Voyage en Orient (Nerval)/Appendice/IX

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 280-288).


IX — LA PEINTURE CHEZ LES TURCS


Les Turcs n’ont point de peinture, au moins dans le vrai sens de ce mot. Cela tient, comme on sait, à un préjugé religieux que cependant les Persans et les autres mahométans de la secte d’Ali ne paraissent pas partager. Les peintures persanes sont fort connues par des manuscrits, des boîtes de carton de petits objets d’ornement, et même des châles et des soieries, où l’on admire de fort jolis sujets, représentant en général des scènes de chasse. Les poignées d’ivoire des sabres et des yatagans sont couvertes de sculptures compliquées et patientes, qui ressemblent exactement, souvent même par le costume, toujours par l’exécution, à nos sculptures naïves du moyen âge, comme la peinture rappelle aussi les illustrations de nos anciens manuscrits. Le Shah Nameh et plusieurs autres poèmes historiques et religieux sont ornés de petites gouaches représentant des scènes de bataille ou de cérémonies. Les portraits des prophètes se rencontrent souvent dans les livres de religion.

Il n’existe donc aucun article du Coran qui prohibe absolument la reproduction des figures d’hommes ou d’animaux, si ce n’est pour en défendre l’adoration. La loi mosaïque était plus sévère encore, et ne permettait d’exécuter que des séraphins et certaines bêtes sacrées, toujours dans la crainte que le peuple ne se fît une idole de telle ou telle image, fût-ce un veau ou bien un serpent, comme dans le désert.

Il ne paraît pas non plus que les Arabes aient toujours respecté ce scrupule religieux, puisque plusieurs califes ont fait graver leur figure sur les monnaies, ou fait décorer leurs palais de tapisseries à personnages.

En voici un exemple frappant, que j’ai lu dans une histoire des califes, au règne du trente-deuxième calife, Mustanser :

« Il fut calife le jour qu’il fit tuer son père, le Mutavacquel. Le peuple disait qu’il ne régnerait que peu, et cela arriva.

L’histoire porte qu’après que Mustanser fut calife, on lui tendit une tapisserie figurée où il y avait le portrait d’un cheval et d’un homme dessus, portant en tête un turban environné d’un cercle fort grand, avec de l’écriture en persan. Le Mustanser fit venir, pour en avoir la traduction, un Persan qui changea aussitôt de visage : « Je suis, lut-il, Siroès, fils de Cosroès, qui ai tué mon père et n’ai joui du royaume que six mois. » Le Mustanser pâlit, se leva de son siège, et ne régna non plus que six mois. »

À l’Alhambra de Grenade, on peut aussi voir deux tableaux peints sur peau, du temps des Arabes, et décorant le plafond d’une salle. L’un représente le jugement de la sultane adultère, l’autre le massacre des Abencerages dans la cour des Lions. Théophile Gautier remarque que la fontaine représentée sur cette dernière peinture, et qui est toute dorée, n’a pas la même forme que celle d’aujourd’hui.

Les Turcs ont beaucoup de préjugés particuliers à leur race et aux diverses sectes religieuses établies dans leur sein. Tel est celui qui les porte à ne construire aucune maison de pierre, ni de brique, parce que, disent-ils, la maison d’un homme ne doit pas durer plus que lui. Constantinople est entièrement construite en bois, et les palais mêmes du sultan, les plus modernes, qui ont des colonnes de marbre par centaines, présentent partout des murailles de bois, où la peinture seule imite le ton de la pierre ou du marbre. En Syrie, en Égypte, partout ailleurs où règne la loi musulmane, mais où les Turcs n’ont pourtant que la souveraineté politique, les villes sont bâties de matériaux solides, comme les nôtres ; le Turc seul, pacha, bey ou simple particulier riche, en possession des plus beaux palais, ne peut se résoudre à habiter dans la pierre, et se fait construire à part des kiosques en bois de charpente, abandonnant le reste de l’édifice aux esclaves et aux chevaux.

Telle est la puissance de certaines idées sur le Turc de race ; il n’a ni la préoccupation de l’avenir, ni le culte du passé. Il est campé en Europe et en Asie, rien n’est plus vrai ; toujours sauvage comme ses pères, Mongols où Kirguises, n’ayant besoin sur le sol que d’une tente et d’un cheval, jouissant, du reste, de ses biens sans désir de les transmettre, sans espoir de les garder. Le voyageur qui passe rapidement croit rencontrer chez eux des traces, des germes de science, d’art, d’industrie : il se trompe. L’industrie des Turcs est celle des Arméniens, des Grecs, des juifs, des Syriens, sujets de l’empire ; les sciences viennent des Arabes ou des Persans, et les Turcs n’ont jamais rien su y ajouter. La littérature se borne à quelques documents diplomatiques, à quelques lourdes compilations historiques.

