Voyage en Orient (Lamartine)/Adieu ; Hommage à l’Académie de Marseille

Chez l’auteur (p. 18-92).


Voici des vers que j’ai écrits ce matin en me promenant sur la mer, entre les îles de Pomègue et la côte de Provence ; c’est un adieu à Marseille, que je quitte avec des sentiments de fils. Il y a aussi quelques strophes qui portent plus avant et plus loin dans mon cœur.



ADIEU

HOMMAGE À L’ACADÉMIE DE MARSEILLE


 
Si j’abandonne aux plis de la voile rapide
Ce que m’a fait le ciel de paix et de bonheur ;
Si je confie aux flots de l’élément perfide
Une femme, un enfant, ces deux parts de mon cœur ;
Si je jette à la mer, aux sables, aux nuages,
Tant de doux avenirs, tant de cœurs palpitants,
D’un retour incertain sans avoir d’autres gages

Qu’un mât plié par les autans ;

 

Ce n’est pas que de l’or l’ardente soif s’allume
Dans un cœur qui s’est fait un plus noble trésor ;
Ni que de son flambeau la gloire me consume
De la soif d’un vain nom plus fugitif encor ;
Ce n’est pas qu’en nos jours la fortune du Dante
Me fasse de l’exil amer manger le sel,
Ni que des factions la colère inconstante

Me brise le seuil paternel :

 

Non, je laisse en pleurant, aux flancs d’une vallée,
Des arbres chargés d’ombre, un champ, une maison
De tièdes souvenirs encor toute peuplée,
Que maint regard ami salue à l’horizon.
J’ai sous l’abri des bois de paisibles asiles
Où ne retentit pas le bruit des factions,
Où je n’entends, au lieu des tempêtes civiles,

Que joie et bénédictions.

 

Un vieux père, entouré de nos douces images,
Y tressaille au bruit sourd du vent dans les créneaux,
Et prie, en se levant, le Maître des orages
De mesurer la brise à l’aile des vaisseaux ;
De pieux laboureurs, des serviteurs sans maître,
Cherchent du pied nos pas absents sur le gazon,
Et mes chiens au soleil, couchés sous ma fenêtre,

Hurlent de tendresse à mon nom.

 

J’ai des sœurs qu’allaita le même sein de femme,
Rameaux qu’au même tronc le vent devait bercer ;
J’ai des amis dont l’âme est du sang de mon âme,
Qui lisent dans mon œil et m’entendent penser ;
J’ai des cœurs inconnus, où la muse m’écoute,
Mystérieux amis à qui parlent mes vers,
Invisibles échos répandus sur ma route

Pour me renvoyer des concerts.

 

Mais l’âme a des instincts qu’ignore la nature,
Semblables à l’instinct de ces hardis oiseaux
Qui leur fait, pour chercher une autre nourriture,
Traverser d’un seul vol l’abîme aux grandes eaux.
Que vont-ils demander aux climats de l’aurore ?
N’ont-ils pas sous nos toits de la mousse et des nids ?
Et, des gerbes du champ que notre soleil dore,

L’épi tombé pour leurs petits ?

 

Moi, j’ai comme eux le pain que chaque jour demande.
J’ai comme eux la colline et le fleuve écumeux ;
De mes humbles désirs la soif n’est pas plus grande
Et cependant je pars et je reviens comme eux.
Mais, comme eux, vers l’aurore une force m’attire ;
Mais je n’ai pas touché de l’œil et de la main
Cette terre de Cham, notre premier empire,

Dont Dieu pétrit le cœur humain.

 

Je n’ai pas navigué sur l’océan de sable,
Au branle assoupissant du vaisseau du désert,
Je n’ai pas étanché ma soif intarissable,
Le soir, au puits d’Hébron de trois palmiers couvert ;
Je n’ai pas étendu mon manteau sous les tentes,
Dormi dans la poussière où Dieu retournait Job,
Ni la nuit, au doux bruit d’étoiles palpitantes,

Rêvé les rêves de Jacob.

 

Des sept pages du monde une me reste à lire :
Je ne sais pas comment l’étoile y tremble aux cieux,
Sous quel poids de néant la poitrine respire,
Comment le cœur palpite en approchant des dieux !
Je ne sais pas comment, au pied d’une colonne
D’où l’ombre des vieux jours sur le barde descend,
L’herbe parle à l’oreille, ou la terre bourdonne,

Ou la brise pleure en passant.

 

Je n’ai pas entendu dans les cèdres antiques
Les cris des nations monter et retentir,
Ni vu du haut Liban les aigles prophétiques
S’abattre, au doigt de Dieu, sur les palais de Tyr ;
Je n’ai pas reposé ma tête sur la terre
Où Palmyre n’a plus que l’écho de son nom,
Ni fait sonner au loin, sous mon pied solitaire,

L’empire vide de Memnon.

 

Je n’ai pas entendu, du fond de ses abîmes,
Le Jourdain lamentable élever ses sanglots,
Pleurant avec des pleurs et des cris plus sublimes
Que ceux dont Jérémie épouvanta ses flots ;
Je n’ai pas écouté chanter en moi mon âme
Dans la grotte sonore où le barde des rois
Sentait au sein des nuits l’hymne à la main de flamme

Arracher la harpe à ses doigts.

 

Et je n’ai pas marché sur des traces divines,
Dans ce champ où le Christ pleura sous l’olivier ;
Et je n’ai pas cherché ses pleurs sur les racines
D’où les anges jaloux n’ont pu les essuyer !
Et je n’ai pas veillé pendant des nuits sublimes
Au jardin où, suant sa sanglante sueur,
L’écho de nos douleurs et l’écho de nos crimes

Retentirent dans un seul cœur !

 

Et je n’ai pas couché mon front dans la poussière
Où le pied du Sauveur en partant s’imprima ;
Et je n’ai pas usé sous mes lèvres la pierre
Où, de pleurs embaumé, sa mère l’enferma !
Et je n’ai pas frappé ma poitrine profonde
Aux lieux où, par sa mort conquérant l’avenir,
Il ouvrit ses deux bras pour embrasser le monde,

Et se pencha pour le bénir !

 

Voilà pourquoi je pars, voilà pourquoi je joue
Quelque reste de jours inutile ici-bas.
Qu’importe sur quel bord le vent d’hiver secoue
L’arbre stérile et sec, et qui n’ombrage pas ?
L’insensé ! dit la foule. — Elle-même insensée !
Nous ne trouvons pas tous notre pain en tout lieu ;
Du barde voyageur le pain, c’est la pensée :

Son cœur vit des œuvres de Dieu !

 

Adieu donc, mon vieux père ; adieu, mes sœurs chéries ;
Adieu, ma maison blanche à l’ombre du noyer ;
Adieu, mes beaux coursiers oisifs dans mes prairies ;
Adieu, mon chien fidèle, hélas ! seul au foyer !
Votre image me trouble, et me suit comme l’ombre
De mon bonheur passé, qui veut me retenir :
Ah ! puisse se lever moins douteuse et moins sombre

L’heure qui doit nous réunir !


Et toi, terre livrée à plus de vents et d’onde
Que le frêle navire où flotte mon destin,
Terre qui porte en toi la fortune du monde,
Adieu ! ton bord échappe à mon œil incertain.
Puisse un rayon du ciel déchirer le nuage
Qui couvre trône et temple, et peuple et liberté,
Et rallumer plus pur sur ton sacré rivage

Ton phare d’immortalité !


