Voyage en Orient (Nerval)/Histoire du calife Hakem/V

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 366-373).


V — L’INCENDIE DU CAIRE


Par une étrange raillerie dont l’esprit du mal pouvait seul concevoir l’idée, il arriva qu’un jour le Moristan reçut la visite de la sultane Sétalmule, qui venait, selon l’usage des personnes royales, apporter des secours et des consolations aux prisonniers. Après avoir visité la partie de la maison consacrée aux criminels, elle voulut aussi voir l’asile de la démence. La sultane était voilée ; mais Hakem la reconnut à sa voix, et ne put retenir sa fureur en voyant près d’elle le ministre Argévan, qui, souriant et calme, lui faisait les honneurs du lieu.

— Voici, disait-il, des malheureux abandonnés à mille extravagances. L’un se dit prince des génies, un autre prétend qu’il est le même qu’Adam ; mais le plus ambitieux, c’est celui que vous voyez là, dont la ressemblance avec le calife votre frère est frappante.

— Cela est extraordinaire en effet, dit Sétalmule.

— Eh bien, reprit Argévan, cette ressemblance seule a été cause de son malheur. À force de s’entendre dire qu’il était l’image même du calife, il s’est figuré être le calife, et, non content de cette idée, il a prétendu qu’il était dieu. C’est simplement un misérable fellah qui s’est gâté l’esprit comme tant d’autres par l’abus des substances enivrantes… Mais il serait curieux de voir ce qu’il dirait en présence du calife lui-même…

— Misérable ! s’écria Hakem, tu as donc créé un fantôme qui me ressemble et qui tient ma place ?

Il s’arrêta, songeant tout à coup que sa prudence l’abandonnait et que peut-être il allait livrer sa vie à de nouveaux dangers ; heureusement, le bruit que faisaient les fous empêcha que l’on n’entendît ses paroles. Tous ces malheureux accablaient Argévan d’imprécations, et le roi des dives surtout lui portait des défis terribles.

— Sois tranquille ! lui criait-il. Attends que je sois mort seulement ; nous nous retrouverons ailleurs.

Argévan haussa les épaules et sortit avec la sultane.

Hakem n’avait pas même essayé d’invoquer les souvenirs de cette dernière. En y réfléchissant, il voyait la trame trop bien tissée pour espérer de la rompre d’un seul effort. Ou il était réellement méconnu au profit de quelque imposteur, ou sa sœur et son ministre s’étaient entendus pour lui donner une leçon de sagesse en lui faisant passer quelques jours au Moristan. Peut-être voulaient-ils profiter plus tard de la notoriété qui résulterait de cette situation pour s’emparer du pouvoir et le maintenir lui-même en tutelle. Il y avait bien sans doute quelque chose de cela : ce qui pouvait encore le donner à penser, c’est que la sultane, en quittant le Moristan, promit à l’iman de la mosquée de consacrer une somme considérable à faire agrandir et magnifiquement réédifier le local destiné aux fous, — au point, disait-elle, que leur habitation paraîtra digne d’un calife[1].

Hakem, après le départ de sa sœur et de son ministre, dit seulement :

— Il fallait qu’il en fût ainsi !

Et il reprit sa manière de vivre, ne démentant pas la douceur et la patience dont il avait fait preuve jusque-là. Seulement, il s’entretenait longuement avec ceux de ses compagnons d’infortune qui avaient des instants lucides, et aussi avec des habitants de l’autre partie du Moristan qui venaient souvent aux grilles formant la séparation des cours, pour s’amuser des extravagances de leurs voisins. Hakem les accueillait alors avec des paroles telles, que ces malheureux se pressaient là des heures entières, le regardant comme un inspiré (melbous), N’est-ce pas une chose étrange que la parole divine trouve toujours ses premiers fidèles parmi les misérables ? Ainsi, mille ans auparavant, le Messie voyait son auditoire composé surtout de gens de mauvaise vie, de péagers et de publicains.

