Voyage en Orient (Lamartine)/Souvenirs, Impressions, Pensées et Paysages

Chez l’auteur (p. 13-17).
SOUVENIRS, IMPRESSIONS

PENSÉES ET PAYSAGES



Marseille, 20 mai 1832.


Ma mère avait reçu de sa mère au lit de mort une belle Bible de Royaumont dans laquelle elle m’apprenait à lire, quand j’étais petit enfant. Cette Bible avait des gravures de sujets sacrés à toutes les pages. C’était Sara, c’était Tobie et son ange, c’était Joseph ou Samuel, c’était surtout ces belles scènes patriarcales où la nature solennelle et primitive de l’Orient était mêlée à tous les actes de cette vie simple et merveilleuse des premiers hommes. Quand j’avais bien récité ma leçon et lu à peu près sans faute la demi-page de l’histoire sainte, ma mère découvrait la gravure, et, tenant le livre ouvert sur ses genoux, me la faisait contempler en me l’expliquant, pour ma récompense. Elle était douée par la nature d’une âme aussi pieuse que tendre, et de l’imagination la plus sensible et la plus colorée ; toutes ses pensées étaient sentiments, tous ses sentiments étaient images ; sa belle et noble et suave figure réfléchissait, dans sa physionomie rayonnante, tout ce qui brûlait dans son cœur, tout ce qui se peignait dans sa pensée ; et le son argentin, affectueux, solennel et passionné de sa voix, ajoutait à tout ce qu’elle disait un accent de force, de charme et d’amour, qui retentit encore en ce moment dans mon oreille, hélas ! après six ans de silence ! La vue de ces gravures, les explications et les commentaires poétiques de ma mère, m’inspiraient dès la plus tendre enfance des goûts et des inclinations bibliques. De l’amour des choses au désir de voir les lieux où ces choses s’étaient passées, il n’y avait qu’un pas. Je brûlais donc, dès l’âge de huit ans, du désir d’aller visiter ces montagnes où Dieu descendait ; ces déserts où les anges venaient montrer à Agar la source cachée, pour ranimer son pauvre enfant banni et mourant de soif ; ces fleuves qui sortaient du Paradis terrestre ; ce ciel où l’on voyait descendre et monter les anges sur l’échelle de Jacob. Ce désir ne s’était jamais éteint en moi : je rêvais toujours, depuis, un voyage en Orient, comme un grand acte de ma vie intérieure : je construisais éternellement dans ma pensée une vaste et religieuse épopée dont ces beaux lieux seraient la scène principale ; il me semblait aussi que les doutes de l’esprit, que les perplexités religieuses devaient trouver là leur solution et leur apaisement. Enfin, je devais y puiser des couleurs pour mon poëme ; car la vie pour mon esprit fut toujours un grand poëme, comme pour mon cœur elle fut de l’amour. Dieu, Amour et Poésie, sont les trois mots que je voudrais seuls gravés sur ma pierre, si je mérite jamais une pierre.

Voilà la source de l’idée qui me chasse maintenant vers les rivages de l’Asie. Voilà pourquoi je suis à Marseille et je prends tant de peine pour quitter un pays que j’aime, où j’ai des amis, où quelques pensées fraternelles me pleureront et me suivront.




Marseille, 22 mai.


J’ai nolisé un navire de deux cent cinquante tonneaux, de dix-neuf hommes d’équipage. Le capitaine est un homme excellent. Sa physionomie m’a plu. Il a dans la voix cet accent grave et sincère de la probité ferme et de la conscience nette : il a de la gravité dans l’expression de la physionomie, et dans le regard ce rayon droit, franc et vif, symptôme certain d’une résolution prompte, énergique et intelligente. C’est de plus un homme doux, poli et bien élevé. Je l’ai examiné avec le soin que l’on doit naturellement apporter dans le choix d’un homme à qui l’on va confier non-seulement sa fortune et sa vie, mais la vie de sa femme et d’un enfant unique, où la vie des trois êtres est concentrée dans une seule. Que Dieu nous garde et nous ramène !

Le navire se nomme l’Alceste. Le capitaine est M. Blanc, de la Ciotat. L’armateur est un des plus dignes négociants de Marseille, M. Bruno-Rostand. Il nous comble de prévenances et de bontés. Il a résidé lui-même longtemps dans le Levant. Homme instruit et capable des emplois les plus éminents, dans sa ville natale sa probité et ses talents lui ont acquis une considération égale à sa fortune. Il en jouit sans ostentation, et, entouré d’une famille charmante, il ne s’occupe qu’à répandre parmi ses enfants les traditions de loyauté et de vertu. Quel pays que celui où l’on trouve de pareilles familles dans toutes les classes de la société ! Et quelle belle institution que celle de la famille qui protège, conserve, perpétue la même sainteté de mœurs, la même noblesse de sentiments, les mêmes qualités traditionnelles dans la chaumière, dans le comptoir ou dans le château !




25 mai.


Marseille nous accueille comme si nous étions des enfants de son beau ciel ; c’est un pays de générosité, de cœur et de poésie d’âme ; ils reçoivent les poëtes en frères ; ils sont poëtes eux-mêmes, et j’ai trouvé parmi les hommes du commun de la société, de l’Académie, et parmi les jeunes gens qui entrent à peine dans la vie, une foule de caractères et de talents qui sont faits pour honorer non-seulement leur patrie, mais la France entière. — Le midi et le nord de la France me paraissent, sous ce rapport, bien supérieurs aux provinces centrales. L’imagination languit dans les régions intermédiaires, dans les climats trop tempérés ; il lui faut des excès de température. La poésie est fille du soleil ou des frimas éternels : Homère ou Ossian, le Tasse ou Milton.




30 mai.


J’emporterai dans mon cœur une éternelle mémoire de la bienveillance des Marseillais. Il semble qu’ils veuillent augmenter en moi ces angoisses qui serrent le cœur quand on va quitter la patrie sans savoir si on la reverra jamais. Je veux emporter aussi le nom de ces hommes qui m’ont le plus particulièrement accueilli, et dont le souvenir me restera comme la dernière et douce impression du sol natal : M. J. Freyssinet, M. de Montgrand, MM. de Villeneuve, M. Vangaver, M. Autran, M. Dufeu, M. Jauffret, etc., etc., tous hommes distingués par une qualité éminente du cœur et de l’esprit, savants, administrateurs, écrivains ou poëtes. Puissé-je les revoir, et leur payer à mon retour tous ces tributs de reconnaissance et d’amitié qu’il est si doux de devoir et si doux d’acquitter !