Les poésies mêmes, à part quelques pièces de poésie légère, ne sont guère que des traductions. L’architecture et l’ornementation, empruntées partie aux Byzantins et partie aux Arabes, n’ont pas même gagné à ce mélange un cachet particulier et original. Quant à la musique, elle est valaque, elle est grecque, quand elle est bonne ; les airs spécialement turcs ne se composent que de phrases mélodiques empruntées en différents temps à divers peuples, et assimilées à la fantaisie turque par un rhythme et une instrumentation barbares.

Revenons à la peinture, qui serait peut-être encore le plus plus beau titre des Turcs à l’estime des nations civilisées. Débarqué en Égypte avec le préjugé européen, qui ne suppose pas que les musulmans admettent la peinture d’aucun être vivant, je fus étonné d’abord de rencontrer dans les cafés des figures de léopard, peintes à fresque et assez bien imitées. Mon étonnement augmenta en entrant dans le palais de Méhémet-Ali, et en trouvant tout d’abord le portrait de son petit-fils accroché à la muraille, peint à l’huile, et rendu avec tout l’art de l’Europe ; ceci ne peut compter pour de la peinture orientale, mais il en reste démontré que rien chez les Turcs ne repousse absolument la représentation des figures. J’appris, depuis, qu’il existait à Constantinople une collection de tous les portraits des sultans, depuis Othman et Orkhan Ier. Aucun de ces souverains n’a manqué au désir de transmettre ses traits à la postérité ; ils sont tous peints à l’œuf sur carton fin, avec des légendes de quatre à cinq vers au verso de chaque peinture. Le tout forme un volume in-quarto relié. Mais les souverains seuls jouissent du privilège de pouvoir livrer leur image à la reproduction, sans crainte qu’on n’en abuse pour diriger contre eux des conjurations cabalistiques ; tel était le scrupule qui arrêtait beaucoup de musulmans autrefois. D’Ohsson rapporte que, vers la fin du siècle dernier, il n’existait pas deux Turcs, hors le sultan, qui eussent osé se faire peindre. Un personnage éminent, qui faisait collection de tableaux, mais de tableaux de paysage et de marine, et qui encore ne les montrait pas même à ses amis (voilà, certes, un singulier amateur !), s’était décidé à faire faire son portrait et à le joindre aux autres tableaux. Mais, se sentant vieillir, il conçut des scrupules, et se débarrassa de cette terrible image en la donnant à un Européen.

Aujourd’hui, il est encore peu de Turcs qui fassent faire d’eux-mêmes leur portrait ; mais on n’en voit aucun se refuser au désir des artistes qui veulent recueillir des physionomies ou des costumes ; ils conservent même leur pose avec la patience la plus parfaite et une sorte de vanité.

Les portraits des sultans, exécutés non-seulement dans le livre cité plus haut, mais encore sur une grande toile, en forme d’arbre généalogique, qui peut se voir dans un des bâtiments du sérail, ont été peints par des Européens, des Vénitiens pour la plupart. Tout le monde connaît l’anecdote qui se rapporte à Gentile Bellini, peintre du xve siècle, dont notre musée possède plusieurs toiles représentant des scènes de cérémonies et réceptions de la Porte Ottomane. Le sultan Mahomet II, voulant se faire peindre, demanda cet artiste à la république de Venise. Gentile Bellini se rendit à Constantinople, fit le portrait du sultan, et aussi plusieurs tableaux pour les églises chrétiennes. C’est pour une de ces dernières qu’il avait peint une magnifique Décollation de saint Jean. Le sultan voulut la voir, et se fit apporter le tableau dans le sérail. Ce fut alors qu’il engagea avec le peintre cette discussion célèbre dans les fastes de l’art, touchant la contraction que devait éprouver la peau sur le col d’une tête coupée et fit trancher celle d’un esclave, pour justifier sa critique. Gentile Bellini conçut un tel effroi de cette expérience, qu’il se hâta de repartir pour Venise, et ne voulut jamais retourner à Constantinople, quoique le sultan l’eût redemandé à la Seigneurie de Venise par une lettre de sa main conçue dans les termes les plus flatteurs. On peut voir encore aujourd’hui, dans les archives vénitiennes, celle qu’il écrivit à l’occasion du départ de Gentile Bellini.

Les portraits ou figures que l’on peut rencontrer à Constantinople n’ont jamais été exécutés par des peintres turcs, je doute même que l’on doive à ces derniers une miniature qui se trouve en tête du Voyage au ciel, de Mahomet, et qui représente le prophète enlevé au milieu des flammes sur la célèbre jument Borak laquelle n’est autre qu’un hippogriffe à tête de femme ; quatre chérubins font partie de cette assomption et voltigent autour de l’étrange cavalier, dont le visage est caché par une langue de flamme, car il n’est pas permis, même aux Persans, de représenter les traits du prophète. Cette miniature, reproduite sur tous les manuscrits du même ouvrage, et dont un exemplaire se trouve à Paris, doit avoir été originairement l’œuvre d’un peintre persan.

