Voyage en Orient (Nerval)/Histoire du calife Hakem/VI

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 373-381).


VI — LES DEUX CALIFES


Le calife était rentré dans son palais des bords du Nil et avait repris sa vie habituelle, reconnu désormais de tous et débarrassé d’ennemis. Depuis quelque temps déjà, les choses avaient repris leur cours accoutumé. Un jour, il entra chez sa sœur Sétalmule et lui dit de préparer tout pour leur mariage, qu’il désirait faire secrètement, de peur de soulever l’indignation publique, le peuple n’étant pas encore assez convaincu de la divinité de Hakem pour ne pas se choquer d’une telle violation des lois établies. Les cérémonies devaient avoir pour témoins seulement les eunuques et les esclaves, et s’accomplir dans la mosquée du palais ; quant aux fêtes, suite obligatoire de cette union, les habitants du Caire, accoutumés à voir les ombrages du sérail s’étoiler de lanternes et à entendre des bruits de musique emportés par la brise nocturne de l’autre côté du fleuve, ne les remarqueraient pas ou ne s’en étonneraient en aucune façon. Plus tard, Hakem, lorsque les temps seraient venus et les esprits favorablement disposés, se réservait de proclamer hautement ce mariage mystique et religieux.

Quand le soir vint, le calife, s’étant déguisé suivant sa coutume, sortit et se dirigea vers son observatoire du Mokattam, afin de consulter les astres. Le ciel n’avait rien de rassurant pour Hakem : des conjonctions sinistres de planètes, des nœuds d’étoiles embrouillés lui présageaient un péril de mort prochaine. Ayant comme Dieu la conscience de son éternité, il s’alarmait peu de ces menaces célestes, qui ne regardaient que son enveloppe périssable. Cependant il se sentit le cœur serré par une tristesse poignante, et, renonçant à sa tournée habituelle, il revint au palais dans les premières heures de la nuit.

En traversant le fleuve dans sa cange, il vit avec surprise les jardins du palais illuminés comme pour une fête : il entra. Des lanternes pendaient à tous les arbres comme des fruits de rubis, de saphir et d’émeraude ; des jets de senteur lançaient sous les feuillages leurs fusées d’argent ; l’eau courait dans les rigoles de marbre, et du pavé d’albâtre découpé à jour des kiosques s’exhalait, en légères spirales, la fumée bleuâtre des parfums les plus précieux, qui mêlaient leurs arômes à celui des fleurs. Des murmures harmonieux de musiques cachées alternaient avec les chants des oiseaux, qui, trompés par ces lueurs, croyaient saluer l’aube nouvelle, et, dans le fond flamboyant, au milieu d’un embrasement de lumière, la façade du palais, dont les lignes architecturales se dessinaient en cordons de feu. L’étonnement de Hakem était extrême ; il se demandait :

— Qui donc ose donner une fête chez moi lorsque je suis absent ? De quel hôte inconnu célèbre-t-on l’arrivée à cette heure ? Ces jardins devraient être déserts et silencieux. Je n’ai cependant point pris de hachich cette fois, et je ne suis pas le jouet d’une hallucination.

Il pénétra plus loin. Des danseuses, revêtues de costumes éblouissants, ondulaient comme des serpents, au milieu de tapis de Perse entourés de lampes, pour qu’on ne perdît rien de leurs mouvements et de leurs poses. Elles ne parurent pas apercevoir le calife. Sous la porte du palais, il rencontra tout un monde d’esclaves et de pages portant des fruits glacés et des confitures dans des bassins d’or, des aiguières d’argent pleines de sorbets. Quoiqu’il marchât à côté d’eux, les coudoyât et en fût coudoyé, personne ne fit à lui la moindre attention. Cette singularité commença à le pénétrer d’une inquiétude secrète. Il se sentait passer à l’état d’ombre, d’esprit invisible, et il continua d’avancer de chambre en chambre, traversant les groupes comme s’il eût eu au doigt l’anneau magique possédé par Gygès.

Lorsqu’il fut arrivé au seuil de la dernière salle, il fut ébloui par un torrent de lumière : des milliers de cierges, posés sur des candélabres d’argent, scintillaient comme des bouquets de feu, croisant leurs auréoles ardentes. Les instruments des musiciens cachés dans les tribunes tonnaient avec une énergie triomphale. Le calife s’approcha chancelant et s’abrita derrière les plis étoffés d’une énorme portière de brocart. Il vit alors au fond de la salle, assis sur le divan à côté de Sétalmule, un homme ruisselant de pierreries, constellé de diamants qui étincelaient au milieu d’un fourmillement de bluettes et de rayons prismatiques. On eût dit que, pour revêtir ce nouveau calife, les trésors d’Haroun-al-Raschid avaient été épuisés.

