Voyage en Orient (Nerval)/La Santa-Barbara/VII

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 239-243).


VII — LE MATELOT HADJI.


L’Arménien m’était de quelque ressource dans les ennuis d’une telle traversée ; mais je voyais avec plaisir aussi que sa gaieté, son intarissable bavardage, ses narrations, ses remarques, donnaient à la pauvre Zeynab l’occasion, si chère aux femelles de ces pays, d’exprimer ses idées avec cette volubilité de consonnes nasales et gutturales où il m’était si difficile de saisir non pas seulement le sens, mais le son même des paroles.

Avec la magnanimité d’un Européen, je souffrais même sans difficulté que l’un ou l’autre des matelots qui pouvait se trouver assis près de nous, sur les sacs de riz, lui adressât quelques mots de conversation. En Orient, les gens du peuple sont généralement familiers, d’abord parce que le sentiment de l’égalité y est établi plus sincèrement que parmi nous, et puis parce qu’une sorte de politesse innée existe dans toutes les classes. Quant à l’éducation, elle est partout la même, très-sommaire, mais universelle. C’est ce qui fait que l’homme d’un humble état devient sans transition le favori d’un grand, et monte aux premiers rangs sans y paraître jamais déplacé.

Il y avait parmi nos matelots un certain Turc d’Anatolie, très-basané, à la barbe grisonnante, et qui causait avec l’esclave plus souvent et plus longuement que les autres ; je l’avais remarqué, et je demandai à l’Arménien ce qu’il pouvait dire ; il fit attention à quelques paroles, et me dit :

— Ils parlent ensemble de religion.

Cela me parut fort respectable, d’autant que c’était cet homme qui faisait pour les autres, en qualité de hadji ou pèlerin revenu de la Mecque, la prière du matin et du soir. Je n’avais pas songé un instant à gêner dans ses pratiques habituelles cette pauvre femme, dont une fantaisie, hélas ! bien peu coûteuse, avait mis le sort dans mes mains. Seulement, au Caire, dans un moment où elle était un peu malade, j’avais essayé de la faire renoncer à l’habitude de tremper dans l’eau froide ses mains et ses pieds, tous les matins et tous les soirs, en faisant ses prières ; mais elle faisait peu de cas de mes préceptes d’hygiène, et n’avait consenti qu’à s’abstenir de la teinture de henné, qui, ne durant que cinq ou six jours environ, oblige les femmes d’Orient à renouveler souvent une préparation fort disgracieuse pour qui la voit de près. Je ne suis pas ennemi de la teinture des sourcils et des paupières ; j’admets encore le carmin appliqué aux joues et aux lèvres ; mais à quoi bon colorer en jaune des mains déjà cuivrées, qui, dès lors, passent au safran ? Je m’étais montré inflexible sur ce point.

Ses cheveux avaient repoussé sur le front ; ils allaient rejoindre des deux côtés les longues tresses mêlées de cordonnets de soie et frémissantes de sequins percés (de faux sequins, hélas !) qui flottent du col aux talons, selon la mode levantine. Le tatikos festonné d’or s’inclinait avec grâce sur son oreille gauche, et ses bras portaient enfilés de lourds anneaux de cuivre argenté, grossièrement émaillés de rouge et de bleu, parure tout égyptienne. D’autres encore résonnaient à ses chevilles, malgré la défense du Coran, qui ne veut pas qu’une femme fasse retentir les bijoux qui ornent ses pieds.

Je l’admirais ainsi, gracieuse dans sa robe à rayures de soie et drapée du milayeh bleu, avec ces airs de statue antique que les femmes d’Orient possèdent, sans le moins du monde s’en douter. L’animation de son geste, une expression inaccoutumée de ses traits, me frappaient par moments, sans m’inspirer d’inquiétude ; le matelot qui causait avec elle aurait pu être son grand-père, et il ne semblait pas craindre que ses paroles fussent entendues.

— Savez-vous ce qu’il y a ? me dit l’Arménien, qui, un peu plus tard, s’était approché des matelots causant entre eux. Ces gens-là disent que la femme qui est avec vous ne vous appartient pas.

— Ils se trompent, lui dis-je ; vous pouvez leur apprendre qu’elle m’a été vendue au Caire par Abd-el-Kérim, moyennant cinq bourses. J’ai le reçu dans mon portefeuille. Et, d’ailleurs, cela ne les regarde pas.

— Ils disent que le marchand n’avait pas le droit de vendre une femme musulmane à un chrétien.

— Leur opinion m’est indifférente, et, au Caire, on en sait plus qu’eux là-dessus. Tous les Francs y ont des esclaves, soit chrétiens, soit musulmans.

