Voyage en Orient (Nerval)/Appendice/VII

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 263-277).


VII — CÉRÉMONIES DES FUNÉRAILLES


Lorsqu’un mahométan, savant ou pieux, sent la mort approcher, quelquefois il fait l’ablution ordinairement en usage avant la prière, afin qu’en quittant la vie, il soit en état de pureté corporelle ; puis, en général, il répète sa profession de foi, en disant : « Il n’y a de Dieu que Dieu et Mahomet est son prophète. » Un musulman partant pour une expédition guerrière ou pour un long voyage, surtout s’il doit traverser le désert, emporte ordinairement son linceul. Dans ce dernier cas, il n’est pas rare que le voyageur soit obligé de creuser lui-même sa fosse ; car souvent, exténué par la fatigue et les privations, ou succombant sous le poids de la maladie, si ses compagnons de voyage ne peuvent s’arrêter pour attendre sa guérison ou sa mort, il fait son ablution avec de l’eau si c’est possible, ou bien, ce qui est permis, à défaut d’eau, avec du sable ou de la poussière ; puis, s’étant creusé une tranchée en forme de fosse, il s’y couche enveloppé dans son linceul ; après cette cérémonie, il se recouvre, sauf le visage, avec le sable extrait de cette fosse, et, dans cet état, il attend la mort qui doit mettre fin à ses maux, abandonnant au vent le soin de combler entièrement le lieu de sa sépulture.

Si la mort frappe un des ulémas éminents du Caire, les muezzins du Azhar et ceux de plusieurs autres mosquées annoncent cet événement en psalmodiant du haut des minarets le cri appelé Abrar, d’après certains versets du Coran, dont la psalmodie est en usage pendant le Ramazan.

Les cérémonies observées à l’occasion du décès et de l’enterrement d’un homme ou d’une femme sont à peu près semblables. Lorsque le râle ou d’autres symptômes indiquent la mort prochaine d’un homme, une des personnes présentes le tourne de façon à ce qu’il ait la face dans la direction de la Mecque, et lui ferme les yeux. Même avant qu’il ait rendu l’âme, ou un moment après, les hommes qui se trouvent là s’écrient : « Allah ! il n’y a de force ni de puissance qu’en Dieu ! Nous appartenons à Dieu, et nous devons retourner vers lui ! Dieu, faites-lui miséricorde ! » Pendant ce temps, les femmes de la famille poussent les cris de lamentation appelés Wilwal, puis des cris plus perçants en prononçant le nom du défunt. Les exclamations les plus usitées et qui s’échappent des lèvres de sa femme ou de ses femmes et de ses enfants sont : « Ô mon maître ! ô mon chameau ! (ce qui signifie : Ô toi qui apportais mes provisions et qui as porté mes fardeaux !) ô mon lion ! ô chameau de la maison ! ô ma gloire ! ô ma ressource ! ô mon père ! oh ! malheur ! »

Aussitôt après la mort, le défunt est dépouillé des habits qu’il portait et recouvert d’autres habits ; puis on le place sur son lit ou son matelas, et on étend sur lui un drap de lit. Les femmes continuent leurs lamentations, et beaucoup de voisins, entendant ce vacarme, viennent se joindre à elles.

En général, la famille envoie chercher deux ou plusieurs neddubihs (pleureuses publiques). Chacune apporte un tambourin qui n’a point les plaques de métal résonnant dont sont pourvus les cerceaux des tambourins ordinaires. Ces femmes frappent sur cet instrument en s’écriant : Hélas pour lui ! et en louant le turban du défunt, la beauté de sa personne, etc., tandis que les femmes de la famille, les servantes et les amies du défunt, les cheveux épars et quelquefois les habits déchirés, crient aussi : Hélas pour lui ! en se frappant le visage. Ces lamentations durent au moins une heure.