On conçoit la stupeur de Hakem à ce spectacle inouï : il chercha son poignard à sa ceinture pour s’élancer sur cet usurpateur ; mais une force irrésistible le paralysait. Cette vision lui semblait un avertissement céleste, et son trouble augmenta encore lorsqu’il reconnut ou crut reconnaître ses propres traits dans ceux de l’homme assis près de sa sœur. Il crut que c’était son ferouer ou son double, et, pour les Orientaux, voir son propre spectre est un signe du plus mauvais augure. L’ombre force le corps à la suivre dans le délai d’un jour.

Ici l’apparition était d’autant plus menaçante, que le ferouer accomplissait d’avance un dessein conçu par Hakem. L’action de ce calife fantastique, épousant Sétalmule, que le vrai calife avait résolu d’épouser lui-même, ne cachait elle pas un sens énigmatique, un symbole mystérieux et terrible ? N’était-ce pas quelque divinité jalouse, cherchant à usurper le ciel en enlevant Sétalmule à son frère, en séparant le couple cosmogonique et providentiel ? La race des dives tâchait-elle, par ce moyen, d’interrompre la filiation des esprits supérieurs et d’y substituer son engeance impie ? Ces pensées traversèrent à la fois la tête de Hakem : dans son courroux, il eût voulu produire un tremblement de terre, un déluge, une pluie de feu ou un cataclysme quelconque ; mais il se ressouvint que, lié à une statue d’argile terrestre, il ne pouvait employer que des mesures humaines.

Ne pouvant se manifester d’une manière si victorieuse, Hakem se retira lentement et regagna la porte qui donnait sur le Nil ; un banc de pierre se trouvait là, il s’y assit et resta quelque temps abîmé dans ses réflexions à chercher un sens aux scènes bizarres qui venaient de se passer devant lui. Au bout de quelques minutes, la poterne se rouvrir, et, à travers l’obscurité, Hakem vit sortir vaguement deux ombres dont l’une faisait sur la nuit une tache plus sombre que l’autre. À l’aide de ces vagues reflets de la terre, du ciel et des eaux qui, en Orient, ne permettent jamais aux ténèbres d’être complètement opaques, il discerna que le premier était un jeune homme de race arabe, et le second un Éthiopien gigantesque.

Arrivé sur un point de la berge qui s’avançait dans le fleuve, le jeune homme se mit à genoux, le noir se plaça près de lui, et l’éclair d’un damas étincela dans l’ombre comme un filon de foudre. Cependant, à la grande surprise du calife, la tête ne tomba pas, et le noir, s’étant incliné vers l’oreille du patient, parut murmurer quelques mots après lesquels celui-ci se releva, calme, tranquille, sans empressement joyeux, comme s’il se fût agi de tout autre que lui-même. L’Éthiopien remit son damas dans le fourreau, et le jeune homme se dirigea vers le bord du fleuve, précisément du côté de Hakem, sans doute pour aller reprendre la barque qui l’avait amené. Là, il se trouva face à face avec le calife, qui fit mine de se réveiller, et lui dit :

— La paix soit avec toi, Yousouf ! Que fais-tu par ici ?

— À toi aussi la paix ! répondit Yousouf, qui ne voyait toujours dans son ami qu’un compagnon d’aventures et ne s’étonnait pas de l’avoir rencontré endormi sur la berge, comme font les enfants du Nil dans les nuits brûlantes de l’été.

Yousouf le fit monter dans la cange, et ils se laissèrent aller au courant du fleuve, le long du bord oriental. L’aube teignait déjà d’une bande rougeâtre la plaine voisine, et dessinait le profil des ruines encore existantes d’Héliopolis, au bord du désert. Hakem paraissait rêveur, et, examinant avec attention les traits de son compagnon que le jour accusait davantage, il lui trouvait avec lui-même une certaine ressemblance qu’il n’avait jamais remarquée jusque-là, car il l’avait toujours rencontré dans la nuit ou vu à travers les enivrements de l’orgie. Il ne pouvait plus douter que ce ne fût là le ferouer, le double, l’apparition de la veille, celui peut-être à qui l’on avait fait jouer le rôle de calife pendant son séjour au Moristan. Cette explication naturelle lui laissait encore un sujet d’étonnement.

— Nous nous ressemblons comme des frères, dit-il à Yousouf ; quelquefois, il suffit, pour justifier un semblable hasard, d’être issu des mêmes contrées. Quel est le lieu de ta naissance, ami ?