— Mais ce ne sont que des nègres ou des Abyssiniens ; ils ne peuvent avoir d’esclaves de la race blanche.

— Trouvez-vous que cette femme soit blanche ?

L’Arménien secoua la tête d’un air de doute.

— Écoutez, lui dis-je ; quant à mon droit, je ne puis en douter, ayant pris d’avance les informations nécessaires. Dites maintenant au capitaine qu’il ne convient pas que ses matelots causent avec elle.

— Le capitaine, me dit-il après avoir parlé à ce dernier, répond que vous auriez pu le lui défendre à elle-même tout d’abord.

— Je ne voulais pas, répliquai-je, la priver du plaisir de parler sa langue, ni l’empêcher de se joindre aux prières ; d’ailleurs, la conformation du bâtiment obligeant tout le monde d’être ensemble, il était difficile d’empêcher l’échange de quelques paroles.

Le capitaine Nicolas n’avait pas l’air très-bien disposé, ce que j’attribuais quelque peu au ressentiment d’avoir vu sa proposition d’échange repoussée. Cependant il fit venir le matelot hadji, que j’avais désigné surtout comme malveillant, et lui parla. Quant à moi, je ne voulais rien dire à l’esclave, pour ne pas me donner le rôle odieux d’un maître exigeant.

Le matelot parut répondre d’un air très-fier au capitaine, qui me fit dire par l’Arménien de ne plus me préoccuper de cela ; que c’était un homme exalté, une espèce de saint que ses camarades respectaient à cause de sa piété ; que ce qu’il disait n’avait nulle importance d’ailleurs.

Cet homme, en effet, ne parla plus à l’esclave ; mais il causait très-haut devant elle avec ses camarades, et je comprenais bien qu’il s’agissait de la muslim (musulmane) et du Roumi (Romain). Il fallait en finir, et je ne voyais aucun moyen d’éviter ce système d’insinuation. Je me décidai à faire venir l’esclave près de nous, et, avec l’aide de l’Arménien, nous eûmes à peu près la conversation suivante :

— Qu’est-ce que t’ont dit ces hommes tout à l’heure ?

— Que j’avais tort, étant croyante, de rester avec un infidèle.

— Mais ne savent-ils pas que je t’ai achetée ?

— Ils disent qu’on n’avait pas le droit de me vendre à toi.

— Et penses-tu que cela soit vrai ?

— Dieu le sait !

— Ces hommes se trompent, et tu ne dois plus leur parler.

— Ce sera ainsi.

Je priai l’Arménien de la distraire un peu et de lui conter des histoires. Ce garçon m’était, après tout, devenu fort utile ; il lui parlait toujours de ce ton flûté et gracieux qu’on emploie pour égayer les enfants, et recommençait invariablement par Ked ya, siti ?…

— Eh bien, donc, madame !… qu’est-ce donc ? nous ne rions pas ? Voulez-vous savoir les aventures de la Tête cuite au four ?

Il lui racontait alors une vieille légende de Constantinople, où un tailleur, croyant recevoir un habit de sultan à réparer, emporte chez lui la tête d’un aga qui lui a été remise par erreur, si bien que, ne sachant comment se débarrasser ensuite de ce triste dépôt, il l’envoie au four, dans un vase de terre, chez un pâtissier grec. Ce dernier en gratifie un barbier franc, en la substituant furtivement à sa tête à perruque ; le Franc la coiffe ; puis, s’apercevant de sa méprise, la porte ailleurs ; enfin il en résulte une foule de méprises plus ou moins comiques. Ceci est de la bouffonnerie turque du plus haut goût.

La prière du soir ramenait les cérémonies habituelles. Pour ne scandaliser personne, j’allai me promener sur le tillac de l’avant, épiant le lever des étoiles, et faisant aussi, moi, ma prière, qui est celle des rêveurs et des poètes, c’est-à-dire l’admiration de la nature et l’enthousiasme des souvenirs. Oui, je les admirais dans cet air d’Orient si pur qu’il rapproche les cieux de l’homme, ces astres dieux, formes diverses et sacrées que la Divinité a rejetées tour à tour comme les masques de l’éternelle Isis… Uranie, Astarté, Saturne, Jupiter, vous me représentez encore les transformations des humbles croyances de nos aïeux. Ceux qui, par millions, ont sillonné ces mers, prenaient sans doute le rayonnement pour la flamme et le trône pour le dieu ; mais qui n’adorerait dans les astres du ciel les preuves mêmes de l’éternelle puissance, et dans leur marche régulière l’action vigilante d’un esprit caché ?