Bientôt arrive le muggassil (laveur des morts) avec un banc, sur lequel il place le cadavre, et une bière. Si la personne morte est d’un rang respectable, les fakirs qui doivent faire partie du convoi funèbre sont alors introduits dans la maison mortuaire. Durant la cérémonie du lavement du corps, ceux-ci sont placés dans une pièce voisine, ou bien en dehors, à la porte de l’appartement ; quelques-uns d’entre eux récitent, ou plutôt psalmodient le sourat El-Anam (sixième chapitre du Coran), tandis que d’autres psalmodient une partie du Burdeh, célèbre poëme à la louange du prophète. Le laveur ôte les habits du défunt, qui sont pour lui un revenant bon ; il lui attache la mâchoire et lui ferme les yeux. L’ablution ordinaire qui prépare à la prière ayant été faite sur le cadavre, à l’exception de la bouche et du nez, le mort est bien lavé de la tête aux pieds avec de l’eau chaude et du savon, et avec des fibres de palmier, ou encore avec de l’eau dans laquelle on a fait bouillir des feuilles d’alizier[1]. Les narines, les oreilles, etc., sont bourrées de coton, et le corps est aspergé d’un mélange d’eau, de camphre pilé, de feuilles d’alizier séchées et également pilées, et d’eau de rose. Les chevilles sont attachées ensemble et les mains placées sur la poitrine.

Le kifen[2], vêtement de tombeau du pauvre, se compose d’un ou deux morceaux de coton tout simplement disposés en forme de sac ; mais le corps d’un homme opulent est ordinairement enveloppé, d’abord dans de la mousseline, ensuite dans un drap de coton plus épais, puis dans une pièce d’étoffe de soie et coton rayée, et enfin dans un châle de cachemire. Les couleurs choisies de préférence pour ces objets sont le blanc et le vert, quoiqu’on puisse faire usage de toute autre couleur, excepté du bleu ou de tout ce qui approche de cette couleur. Lorsque le corps a été ainsi préparé pour l’inhumation, on le place dans la bière, qui est ordinairement recouverte d’un châle de cachemire rouge ou d’une autre couleur. Les personnes devant former le convoi funèbre se placent alors dans l’ordre usité, et qui pour les convois ordinaires est le suivant :

D’abord six pauvres ou davantage ; ces hommes, appelés yiméniyeh, sont ordinairement choisis parmi les aveugles ; ils marchent deux par deux ou trois par trois, à pas lents, en psalmodiant d’un ton lugubre la profession de foi : « Il n’y a d’autre Dieu que Dieu ; Mahomet est son apôtre. »

Ces pauvres sont suivis de parents et d’amis du défunt, et, en bien des occasions, plusieurs derviches ou autres religieux, portant les bannières de leur ordre, se joignent au cortège ; ensuite viennent trois ou quatre écoliers, dont l’un porte un mushaf (ou copie du Coran), ou bien un des volumes contenant une des trente sections du Coran. Ce livre est placé sûr une espèce de pupitre fait de baguettes de palmier, et qui est ordinairement recouvert d’un mouchoir brodé. Ces garçons chantent, d’une voix plus haute et plus animée que celle des yiméniyeh, quelques stances d’un poëme nommé Hauhrigeh, et qui décrit les événements du dernier jour du jugement.

Voici une traduction du commencement de ce poème : « Je célèbre la perfection de Celui qui a créé tout ce qui a une forme, et a subjugué ses serviteurs par la mort. — Ils seront tous couchés dans le tombeau. — Je célèbre la perfection du Seigneur de l’Orient. — Je célèbre la perfection de l’illuminateur des deux lumières, le soleil ainsi que la lune. — Sa perfection : combien il est généreux ! — Sa perfection : combien il est clément ! — Sa perfection : combien il est grand ! — Quand un serviteur se révolte contre lui, il le protège ! »

Les jeunes écoliers précèdent immédiatement le cercueil, que l’on porte la tête en avant ; il est d’usage que trois ou quatre amis du défunt le portent quelque temps ; d’autres les relèvent successivement. Souvent des passants participent à ce service, qui est considéré comme grandement méritoire.

Les femmes suivent le cercueil au nombre quelquefois d’une vingtaine ; leurs cheveux épars sont ordinairement cachés par leurs voiles.