Et toi, Marseille, assise aux portes de la France
Comme pour accueillir ses hôtes dans tes eaux,
Dont le port sur ces mers, rayonnant d’espérance,
S’ouvre comme un nid d’aigle aux ailes des vaisseaux ;
Où ma main presse encor plus d’une main chérie,
Où mon pied suspendu s’attache avec amour.
Reçois mes derniers vœux en quittant la patrie,

Mon premier salut au retour !




13 juin.


Nous avons été visiter notre navire, notre maison pour tant de mois ! Il est distribué en petites cabines où nous avons place pour un hamac et pour une malle. Le capitaine a fait percer de petites fenêtres qui donnent un peu de lumière et d’air aux cabines, que nous pourrons ouvrir lorsque la vague ne sera pas haute, ou que le brick ne se couchera pas sur le flanc. La grande chambre est réservée pour madame de Lamartine et pour Julia. Les femmes de chambre coucheront dans la petite chambre du capitaine, qu’il a bien voulu nous céder. Comme la saison est belle, on mangera sur le pont, sous une tente dressée au pied du grand mât. Le brick est encombré de provisions de tout genre que nécessite un voyage de deux ans dans des pays sans ressources. Une bibliothèque de cinq cents volumes, tous choisis dans les livres d’histoire, de poésie ou de voyage, c’est le plus bel ornement de la plus grande chambre. Des faisceaux d’armes sont groupés dans les coins, et j’ai acheté, en outre, un arsenal particulier de fusils, de pistolets et de sabres pour armer nous et nos gens. Les pirates grecs infestent les mers de l’Archipel ; nous sommes déterminés à combattre à outrance, et à ne les laisser aborder qu’après avoir perdu la vie. J’ai à défendre deux vies qui me sont plus chères que la mienne. Quatre canons sont sur le pont ; et l’équipage, qui connaît le sort réservé par les Grecs aux malheureux matelots qu’ils surprennent, est décidé à mourir plutôt que de se rendre à eux.




17 juin 1832.


J’emmène avec moi trois amis. Le premier est un de ces hommes que la Providence attache à nos pas quand elle prévoit que nous aurons besoin d’un appui qui ne fléchisse pas sous le malheur ou sous le péril : Amédée de Parseval. Nous avons été liés dès notre plus tendre jeunesse par une affection qu’aucune époque de notre vie n’a trouvée en défaut. Ma mère l’aimait comme un fils ; je l’ai aimé comme un frère. Toutes les fois que j’ai été frappé d’un coup du sort, je l’ai trouvé là, ou je l’ai vu arriver pour en prendre sa part, la part principale, le malheur tout entier, s’il l’avait pu. C’est un cœur qui ne vit que du bonheur ou qui ne souffre que du malheur des autres. Quand j’étais, il y a quinze ans, à Paris, seul, malade, ruiné, désespéré et mourant, il passait les nuits à veiller auprès de ma lampe d’agonie. Quand j’ai perdu quelque être adoré, c’est lui toujours qui est venu me porter le coup pour me l’adoucir. À la mort de ma mère, il arriva auprès de moi aussitôt que la fatale nouvelle, et me conduisit de deux cents lieues jusqu’au tombeau où j’allai vainement chercher le suprême adieu qu’elle m’avait adressé, mais que je n’avais pas entendu ! Plus tard… Mais mes malheurs ne sont pas finis, et je retrouverai son amitié tant qu’il y aura du désespoir à étancher dans mon cœur, des larmes à mêler aux miennes.

Deux hommes bons, spirituels, instruits, deux hommes d’élite, sont arrivés aussi pour nous accompagner dans ce pèlerinage. L’un est M. de Capmas, sous-préfet, privé de sa carrière par la révolution de Juillet, et qui a préféré les chances précaires d’un avenir pénible et incertain à la conservation de sa plate. Un serment aurait répugné à sa loyauté, par là même qu’il eût semblé intéressé. C’est un de ces hommes qui ne calculent rien devant un scrupule de l’honneur, et chez qui les sympathies politiques ont toute la chaleur et la virginité d’un sentiment.

L’autre de nos compagnons est un médecin d’Hondschoote, M. de la Royère. Je l’ai connu chez ma sœur, à l’époque où je méditais ce départ. La pureté de son âme, la grâce originale et naïve de son esprit, l’élévation de ses sentiments politiques et religieux, me frappèrent. Je désirai l’emmener avec moi, bien plus comme ressource morale que comme providence de santé. Je m’en suis félicité depuis. Je mets bien plus de prix à son caractère et à son esprit qu’à ses talents, quoiqu’il en ait de très-constatés. Nous causons ensemble de politique bien plus que de médecine. Ses vues et ses idées sur le présent et l’avenir de la France sont larges, et nullement bornées par des affections ou des répugnances de personnes. Il sait que la Providence ne fait point acception de parti dans son œuvre, et il voit comme moi, dans la politique humaine, des idées et non pas des noms propres. Sa pensée va au but, sans s’inquiéter par qui ou par où il faut passer : et son esprit n’a aucun préjugé, aucune prévention, pas même ceux de sa foi religieuse, qui est sincère et fervente.

Six domestiques, presque tous anciens ou nés dans la maison paternelle, complètent notre équipage. Tous partent avec joie, et mettent à ce voyage un intérêt personnel. Chacun d’eux croit voyager pour lui-même, et brave gaiement les fatigues et les périls que je ne leur ai point dissimulés.




En rade, mouillé devant le petit golfe de Montredon, le 10 juillet 1832.


Je suis parti : les flots ont maintenant toute notre destinée. Je ne tiens plus à la terre natale que par la pensée des êtres chéris que j’y laisse encore, par la pensée surtout de mon père et de mes sœurs.

