Voyage en Orient (Nerval)/Le prisonnier/II

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 320-323).


II — UNE VISITE À L’ÉCOLE FRANÇAISE


Je m’étais empressé, au retour de mon excursion dans la montagne, d’aller à la pension de madame Carlès, où j’avais placé la pauvre Zeynab, ne voulant pas l’emmener dans des courses si dangereuses.

C’était dans une de ces hautes maisons d’architecture italienne, dont les bâtiments à galerie intérieure encadrent un vaste espace, moitié terrasse, moitié cour, sur lequel flotte l’ombre d’un tendido rayé. L’édifice avait servi autrefois de consulat français, et l’on voyait encore, sur les frontons, des écussons à fleurs de lis, anciennement dorés. Des orangers et des grenadiers, plantés dans des trous ronds pratiqués entre les dalles de la cour, égayaient un peu ce lieu fermé de toutes parts à la nature extérieure. Un pan de ciel bleu dentelé par les frises, que traversaient de temps à autre les colombes de la mosquée voisine, tel était le seul horizon des pauvres écolières. J’entendis dès l’entrée le bourdonnement des leçons récitées, et, montant l’escalier du premier étage, je me trouvai dans l’une des galeries qui précédaient les appartements. Là, sur une natte des Indes, les petites filles formaient cercle, accroupies à la manière turque autour d’un divan où siégeait madame Carlès. Les deux plus grandes étaient auprès d’elle, et dans l’une des deux je reconnus l’esclave, qui vint à moi avec de grands éclats de joie.

Madame Carlès se hâta de nous faire passer dans sa chambre, laissant sa place à l’autre grande qui, par un premier mouvement naturel aux femmes du pays, s’était hâtée, à ma vue, de cacher sa figure avec son livre.

— Ce n’est donc pas, me disais-je, une chrétienne, car ces dernières se laissent voir sans difficulté dans l’intérieur des maisons.

De longues tresses de cheveux blonds entremêlées de cordonnets de soie, des mains blanches aux doigts effilés, avec ces ongles longs qui indiquent la race, étaient tout ce que je pouvais saisir de cette gracieuse apparition. J’y pris à peine garde, au reste ; il me tardait d’apprendre comment l’esclave s’était trouvée dans sa position nouvelle. Pauvre fille ! elle pleurait à chaudes larmes en me serrant la main contre son front. J’étais très-ému, sans savoir encore si elle avait quelque plainte à me faire, ou si ma longue absence était cause de cette effusion.

Je lui demandai si elle se trouvait bien dans cette maison. Elle se jeta au cou de sa maîtresse en disant que c’était sa mère.

— Elle est bien bonne, me dit madame Carlès avec son accent provençal, mais elle ne veut rien faire ; elle apprend bien quelques mots avec les petites, c’est tout. Si l’on veut la faire écrire ou lui apprendre à coudre, elle ne veut pas. Moi, je lui ai dit : « Je ne peux pas te punir ; quand ton maître reviendra, il verra ce qu’il voudra faire. »

Ce que m’apprenait là madame Carlès me contrariait vivement ; j’avais cru résoudre la question de l’avenir de cette fille en lui faisant apprendre ce qu’il fallait pour qu’elle trouvât plus tard à se placer et à vivre par elle-même ; j’étais dans la position d’un père de famille qui voit ses projets renversés par le mauvais vouloir ou la paresse de son enfant. D’un autre côté, peut-être mes droits n’étaient-ils pas aussi bien fondés que ceux d’un père. Je pris l’air le plus sévère que je pus, et j’eus avec l’esclave l’entretien suivant, favorisé par l’intermédiaire de la maîtresse :

— Et pourquoi ne veux tu pas apprendre à coudre ?

— Parce que, dès qu’on me verrait travailler comme une servante, on ferait de moi une servante.

— Les femmes des chrétiens, qui sont libres, travaillent sans être des servantes.

— Eh bien, je n’épouserai pas un chrétien, dit l’esclave ; chez nous, le mari doit donner une servante à sa femme.

J’allais lui répondre qu’étant esclave, elle était moins qu’une servante ; mais je me rappelai la distinction qu’elle avait établie déjà entre sa position de cadine et celle des odaleuk, destinées aux travaux.

— Pourquoi, repris-je, ne veux-tu pas non plus apprendre à écrire ? On te montrerait ensuite à chanter et à danser ; ce n’est plus là le travail d’une servante.

— Non ; mais c’est toute la science d’une almée, d’une baladine, et j’aime mieux rester ce que je suis.

On sait quelle est la force des préjugés sur l’esprit des femmes de l’Europe ; mais il faut dire que l’ignorance et l’habitude de mœurs, appuyée sur une antique tradition, les rendent indestructibles chez les femmes de l’Orient. Elles consentent encore plus facilement à quitter leurs croyances qu’à abandonner des idées où leur amour-propre est intéressé. Aussi madame Carlès me dit-elle :

— Soyez tranquille ; une fois qu’elle sera devenue chrétienne, elle verra bien que les femmes de notre religion peuvent travailler sans manquer à leur dignité, et, alors, elle apprendra ce que nous voudrons. Elle est venue plusieurs fois à la messe au couvent des Capucins, et le supérieur a été très-édifié de sa dévotion.

— Mais cela ne prouve rien, dis-je ; j’ai vu au Caire des santons et des derviches entrer dans les églises, soit par curiosité, soit pour entendre la musique, et marquer beaucoup de respect et de recueillement.

Il y avait sur la table, auprès de nous, un Nouveau Testament en français ; j’ouvris machinalement ce livre et je trouvai en tête un portrait de Jésus-Christ, et, plus loin, un portrait de Marie. Pendant que j’examinais ces gravures, l’esclave vint près de moi et me dit, en mettant le doigt sur la première :

Aïssé ! (Jésus !)

Et sur la seconde :

Myriam ! (Marie !)

Je rapprochai, en souriant, le livre ouvert de ses lèvres ; mais elle recula avec effroi en s’écriant :

Mafisch !

— Pourquoi recules-tu ? lui dis-je ; n’honorez-vous pas, dans votre religion, Aïssé comme un prophète, et Myriam comme l’une des trois femmes saintes ?

— Oui, dit-elle ; mais il a été écrit : « Tu n’adoreras pas les images. »

— Vous voyez, dis-je à madame Carlès, que la conversion n’est pas bien avancée.

— Attendez, attendez, me dit madame Carlès.