Les femmes, parentes ou domestiques de la maison, sont distinguées chacune par une bande de toile, d’étoffe de coton ou de mousseline, ordinairement bleue, attachée autour de la tête par un seul nœud, laissant pendre par derrière les deux bouts[3]. Chacune d’elles porte aussi un mouchoir, ordinairement teint en bleu, qu’elles mettent sur leurs épaules, et quelques-unes tordent ce mouchoir des deux mains au-dessus de leur tête ou devant leur visage. Les cris des femmes, les chants animés des jeunes garçons et les tons lugubres sur lesquels psalmodient les yiméniyeh produisent une dissonance étrange.

Le prophète avait défendu les lamentations des femmes et la célébration des vertus du défunt à l’occasion des funérailles. Mahomet déclarait que les vertus qui étaient attribuées de la sorte au mort deviendraient pour celui-ci des sujets de reproche s’il ne les possédait pas dans son état futur. Il est vraiment remarquable de voir combien quelques préceptes du prophète sont chaque jour rejetés par les mahométans modernes, les wahhabis seuls exceptés. Nous avons vu quelquefois des pleureuses de la basse classe suivant un cercueil à visage découvert, après avoir eu soin de se barbouiller de boue dont elles avaient aussi couvert leur coiffure et leur poitrine. Cette coutume existait chez les anciens Égyptiens. Le convoi d’un homme opulent ou même d’une personne de la classe moyenne est parfois précédé de quelques chameaux chargés de pain et d’eau que l’on distribua aux pauvres devant le tombeau. Ces convois se composent de personnes plus variées et plus nombreuses. Les yiméniyeh ouvrent la marche en psalmodiant, comme il est dit plus haut, la profession de foi. Ils sont suivis des amis du défunt et de quelques hommes savants et dévots invités à prendre part à la cérémonie. Ensuite vient un groupe de fakirs psalmodiant le sourat El-Anam ; d’autres religieux suivent en chantant différentes prières, selon les ordres dont ils font partie et que de célèbres cheiks ont fondés ; suivent les bannières de l’un ou l’autre supérieur des derviches à moitié déployées ; puis viennent les jeunes écoliers, le cercueil et les pleureuses comme dans les autres convois, et, quelquefois, lorsque les porteurs sont d’un certain rang, leurs chevaux de main les suivent. En certaines occasions, le convoi est terminé par un buffle destiné à être sacrifié devant le tombeau ; sa viande est ensuite distribuée aux pauvres.

On voit encore plus de personnes aux convois des cheiks dévots ou de l’un des grands ulémas. On ne couvre point d’un châle le cercueil de ces personnages. Le wili (saint) est, en outre, à l’occasion de ces funérailles, honoré d’une manière toute particulière. Des femmes suivent son cercueil ; mais, au lieu de pleurer et de se lamenter comme elles le feraient pour un mortel ordinaire, elles font retentir l’air de cris aigus et de chants de joie nommés Zugharite ; si elles suspendent ces accents joyeux, ne fût-ce que pour l’espace d’une minute, les porteurs déclarent ne pouvoir avancer, et qu’un pouvoir surnaturel les tient rivés à l’endroit où ils se trouvent.

Les cercueils en usage pour les jeunes garçons et les femmes sont différents de ceux des hommes. Il est vrai que, comme ceux des hommes, ils ont un couvercle de bois sur lequel est étendu un châle ; mais ces cercueils ont à la tête un morceau de bois droit, nommé shahid. Ce shahid est couvert d’un châle, et la partie supérieure (lorsque le cercueil renferme une femme de la classe moyenne ou une femme d’un haut rang) est parée de divers ornements appartenant à la coiffure féminine. Le haut, en étant plat ou circulaire, sert souvent à y placer un kurs (ornement rond en or ou en argent, enrichi de diamants ou d’or ciselé en relief, qui est porté par les femmes sur le sommet de la tête) ; par derrière, on suspend le safa (un certain nombre de tresses en soie noire avec des ornements en or, que les dames ajoutent à leurs cheveux nattés, retombant le long de leur dos). On distingue le cercueil d’un garçon par un turban, ordinairement en cachemire rouge, et placé en haut du shahid, et, lorsque le garçon est très-jeune, on y ajoute le kurs et le safa. S’il s’agit d’un enfant en bas âge, un homme le transporte dans ses bras au cimetière ; son corps n’est recouvert que d’un châle ; quelquefois aussi, on le met dans un petit cercueil, qu’un homme porte sur sa tête.