Pour m’expliquer à moi-même comment, touchant déjà à la fin de ma jeunesse, à cette époque de la vie où l’homme se retire du monde idéal pour entrer dans le monde des intérêts matériels, j’ai quitté ma belle et paisible existence de Saint-Point, et toutes les innocentes délices du foyer domestique charmé par une femme, embelli par un enfant ; pour m’ expliquer, dis-je, à moi-même comment je vogue à présent sur la vaste mer vers des bords et un avenir inconnus, je suis obligé de remonter à la source de toutes mes pensées, et d’y chercher les causes de mes sympathies et de mes goûts voyageurs. — C’est que l’imagination a aussi ses besoins et ses passions ! Je suis né poëte, c’est-à-dire plus ou moins intelligent de cette belle langue que Dieu parle à tous les hommes, mais plus clairement à quelques-uns, par la voie de ses œuvres. Jeune, j’avais entendu ce verbe de la nature, cette parole formée d’images et non de sons, dans les montagnes, dans les forêts, sur les lacs, aux bords des abîmes et des torrents de mon pays et des Alpes ; j’avais même traduit dans la langue écrite quelques-uns de ses accents qui m’avaient remué, et qui à leur tour remuaient d’autres âmes : mais ces accents ne me suffisaient plus ; j’avais épuisé ce peu de paroles divines que notre terre d’Europe jette à l’homme ; j’avais soif d’en entendre d’autres sur des rivages plus sonores et plus éclatants. Mon imagination était amoureuse de la mer, des déserts, des montagnes, des mœurs, et des traces de Dieu dans l’Orient. Toute ma vie l’Orient avait été le rêve de mes jours de ténèbres dans les brumes d’automne et d’hiver de ma vallée natale. Mon corps, comme mon âme, est fils du soleil ; il lui faut la lumière ; il lui faut ce rayon de vie que cet astre darde, non pas du sein déchiré de nos nuages d’Occident, mais du fond de ce ciel de pourpre qui ressemble à la gueule de la fournaise ; ces rayons qui ne sont pas seulement une lueur, mais qui pleuvent tout chauds, qui calcinent, en tombant, les roches blanches, les dents étincelantes des pics des montagnes, et qui viennent teindre l’Océan de rouge, comme un incendie flottant sur ses lames ! J’avais besoin de remuer, de pétrir dans mes mains un peu de cette terre qui fut la terre de notre première famille, la terre des prodiges ; de voir, de parcourir cette scène évangélique, où se passa le grand drame d’une sagesse divine aux prises avec l’erreur et la perversité humaines ; où la vérité morale se fit martyre pour féconder de son sang une civilisation plus parfaite ! Et puis j’étais, j’avais été, presque toujours, chrétien par le cœur et par l’imagination ; ma mère m’avait fait tel : j’avais quelquefois cessé de l’être, dans les jours les moins bons et les moins purs de ma première jeunesse ; le malheur et l’amour, l’amour complet qui purifie tout ce qu’il brûle, m’avaient également repoussé plus tard dans ce premier asile de mes pensées, dans ces consolations du cœur qu’on redemande à ses souvenirs et à ses espérances, quand tout le bruit du cœur tombe au dedans de nous, quand tout le vide de la vie nous apparaît après une passion éteinte, ou une mort qui ne nous laisse rien à aimer ! Ce christianisme de sentiment était redevenu une douce habitude de ma pensée ; je m’étais dit souvent à moi-même : « Où est la vérité parfaite, évidente, incontestable ? Si elle est quelque part, c’est dans le cœur, c’est dans l’évidence sentie, contre laquelle il n’y a pas de raisonnement qui prévale. Mais la vérité de l’esprit n’est complète nulle part ; elle est avec Dieu, et non avec nous ; notre œil est trop étroit pour en absorber un seul rayon ; toute vérité, pour nous, n’est que relative ; ce qui sera le plus utile aux hommes sera donc le plus vrai aussi ; la doctrine la plus féconde en vertus divines sera donc celle qui contiendra le plus de vérités divines, car ce qui est bon est vrai. » Toute ma logique religieuse était là ; ma philosophie ne montait pas plus haut ; elle m’interdisait les doutes, les dialogues interminables de la raison avec elle-même ; elle me laissait cette religion du cœur, qui s’associe si bien avec tous les sentiments infinis de la vie de l’âme ; qui ne résout rien, mais qui apaise tout.




10 juillet, 7 heures du soir.


Je me dis : « Ce pèlerinage, sinon de chrétien, au moins d’homme et de poëte, aurait tant plu à ma mère ! Son âme était si ardente, et se colorait si vite et si complétement de l’impression des lieux et des choses ! C’est elle dont l’âme se serait exaltée devant ce théâtre vide et sacré du grand drame de l’Évangile, de ce drame complet, où la partie humaine et la partie divine de l’humanité jouent chacune leur rôle, l’une crucifiant, l’autre crucifiée ! Ce voyage du fils qu’elle aimait tant doit lui sourire encore dans le séjour céleste où je la vois : elle veillera sur nous ; elle se placera comme une seconde providence entre nous et les tempêtes, entre nous et le simoûn, entre nous et l’Arabe du désert ! Elle protégera contre tous les périls son fils, sa fille d’adoption, et sa petite-fille, ange visible de notre destinée, que nous emmenons avec nous partout. Elle l’aimait tant ! elle reposait son regard avec une si ineffable tendresse, avec une volupté si pénétrante, sur le visage charmant de cet enfant, la dernière et la plus belle espérance de ses nombreuses générations ! Et s’il y a imprudence dans cette entreprise que nous avions souvent rêvée ensemble, elle me la fera pardonner là-haut en faveur des motifs, qui sont : Amour, Poésie et Religion. »




Même jour, le soir.


La politique revient nous assaillir jusqu’ici : la France est belle à voir dans un prochain avenir ; une génération grandit, qui aura, par la vertu de son âge, un détachement complet de nos rancunes et de nos récriminations de quarante ans. Peu lui importe qu’on ait appartenu à telle ou telle dénomination haineuse de nos vieux partis ; elle ne fut pour rien dans les querelles ; elle n’a ni préjugés ni vengeances dans l’esprit. Elle se présente pure et pleine de force à l’entrée d’une nouvelle carrière, avec l’enthousiasme d’une idée ; mais cette carrière, nous la remplissons encore de nos haines, de nos passions, de nos vieilles disputes. Faisons-lui place. Que j’aurais aimé à y entrer en son nom ; à mêler ma voix à la sienne à cette tribune qui ne retentit encore que de redites sans écho dans l’avenir, où l’on se bat avec des noms d’hommes ! L’heure serait venue d’allumer le phare de la raison et de la morale sur nos tempêtes politiques, de formuler le nouveau symbole social que le monde commence à pressentir et à comprendre : le symbole d’amour et de charité entre les hommes, la politique évangélique ! Je ne me reproche du moins pour ma part aucun égoïsme à cet égard ; j’aurais sacrifié à ce devoir mon voyage même, ce rêve de mon imagination de seize ans ! Que le ciel suscite des hommes ! car notre politique fait honte à l’homme, fait pleurer les anges. La destinée donne une heure par siècle à l’humanité pour se régénérer ; cette heure, c’est une révolution, et les hommes la perdent à s’entre-déchirer ; ils donnent à la vengeance l’heure donnée par Dieu à la régénération et au progrès !




Même jour, toujours à l’ancre.


La révolution de Juillet ; qui m’a profondément affligé, parce que j’aimais de race la vieille et vénérable famille des Bourbons, parce qu’ils avaient eu l’amour et le sang de mon père, de mon grand-père, de tous mes parents, parce qu’ils auraient eu le mien s’ils l’avaient voulu, cette révolution ne m’a cependant pas aigri, parce qu’elle ne m’a pas étonné. Je l’ai vue venir de loin ; neuf mois avant le jour fatal, la chute de la monarchie nouvelle a été écrite pour moi dans les noms des hommes qu’elle chargeait de la conduire. Ces hommes étaient dévoués et fidèles, mais étaient d’un autre siècle, d’une autre pensée : tandis que l’idée du siècle marchait dans un sens, ils allaient marcher dans un autre ; la séparation était consommée dans l’esprit, elle ne pouvait tarder dans les faits ; c’était une affaire de jours et d’heures. J’ai pleuré cette famille, qui semblait condamnée à la destinée et à la cécité d’Œdipe ! J’ai déploré surtout ce divorce sans nécessité entre le passé et l’avenir ! L’un pouvait être si utile à l’autre ! La liberté, le progrès social, auraient emprunté tant de force de cette adoption que les anciennes maisons royales, les vieilles familles, les vieilles vertus, auraient faite d’eux ! Il eût été si politique et si doux de ne pas séparer la France en deux camps, en deux affections ; de marcher ensemble, les uns pressant le pas, les autres le ralentissant pour ne pas se désunir en route ! Tout cela n’est plus qu’un rêve ! il faut le regretter, mais il ne faut pas perdre le jour à le repasser inutilement. Il faut agir et marcher ; c’est la loi des choses, c’est la loi de Dieu ! Je regrette que ce qu’on nomme le parti royaliste, qui renferme tant de capacités, d’influence et de vertus, veuille faire une halte dans la question de Juillet. Il n’était pas compromis dans cette affaire, affaire de palais, d’intrigue, de coterie, où la grande majorité royaliste n’avait eu aucune part. Il est toujours permis, toujours honorable de prendre sa part du malheur d’autrui ; mais il ne faut pas prendre gratuitement sa part d’une faute que l’on n’a pas commise. Il fallait laisser à qui la revendique la faute des coups d’État et de la direction rétrograde, plaindre et pleurer les augustes victimes d’une erreur fatale, ne rien renier des affections honorables pour eux, ne point repousser les espérances éloignées, mais légitimes ; et pour tout le reste rentrer dans les rangs des citoyens, penser, parler, agir, combattre avec la famille des familles, avec le pays ! Mais laissons cela ! Nous reverrons la France dans deux ans. Que Dieu la protége, et tout ce que nous y laissons de cher et d’excellent dans tous les partis !




