Voyage en Orient (Nerval)/Le prisonnier/III

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 323-331).


III — L’AKKALÉ


Je me levai en proie à une grande irrésolution. Je me comparais tout à l’heure à un père, et il est vrai que j’éprouvais un sentiment d’une nature pour ainsi dire familiale à l’égard de cette pauvre fille, qui n’avait que moi pour appui. Voilà certainement le seul beau côté de l’esclavage tel qu’il est compris en Orient. L’idée de la possession, qui attache si fort aux objets matériels et aussi aux animaux, aurait-elle sur l’esprit une influence moins noble et moins vive en se portant sur des créatures pareilles à nous ? Je ne voudrais pas appliquer cette idée aux malheureux esclaves noirs des pays chrétiens, et je parle ici seulement des esclaves que possèdent les musulmans, et de qui la position est réglée par la religion et par les mœurs.

Je pris la main de la pauvre Zeynab, et je la regardai avec tant d’attendrissement, que madame Carlès se trompa sans doute à ce témoignage.

— Voilà, dit-elle, ce que je lui fais comprendre : vois-tu bien, ma fille, si tu veux devenir chrétienne, ton maître l’épousera peut-être et il t’emmènera dans son pays.

— Oh ! madame Carlès ! m’écriai-je, n’allez pas si vite dans votre système de conversion… Quelle idée vous avez là !

Je n’avais pas encore songé à cette solution… Oui, sans doute, il est triste, au moment de quitter l’Orient pour l’Europe, de ne savoir trop que faire d’une esclave qu’on a achetée ; mais l’épouser ! ce serait beaucoup trop chrétien. Madame Carlès, vous n’y songez pas ! cette femme a dix-huit ans déjà, ce qui, pour l’Orient, est assez avancé, elle n’a plus que dix ans à être belle ; après quoi, je serai, moi, jeune encore, l’époux d’une femme jaune, qui a des soleils tatoués sur le front et sur la poitrine, et dans la narine gauche la boutonnière d’un anneau qu’elle y a porté. Songez un peu qu’elle est fort bien en costume levantin, mais qu’elle est affreuse avec les modes de l’Europe. Me voyez-vous entrer dans un salon avec une beauté qu’on pourrait suspecter de goûts anthropophages ! Cela serait fort ridicule et pour elle et pour moi.

Non, la conscience n’exige pas cela de moi, et l’affection ne m’en donne pas non plus le conseil. Cette esclave m’est chère sans doute, mais enfin elle a appartenu à d’autres maîtres. L’éducation lui manque, et elle n’a pas la volonté d’apprendre. Comment faire son égale d’une femme, non pas grossière ou sotte, mais certainement illettrée ? Comprendra-t-elle plus tard la nécessité de l’étude et du travail ? De plus, le dirai-je ? j’ai peur qu’il ne soit impossible qu’une sympathie très-grande s’établisse entre deux êtres de races si différentes que les nôtres.

Et pourtant je quitterai cette femme avec peine…

Explique qui pourra ces sentiments irrésolus, ces idées contraires qui se mêlaient en ce moment-là dans mon cerveau. Je m’étais levé, comme pressé par l’heure, pour éviter de donner une réponse précise à madame Carlès, et nous passions de sa chambre dans la galerie, où les jeunes filles continuaient à étudier sous la surveillance de la plus grande. L’esclave alla se jeter au cou de cette dernière, et l’empêcha ainsi de se cacher la figure, comme elle l’avait fait à mon arrivée.

Ya makbouba (c’est mon amie) ! s’écria-t-elle.

Et la jeune fille, se laissant voir enfin, me permît d’admirer des traits où la blancheur européenne s’alliait au dessin pur de ce type aquilin qui, en Asie comme chez nous, a quelque chose de royal. Un air de fierté, tempéré par la grâce, répandait sur son visage quelque chose d’intelligent, et son sérieux habituel donnait du prix au sourire qu’elle m’adressa lorsque je l’eus saluée. Madame Carlès me dit :