— Je suis né au pied de l’Atlas, à Kétama, dans le Maghreb, parmi les Berbères et les Kabyles. Je n’ai pas connu mon père, qui s’appelait Dawas, et qui fut tué dans un combat peu de temps après ma naissance ; mon aïeul, très-avancé en âge, était l’un des cheiks de ce pays perdu dans les sables.

— Mes aïeux sont aussi de ce pays, dit Hakem ; peut-être sommes-nous issus de la même tribu… Mais qu’importe ? notre amitié n’a pas besoin des liens du sang pour être durable et sincère. Raconte-moi pourquoi je ne t’ai pas vu depuis plusieurs jours.

— Que me demandes-tu ! dit Yousouf ; ces jours, ou plutôt ces nuits, car, les jours, je les consacrais au sommeil, ont passé comme des rêves délicieux et pleins de merveilles. Depuis que la justice nous a surpris dans l’okel et séparés, j’ai de nouveau rencontré sur le Nil la vision charmante dont je ne puis plus révoquer en doute la réalité. Souvent, me mettant la main sur les yeux, pour m’empêcher de reconnaître la porte, elle m’a fait pénétrer dans des jardins magnifiques, dans des salles d’une splendeur éblouissante, où le génie de l’architecte avait dépassé les constructions fantastiques qu’élève dans les nuages la fantaisie du hachich. Étrange destinée que la mienne ! ma veille est encore plus remplie de rêves que mon sommeil. Dans ce palais, personne ne semblait s’étonner de ma présence, et, quand je passais, tous les fronts s’inclinaient respectueusement devant moi. Puis cette femme étrange, me faisant asseoir à ses pieds, m’enivrait de sa parole et de son regard. Chaque fois qu’elle soulevait sa paupière frangée de longs cils, il me semblait voir s’ouvrir un nouveau paradis. Les inflexions de sa voix harmonieuse me plongeaient dans d’ineffables extases. Mon âme, caressée par cette mélodie enchanteresse, se fondait en délices. Des esclaves apportaient des collations exquises, des conserves de roses, des sorbets à la neige qu’elle touchait à peine du bout des lèvres ; car une créature si céleste et si parfaite ne doit vivre que de parfums, de rosée, de rayons. Une fois, déplaçant par des paroles magiques une dalle du pavé couverte de sceaux mystérieux, elle m’a fait descendre dans les caveaux où sont renfermés ses trésors et m’en a détaillé les richesses en me disant qu’ils seraient à moi si j’avais de l’amour et du courage. J’ai vu là plus de merveilles que n’en renferme la montagne de Kaf, où sont cachés les trésors des génies ; des éléphants de cristal de roche, des arbres d’or sur lesquels chantaient, en battant des ailes, des oiseaux de pierreries, des paons ouvrant en forme de roue leur queue étoilée de soleils en diamants, des masses de camphre taillées en melon et entourées d’une résille de filigrane, des tentes de velours et de brocart avec leurs mâts d’argent massif ; puis, dans des citernes, jetés comme du grain dans un silo, des monceaux de pièces d’or et d’argent, des tas de perles et d’escarboucles.

Hakem, qui avait écouté attentivement cette description, dit à son ami Yousouf :

— Sais-tu, frère, que ce que tu as vu là, ce sont les trésors d’Haroun-al-Raschid enlevés par les Fatimites, et qui ne peuvent se trouver que dans le palais du calife ?

— Je l’ignorais ; mais déjà, à la beauté et à la richesse de mon inconnue, j’avais deviné qu’elle devait être du plus haut rang ; que sais-je ? peut-être une parente du grand vizir, la femme ou la fille d’un puissant seigneur. Mais qu’avais-je besoin d’apprendre son nom ? Elle m’aimait ; n’était-ce pas assez ? Hier, lorsque j’arrivai au lieu ordinaire du rendez-vous, je trouvai des esclaves qui me baignèrent, me parfumèrent et me revêtirent d’habits magnifiques et tels que le calife Hakem lui-même ne pourrait en porter de plus splendides. Le jardin était illuminé, et tout avait un air de fête comme si une noce s’apprêtait. Celle que j’aime me permit de prendre place à ses côtés sur le divan, et laissa tomber sa main dans la mienne en me lançant un regard chargé de langueur et de volupté. Tout à coup elle pâlit comme si une apparition funeste, une vision sombre, perceptible pour elle seule, fût venue faire tache dans la fête. Elle congédia les esclaves d’un geste, et me dit d’une voix haletante ; « Je suis perdue ! Derrière le rideau de la porte, j’ai vu briller les prunelles d’azur qui ne pardonnent pas. M’aimes-tu assez pour mourir ? » Je l’assurai de mon dévouement sans bornes. « Il faut, continua-t-elle, que tu n’aies jamais existé, que ton passage sur la terre ne laisse aucune trace, que tu sois anéanti, que ton corps soit divisé en parcelles impalpables, et qu’on ne puisse retrouver un atome de toi ; autrement, celui dont je dépends saurait inventer pour moi des supplices à épouvanter la méchanceté des dives, à faire frissonner d’épouvante les damnés au fond de l’enfer. Suis ce nègre ; il disposera de ta vie comme il convient. » En dehors de la poterne, le nègre me fit mettre à genoux comme pour me trancher la tête ; il balança deux ou trois fois sa lame ; puis, voyant ma fermeté, il me dit que tout cela n’était qu’un jeu, une épreuve, et que la princesse avait voulu savoir si j’étais réellement aussi brave et aussi dévoué que je le prétendais. « Aie soin de te trouver demain au Caire vers le soir, à la fontaine des Amants, et un nouveau rendez-vous te sera assigné, » ajouta-t-il avant de rentrer dans le jardin.