Le calife, une fois établi dans leur confiance, les appelait les uns après les autres, leur faisait raconter leur vie, les circonstances de leurs fautes ou de leurs crimes, et recherchait profondément les premiers motifs de ces désordres : ignorance et misère, voilà ce qu’il trouvait au fond de tout. Ces hommes lui racontaient aussi les mystères de la vie sociale, les manœuvres des usuriers, des monopoleurs, des gens de loi, des chefs de corporation, des collecteurs et des plus hauts négociants du Caire, se soutenant tous, se tolérant les uns les autres, multipliant leur pouvoir et leur influence par des alliances de famille, corrupteurs, corrompus, augmentant ou baissant à volonté les tarifs du commerce, maîtres de la famine ou de l’abondance, de l’émeute ou de la guerre, opprimant sans contrôle un peuple en proie aux premières nécessités de la vie. Tel avait été le résultat de l’administration d’Argévan le vizir, pendant la longue minorité de Hakem.

De plus, des bruits sinistres couraient dans la prison ; les gardiens eux-mêmes ne craignaient pas de les répandre : on disait qu’une armée étrangère s’approchait de la ville et campait déjà dans la plaine de Gizèh, que la trahison lui soumettrait le Caire sans résistance, et que les seigneurs, les ulémas et les marchands, craignant pour leurs richesses le résultat d’un siège, se préparaient à livrer les portes et avaient séduit les chefs militaires de la citadelle. On s’attendait à voir le lendemain même le général ennemi faire son entrée dans la ville par la porte de Bab-el Hadyd. De ce moment, la race des Fatimites était dépossédée du trône ; les califes Abassides régnaient désormais au Caire comme à Bagdad, et les prières publiques allaient se faire en leur nom.

— Voilà ce qu’Argévan m’avait préparé ! se dit le calife ; voilà ce que m’annonçait le talisman disposé par mon père, et ce qui faisait pâlir dans le ciel l’étincelant Pharouis (Saturne) ! Mais le moment est venu de voir ce que peut ma parole, et si je me laisserai vaincre comme autrefois le Nazaréen.

Le soir approchait ; les prisonniers étaient réunis dans les cours pour la prière accoutumée. Hakem prit la parole, s’adressant à la fois à cette double population d’insensés et de malfaiteurs que séparait une porte grillée ; il leur dit ce qu’il était et ce qu’il voulait d’eux avec une telle autorité et de telles preuves, que personne n’osa douter. En un instant, l’effort de cent bras avait rompu les barrières intérieures, et les gardiens, frappés de crainte, livraient les portes donnant sur la mosquée. Le calife y entra bientôt, porté dans les bras de ce peuple de malheureux que sa voix enivrait d’enthousiasme et de confiance.

— C’est le calife ! le véritable prince des croyants ! s’écriaient les condamnés judiciaires.

— C’est Allah qui vient juger le monde ! hurlait la troupe des insensés.

Deux d’entre ces derniers avaient pris place à la droite et à la gauche de Hakem, criant :

— Venez tous aux assises que tient notre seigneur Hakem.

Les croyants réunis dans la mosquée ne pouvaient comprendre que la prière fût ainsi troublée ; mais l’inquiétude répandue par l’approche des ennemis disposait tout le monde aux événements extraordinaires. Quelques-uns fuyaient, semant l’alarme dans les rues ; d’autres criaient :

— C’est aujourd’hui le jour du dernier jugement !

Et cette pensée réjouissait les plus pauvres et les plus souffrants, qui disaient :

— Enfin, Seigneur ! enfin voici ton jour !

Quand Hakem se montra sur les marches de la mosquée, un éclat surhumain environnait sa face, et sa chevelure, qu’il portait toujours longue et flottante contre l’usage des musulmans, répandait ses longs anneaux sur un manteau de pourpre dont ses compagnons lui avaient couvert les épaules. Les juifs et les chrétiens, toujours nombreux dans cette rue Soukarieh qui traverse les bazars, se prosternaient eux-mêmes, disant :

— C’est le véritable Messie, ou bien c’est l’Antéchrist annoncé par les Écritures pour paraître mille ans après Jésus !