11 juillet 1832, à la voile.


Aujourd’hui, à cinq heures et demie du matin, nous avons mis à la voile. Quelques amis de peu de jours, mais de beaucoup d’affection, avaient devancé le soleil pour nous accompagner à quelques milles en mer, et nous porter plus loin leur adieu. Notre brick glissait sur une mer aplanie, limpide et bleue, comme l’eau d’une source à l’ombre dans le creux d’un rocher. À peine le poids des vergues, ces longs bras du navire chargés de voiles, faisaient-ils légèrement incliner tantôt un bord, tantôt un autre. Un jeune homme de Marseille[1] nous récitait des vers admirables, où il confiait ses vœux pour nous aux vents et aux flots : nous étions attendris par cette séparation de la terre, par ces pensées qui revolaient au rivage, qui traversaient la Provence, et allaient vers mon père, vers mes sœurs, vers mes amis ; par ces adieux, par ces vers, par cette belle ombre de Marseille, qui s’éloignait, qui diminuait sous nos yeux ; par cette mer sans limite qui allait devenir pour longtemps notre seule patrie.

Ô Marseille ! ô France ! tu méritais mieux : ce temps, ce pays, ces jeunes hommes, étaient dignes de contempler un véritable poëte, un de ces hommes qui gravent un monde et une époque dans la mémoire harmonieuse du genre humain ! Mais moi, je le sens profondément, je ne suis rien qu’un de ces hommes sans effigie, d’une époque transitoire et effacée, dont quelques soupirs ont eu de l’écho, parce que l’écho est plus poétique que le poëte. Cependant j’appartenais à un autre temps par mes désirs ; j’ai souvent senti en moi un autre homme ; des horizons immenses, infinis, lumineux de poésie philosophique, épique, religieuse, neuve, se déchiraient devant moi : mais, punition d’une jeunesse insensée et perdue ! ces horizons se refermaient bien vite. Je les sentais trop vastes pour mes forces physiques ; je fermais les yeux pour n’être pas tenté de m’y précipiter. Adieu donc à ces rêves de génie, de volupté intellectuelle ! Il est trop tard. J’esquisserai peut-être quelques scènes, je murmurerai quelques chants, et tout sera dit. À d’autres ! et, je le vois avec plaisir, il en vient d’autres. La nature ne fut jamais plus féconde en promesses de génie que dans ce moment. Que d’hommes dans vingt ans, si tous deviennent hommes !

Cependant, si Dieu voulait m’exaucer, voici tout ce que je lui demanderais : Un poëme selon mon cœur et selon le sien ! une image visible, vivante, animée et colorée de sa création visible et de sa création invisible ; voilà un bel héritage à laisser à ce monde de ténèbres, de doute et de tristesse ! un aliment qui le nourrirait, qui le rajeunirait pour un siècle ! Oh ! que ne puis-je le lui donner ; ou, du moins, me le donner à moi-même, lors même que personne, autre que moi, n’en entendrait un vers !




Même jour, à trois heures, en mer.


Le vent d’est, qui nous dispute le chemin, a soufflé avec plus de force ; la mer a monté et blanchi ; le capitaine déclare qu’il faut regagner la côte, et mouiller dans une baie à deux heures de Marseille. Nous y sommes ; la vague nous berce doucement ; la mer parle, comme disent les matelots ; on entend venir de loin un murmure semblable à ce bruit qui sort des grandes villes : cette parole menaçante de la mer, la première que nous entendons, retentit avec solennité dans l’oreille et dans la poitrine de ceux qui vont lui parler de si près pendant si longtemps.

À notre gauche, nous voyons les îles de Pomègue et le château d’If, vieux fort avec des tours rondes et grises qui couronnent un rocher nu et ardoisé ; en face, sur la côte élevée et entrecoupée de rochers blanchâtres, de nombreuses maisons de campagne dont les jardins, entourés de murs, ne laissent apercevoir que les sommités des arbustes ou les arceaux verts des treilles ; à environ un mille plus loin dans les terres, sur un mamelon isolé et dépouillé, s’élèvent le fort et la chapelle de Notre-Dame de la Garde, pèlerinage des marins provençaux avant le départ et au retour de tous leurs voyages. Ce matin, à notre insu, à l’heure même où le vent entrait dans nos voiles, une femme de Marseille, accompagnée de ses enfants, a devancé le jour, et est allée prier pour nous au sommet de cette montagne, d’où son regard ami voyait sans doute notre vaisseau comme un point blanc sur la mer.

Quel monde que ce monde de la prière ! quel lien invisible, mais tout-puissant, que celui d’êtres connus ou inconnus les uns aux autres, et priant ensemble ou séparés les uns pour les autres ! Il m’a toujours semblé que la prière, cet instinct si vrai de notre impuissante nature, était la seule force réelle, ou du moins la plus grande force de l’homme ! L’homme ne conçoit pas son effet ; mais que conçoit-il ? Le besoin qui pousse l’homme à respirer lui prouve seul que l’air est nécessaire à sa vie ! L’instinct de la prière prouve aussi à l’âme l’efficacité de la prière : prions donc ! Et vous qui nous avez inspiré cette merveilleuse communication avec vous, avec les êtres, avec les mondes invisibles ; vous, mon Dieu, exaucez-nous beaucoup ! exaucez-nous au delà de nos désirs !




Même jour, 11 heures du soir.


Une lune splendide semble se balancer entre les mâts, les vergues, les cordages de deux bricks de guerre mouillés non loin de nous entre notre ancrage et les noires montagnes du Var ; chaque cordage de ces bâtiments se dessine à l’œil, sur le fond bleu et pourpre du ciel de la nuit, comme les fibres d’un squelette gigantesque et décharné vu de loin, à la lueur pâle et immobile des lampes de Westminster ou de Saint-Denis. Le lendemain, ces squelettes doivent reprendre la vie, étendre des ailes repliées comme nous, et s’envoler ainsi que des oiseaux de l’Océan, pour aller se poser sur d’autres rivages. Nous entendons, du pont où je suis, le sifflet aigu et cadencé du maître d’équipage qui commande la manœuvre, les roulements du tambour, la voix de l’officier de quart. Les pavillons glissent du mât ; les canots, les embarcations remontent ce bord, comme au geste rapide et vivant d’un être animé. Tout redevient silence sur leurs bords et sur le nôtre.