Après tous ces éclaircissements, Hakem ne pouvait plus douter des circonstances qui avaient renversé ses projets. Il s’étonnait seulement de n’éprouver aucune colère soit de la trahison de sa sœur, soit de l’amour inspiré par un jeune homme de basse extraction à la sœur du calife. Était-ce qu’après tant d’exécutions sanglantes, il se trouvait las de punir, ou bien la conscience de sa divinité lui inspirait-elle cette immense affection paternelle qu’un dieu doit ressentir à l’égard des créatures ? Impitoyable pour le mal, il se sentait vaincu par les grâces toutes puissantes de la jeunesse et de l’amour. Sétalmule était-elle coupable d’avoir repoussé une alliance où ses préjugés voyaient un crime ? Yousouf l’était-il davantage d’avoir aimé une femme dont il ignorait la condition ? Aussi le calife se promettait d’apparaitre, le soir même, au nouveau rendez-vous qui était donné à Yousouf, mais pour pardonner et pour bénir ce mariage. Il ne provoquait plus que dans cette pensée les confidences de Yousouf. Quelque chose de sombre traversait encore son esprit ; mais c’était sa propre destinée qui l’inquiétait désormais.

— Les événements tournent contre moi, se dit-il, et ma volonté elle-même ne me défend plus.

Il dit à Yousouf en le quittant :

— Je regrette nos bonnes soirées de l’okel. Nous y retournerons, car le calife vient de retirer les ordonnances contre le hachich et les liqueurs fermentées. Nous nous reverrons bientôt, ami.

Hakem, rentré dans son palais, fit venir le chef de sa garde, Abou-Arous, qui faisait le service de nuit avec un corps de mille hommes, et rétablit la consigne interrompue pendant les jours de trouble, voulant que toutes les portes du Caire fussent fermées à l’heure où il se rendait à son observatoire, et qu’une seule se rouvrît à un signal convenu quand il lui plairait de rentrer lui-même. Il se fit accompagner, ce soir-là, jusqu’au bout de la rue nommée Derb-al-Siba, monta sur l’âne que ses gens tenaient prêt chez l’eunuque Nésim, huissier de la porte, et sortit dans la campagne, suivi seulement d’un valet de pied et du jeune esclave qui l’accompagnait d’ordinaire. Quand il eut gravi la montagne, sans même être encore monté dans la tour de l’observatoire, il regarda les astres, frappa ses mains l’une contre l’autre, et s’écria :

— Tu as donc paru, funeste signe !

Ensuite il rencontra des cavaliers arabes qui le reconnurent et lui demandèrent quelques secours ; il envoya son valet avec eux chez l’eunuque Nésim pour qu’on leur donnât une gratification ; puis, au lieu de se rendre à la tour, il prit le chemin de la nécropole située à gauche du Mokattam, et s’avança jusqu’au tombeau de Fokkaï, près de l’endroit nommé Maksaba à cause des joncs qui y croissaient. Là, trois hommes tombèrent sur lui à coups de poignard ; mais à peine était-il frappé, que l’un d’eux, reconnaissant ses traits à la clarté de la lune, se retourna contre les deux autres et les combattit jusqu’à ce qu’il fût tombé lui-même auprès du calife en s’écriant :

— Ô mon frère !

Tel fut du moins le récit de l’esclave échappé à cette boucherie, qui s’enfuit vers le Caire et alla avertir Abou-Arous ; mais, quand les gardes arrivèrent au lieu du meurtre, ils ne trouvèrent plus que des vêtements ensanglantés et l’âne gris du calife, nommé Kamar, qui avait les jarrets coupés.