Je viens de dire ce que n’est pas la peinture des Turcs ; voyons maintenant ce qu’elle est. J’en ai aperçu les premiers échantillons dans les palais de Méhémet-Ali, dont plusieurs salles offrent des panneaux peints à la colle avec un talent qui ne dépasse guère le mérite de nos tentures de salle à manger. Les sujets se divisent en trois genres : ce sont des paysages, des villes et des scènes de combat ; mais, comme il serait difficile de représenter ces dernières sans figurer les combattants, on a donné la préférence aux combats maritimes et bombardements de ville ; là, les vaisseaux semblent avoir déclaré la guerre aux maisons sans l’intervention de la race humaine ; les canons font feu, les bombes éclatent, les édifices flambent ou croulent, des flottes furieuses luttent sur les eaux, et toutes ces désolations n’ont pour témoins que d’énormes poissons, peints sur le premier plan, qui soufflent l’eau par leurs narines sans s’inquiéter autrement des querelles foudroyantes d’êtres moins vivants qu’eux.

Il est donc permis de peindre des poissons, des coquillages, et même certains animaux. Je n’ai vu de ces derniers que des lions et des léopards. On a vendu, à Constantinople, une gouache fort bien faite, représentant un de ces animaux, pour deux cents piastres (quarante-cinq francs). Pendant tout le mois du Ramazan, j’ai vu exposée à l’entrée du pont de bois qui traverse la Corne-d’or, du côté de Galata, toute une collection de trois cents tableaux encadrés et sous verre la plupart. Les sujets en étaient un peu monotones, mais l’exécution était fort variée. Les sujets religieux permis se bornent à deux : la vue à vol d’oiseau de la Mecque et celle de Médine, les deux villes sacrées, toujours sans aucun personnage. On peut y ajouter quelques vues de mosquées. Un autre sujet se compose d’une quantité prodigieuse d’animaux à tête de femme ; c’est la seule figure humaine qui puisse être représentée. La couleur des yeux, des cheveux, la coupe du visage sont abandonnées à la fantaisie de l’artiste. Ainsi, un Turc ne pourrait faire le portrait de sa maîtresse sans lui donner le corps d’un monstre. D’ailleurs, cette sorte de sphinx a le plus grand succès et se rencontre chez tous les barbiers. Les tableaux de genre se bornent à la reproduction des paysages et des vues. La perspective n’en est pas mauvaise quelquefois, et la couleur, un peu plate, se rapporte toujours à l’effet de nos papiers peints. Les sujets de marine sont encore les plus nombreux. Les vaisseaux de toutes les formes, de tous les pavillons, les escadres, les combats de mer, les poissons monstrueux nageant à fleur d’eau, voilà où s’épanouit l’école turque dans toute sa liberté. Je n’ai point vu de bateau à vapeur. Les peintres turcs n’ont peut-être pas encore la parfaite certitude que ce ne soit pas un animal vivant. On remarquait aussi parfois la vue d’un bonnet de derviche posé sur un escabeau. Quelques tableaux, enfin, se bornaient à représenter le chiffre de la maison ottomane, dessiné en diverses couleurs, ou doré, dans de grandes proportions. Tel était ce musée, le plus complet sans doute qu’on eût jamais rassemblé, exposé dans une galerie de bois, sous la protection de deux militaires, et devant lequel la foule s’extasiait du matin au soir.

Dans les bazar des épiées, toutes les boutiques des droguistes et des marchands de couleurs sont décorées de tableaux semblables, qui servent probablement d’enseignes, et dont plusieurs, exécutés dans le goût turc, sont dus pourtant à des peintres anglais. L’Angleterre ne néglige rien et fait concurrence même à ces pauvres artistes turcs.