Les enterrements des femmes et des jeunes garçons, quoique plus simples, sont presque semblables à ceux des hommes, à moins que la famille ne soit riche ou haut placée. Un convoi des plus pompeux que nous ayons vu, est celui d’une jeune fille de grande famille. Deux hommes, portant chacun un drapeau vert, ferlé, de grande dimension, ouvraient la marche ; les yiméniyeh suivaient au nombre de huit ; puis un groupe de fakirs psalmodiaient un chapitre du Coran. Venait ensuite un homme portant une branche d’alizier (nabk), emblème des jeunes personnes, entre deux autres hommes, ayant à la main un long bâton surmonté de plusieurs cerceaux ornés de bandelettes de papier de couleurs variées. Derrière ces trois personnes marchaient côte à côte deux soldats turcs ; un des soldats portait un petit plateau d’argent doré, sur lequel était un kumkum (flacon) d’eau de rose ; l’autre était muni d’un plateau semblable portant un mibkarah (réchaud) en argent doré, où brûlaient des parfums. Ces vases, qui embaumaient l’air, étaient destinés à embaumer le caveau sépulcral. De temps à autre, on aspergeait d’eau de rose les spectateurs. Les soldats étaient suivis par quatre hommes ; chacun de ceux-ci portait, sur un plateau, plusieurs petits cierges allumés, fixés dans des morceaux de pâte de henna ; le cercueil, recouvert de châles d’une grande richesse, avait son shahid orné de magnifiques toques, et, outre le safa, un kussah-ahuas (ornement d’or et de diamants pour ceindre le front). Sur le sommet du shahid se trouvait un riche kurs en diamants. Ces bijoux appartenaient à la défunte, ou bien, comme cela se fait quelquefois, ils avaient été empruntés pour la cérémonie. Les femmes, au nombre de huit, portaient le costume de soie noire des dames égyptiennes ; mais, au lieu de marcher à pied, comme c’est l’usage, elles étaient montées sur des ânes à haute selle.

Nous allons maintenant passer à la description des rites et cérémonies dans l’intérieur de la mosquée et du tombeau.

Si le défunt habitait un des quartiers situés au nord de la ville, on porte, de préférence, le corps à la mosquée de Hasaneyn, à moins qu’il ne soit pauvre, et ne soit pas voisin de ce sanctuaire vénéré. Dans ce cas, ses amis le portent à la mosquée la plus rapprochée, afin d’épargner du temps et des dépenses inutiles ; s’il était uléma, c’est-à-dire d’une profession savante quoique humble, on le transporte ordinairement à la grande mosquée d’El-Azhav. Les habitants de la partie méridionale de la capitale portent, en général, leurs morts à la mosquée de Seiyeden-Zeyneb, ou à celle d’un autre saint célèbre. La raison de la préférence que l’on donne à ces mosquées pardessus les autres, est la croyance que les prières qui se font près du tombeau des saints sont particulièrement efficaces.

