien des portes et de garde champêtre à ses moments perdus. La vérité est que les paysans de ce village sont des commerçants et des armateurs retirés, chez lesquels sont venues s’amasser pendant plusieurs générations les richesses des Indes et de la Malaisie. Ces nababs vivent de morue et de pommes de terre au milieu du rire éternel des potiches et des magots. Chaque maison est un musée splendide de porcelaines, de bronzes et de tableaux. Il y a toujours une grande porte, qui ne s’ouvre que pour la naissance, le mariage ou la mort. On entre par une porte plus petite. L’aspect du village offre un carnaval de maisons peintes, de jardinets fleuris et d’arbustes taillés en forme d’animaux. C’est là que l’on rabote, par un sentiment exquis de propreté, les troncs des arbres, qui sont ensuite peints et vernis. Ces détails sont connus ; mais il y a quelque exagération dans ce qu’ont dit certains touristes, que les rues sont frottées comme des parquets. — Le pavé se compose simplement de tuiles vernies, sur lesquelles on répand du sable blanc, dont la disposition forme des dessins. Les voitures n’y passent pas et doivent faire le tour du village. Ce n’est que dans le faubourg que l’on peut rencontrer des auberges, des marchands et des cafés. Les femmes ont conservé, comme à Saardam, les costumes pittoresques de la Nord-Hollande. Les couronnes d’orfévrerie, souvent incrustées de pierres fines, les dentelles somptueuses et les robes mi-parties de rouge et de noir sont les mêmes qu’à l’époque où une reine d’Angleterre se plaignait d’être éclipsée par les splendeurs d’une cuisinière ou d’une fille de ferme. Il y a au fond beaucoup de clinquant dans tout cela ; mais l’aspect n’en est pas moins éblouissant.

Il ne faut pas mépriser Saardam, où nous rentrons après cette excursion rapide. — J’ai demandé à voir le bourgmestre, et je m’attendais à voir surgir tout à coup l’ombre de Potier. Le bourgmestre était absent, heureusement pour lui et pour moi. — La mairie était située dans une grande rue où l’esprit français a encore pénétré : ce sont deux lignes de magasins splendides, qu’on ne s’attendrait pas à rencontrer auprès d’un vaste canal qui suit parallèlement les jardins situés derrière. Les plates-bandes de tulipes, égayent toujours les carrés de verdure découpés par des ruisseaux d’eau verte qui s’argentent ou se dorent aux derniers reflets du soleil couchant. C’est le printemps encore, tandis que Paris doit être en proie à l’été. Les maisons, peintes de toutes les nuances possibles du vert, depuis le vert-pomme jusqu’au vert-bouteille, se doublent dans ces eaux paisibles, comme le château du Gascon, qui s’imagine alors qu’il en possède deux.

Le port de Saardam n’est pas non plus à dédaigner… Déjà la cloche nous appelle, et nous n’avons que le temps d’admirer la sérénité de ces rivages et de ces eaux, où dorment les lourds bateaux à voiles qui, de temps en temps, se réveillent pour faire le grand voyage des Indes.