Quelques personnes aussi avaient reconnu le souverain ; mais on ne pouvait s’expliquer comment il se trouvait au milieu de la ville, tandis que le bruit général était qu’à cette heure-là même, il marchait à la tête des troupes contre les ennemis campés dans la plaine qui entoure les pyramides.

— O vous, mon peuple ! dit Hakem aux malheureux qui l’entouraient, vous, mes fils véritables, ce n’est pas mon jour, c’est le vôtre qui est venu. Nous sommes arrivés à cette époque qui se renouvelle chaque fois que la parole du ciel perd de son pouvoir sur les âmes, moment où la vertu devient crime, où la sagesse devient folie, où la gloire devient honte, tout ainsi marchant au rebours de la justice et de la vérité. Jamais alors la voix d’en haut n’a manqué d’illuminer les esprits, ainsi que l’éclair avant la foudre ; c’est pourquoi il a été dit tour à tour : « Malheur à Énochia, ville des enfants de Caïn, ville d’impuretés et de tyrannie ! malheur à toi, Gomorrhe ! malheur à vous, Ninive et Babylone ! et malheur à toi, Jérusalem ! » Cette voix, qui ne se lasse pas, retentit ainsi d’âge en âge, et toujours, entre la menace et la peine, il y a eu du temps pour le repentir. Cependant le délai se raccourcit de jour en jour ; quand l’orage se rapproche, le feu suit de plus près l’éclair ! Montrons que désormais la parole est armée, et que sur la terre va s’établir enfin le règne annoncé par les prophètes ! À vous, enfants, cette ville enrichie par la fraude, par l’usure, par les injustices et la rapine ; à vous ces trésors pillés, ces richesses volées. Faites justice de ce luxe qui trompe, de ces vertus fausses, de ces mérites acquis à prix d’or, de ces trahisons parées qui, sous prétexte de paix, vous ont vendus à l’ennemi. Le feu, le feu partout à cette ville que mon aïeul Moezzeldin avait fondée sous les auspices de la victoire (kahira), et qui deviendrait le monument de votre lâcheté !

Était-ce comme souverain, était-ce comme dieu que le calife s’adressait ainsi à la foule ? Certainement il avait en lui cette raison suprême qui est au-dessus de la justice ordinaire ; autrement, sa colère eut frappé au hasard comme celle des bandits qu’il avait déchaînés. En peu d’instants, la flamme avait dévoré les bazars au toit de cèdre et les palais aux terrasses sculptées, aux colonnettes frêles ; les plus riches habitations du Caire livraient au peuple leurs intérieurs dévastés. Nuit terrible, où la puissance souveraine prenait les allures de la révolte, où la vengeance du ciel usait des armes de l’enfer !

L’incendie et le sac de la ville durèrent trois jours ; les habitants des plus riches quartiers avaient pris les armes pour se défendre, et une partie des soldats grecs et des kétamis, troupes barbaresques dirigées par Argévan, luttaient contre les prisonniers et la populace qui exécutaient les ordres de Hakem. Argévan répandait le bruit que Hakem était un imposteur, que le véritable calife était avec l’armée dans les plaines de Gizèh, de sorte qu’un combat terrible aux lueurs des incendies avait lieu sur les grandes places et dans les jardins. Hakem s’était retiré sur les hauteurs de Karafah, et tenait en plein air ce tribunal sanglant où, selon les traditions, il apparut comme assisté des anges, ayant près de lui Adam et Salomon, l’un témoin pour les hommes, l’autre pour les génies. On amenait là tous les gens signalés par la haine publique, et leur jugement avait lieu en peu de mots ; les têtes tombaient aux acclamations de la foule ; il en périt plusieurs milliers dans ces trois jours. La mêlée au centre de la ville n’était pas moins meurtrière ; Argévan fut enfin frappé d’un coup de lance entre les épaules par un nommé Reïdan, qui apporta sa tête aux pieds du calife ; de ce moment, la résistance cessa. On dit qu’à l’instant même où ce vizir tomba en poussant un cri épouvantable, les hôtes du Moristan, doués de cette seconde vue particulière aux insensés, s’écrièrent qu’ils voyaient dans l’air Éblis (Satan), qui, sorti de la dépouille mortelle d’Argévan, appelait à lui et ralliait dans l’air les démons incarnés jusque-là dans les corps de ses partisans. Le combat commencé sur terre se continuait dans l’espace ; les phalanges de ces éternels ennemis se reformaient et luttaient encore avec les forces des éléments. C’est à ce propos qu’un poète arabe a dit :