— C’est une pauvre fille bien intéressante, et dont le père est l’un des cheiks de la montagne. Malheureusement, il s’est laissé prendre dernièrement par les Turcs. Il a été assez imprudent pour se hasarder dans Beyrouth à l’époque des troubles, et on l’a mis en prison parce qu’il n’avait pas payé l’impôt depuis 1840. Il ne voulait pas reconnaître les pouvoirs actuels ; c’est pourquoi le séquestre a été mis sur ses biens. Se voyant ainsi captif et abandonné de tous, il a fait venir sa fille, qui ne peut l’aller voir qu’une fois par jour ; le reste du temps, elle demeure ici. Je lui apprends l’italien, et elle enseigne aux petites filles l’arabe littéral… car c’est une savante. Dans sa nation, les femmes d’une certaine naissance peuvent s’instruire et même s’occuper des arts ; ce qui, chez les musulmanes, est regardé comme la marque d’une condition inférieure.

— Mais quelle est donc sa nation ? dis-je.

— Elle appartient à la race des Druses, répondit madame Carlès.

Je la regardai dès lors avec plus d’attention. Elle vit bien que nous parlions d’elle, et cela parut l’embarrasser un peu. L’esclave s’était à demi couchée à ses côtés sur le divan et jouait avec les longues tresses de sa chevelure. Madame Carlès me dit :

— Elles sont bien ensemble ; c’est comme le jour et la nuit. Cela les amuse de causer toutes deux, parce que les autres sont trop petites. Je dis quelquefois à la vôtre : « Si au moins tu prenais modèle sur ton amie, ta apprendrais quelque chose… » Mais elle n’est bonne que pour jouer et pour chanter des chansons toute la journée. Que voulez-vous ! quand on les prend si tard, on ne peut plus rien en faire.

Je donnais peu d’attention à ces plaintes de la bonne madame Carlès, accentuées toujours par sa prononciation provençale. Toute au soin de me montrer qu’elle ne devait pas être accusée du peu de progrès de l’esclave, elle ne voyait pas que j’eusse tenu surtout, dans ce moment-là, à être informé de ce qui concernait son autre pensionnaire. Néanmoins, je n’osais marquer trop clairement ma curiosité ; je sentais qu’il ne fallait pas abuser de la simplicité d’une bonne femme habituée à recevoir des pères de famille, des ecclésiastiques et autres personnes graves… et qui ne voyait en moi qu’un client également sérieux.

Appuyé sur la rampe de la galerie, l’air pensif et le front baissé, je profitais du temps que me donnait la faconde méridionale de l’excellente institutrice pour admirer le tableau charmant qui était devant mes yeux. L’esclave avait pris la main de l’autre jeune fille et en faisait la comparaison avec la sienne ; dans sa gaieté imprévoyante, elle continuait cette pantomime en rapprochant ses tresses foncées des cheveux blonds de sa voisine, qui souriait d’un tel enfantillage. Il est clair qu’elle ne croyait pas se nuire par ce parallèle, et ne cherchait qu’une occasion de jouer et de rire avec l’entraînement naïf des Orientaux ; pourtant ce spectacle avait un charme dangereux pour moi ; je ne tardai pas à l’éprouver.

— Mais, dis-je à madame Carlès avec l’air d’une simple curiosité, comment se fait-il que cette pauvre fille druse se trouve dans une école chrétienne ?

— Il n’existe pas à Beyrouth d’institutions selon son culte ; on n’y a jamais établi d’asiles publics pour les femmes ; elle ne pouvait donc séjourner honorablement que dans une maison comme la mienne. Vous savez, du reste, que les Druses ont beaucoup de croyances semblables aux nôtres : ils admettent la Bible et les Évangiles, et prient sur les tombeaux de nos saints,

Je ne voulus pas, pour cette fois, questionner plus longuement madame Carlès. Je sentais que les leçons étaient suspendues par ma visite, et les petites filles paraissaient causer entre elles avec surprise. Il fallait rendre cet asile à sa tranquillité habituelle ; il fallait aussi prendre le temps de réfléchir sur tout un monde d’idées nouvelles qui venait de surgir en moi.

Je pris congé de madame Carlès et lui promis de revenir la voir le lendemain.