Entré dans la mosquée, le cercueil est placé à terre, à l’endroit habituel de la prière, ayant le côté droit vers la Mecque. L’iman est debout du côté gauche du cercueil, la face tournée vers celui-ci, et dans la direction de la Mecque, tandis qu’un des officiers subalternes, chargé de répéter les paroles de l’iman, se place aux pieds du défunt. Ceux qui assistent aux funérailles se rangent derrière l’iman, les femmes à part derrière les hommes ; car il est rare que l’entrée de la mosquée leur soit interdite lors de ces cérémonies. La congrégation ainsi disposée, l’iman commence la prière des morts et débute par ces paroles : « Je propose de réciter la prière des quatre tekbires (prière funèbre qui consiste dans l’exclamation répétée de Allah akbar ! ou : Dieu est infiniment grand !) sur le mahométan défunt ici présent. » Après cette espèce de préface, il élève les deux mains qu’il tient ouvertes, touchant avec l’extrémité des pouces le tube de ses oreilles, et s’écrie : « Dieu est infiniment grand ! » Le servant (muballigh) répète cette exclamation, et chacun des individus placés derrière l’iman en fait autant. Ayant dit la prière Fathah, l’iman s’écrie une deuxième fois : « Dieu est infiniment grand ! » Après quoi, il ajoute : « Ô Dieu ! favorise notre seigneur Mahomet, le prophète illustre, ainsi que sa famille et ses compagnons, et conserve-les ! » Une troisième fois, l’iman crie : « Dieu est infiniment grand ! » puis il dit : « Ô Dieu ! en vérité, voici ton serviteur ; il a quitté le repos du monde et son amplitude, tout ce qu’il y a aimé, et ceux desquels il y était aimé, pour les ténèbres du tombeau et pour ce qu’il éprouve. Il a proclamé qu’il n’y a de Divinité que toi seul ; que tu n’as point d’égal, et que Mahomet est ton serviteur et ton apôtre, tu as la toute science de ce qui te concerne. Ô Dieu ! il est parti pour demeurer avec toi, et tu es celui auprès duquel il est infiniment excellent de demeurer. Ta miséricorde lui est devenue nécessaire, et tu n’as pas besoin de son châtiment. Nous sommes venus vers toi en te suppliant de permettre que nous intercédions en sa faveur. Ô Dieu ! s’il a fait le bien, augmente la somme de ses bonnes actions, et, s’il a fait le mal, oublie ses mauvaises actions. Que ta miséricorde daigne l’accueillir ; épargne-lui les épreuves de la tombe et ses tourments ; fais que son sépulcre lui soit large, et tiens la terre loin de ses flancs[4] ; fasse ta miséricorde qu’il puisse être exempté de tes tourments jusqu’au temps où tu l’enverras en sûreté au paradis, ô toi ! le plus miséricordieux de ceux qui montrent de la miséricorde ! »

Ayant pour la quatrième fois crié : « Dieu est infiniment grand, » l’iman ajoute :

« Ô Dieu ! ne nous refuse pas notre récompense pour le service que nous lui avons rendu, et ne nous fais pas passer par ses épreuves après lui ; pardonne-nous, pardonne-lui, ainsi qu’à tous les musulmans, ô seigneur de toute créature ! » L’iman termine ainsi sa prière, et, saluant les anges à droite et à gauche, il dit : « Que la paix, ainsi que la miséricorde divine, soit avec vous ! » — ainsi que cela se pratique à la fin des prières ordinaires. S’adressant alors aux personnes présentes, il leur dit : « Donnez votre témoignage à son égard ; » et ils répondent : « Il fut vertueux. » Ensuite on enlève le cercueil, et, si la cérémonie a lieu dans la mosquée de quelque saint célèbre, on le place devant le maksourah, ou grillage qui entoure le cénotaphe du saint. Quelques fakirs et les assistants récitent ici d’autres prières funèbres, et le convoi se remet en marche dans l’ordre précédent jusqu’au cimetière. Ceux du Caire sont pour la plupart hors de la ville, dans les contrées désertes situées au nord, à l’est et au sud de son enceinte ; les cimetières dans la ville sont en petit nombre et de peu d’étendue.

