Voyage en Orient (Nerval)/Lorely/Du Rhin au Mein/VIII

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 485-488).

viii — UNE VISITE AU BOURREAU DE MANNHEIM


Nous n’étions pas sans émotion en touchant le marteau de ce logis d’une apparence particulièrement propre et gaie. Des enfants de la ville s’assemblaient derrière nous, mais sans mauvaise intention ; à Paris, l’on eût jeté des pierres. Une seule idée nous fit rire : ce fut le souvenir d’un monsieur, dégoûté de la vie, qui avait fait une visite pareille à M. Samson, et lui avait dit, en le saluant poliment :

— Monsieur, je désirerais que vous me guillotinassiez.

Je crois avoir lu le fait dans les Contes du lycanthrope Pétrus Borel.

Cet imparfait du subjonctif d’un pareil verbe m’a toujours paru fort plaisant.

Nous voilà donc toujours frappant à la porte du bourreau, car on n’ouvre pas. Quel épisode pour un de ces romans qu’on faisait il y a quelques années ! Mais le temps n’était plus de ces ogreries littéraires, et notre démarche était bien naïve et toute dans l’intérêt de l’art et de la vérité.

Au bout de dix minutes, nous entendîmes un bruit de talons éperonnés, puis on ouvrit la porte en tirant beaucoup de verrous. Un homme fort jeune, un peu trapu dans sa taille, à la figure romantique, nous demanda ce que nous voulions, sans nous prier d’entrer. Nous lui dîmes que nous étions écrivains et cherchions à réunir des renseignements sur Carl Sand. Alors, il nous ouvrit entièrement la porte et nous indiqua une salle de rez-de-chaussée fort claire, nous priant d’attendre qu’il eût refermé la lourde porte, ce qu’il fit avec soin.

La chambre où il nous rejoignit après un instant, et qui semblait être son cabinet de travail, était ornée de gravures et d’oiseaux empaillés.

— Vous êtes chasseur ? lui dit mon compagnon en frappant sur un fusil à deux coups suspendu au mur.

Il répondit par un signe.

Pendant l’instant que nous étions restés seuls, j’avais pu jeter les yeux sur une bibliothèque où se trouvaient des livres d’histoire et de poésie. La table placée au milieu de la chambre était couverte de livres et de feuilles manuscrites ; sur la cheminée, il y avait des bocaux d’animaux conservés dans l’esprit-de-vin ; il nous apprit lui-même qu’il s’occupait beaucoup d’histoire naturelle. On comprend que notre conversation ne pouvait rester longtemps dans le vague ; nos préoccupations historiques pouvaient seules donner quelque convenance à notre visite, surtout vis-à-vis d’un homme auquel il paraissait impossible d’offrir quelque rémunération. Le docteur Widmann nous donna encore beaucoup de détails, dont plusieurs répétaient ceux que nos passants de la veille nous avaient racontés déjà ; il nous fit voir même, après quelque hésitation, le sabre dont son père s’était servi : la forme nous étonna.

Nous nous étions imaginé jusque-là que l’on enlevait la tête fort simplement d’un bon coup de sabre de dragon ou de cimeterre à la turque. L’instrument que nous avions sous les yeux confondait toutes nos idées. Le tranchant était en dedans comme celui d’une serpette ; de plus, la lame était creuse et contenait du vif-argent, afin que, l’élan étant donné au sabre, ce métal, se portant vers la pointe, rendît le coup plus assuré. Ainsi toute l’adresse du… docteur consiste à combiner un mouvement de rotation autour du col, qui, avant de toucher l’os, enlève presque toute la chair ; on ne tranche donc pas la tête, on la cueille pour ainsi dire. Nous nous contentâmes de l’explication sans demander aucune expérience.

D’ailleurs, notre pauvre exécuteur de Bade n’a jamais exercé le terrible état de son père. Il nous a confié même qu’il tremblait tous les jours qu’il ne se commît un crime dans le duché, ce qui est heureusement fort rare, et qu’il ne savait trop à quoi il se résoudrait dans ce cas. Curieux comme des Anglais, nous demandâmes encore à voir la tonnelle dont on nous avait parlé à Heidelberg. Le docteur Widmann, n’ayant pas le temps de nous accompagner au jardin de son père où elle se trouve, appela son domestique, qui nous y conduisit à travers les champs.

Ce jardin est situé au sommet d’une colline chargée de vignes. Un joli pavillon, autrefois ouvert aux buveurs et maintenant fermé, depuis que l’enthousiasme s’est refroidi par le temps, s’élève au centre de cette petite propriété, et, des deux côtés de ce pavillon, il y a une tonnelle dont le bois disparaît sous les pampres. Mais laquelle des deux est la tonnelle sacrée aux fidèles de Carl Sand ? Notre scrupule historique allait à ce point que nous voulions pouvoir dire si c’était celle de gauche ou de droite. Le valet l’ignorait lui-même, mais il nous dit :

— Avez-vous un couteau ?

— Oui ; pour quoi faire ?

— Pour faire une entaille dans le bois. Les échafauds se font en sapin.

En effet, l’un des berceaux était en chêne, l’autre en sapin.

Tout ce que je raconte a déjà plus d’un an de date (1840) ; il y a quelques mois, j’ai traversé de nouveau ce beau duché de Bade, qui est le plus charmant pays de l’Allemagne, je le sais à présent ; l’hiver ne lui avait pas enlevé tout son charme ; sous un ciel un peu pâle, l’horizon se teignait toujours de la verdure éternelle des sapins ; les monts couronnés de châteaux s’élançaient toujours du sein de cette forêt Noire qui règne sur une étendue de cent lieues, et la pierre rouge des édifices, des églises et des palais semblait toujours chauffée des rayons d’un soleil ardent. Quand j’arrivai à Carlsruhe, on ne parlait que d’une séance orageuse de la chambre des députés (de Bade), qui venait d’avoir lieu la veille. Des membres de l’opposition avaient demandé l’abolition de la peine de mort ; le parti conservateur s’était vivement prononcé contre cette proposition. Enfin, des esprits modérés avaient proposé un amendement qui devait concilier les partisans des coutumes féodales et les propagateurs des idées nouvelles. Ces philanthropes demandaient l’introduction de la guillotine, pour remplacer le vieux système d’exécution.

Cette motion révolutionnaire a été au moment de triompher. Seulement, les conservateurs ont exprimé leurs craintes que l’introduction de la guillotine ne fût un acheminement vers les idées libérales, et ne provoquât la sympathie du peuple pour les autres institutions progressives de la France. La question en est encore là, je crois. Notre connaissance d’Heidelberg, le docteur Widmann, attend sans doute avec impatience la décision représentative qui, probablement, fixera son sort et ses attributions futures. Je doute que ce jeune homme, qui paraissait effrayé de sa condition, terrible et noble à la fois, de chirurgien de gens bien portants, se résigne à l’humble emploi que nos mœurs ont fait à ses pareils, et qui ressemble terriblement à un service de portier.