En lisant les pages de ce journal, tu souris, n’est-ce pas ? de mon enthousiasme pour une petite fille arabe rencontrée par hasard sur les bancs d’une classe ; tu ne crois pas aux passions subites, tu me sais même assez éprouvé sur ce point pour n’en concevoir pas si légèrement de nouvelles ; tu fais la part sans doute de l’entraînement, du climat, de la poésie des lieux, du costume, de toute cette mise en scène des montagnes et de la mer, de ces grandes impressions de souvenir et de localité qui échauffent d’avance l’esprit pour une illusion passagère. Il te semble, non pas que je suis épris, mais que je crois l’être… comme si ce n’était pas la même chose en résultat !

J’ai entendu des gens graves plaisanter sur l’amour que l’on conçoit pour des actrices, pour des reines, pour des femmes poëtes, pour tout ce qui, selon eux, agite l’imagination plus que le cœur, et pourtant, avec de si folles amours, on aboutit au délire, à la mort, ou à des sacrifices inouïs de temps, de fortune ou d’intelligence. Ah ! je crois être amoureux, ah ! je crois être malade, n’est-ce pas ? Mais, si je crois l’être, je le suis !

Je te fais grâce de mes émotions, lis toutes les histoires d’amoureux possibles, depuis le recueil qu’en a fait Plutarque jusqu’à Werther, et si, dans notre siècle, il se rencontre encore de ceux-là, songe bien qu’ils n’en ont que plus de mérite pour avoir triomphé de tous les moyens d’analyse que nous présentent l’expérience et l’observation. Et, maintenant, échappons aux généralités.

En quittant la maison de madame Carlès, j’ai emporté mon amour comme une proie dans la solitude. Oh ! que j’étais heureux de me voir une idée, un but, une volonté, quelque chose à rêver, à tâcher d’atteindre ! Ce pays qui a ranimé toutes les forces et les inspirations de ma jeunesse ne me devait pas moins sans doute ; j’avais bien senti déjà qu’en mettant le pied sur cette terre maternelle, en me replongeant aux sources vénérées de notre histoire et de nos croyances, j’avais arrêter le cours de mes ans, que je me refaisais enfant à ce berceau du monde, jeune encore au sein de cette jeunesse éternelle.

Préoccupé de ces pensées, j’ai traversé la ville sans prendre garde au mouvement habituel de la foule. Je cherchais la montagne et l’ombrage, je sentais que l’aiguille de ma destinée avait changé de place tout à coup ; il fallait longuement réfléchir et chercher des moyens de la fixer. Au sortir des portes fortifiées, par le côté opposé à la mer, on trouve des chemins profonds, ombragés de halliers et bordés par les jardins touffus des maisons de campagne ; plus haut, c’est le bois de pins-parasols plantés, il y a deux siècles, pour empêcher l’invasion des sables qui menacent le promontoire de Beyrouth. Les troncs rougeâtres de cette plantation régulière, qui s’étend en quinconce sur un espace de plusieurs lieues, semblent les colonnes d’un temple élevé à l’universelle nature, et qui domine d’un côté la mer, et de l’autre le désert, ces deux faces mornes du monde. J’étais déjà venu rêver dans ce lieu sans but défini, sans autre pensée que ces vagues problèmes philosophiques qui s’agitent toujours dans les cerveaux inoccupés en présence de tels spectacles. Désormais j’y apportais une idée féconde ; je n’étais plus seul ; mon avenir se dessinait sur le fond lumineux de ce tableau : la femme idéale que chacun poursuit dans ses songes s’était réalisée pour moi ; tout le reste était oublié.

Je n’ose te dire quel vulgaire incident vint me tirer de ces hautes réflexions pendant que je foulais d’un pied superbe le sable rouge du sentier. Un énorme insecte le traversait, en poussant devant lui une boule plus grosse que lui-même ; c’était une sorte d’escarbot qui me rappela les scarabées égyptiens, qui portent le monde au-dessus de leur tête. Tu me connais pour superstitieux, et tu penses bien que je tirai un augure quelconque de cette intervention symbolique tracée à travers mon chemin. Je revins sur mes pas avec la pensée d’un obstacle contre lequel il me faudrait lutter.

Je me suis hâté, dès le lendemain, de retourner chez madame Carlès. Pour donner un prétexte à cette visite rapprochée, j’étais allé acheter au bazar des ajustements de femme, une mandille de Brousse, quelques pics de soie ouvragée en torsades et en festons pour garnir une robe et des guirlandes de petites fleurs artificielles que les Levantines mêlent à leur coiffure.