Nous allons maintenant donner une description succincte d’un mausolée. Il se compose d’un caveau oblong, ayant un toit voûté ; il est généralement construit en briques enduites de plâtre. Le caveau est profond afin que ceux qui y sont inhumés puissent à l’aise se mettre sur leur séant, lorsqu’ils sont visités et examinés par les deux anges Munkar et Nékir. Un des côtés du mausolée fait face à la direction de la Mecque, c’est-à-dire au sud-est ; l’entrée est au nord-est. Devant cette entrée se trouve une petite cave carrée recouverte en pierres la traversant d’un côté à l’autre, afin d’empêcher la terre de pénétrer dans le caveau. Cette cavité ainsi maçonnée est à son tour recouverte de terre. Le caveau peut d’ordinaire contenir au moins quatre cercueils. Il arrive fort rarement que les hommes et les femmes soient inhumés dans le même caveau ; mais, lorsque cela a lieu, on y établit un mur de séparation entre les deux sexes. On construit au-dessus du caveau un monument oblong, nommé tarkibeh, qui est ordinairement en pierres ou en briques ; sur ce monument sont placées perpendiculairement deux pierres, l’une à la tête, l’autre aux pieds. En général, ces pierres sont d’une grande simplicité ; cependant, on en voit d’ornées, et souvent celle du côté de la tête porte pour inscription un verset du Coran[5], et le nom du défunt avec la date de son décès. Cette pierre est quelquefois surmontée d’une sculpture représentant un turban, un bonnet ou quelque autre coiffure, qui indique le rang ou la classe des personnes placées dans le tombeau. Sur le monument d’un cheik éminent, ou d’une personne de haut rang, l’on érige ordinairement un petit bâtiment surmonté d’une coupole. Beaucoup des tombeaux érigés en l’honneur des notabilités turques ou mameloukes portent des tarkibehs en marbre, couverts d’un dais en forme de coupole, reposant sur quatre colonnes de marbre : alors, la pierre perpendiculairement placée du côté de la tête porte des inscriptions en lettres d’or, sur un fond d’azur. Dans le grand cimetière au midi du Caire, on en voit un grand nombre construits de cette façon. La plupart des tombeaux des sultans sont d’élégantes mosquées ; on en trouve quelques-uns dans la capitale, et d’autres dans les cimetières des environs.

Les mausolées décrits, reprenons la suite des cérémonies d’inhumation.

Le tombeau ayant été ouvert avant l’arrivée du corps, l’enterrement n’éprouve aucun retard. Aussitôt le fossoyeur et ses deux assistants tirent le corps du cercueil et le déposent dans le caveau ; les bandages dont on l’a entouré sont déliés ; on le pose sur le côté droit, ou bien on l’incline à droite, de manière que la face soit tournée vers la Mecque : on l’assujettit dans cette position au moyen de quelques briques crues. Si l’enveloppe extérieure est un châle de cachemire, on le déchire, de peur que sa valeur ne soit un appât pour la violation du tombeau par quelque profane. Quelques-uns des assistants placent doucement un peu de terre auprès du corps et dessus ; puis on referme l’entrée du caveau, au moyen des pierres de clôture placées sur la petite cavité qui la précède et de la terre qu’on avait déblayée. On procède alors à une cérémonie qui a lieu pour tous, excepté pour les enfants en bas âge, ceux-ci n’étant pas considérés comme responsables de leurs actions. Un fakir y remplit l’office de mullakin (instructeur des morts), et, assis devant le mausolée, il dit : « Ô serviteur de Dieu ! ô fils d’une servante de Dieu ! sache qu’à présent descendront deux anges expédiés vers toi et tes semblables. — Lorsqu’ils te demanderont : « Qui est ton seigneur ? » réponds-leur : « Dieu est mon seigneur, en vérité. » Et, quand ils te questionneront concernant ton prophète, ou l’homme qui a été envoyé vers toi, dis-leur : « Vraiment, Mahomet est l’apôtre de Dieu ; » et, lorsqu’ils te questionneront sur ta religion, dis-leur : « L’islamisme est ma religion ; » et, quand ils te demanderont le livre qui est ta règle de conduite, tu leur diras : « Le Coran est le livre qui règle ma conduite, et les musulmans sont mes frères ; » et, lorsqu’ils te questionneront sur ta foi, tu leur répondras : « J’ai vécu et je suis mort dans la persuasion qu’il n’y a de Dieu que Dieu, et que Mahomet est l’apôtre de Dieu. » Alors, les anges te diront : « Repose, ô serviteur de Dieu ! sous la protection de Dieu ! »

Les Égyptiens croient que l’âme reste avec le corps pendant la première nuit qui suit l’inhumation, et que, cette nuit-là, elle est visitée et examinée par les deux anges indiqués ci-dessus, qui peuvent torturer le corps.