Voyons maintenant ces derniers dans leur intérieur. Ils joignent, en général, à cette industrie celle de papetier, et occupent de petites boutiques situées la plupart sur la place du Séraskier, le long de laquelle règne une galerie où l’on circule à l’ombre. Les Turcs viennent dans ces boutiques faire peindre, à défaut de leur portrait, leur chiffre accompagné d’attributs relatifs à leur profession, ou demandent le dessin d’une mosquée qui leur plaît particulièrement. Un de mes amis, le peintre Camille Rogier, qu’un séjour de trois ans a familiarisé avec le turc, s’approche un jour d’un de ces artistes, qui, les jambes croisées sur l’estrade de sa boutique, dessinait pour un soldat la mosquée du sultan Bayézid, située à l’autre bout de la place. Le peintre français s’aperçut que son confrère peignait en rouge le minaret de la mosquée, qui se trouve blanc dans la nature, et crut devoir, le conseiller. « Péki ! Péki ! (très-bien ! très-bien !) lui dit-il, vous dessinez à merveille ; mais pourquoi faites-vous le minaret rouge ? — Désirez-vous un dessin où le minaret soit bleu ? lui répondit le Turc. — Non ; mais pourquoi ne pas le faire comme il est ? — Parce que ce soldat aime le rouge et me l’a demandé de cette couleur ; chacun a une couleur favorite, et, moi, je cherche à satisfaire tous les goûts. »

Le choix des couleurs tient encore, en effet, à la superstition des Turcs au point que la nuance des maisons fait reconnaître la secte à laquelle appartient chaque propriétaire. Les vrais croyants se réservent les couleurs claires et abandonnent les teintes sombres aux Grecs, juifs, Arméniens et autres rayas.

Je viens de dire tout ce que je sais de la peinture chez les Turcs. Il serait difficile de tirer encore quelque détail intéressant d’un sujet si pauvre, qu’on n’avait pas songé encore à le traiter ; j’ai voulu seulement rectifier quelques idées fausses répandues parmi nous touchant l’horreur supposée des mahométans pour les images. On a vu déjà que ce préjugé ne devait être attribué qu’aux Turcs de race, et qu’il est encore sujet chez eux à beaucoup d’exceptions. Mais il ne faut pas croire même que les Turcs mutilent les images par fanatisme religieux ; cela n’a pu arriver que dans les premiers temps de l’islamisme, lorsqu’il s’agissait d’extirper de l’Asie le culte encore vivace des idoles. Le sphinx de la plaine de Gisèh, sculpture colossale d’une belle exécution, a subi la mutilation du nez, parce que, longtemps encore après la conquête de l’Égypte par les mahométans, des Sabéens se réunissaient à de certains jours devant cette figure pour loi sacrifier des coqs blancs. Au reste, tout en s’abstenant de sculpture plus sévèrement encore que de peinture, les Turcs ont fait souvent concourir des statues et des bas-reliefs à l’ornementation de leurs places publiques. Celle de l’Atméidan, qui est l’ancien hippodrome des Byzantins, fut ornée longtemps de trois statues de bronze prises à Bude pendant une guerre contre la Hongrie. Aujourd’hui même, on admire au centre de la place un piédestal couvert de bas-reliefs byzantins, qui sert de base à un obélisque et qui présente une cinquantaine de figures fort bien conservées. Je ne parle pas d’une colonne torse en bronze figurant trois serpents entrelacés, que l’un dit avoir servi de support au trépied d’Apollon à Delphes, et qui se voit sur la même place ; d’ailleurs, les têtes manquent.

Quand on traverse pour la première fois les cimetières de Péra et du Scutari, l’on s’imagine voir de loin toute une armée de statues blanches ou peintes dispersée sur les gazons verts à l’ombre des cyprès énormes ; les unes portent des turbans, d’autres des fez modernes peints en rouge et à glands dorés. C’est la hauteur d’un homme ordinaire et la forme d’un corps sans bras ; mais, au-dessous de la coiffure, la pierre est plate et couverte d’inscriptions ; des couleurs vives et des dorures distinguent les plus modernes et les plus riches. Elles seules sont debout ; celles des rayas et celle des francs, placées dans certains quartiers, sont couchées à terre. Ces pierres sont donc presque des images, au point qu’après le massacre et la proscription des janissaires sous le règne de Mahmoud, on fit tomber la tête ou plutôt le turban de toutes celles qui indiquaient les tombes des anciens soldats de ce corps. On les reconnaît aujourd’hui à cette mutilation sacrilége.

Pour tout dire et pour épuiser ce sujet, signalons encore la représentation d’une colombe dorée qui orne la proue du caïque de l’empereur. Du temps de d’Ohsson, c’était un aigle qui décorait la barque du sultan régnant ; peut-être chacun d’eux adopte-t-il un oiseau symbolique ; en tout cas, c’est le seul qu’il soit permis de représenter. Maintenant, comment expliquer encore l’existence première des petites figures qui servent pendant le Ramazan, aux spectacles de Caragueuss. Ce sont à la fois des marionnettes et des ombres chinoises. Leurs couleurs ressortent parfaitement derrière une toile fine très-éclairée, et tous les costumes des différents peuples et des différentes professions sont imités avec une perfection qui ajoute à l’attrait du spectacle ; le principal personnage seul est, comme notre Polichinelle, invariable dans sa forme… et dans sa difformité.