Lorsque j’apportai tout cela à l’esclave, que madame Carlès, en me voyant arriver, avait fait entrer chez elle, celle-ci se leva en poussant des cris de joie et s’en alla dans la galerie faire voir ces richesses à son amie. Je l’avais suivie pour la ramener, en m’excusant près de madame Carlès d’être cause de cette folie ; mais toute la classe s’unissait déjà dans le même sentiment d’admiration, et la jeune fille druse avait jeté sur moi un regard attentif et souriant qui m’allait jusqu’à l’âme.

— Que pense-t-elle ? me disais-je ; elle croira sans doute que je suis épris de mon esclave, et que ces ajustements sont des marques d’affection. Peut-être aussi tout cela est-il un peu brillant pour être porté dans une école ; j’aurais dû choisir des choses plus utiles, par exemple des babouches ; celle de la pauvre Zeynab ne sont plus d’une entière fraîcheur.

Je remarquai même qu’il eût mieux valu lui acheter une robe neuve que des broderies à coudre aux siennes. Ce fut aussi l’observation que fit madame Carlès, qui s’était unie avec bonhomie au mouvement que cet épisode avait produit dans sa classe.

— Il faudrait une bien belle robe pour des garnitures si brillantes !

— Vois-tu, dit-elle à l’esclave, si tu voulais apprendre à coudre, le sidi (seigneur) irait acheter au bazar sept à huit pics de taffetas, et tu pourrais te faire une robe de grande dame.

Mais certainement l’esclave eût préféré la robe toute faite.

Il me sembla que la jeune fille druse jetait un regard assez triste sur ces ornements, qui n’étaient plus faits pour sa fortune, et qui ne l’étaient guère davantage pour celle que l’esclave pouvait tenir de moi ; je les avais achetés au hasard, sans trop m’inquiéter des convenances et des possibilités. Il est clair qu’une garniture de dentelle appelle une robe de velours ou de satin ; tel était à peu près l’embarras où je m’étais jeté imprudemment. De plus, je semblais jouer le rôle difficile d’un riche particulier, tout prêt à déployer ce que nous appelons un luxe asiatique, et qui, en Asie, donne l’idée plutôt d’un luxe européen.

Je crus m’apercevoir que cette supposition ne m’était pas, en général, défavorable. Les femmes sont, hélas ! un peu les mêmes dans tous les pays. Madame Carlès eut peut-être aussi plus de considération pour moi dès lors, et voulut bien ne voir qu’une simple curiosité de voyageur dans les questions que je lui fis sur la jeune fille druse. Je n’eus pas de peine non plus à lui faire comprendre que le peu qu’elle m’en avait dit le premier jour avait excité mon intérêt pour l’infortune du père.

— il ne serait pas impossible, dis-je à l’institutrice, que je fusse de quelque utilité à ces personnes ; je connais un des employés du pacha ; de plus, vous savez qu’un Européen un peu connu a de l’influence sur les consuls.

— Oh ! oui, faites cela si vous pouvez ! me dit madame Carlès avec sa vivacité provençale ; elle le mérite bien, et son père aussi sans doute. C’est ce qu’ils appellent un akkat, un homme saint, un savant ; et sa fille, qu’il a instruite, a déjà le même titre parmi les siens : akkalé siti (dame spirituelle).

— Mais ce n’est que son surnom, dis-je ; elle a un autre nom encore ?

— Elle s’appelle Salèma ; l’autre nom lui est commun avec toutes les autres femmes qui appartiennent à l’ordre religieux. La pauvre enfant, ajouta madame Carlès, j’ai fait ce que j’ai pu pour l’amener à devenir chrétienne, mais elle dit que sa religion, c’est la même chose ; elle croit tout ce que nous croyons, et elle vient à l’église comme les autres… Eh bien, que voulez-vous que je vous dise ? ces gens-là sont de même avec les Turcs ; votre esclave, qui est musulmane, me dit qu’elle respecte aussi leurs croyances, de sorte que je finis par ne plus lui en parler. Et pourtant quand on croit à tout, on ne croit à rien ! Voilà ce que je dis.