Les personnes louées pour assister aux funérailles sont payées au tombeau ; les yiméniyeh reçoivent habituellement une piastre par tête. Il a été dit que les gens opulents font conduire à dos de chameau de l’eau et du pain, qui sont distribués aux pauvres après l’inhumation ; aussi les malheureux se rendent-ils en foule au cimetière, lorsqu’on y sacrifie un buffle, dont la viande est également distribuée aux pauvres ; cela s’appelle el-kaffarah (l’expiation). On croit que ce sacrifice peut expier les petits péchés, mais non pas les gros. Après les funérailles, chaque parent du défunt est complimenté par le vœu « que sa perte puisse être heureusement compensée, » ou bien on le félicite de ce que sa vie est prolongée.

La nuit qui suit l’inhumation est nommée leylet-el-wahed (nuit de la solitude), la place du défunt restant abandonnée.

Dès le coucher du soleil, on conduit deux ou trois fakirs à la maison mortuaire, où ils soupent de pain et de lait, à la place où le défunt est mort ; ils récitent après le sourat El-Mulk (soixante-septième chapitre du Coran). Comme on croit que, durant la première nuit après l’inhumation, l’âme reste avec le corps, pour se rendre ensuite, soit au séjour désigné aux âmes vertueuses jusqu’au jour du dernier jugement, soit dans la prison où les méchants doivent attendre leur arrêt définitif[6], cette nuit est ainsi nommée leylet-el-wahed (nuit de la solitude).

Une autre cérémonie nommée celle du sebbah (du rosaire), a lieu à cette occasion pour faciliter l’entrée du défunt dans un état de béatitude ; elle dure de trois à quatre heures. Après l’eshi (chute du jour), quelques fakirs, souvent au nombre de cinquante, s’assemblent dans la maison mortuaire ; s’il n’y a ni cour ni grande pièce pour leur réception, on étend des nattes devant la maison, et ils s’y asseyent.

Un de ces fakirs porte un sebbah (rosaire) composé de mille grains, de la grosseur d’un œuf de pigeon, ou environ. Ils commencent la cérémonie en récitant le sourat El-Mulk ; puis ils répètent trois fois : Dieu est unique ! Après quoi, ils récitent le sourat El-Faluk (avant-dernier chapitre du Coran) et le premier chapitre Fathah, — Ils disent ensuite trois fois : « Ô Dieu ! favorise entre tes créatures, notre seigneur Mahomet, sa famille, ses compagnons et conserve-les ! » Ils ajoutent : « Tous ceux qui te célèbrent sont les diligents, et ceux qui négligent de te célébrer sont les négligents. » Puis ils répètent trois mille fois : « Il n’y a de Divinité que Dieu ! » L’un d’entre eux tient le rosaire et compte chaque répétition de ces mots, en faisant glisser un de ces grains à travers ses doigts. Après la répétition de chaque mille fois, souvent ils se reposent et prennent le café. Ayant complété le dernier mille, s’étant reposés et rafraîchis, ils répètent cent fois : « Je célèbre la perfection de Dieu et sa louange ! » — Puis un nombre égal de fois : « Je demande pardon à Dieu le grand ! » après quoi, ils disent cinquante fois : « Je célèbre la perfection du Seigneur, l’Éternel, la perfection de Dieu, l’Éternel ! » — Puis ils répètent ces mots du Coran : « Célèbre les perfections de ton Seigneur, le Seigneur de la puissance, en le relevant de ce qu’on lui attribue (les chrétiens et les autres) d’avoir un fils, ou participant à sa divinité ; que la paix soit avec les apôtres, et louange à Dieu, le Seigneur de toute créature ! » Après, deux ou trois de ces fakirs récitent chacun un verset du Coran. Cela fait, un d’entre eux adresse à ses compagnons la demande suivante : « Avez-vous transmis à l’âme du défunt les mérites de ce que vous avez récité ? » Les autres répondent : « Nous l’avons transmis ; que la paix soit avec les apôtres, etc. » Ceci termine la cérémonie du sebbah, qui chez les riches est répétée la deuxième et la troisième nuit. Cette cérémonie se célèbre aussi dans les familles qui reçoivent la nouvelle du décès d’un proche parent.

