Voyage en Orient (Nerval)/Lorely/Du Rhin au Mein/IX

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 488-491).


IX — EN DESCENDANT LE RHIN


J’ai mis le pied une fois encore sur le steamboat du Rhin. — C’est toujours la Lorely qui m’appelait. À partir de Mayence, lorsqu’on voit décroître et plonger les six tours derrière les bois et les montagnes que traverse le Mein, qui vient apporter ses eaux paisibles au grand fleuve ; lorsqu’on a vu l’immense dôme, et tout ce bel édifice en pierre rouge disparaître sous les derniers versants du Taunus, — on s’engage dans une sorte de rue obscure que bordent, comme de gigantesques maisons, les vieux châteaux qu’ont détruits tour à tour Barberousse et Turenne. Goëtz de Berlichingen fut le don Quichotte de cette chevalerie, abritée dans les tours rougeâtres et dans l’ombre des forêts de pins toujours vertes qui montent jusqu’au pied des murs.

La vigne étend ses longues lignes vertes sur les coteaux inférieurs, et, de temps en temps, les vieilles villes commerçantes du moyen âge sont indiquées par le coup de cloche du bateau.

Près de Bieberich, à droite, j’ai vu le pèlerinage des fidèles du dernier Bourbon légitime. — C’est plus tard, à gauche, Coblence avec son monument de Hoche, qui appartient au Rhin, comme celui de Kléber, près de Strasbourg. La ville est bien une ville d’émigrés, une petite Provence politique comprise dans l’angle que forment le Rhin et la Moselle, sa sœur rivale.

Le vin de Moselle ne se conserve pas dans d’immenses tonnes, comme celles d’Heidelberg et d’autres lieux ; mais certains crus rivalisent avec les meilleurs des coteaux du Rhin, — en exceptant toujours ceux du Johannisberg, lesquels justifient les honneurs que l’on a rendus à la famille de Metternich, dans la cathédrale de Mayence.

La nuit vient. On se lasse peu à peu d’admirer au clair de lune cette double série de montagnes vertes que la brume argente.

La cajute est garnie suffisamment de tabourets en forme d’X. La question pour chaque voyageur est d’en amasser au moins trois avec lesquels on se fait un lit dont l’oreiller est formé par les coussins du divan qui règne autour de la salle. J’ai dormi ainsi à deux pieds d’une charmante comtesse qui venait de rendre au prétendant l’hommage dû par ses ancêtres. Elle a ouvert ses beaux yeux le matin, — ne sentant plus la secousse des machines qui avait bercé son sommeil, a passé ses mains dans ses cheveux dénoués et a dit :

— Où sommes-nous ?

Cela pouvait s’adresser au voisin de gauche, mais il dormait profondément. J’ai répondu, connaissant les lieux et l’heure :

— Madame la comtesse, nous arrivons à Cologne.

Un sourire de dents blanches, accompagné d’un Ah ! modulé, m’a payé de cette réponse qui n’était que bien naturelle.

J’ai un bonheur singulier pour me trouver dans les pays au moment des fêtes. Cologne respirait la joie. On fêtait la Vierge d’août, et tous les quartiers catholiques, qui forment la majorité dans cette ville, étaient en kermesse avec des bannières flottant au vent, des guirlandes à toutes les fenêtres, des branches de chêne formant une épaisse litière sur le pavé des rues. Des processions triomphales se dirigeaient vers les églises et surtout vers la cathédrale, dont l’abside terminée est livrée au culte, tandis que le transept, encombré de matériaux et de charpentes, coupe en deux, par l’absence de ses constructions, les portions plus avancées. Les énormes grues qui dominent le chevet de l’église rappellent ces mots de Virgile :

…Pendant opera interrupta, minæque
Murorum ingentes, æquataque machina cœlo.

Cette église est l’image de la constitution allemande, qui n’est pas près non plus de se voir terminée, malgré tous les soins qu’y apportent les peuples et les princes.

Comme commerce, on peut avouer que Cologne abuse du nom de Farina. Tout un quartier est occupé par ces marchands d’eau de toilette. On peut aller voir Deutz, le faubourg, au bout du grand pont de bateaux, faire de petites excursions à Dusseldorf, la ville des artistes, à Bonn, la ville des étudiants ; — les vapeurs et le chemin de fer vous conduisent, en une heure, à l’une ou à l’autre. Les gens pressés jettent un dernier coup d’œil aux tours qui regardent le fleuve, aux vertes promenades situées au sud de la ville, et le chemin de fer du Nord les mène, en trois heures, à la station d’Aachen, que nous appelons Aix-la-Chapelle.

On connaît ce vieux séjour de Charlemagne, le lac voisin où il jeta son anneau, l’église byzantine où sa tête incrustée d’or, son bras gigantesque et ses ornements impériaux sont montrés aux fidèles à certaines époques de l’année. La ville est, au reste, toute classique et presque neuve, avec de grandes rues, où l’ombre n’existe guère et cette belle place devant le casino des bains où coule la fontaine chaude. Chacun peut descendre dans la crypte et s’y faire servir, gratis, un verre d’eau minérale que distingue un goût prononcé d’œufs pourris. Trois heures après, vous quittez le duché du Rhin, en saluant les braves soldats de la Prusse, vêtus en Romains du Nord, avec des casques à pointe qu’on voit briller au loin. On traverse douze tunnels, espacés par de fraîches vallées où serpente un ruisseau paisible qui se plaint doucement dans les cailloux. On a laissé Spa sur la gauche, Verviers sur la droite ; — la ville de Liège apparaît du fond de sa vallée, côtoyée par la Meuse qui se découpe entre les montagnes et la forêt des Ardennes, comme un long serpent argenté.

J’ai quitté le Rhin en infidèle, mais en infidèle reconnaissant. J’aurais pu gagner la Hollande en prenant les bateaux de Dusseldorf ; — on m’a dit que les rives s’aplatissaient au delà de cette ville, que les bords marneux et sablonneux ne présentaient plus ces beautés solennelles qu’on n’admire pleinement que de Mayence à Cologne. J’ai cédé alors au désir de traverser la Flandre septentrionale et le Brabant.