Autrefois l’homme ne s’endormait pas sur ce lit profond et perfide de la mer sans élever son âme et sa voix à Dieu, sans rendre gloire à son sublime Auteur au milieu de tous ces astres, de tous ces flots, de toutes ces cimes de montagnes, de tous ces charmes, de tous ces périls de la nuit ; on faisait une prière le soir, à bord des vaisseaux ! Depuis la révolution de Juillet, on n’en fait plus. La prière est morte sur les lèvres de ce vieux libéralisme du dix-huitième siècle, qui n’avait lui-même rien de vivant que sa haine froide contre les choses de l’âme. Ce souffle sacré de l’homme, que les fils d’Adam s’étaient transmis jusqu’à nous avec leurs joies ou leurs douleurs, il s’est éteint en France dans nos jours de dispute et d’orgueil ; nous avons mêlé Dieu dans nos querelles. L’ombre de Dieu fait peur à certains hommes. Ces insectes qui viennent de naître, qui vont mourir demain, dont le vent emportera dans quelques jours la stérile poussière, dont ces vagues éternelles jetteront les os blanchis sur quelque écueil, craignent de confesser, par un mot, par un geste, l’Être infini que les cieux et les mers confessent ; ils dédaignent de nommer Celui qui n’a pas dédaigné de les créer, et cela pourquoi ? parce que ces hommes portent un uniforme, qu’ils calculent jusqu’à une certaine quantité de nombres, et qu’ils s’appellent Français du dix-neuvième siècle ! Heureusement le dix-neuvième siècle passe, et j’en vois approcher un meilleur, un siècle vraiment religieux, où, si les hommes ne confessent pas Dieu dans la même langue et sous les mêmes symboles, ils le confesseront au moins sous tous les symboles et dans toutes les langues !




Même nuit.


Je me suis promené une heure sur le pont du vaisseau, seul, et faisant ces tristes ou consolantes réflexions ; j’y ai murmuré du cœur et des lèvres toutes les prières que j’ai apprises de ma mère quand j’étais enfant ; les versets, les lambeaux de psaumes que je lui ai si souvent entendu murmurer à voix basse en se promenant le soir dans l’allée du jardin de Milly, remontaient dans ma mémoire, et j’éprouvais une volupté intime et profonde à les jeter à mon tour à l’onde, au vent, à cette oreille toujours ouverte pour laquelle aucun bruit du cœur ou des lèvres n’est jamais perdu ! La prière que l’on a entendu proférer par quelqu’un qu’on aima et qu’on a vu mourir est doublement sacrée. Qui de nous ne préfère le peu de mots que lui a enseignés sa mère aux plus belles hymnes qu’il pourrait composer lui-même ? Voilà pourquoi, de quelque religion que notre raison nous fasse à l’âge de raison, la prière chrétienne sera toujours la prière du genre humain. J’ai fait seul ainsi la prière du soir et de la mer pour cette femme qui ne calcule aucun péril pour s’unir à mon sort, pour cette belle enfant qui jouait pendant ce temps sur le pont dans la chaloupe avec la chèvre qui doit lui donner son lait, avec les beaux et doux lévriers qui lèchent ses blanches mains, qui mordillent ses longs et blonds cheveux.




Le 12, au matin, à la voile.


Pendant la nuit le vent a changé, et il a fraîchi ; j’entendais, de ma cabine à l’entre-pont, les pas, les voix et le chant plaintif des matelots retentir longtemps sur ma tête avec les coups de la chaîne de l’ancre qu’on rattachait a la proue. On remettait à la voile ; nous partions. Je me rendormis. Quand je me réveillai, et que j’ouvris le sabord pour regarder les côtes de France que nous touchions la veille, je ne vis plus que l’immense mer vide, nue, clapotante, avec deux voiles seulement, deux hautes voiles montant comme deux bornes, deux pyramides du désert, dans ce lointain sans horizon.

La vague caressait doucement les flancs épais et arrondis de mon brick, et babillait gracieusement sous mon étroite fenêtre, où l’écume s’élevait quelquefois en légères guirlandes blanches : c’était le bruit inégal, varié, confus, du gazouillement des hirondelles sur une montagne, quand le soleil se lève au-dessus d’un champ de blé. Il y a des harmonies entre tous les éléments, comme il y en a une générale entre la nature matérielle et la nature intellectuelle. Chaque pensée a son reflet dans un objet visible qui la répète comme un écho, la réfléchit comme un miroir, et la rend perceptible de deux manières : aux sens par l’image, à la pensée par la pensée ; c’est la poésie infinie de la double création ! les hommes appellent cela comparaison : la comparaison, c’est le génie. La création n’est qu’une pensée sous mille formes. Comparer, c’est l’art ou l’instinct de découvrir des mots de plus dans cette langue divine des analogies universelles que Dieu seul possède, mais dont il permet à certains hommes de découvrir quelque chose. Voilà pourquoi le prophète, poëte sacré, et le poëte, prophète profane, furent jadis et partout regardés comme des êtres divins. On les regarde aujourd’hui comme des êtres insensés ou tout au moins inutiles cela est logique. Si vous comptez pour tout le monde matériel et palpable, cette partie de la nature qui se résout en chiffres, en étendue, en argent ou en voluptés physiques, vous faites bien de mépriser ces hommes qui ne conservent que le culte du beau moral, l’idée de Dieu, et cette langue des images, des rapports mystérieux entre l’invisible et le visible ! Qu’est-ce qu’elle prouve, cette langue ? Dieu et l’immortalité ! Ce n’est rien pour vous !




15 juillet, mouillés dans le petit golfe de la Ciotat.


Le vent favorable, un moment levé, s’est bientôt évanoui dans nos voiles. Elles retombaient le long des mâts, et les laissaient osciller au gré des plus faibles lames. Belle image de ces caractères auxquels manque la volonté, ce vent de l’âme humaine, caractères flottants qui fatiguent ceux qui les possèdent : ces caractères usent plus par la faiblesse, que les courageux efforts qu’une volonté rigoureuse imprime aux hommes d’énergie et d’action, comme les navires aussi qui, sur une mer calme et sans vent, se fatiguent davantage que sous l’impulsion d’un vent frais qui les pousse et les soutient sur l’écume des vagues.

