Voyage en Orient (Nerval)/La Santa-Barbara/VIII

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 243-246).


VIII — LA MENACE


En retournant vers le capitaine, je vis, dans une encoignure au pied de la chaloupe, l’esclave et le vieux matelot hadji qui avaient repris leur entretien religieux malgré ma défense.

Pour cette fois, il n’y avait plus rien à ménager ; je tirai violemment l’esclave par le bras, et elle alla tomber, fort mollement il est vrai, sur un sac de riz.

Giaour ! s’écria-t-elle.

J’entendis parfaitement le mot. Il n’y avait pas à faiblir.

Enté giaour ! répliquai-je sans trop savoir si ce dernier mot se disait ainsi au féminin. C’est toi qui es une infidèle ; et lui, ajoutai-je en montrant le hadji, est un chien (kelb).

Je ne sais si la colère qui m’agitait était plutôt de me voir mépriser comme chrétien, ou de songer à l’ingratitude de cette femme, que j’avais toujours traitée comme une égale. Le hadji, s’entendant traiter de chien, avait fait un signe de menace, mais s’était retourné vers ses compagnons avec la lâcheté habituelle des Arabes de basse classe, qui, après tout, n’oseraient seuls attaquer un Franc. Deux ou trois d’entre eux s’avancèrent en proférant des injures, et, machinalement, j’avais saisi un des pistolets de ma ceinture sans songer que ces armes à la crosse étincelante, achetées au Caire pour compléter mon costume, ne sont fatales d’ordinaire qu’à la main qui veut s’en servir. J’avouerai, de plus, qu’elles n’étaient point chargées.

— Y songez-vous ? me dit l’Arménien en m’arrêtant le bras. C’est un fou, et, pour ces gens-là, c’est un saint ; laissez-les crier, le capitaine va leur parler.

L’esclave faisait mine de pleurer, comme si je lui avais fait beaucoup de mal, et ne voulait pas bouger de la place où elle était. Le capitaine arriva, et dit avec son air indifférent ;

— Que voulez-vous ! ce sont des sauvages !

Et il leur adressa quelques paroles assez mollement.

— Ajoutez, dis-je à l’Arménien, qu’arrivé à terre, j’irai trouver le pacha, et je leur ferai donner des coups de bâton.

Je crois bien que l’Arménien leur traduisit cela par quelque compliment empreint de modération. Ils ne dirent plus rien, mais je sentais bien que ce silence me laissait une position trop douteuse. Je me souvins fort à propos d’une lettre de recommandation que j’avais dans mon portefeuille pour le pacha d’Acre, et qui m’avait été donnée par mon ami Alphonse Royer, qui a été quelque temps membre du divan à Constantinople. Je tirai mon portefeuille de ma veste, ce qui excita une inquiétude générale. Le pistolet n’aurait servi qu’à me faire assommer… surtout étant de fabrique arabe ; mais les gens du peuple en Orient croient toujours les Européens quelque peu magiciens et capables de tirer de leur poche, à un moment donné, de quoi détruire toute une armée. On se rassura en voyant que je n’avais extrait du portefeuille qu’une lettre, du reste fort proprement écrite en arabe et adressée à Son Excellence Méhmed-R***, pacha d’Acre, qui, précédemment, avait longtemps séjourné en France.

Ce qu’il y avait de plus heureux dans mon idée et dans ma situation, c’est que nous nous trouvions justement à la hauteur de Saint-Jean-d’Acre, où il fallait relâcher pour prendre de l’eau. La ville n’était pas encore en vue, mais nous ne pouvions manquer, si le vent continuait, d’y arriver le lendemain. Quant à Méhmed-Pacha, par un autre hasard digne de s’appeler providence pour moi et fatalité pour mes adversaires, je l’avais rencontré à Paris dans plusieurs soirées. Il m’avait donné du tabac turc et fait beaucoup d’honnêtetés. La lettre dont je m’étais chargé lui rappelait ce souvenir, de peur que le temps et ses nouvelles grandeurs ne m’eussent effacé de sa mémoire ; mais il devenait clair néanmoins, par la lettre, que j’étais un personnage très-puissamment recommandé.

La lecture de ce document produisit l’effet du quos ego de Neptune. L’Arménien, après avoir mis la lettre sur sa tête en signe de respect, avait ôté l’enveloppe, qui, comme il est d’usage pour les recommandations, n’était point fermée, et montrait le texte au capitaine à mesure qu’il le lisait. Dès lors les coups de bâton promis n’étaient plus une illusion pour le hadji et ses camarades. Ces garnements baissèrent la tête, et le capitaine m’expliqua sa propre conduite par la crainte de heurter leurs idées religieuses, n’étant lui-même qu’un pauvre sujet grec du sultan (raya), qui n’avait d’autorité qu’en raison du service.

— Quant à la femme, dit-il, si vous êtes l’ami de Méhmed-Pacha, elle est bien à vous : qui oserait lutter contre la faveur des grands ?

L’esclave n’avait pas bougé ; cependant elle avait fort bien entendu ce qui s’était dit. Elle ne pouvait avoir de doute sur sa position momentanée ; car, en pays turc, une protection vaut mieux qu’un droit ; pourtant, désormais je tenais à constater le mien aux yeux de tous.

— N’es-tu pas née, lui fis-je dire, dans un pays qui n’appartient pas au sultan des Turcs ?

— Cela est vrai, répondit-elle ; je suis Hindi (Indienne).

— Dès lors, tu peux être au service d’un Franc comme les Abyssiniennes (Habesch), qui sont, ainsi que toi, couleur de cuivre, et qui te valent bien.

Aioua (oui) ! dit-elle comme convaincue, ana memlouk enté (je suis ton esclave).

— Mais, ajoutai-je, te souviens-tu qu’avant de quitter le Caire, je t’ai offert d’y rester libre ? Tu m’as dit que tu ne saurais où aller.

— C’est vrai, il valait mieux me revendre.

— Tu m’as donc suivi seulement pour changer de pays, et me quitter ensuite ? Eh bien, puisque tu es si ingrate, tu demeureras esclave toujours, et tu ne seras pas une cadine, tu seras une servante. Dès à présent, tu garderas ton voile et tu resteras dans la chambre du capitaine… avec les grillons. Tu ne parleras plus à personne ici.

Elle prit son voile sans répondre, et s’en alla s’asseoir dans la petite chambre de l’avant.

J’avais peut-être un peu cédé au désir de faire de l’effet sur ces gens tour à tour insolents ou serviles, toujours à la merci d’impressions vives et passagères, et qu’il faut connaître pour comprendre à quel point le despotisme est le gouvernement normal de l’Orient. Le voyageur le plus modeste se voit amené très-vite, si une manière de vivre somptueuse ne lui concilie pas tout d’abord le respect, à poser théâtralement et à déployer, dans une foule de cas, des résolutions énergiques, qui, dès lors, se manifestent sans danger. L’Arabe, c’est le chien qui mord si l’on recule, et qui vient lécher la main levée sur lui. En recevant un coup de bâton, il ignore si, au fond, vous n’avez pas le droit de le lui donner. Votre position lui a paru tout d’abord médiocre ; mais faites le fier, et vous devenez tout de suite un grand personnage qui affecte la simplicité. L’Orient ne doute jamais de rien ; tout y est possible : le simple calender peut fort bien être un fils de roi, comme dans les Mille et une Nuits, D’ailleurs, n’y voit-on pas les princes d’Europe voyager en frac noir et en chapeau rond ?