« Égypte ! Égypte ! tu les connais, ces luttes sombres des bons et des mauvais génies, quand Typhon à l’haleine étouffante absorbe l’air et la lumière ; quand la peste décime les populations laborieuses ; quand le Nil diminue ses inondations annuelles ; quand les sauterelles en épais nuages dévorent dans un jour toute la verdure des champs.

» Ce n’est donc pas assez que l’enfer agisse par ces redoutables fléaux, il peut aussi peupler la terre d’âmes cruelles et cupides, qui, sous la forme humaine, cachent la nature perverse des chacals et des serpents ! »

Cependant, quand arriva le quatrième jour, la ville étant à moitié brûlée, les chérifs se rassemblèrent dans les mosquées, levant en l’air les Alcorans et s’écriant :

— Ô Hakem ! ô Allah !

Mais leur cœur ne s’unissait pas à leur prière. Le vieillard qui avait déjà salué dans Hakem la divinité, se présenta devant ce prince et lui dit :

— Seigneur, c’est assez ; arrête la destruction au nom de ton aïeul Moezzeldin.

Hakem voulut questionner cet étrange personnage qui n’apparaissait qu’à des heures sinistres ; mais le vieillard avait disparu déjà dans la mêlée des assistants.

Hakem prit sa monture ordinaire, un âne gris, et se mit à parcourir la ville, semant des paroles de réconciliation et de clémence. C’est à dater de ce moment qu’il réforma les édits sévères prononcés contre les chrétiens et les juifs, et dispensa les premiers de porter sur les épaules une lourde croix de bois, les autres de porter au col un billot. Par une tolérance égale envers tous les cultes, il voulait amener les esprits à accepter peu à peu une doctrine nouvelle. Des lieux de conférences furent établis, notamment dans un édifice qu’on appela maison de sagesse, et plusieurs docteurs commencèrent à soutenir publiquement la divinité de Hakem. Toutefois, l’esprit humain est tellement rebelle aux croyances que le temps n’a pas consacrées, qu’on ne put inscrire au nombre des fidèles qu’environ trente mille habitante du Caire. Il y eut un nommé Almoschadjar qui dit aux sectateurs de Hakem :

— Celui que vous invoquez à la place de Dieu ne pourrait créer une mouche, ni empêcher une mouche de l’inquiéter.

Le calife, instruit de ces paroles, lui fit donner cent pièces d’or, pour preuve qu’il ne voulait pas forcer les consciences. D’autres disaient :

— Ils ont été plusieurs dans la famille des Fatimites atteints de cette illusion. C’est ainsi que le grand-père de Hakem, Moezzeldin, se cachait pendant plusieurs jours et disait avoir été enlevé au ciel ; plus tard, il s’est retiré dans un souterrain, et on a dit qu’il avait disparu de la terre sans mourir comme les autres hommes.

Hakem recueillait ces paroles, qui le jetaient dans de longues méditations.

  1. C’est depuis, en effet, qu’a été construit le bâtiment actuel, l’un des plus magnifiques du Caire.