Soit hasard, soit manœuvre secrète de nos officiers, nous nous trouvons forcés par le vent à entrer à trois heures dans le golfe riant de la Ciotat, petite ville de la côte de Provence, où notre capitaine et presque tous nos matelots ont leurs maisons, leurs femmes et leurs enfants. À l’abri d’un petit môle qui se détache d’une colline gracieuse, toute vêtue de vignes, de figuiers et d’oliviers, comme une main amie que le rivage tend aux matelots, nous laissons tomber l’ancre. L’eau est sans ride, et tellement transparente, qu’à vingt pieds de profondeur nous voyons briller les cailloux et les coquillages, ondoyer les longues herbes marines, et courir des milliers de poissons aux écailles chatoyantes, trésors cachés du sein de la mer, aussi riche, aussi inépuisable que la terre en végétation et en habitants. La vie est partout comme l’intelligence : toute la nature est animée, toute la nature sent et pense ! Celui qui ne le voit pas n’a jamais réfléchi à l’intarissable fécondité de la pensée créatrice. Elle n’a pas dû, elle n’a pas pu s’arrêter ; l’infini est peuplé ; et partout où est la vie, là aussi est le sentiment ; et la pensée a des degrés inégaux sans doute, mais sans vide. En voulez-vous une démonstration physique, regardez une goutte d’eau sous le microscope solaire, vous y verrez graviter des milliers de mondes ! des mondes dans une larme d’insecte ; et si vous parveniez à décomposer encore chacun de ces milliers de mondes, des millions d’autres univers vous apparaîtraient encore ! Si, de ces mondes sans bornes et infiniment petits, vous vous élevez tout à coup aux grands globes innombrables des voûtes célestes, si vous plongez dans les voies lactées, poussière incalculable de soleils dont chacun régit un système de globes plus vaste que la terre et la lune, l’esprit reste écrasé sous le poids des calculs ; mais l’âme les supporte, et se glorifie d’avoir sa place dans cette œuvre, d’avoir la force de la comprendre, d’avoir un sentiment pour en bénir, pour en adorer l’Auteur ! Ô mon Dieu, que la nature est une digne prière pour celui qui t’y cherche, qui t’y découvre sous toutes les formes, et qui comprend quelques syllabes de sa langue muette, mais qui dit tout !




Golfe de la Ciotat, 14 au soir.


Le vent est mort, et rien n’annonce son retour. La surface du golfe n’a pas un pli ; la mer est si plane, qu’on y distingue çà et là l’impression des ailes transparentes des moustiques qui flottent sur ce miroir, et qui seules le ternissent à cette heure. Voilà donc à quel degré de calme et de mansuétude peut descendre cet élément qui soulève les vaisseaux à trois ponts sans connaître leur poids, qui ronge des lieues de rivage, use des collines et fend les rochers, brise des montagnes sous le choc de ses lames mugissantes ! Rien n’est si doux que ce qui est fort.

Nous descendons à terre, sur les instances de notre capitaine, qui veut nous présenter à sa femme et nous montrer sa maison. La ville ressemble aux jolies villes du royaume de Naples sur la côte de Gaëte. Tout est rayonnant, gai, serein ; l’existence est une fête continuelle dans les climats du Midi. Heureux l’homme qui naît et qui meurt au soleil ! Heureux surtout celui qui a sa maison, la maison et le jardin de ses pères, aux bords de cette mer dont chaque vague est une étincelle qui jette sa lumière et son éclat sur la terre ! Les hautes montagnes exceptées, qui empruntent la clarté de leurs cimes et de leurs horizons aux neiges qui les couvrent, au ciel dans lequel elles plongent, aucun site de l’intérieur des terres, quelque riant, quelque gracieux que le fassent les collines, les arbres et les fleuves, ne peut lutter de beauté avec les sites que baignent les mers du Midi. La mer est aux scènes de la nature ce que l’œil est à un beau visage ; elle les éclaire, elle leur donne ce rayonnement, cette physionomie qui les fait vivre, parler, enchanter, fasciner le regard qui les contemple.




Même jour.


Il est nuit, c’est-à-dire ce qu’on appelle la nuit dans ces climats. Combien n’ai-je pas compté de jours moins éclairés sur les flancs veloutés des collines de Richmond en Angleterre, dans les brumes de la Tamise, de la Seine, de la Saône, ou du lac de Genève ! Une lune ronde monte dans le firmament ; elle laisse dans l’ombre notre brick noir, qui repose immobile à quelque distance du quai. La lune, en avançant, a laissé derrière elle comme une traînée de sable rouge dont elle semble avoir semé la moitié du ciel ; le reste est bleu, et blanchit à mesure qu’elle approche. À un horizon de deux milles à peu près, entre deux petites îles, dont l’une a des falaises élevées et jaunes comme le Colisée à Rome, et dont l’autre est violette comme des fleurs de lilas, on voit sur la mer le mirage d’une grande ville ; l’œil y est trompé : on voit étinceler des dômes, des palais aux façades éblouissantes, de longs quais inondés d’une lumière douce et sereine ; à droite et à gauche, les vagues blanchissent et semblent l’envelopper : on dirait Venise ou Malte dormant au milieu des flots. Ce n’est ni une île ni une ville, c’est la réverbération de la lune au point où son disque tombe d’aplomb sur la mer ; plus près de nous, cette réverbération s’étend et se prolonge, et roule un fleuve d’or et d’argent entre deux rivages d’azur. À notre gauche, le golfe étend jusqu’à un cap élevé la chaîne longue et sombre de ses collines inégales et dentelées ; à droite, c’est une vallée étroite et fermée, où coule une belle fontaine à l’ombre de quelques arbres ; derrière, c’est une colline plus haute, couverte jusqu’au sommet d’oliviers que la nuit fait paraître noirs ; depuis la cime de cette colline jusqu’à la mer, des tours grises, des maisonnettes blanches percent çà et là l’obscurité monotone des oliviers, et attirent l’œil et la pensée sur la demeure de l’homme. Plus loin encore, et à l’extrémité du golfe, trois énormes rochers s’élèvent sans bases sur les flots ; de formes bizarres, arrondis comme des cailloux, polis par la vague et les tempêtes, ces cailloux sont des montagnes ; jeux gigantesques d’un océan primitif, dont les mers ne sont sans doute qu’une faible image.




15 juillet.


Nous avons visité la maison du capitaine de notre brick. Jolie demeure, modeste, mais ornée. Nous fûmes reçus par la jeune femme, souffrante et triste du départ précipité de son mari. Je lui offris de la prendre à bord et de nous accompagner pendant ce voyage, qui devait être plus long que les voyages ordinaires d’un bâtiment de commerce. Sa santé s’y opposait : elle allait seule, sans enfants et malade, compter de longs jours, et de longues années peut-être, pendant l’absence de son mari. Sa figure douce et sensible portait l’empreinte de cette mélancolie de son avenir et de cette solitude de son cœur. La maison ressemblait à une maison flamande ; ses murs étaient tapissés des portraits de vaisseaux que le capitaine avait commandés. Non loin de là, il nous mena voir dans la campagne une maison où il se préparait, quoique jeune, un asile pour se retirer du vent et du flot. Je fus bien aise d’avoir vu l’établissement champêtre où cet homme méditait d’avance son repos et son bonheur pour sa vieillesse. J’ai toujours aimé à connaître le foyer, les circonstances domestiques de ceux avec qui j’ai dû avoir affaire dans ce monde. C’est une partie d’eux-mêmes, c’est une seconde physionomie extérieure qui donne la clef de leur caractère et de leur destinée.

La plupart de nos matelots sont aussi de ces villages. Hommes doux, pieux, gais, laborieux, maniant le vent, la tempête et la vague, avec cette régularité calme et silencieuse de nos laboureurs de Saint-Point maniant la herse ou la charrue ; laboureurs de mer, paisibles et chantants comme les hommes de nos vallées, suivant aux rayons du soleil du matin leurs longs sillons fumants sur les flancs de leurs collines.




16 juillet.