Les hommes ne changent rien à leurs habits en signe de deuil ; il en est de même chez les femmes lorsqu’il s’agit d’un homme âgé ; mais, pour les autres, elles portent le deuil ; dans ce cas, elles teignent avec de l’indigo leurs chemises, leurs voiles et leurs mouchoirs, donnant à ces objets une teinte bleue, quelquefois approchant du noir ; quelques-unes teignent de même leurs mains et leurs bras jusqu’à la hauteur du coude, et badigeonnent leurs chambres de la même couleur, quand le maître de la maison ou le propriétaire du mobilier vient à mourir, et aussi, dans d’autres cas de douleur, elles mettent à l’envers les tapis, les nattes, les coussins et les couvertures des divans. Durant leur deuil, elles ne tressent point leurs cheveux, elles cessent de porter quelques-unes de leurs parures, et, si elles fument, elles n’emploient que des tuyaux de roseau.

Vers la fin du premier jeudi après les funérailles, et même souvent dans la matinée de ce jour, les femmes de la famille du défunt recommencent leurs lamentations dans la maison mortuaire ; quelques-unes de leurs amies se joignent à elles ; dans l’après-midi, ou le soir du même jour, les hommes qui furent les amis de la maison y viennent aussi pour faire visite, et trois ou quatre fakirs y font des prières. Le vendredi matin, les femmes se rendent au tombeau, où elles observent le même cérémonial que celui qui a lieu lors de l’inhumation. En partant, elles placent une branche de palmier sur la tombe ou elles distribuent aux pauvres des gâteaux et du pain. Ces cérémonies se renouvellent aux mêmes jours correspondants, pendant quarante jours après les funérailles. (Voir la Genèse, liv. III.)

Parmi les paysans de la haute Égypte, il existe une singulière coutume : les parentes et amies de la personne décédée se rassemblent devant sa maison pendant les trois premiers jours qui suivent les funérailles, afin d’y pousser des cris lamentables et d’y exécuter des danses étranges ; elles barbouillent de boue leur visage, leur gorge et une partie de leur habillement, et elles s’attachent autour de la taille, en guise de ceinture, une corde faite d’une herbe grossière appelée halfa. (Cette coutume existait chez les anciennes Égyptiennes ; voir Hérodote, livre II, chap. XXV.) Chacune d’elles agite convulsivement dans sa main un bâton de palmier, une lance ou un sabre nu ; elles dansent en même temps d’un pas lent, mais d’une manière irrégulière, en levant et en abaissant leur corps. Cette danse dure une heure et même deux, et on la répète deux ou trois fois par jour. Après le troisième jour, les femmes visitent le tombeau du défunt et y déposent leurs ceintures de cordes ; puis on tue d’ordinaire un agneau, ou un chevreau, comme sacrifice expiatoire, et un festin termine la cérémonie.

  1. Les pauvres se serrent souvent des feuilles d’alizier séchées et pilées en guise de savon.
  2. Le kifen est souvent aspergé d’eau du puits de Zemzem, qui se trouve dans le temple de la Mecque.
  3. On voit souvent sur les murs des tombeaux des anciens Égyptiens, où sont représentées des scènes funèbres, des femmes portant une bande semblable autour de la tête.
  4. Les musulmans croient que les corps des méchants sont douloureusement oppressés par la terre, qui se serre dans la tombe contre leurs flancs, quoiqu’elle soit toujours faite très-large.
  5. Le prophète avait pourtant défendu de graver soit le nom de Dieu, soit aucune parole du Coran sur les tombeaux, qu’il avait prescrit de construire bas et uniquement en briques nues.
  6. Sate, dans son discours préliminaire, sect. IV, a énuméré les opinions des musulmans au sujet de l’état des âmes dans le temps qui s’écoule entre la mort et le jugement.