Réveillé de bonne heure, j’entendis ce matin, sur le pont immobile, la voix des matelots avec le chant du coq et le bêlement de la chèvre et de nos moutons. Quelques voix de femmes et des voix d’enfants complétaient l’illusion ; j’aurais pu me croire couché dans la chambre de bois d’une cabane de paysans, sur les bords du lac de Zurich ou de Lucerne. Je montai : c’étaient des enfants de quelques-uns de nos matelots que leurs femmes avaient amenés à leurs pères. Ceux-ci les asseyaient sur les canons, les tenaient debout sur les balustrades du navire, les couchaient dans la chaloupe, les berçaient dans le hamac avec cette tendresse dans l’accent et ces larmes dans les yeux qu’auraient pu avoir des mères ou des nourrices. Braves gens aux cœurs de bronze contre les dangers, aux cœurs de femmes pour ce qu’ils aiment, rudes et doux comme l’élément qu’ils pratiquent ! Qu’il soit pasteur, qu’il soit marin, l’homme qui a une famille a un cœur pétri de sentiments humains et honnêtes. L’esprit de famille est la seconde âme de l’humanité ; les législateurs modernes l’ont trop oublié ; ils ne songent qu’aux nations et aux individualités ; ils omettent la famille, source unique des populations fortes et pures, sanctuaire des traditions et des mœurs, où se retrempent toutes les vertus sociales. La législation, même après le christianisme, a été barbare sous ce rapport ; elle repousse l’homme de l’esprit de famille, au lieu de l’y convier. Elle interdit à la moitié des hommes, la femme, l’enfant, la possession du foyer et du champ : elle devait ces biens à tous, dès qu’ils ont l’âge d’homme ; il ne fallait les interdire qu’aux coupables. La famille est la société en raccourci ; mais c’est la société où les lois sont naturelles, parce qu’elles sont des sentiments. Excommunier de la famille aurait pu être la plus grande réprobation, la dernière flétrissure de la loi ; c’eût été la seule peine de mort d’une législation chrétienne et humaine : la mort sanglante devrait être effacée depuis des siècles.




Juillet, toujours mouillés par vent contraire.


À un mille à l’ouest, sur la côte, les montagnes sont cassées comme à coups de massue ; les fragments énormes sont tombés, çà et là, sur les pieds des montagnes, ou sous les flots bleus et verdâtres de la mer qui les baigne. La mer y brise sans cesse ; et de la lame qui arrive avec un bruit alternatif et sourd contre les rochers, s’élancent comme des langues d’écume blanche qui vont lécher les bords salés. Ces morceaux entassés de montagnes (car ils sont trop grands pour qu’on les appelle rochers) sont jetés et pilés avec une telle confusion les uns sur les autres, qu’ils forment une quantité innombrable d’anses étroites, de voûtes profondes, de grottes sonores, de cavités sombres, dont les enfants de deux ou trois cabanes de pêcheurs du voisinage connaissent seuls les routes, les sinuosités et les issues. Une de ces cavernes, dans laquelle on pénètre par l’arche surbaissée d’un pont naturel, couvert d’un énorme bloc de granit, donne accès à la mer, et s’ouvre ensuite sur une étroite et obscure vallée, que la mer remplit tout entière de ses flots limpides et aplanis comme le firmament dans une belle nuit. C’est une calangue connue des pêcheurs, où, pendant que la vague mugit et écume au dehors, en ébranlant de son choc les flancs de la côte, les plus petites barques sont à l’abri ; on y aperçoit à peine ce léger bouillonnement d’une source qui tombe dans une nappe d’eau. La mer y conserve cette belle couleur d’un jaune verdâtre et moiré, que voit si bien l’œil des peintres de marine, mais qu’ils ne peuvent jamais rendre exactement, car l’œil voit plus que la main ne peut imiter.

Sur les deux flancs de cette vallée marine montent à perte de vue deux murailles de rochers presque à pic, sombres et d’une couleur uniforme, pareille à celle du mâchefer quelque temps après qu’il est tombé dans la fournaise. Aucune plante, aucune mousse n’y trouve même une fente pour se suspendre et s’enraciner, pour y faire flotter ces guirlandes de lianes et ces fleurs que l’on voit si souvent onduler sur les parois des rochers de la Savoie, à des hauteurs où Dieu seul peut les respirer : nues, droites, noires, repoussant l’œil, elles ne sont là que pour défendre de l’air de la mer les collines de vignes et d’oliviers qui végètent sous leur abri. Images de ces hommes dominant une époque ou une nation, exposés à toutes les injures du temps et des tempêtes pour protéger des hommes plus faibles et plus heureux. Au fond de la calangue, la mer s’élargit un peu, serpente, prend une teinte plus claire à mesure qu’elle découvre plus de ciel, et finit enfin par une belle nappe d’eau dormante sur un lit de petits coquillages violets, concassés et serrés comme du sable. Si vous mettez le pied hors de la chaloupe qui vous a porté jusque-là, vous trouvez à gauche, dans le creux d’un ravin, une source d’eau douce, fraîche et pure ; puis, en tournant à droite, un sentier de chèvres pierreux, rapide, inégal, ombragé de figuiers sauvages et d’azeroliers, qui descend des terres cultivées vers cette solitude des flots. Peu de sites m’ont autant frappé, autant alléché dans mes voyages. C’est ce mélange parfait de grâce et de force qui forme la beauté accomplie dans l’harmonie des éléments comme dans l’être animé ou pensant. C’est cet hymen mystérieux de la terre et de la mer, surpris, pour ainsi dire, dans leur union la plus intime et la plus voilée. C’est cette image du calme et de la solitude la plus inaccessible, à côté de cet orageux et tumultueux théâtre des tempêtes, tout près du retentissement de ses flots. C’est un de ces nombreux chefs-d’œuvre de la création, que Dieu a répandus partout comme pour se jouer avec les contrastes, mais qu’il se plaît à cacher, le plus souvent, sur les cimes impraticables des monts escarpés, dans le fond des ravins sans accès, sur les écueils les plus inabordables de l’Océan, comme des joyaux de la nature qu’elle ne découvre que rarement à des hommes simples, à des bergers, à des pêcheurs, aux voyageurs, aux poëtes, ou à la pieuse contemplation des solitaires.




14 juillet 1832.


À dix heures, brise de l’ouest qui s’élève ; nous levons l’ancre à trois heures ; nous n’avons bientôt plus que le ciel et les flots pour horizon ; — mer étincelante, — mouvement doux et cadencé du brick, — murmure de la vague aussi régulier que la respiration d’une poitrine humaine. Cette alternation régulière du flot, du vent dans la voile, se retrouve dans tous les mouvements, dans tous les bruits de la nature : est-ce qu’elle ne respirerait pas aussi ? Oui, sans aucun doute, elle respire, elle vit, elle pense, elle souffre et jouit, elle sent, elle adore son divin Auteur. Il n’a pas fait la mort ; la vie est le signe de toutes ses œuvres.




15 juillet 1832, en pleine mer, 8 heures du soir.


Nous avons vu s’abaisser les dernières cimes des montagnes grises des côtes de France et d’Italie, puis la ligne bleue, sombre de la mer à l’horizon a tout submergé : l’œil, à ce moment où l’horizon connu s’évanouit, parcourt l’espace et le vide flottant qui l’entoure, comme un infortuné qui a perdu successivement tous les objets de ses affections, de ses habitudes, et qui cherche en vain où reposer son cœur.

Le ciel devient la grande et unique scène de contemplation ; puis le regard retombe sur ce point imperceptible noyé dans l’espace, sur cet étroit navire devenu l’univers entier pour ceux qu’il emporte.

Le maître d’équipage est à la barre : sa figure mâle et impassible, son regard ferme et vigilant, fixé tantôt sur l’habitacle pour y chercher l’aiguille, tantôt sur la proue pour y découvrir, à travers les cordages du mât de misaine, sa route à travers les lames ; son bras droit posé sur la barre, et d’un mouvement imprimant sa volonté à l’immense masse du vaisseau ; tout montre en lui la gravité de son œuvre, le destin du navire, la vie de trente personnes roulant en ce moment dans son large front et pesant dans sa main robuste.

À l’avant du pont, les matelots sont par groupes, assis, debout, couchés sur les planches de sapin luisant, ou sur les câbles roulés en vastes spirales ; les uns raccommodant les vieilles voiles avec de grosses aiguilles de fer, comme de jeunes filles brodant le voile de leurs noces ou le rideau de leur lit virginal ; les autres se penchant sur les balustrades, regardant sans les voir les vagues écumantes comme nous regardons les pavés d’une route cent fois battue, et jetant au vent avec indifférence les bouffées de fumée de leurs pipes de terre rouge. Ceux-ci donnent à boire aux poules dans leurs longues auges ; ceux-là tiennent à la main une poignée de foin, et font brouter la chèvre, dont ils tiennent les cornes de l’autre main ; ceux-là jouent avec deux beaux moutons qui sont juchés entre les deux mâts dans la haute chaloupe suspendue : ces pauvres animaux élèvent leur tête inquiète au-dessus des bordages, et, ne voyant que la plaine ondoyante blanchie d’écume, ils bêlent après le rocher et la mousse aride de leurs montagnes.

À l’extrémité du navire, l’horizon de ce monde flottant, c’est la proue aiguë, précédée de son mât de beaupré incliné sur la mer ; ce mât se dresse à l’avant du vaisseau comme le dard d’un monstre marin. Les ondulations de la mer, presque insensibles au centre de gravité, au milieu du pont, font décrire à la proue des oscillations lentes et gigantesques. Tantôt elle semble diriger la route du vaisseau vers quelque étoile du firmament, tantôt le plonger dans quelque vallée profonde de l’Océan ; car la mer semble monter et descendre sans cesse quand on est à l’extrémité d’un vaisseau qui, par sa masse et sa longueur, multiplie l’effet de ces vagues ondulées.

Nous, séparés par le grand mât de cette scène de mœurs maritimes, nous sommes assis sur les bancs de quart, ou nous nous promenons avec les officiers sur le pont, regardant descendre le soleil et monter les vagues.

Au milieu de toutes ces figures mâles, sévères, pensives, une enfant, les cheveux dénoués et flottants sur sa robe blanche, son beau visage rose, heureux et gai, entouré d’un chapeau de paille de matelot noué sous son menton, joue avec le chat blanc du capitaine, ou avec une nichée de pigeons de mer pris la veille, qui se couchent sous l’affût d’un canon, et auxquels elle émiette le pain de son goûter.

Cependant le capitaine du navire, sa montre marine à la main, et épiant en silence à l’occident la seconde précise où le disque du soleil, réfracté de la moitié de son disque, semble toucher la vague et y flotter un moment avant d’y être submergé entier, élève la voix, et dit : Messieurs, la prière ! Toutes les conversations cessent, tous les jeux finissent, les matelots jettent à la mer leur cigare encore enflammé, ils ôtent leurs bonnets grecs de laine rouge, les tiennent à la main, et viennent s’agenouiller entre les deux mâts. Le plus jeune d’entre eux ouvre le livre de prières et chante l’Ave, maris stella, et les litanies sur un mode tendre, plaintif et grave, qui semble avoir été inspiré au milieu de la mer et de cette mélancolie inquiète des dernières heures du jour, où tous les souvenirs de la terre, de la chaumière, du foyer, remontent du cœur dans la pensée de ces hommes simples. Les ténèbres vont redescendre sur les flots, et engloutir jusqu’au matin, dans leur obscurité dangereuse, la route des navigateurs, et les vies de tant d’êtres qui n’ont plus pour phare que la Providence, pour asile que la main invisible qui les soutient sur les flots. Si la prière n’était pas née avec l’homme même, c’est là qu’elle eût été inventée par des hommes seuls avec leurs pensées et leurs faiblesses, en présence de l’abîme du ciel où se perdent leurs regards, de l’abîme des mers dont une planche fragile les sépare ; au mugissement de l’Océan qui gronde, siffle, hurle, mugit comme les voix de mille bêtes féroces ; aux coups du vent qui fait rendre un son aigu à chaque cordage ; aux approches de la nuit qui grossit tous les périls et multiplie toutes les terreurs. Mais la prière ne fut jamais inventée ; elle naquit du premier soupir, de la première joie, de la première peine du cœur humain, ou plutôt l’homme ne naquit que pour la prière : glorifier Dieu ou l’implorer, ce fut sa seule mission ici-bas ; tout le reste périt avant lui ou avec lui ; mais le cri de gloire, d’admiration ou d’amour qu’il élève vers son créateur, en passant sur la terre, ne périt pas ; il remonte, il retentit d’âge en âge à l’oreille de Dieu, comme l’écho de sa propre voix, comme un reflet de sa magnificence ; il est la seule chose qui soit complétement divine en l’homme, et qu’il puisse exhaler avec joie et avec orgueil, car cet orgueil est un hommage à celui-là seul qui peut en avoir, à l’Être infini.

À peine avions-nous roulé ces pensées ou d’autres pensées semblables, chacun dans notre silence, qu’un cri de Julia s’éleva au bord du vaisseau qui regardait l’orient. Un incendie sur la mer ! un navire en feu ! Nous nous précipitâmes pour voir ce feu lointain sur les flots. En effet, un large charbon de feu flottait à l’orient sur l’extrémité de l’horizon de la mer ; puis, s’élevant et s’arrondissant en peu de minutes, nous reconnûmes la pleine lune enflammée par la vapeur du vent d’ouest, et sortant lentement des flots comme un disque de fer rouge que le forgeron tire avec ses tenailles de la fournaise, et qu’il suspend sur l’onde où il va l’éteindre. Du côté opposé du ciel, le disque du soleil, qui venait de descendre, avait laissé à l’occident comme un banc de sable d’or, semblable au rivage de quelque terre inconnue. Nos regards flottaient d’un bord à l’autre entre ces deux magnificences du ciel. Peu à peu les clartés de ce double crépuscule s’éteignirent ; des milliers d’étoiles naquirent au-dessus de nos têtes, comme pour tracer la route à nos mâts, qui passèrent de l’une à l’autre ; on commanda le premier quart de la nuit, on enleva du pont tout ce qui pouvait gêner la manœuvre, et les matelots vinrent, l’un après l’autre, dire au capitaine : « Que Dieu soit avec nous ! »

Je continuai de me promener quelque temps en silence sur le pont ; puis je descendis, rendant grâce à Dieu dans mon cœur d’avoir permis que je visse encore cette face inconnue de sa nature. Mon Dieu, mon Dieu, voir ton œuvre sous toutes ses faces, admirer ta magnificence sur les montagnes ou sur les mers, adorer et bénir ton nom, qu’aucune lettre ne peut contenir, c’est là toute la vie ! Multiplie la nôtre, pour multiplier l’amour et l’admiration dans nos cœurs ! Puis tourne la page, et fais-nous lire dans un autre monde les merveilles sans fin du livre de ta grandeur et de ta bonté !




16 juillet 1832, en pleine mer.


Nous avons eu toute la nuit et tout le jour une belle mais forte mer. Le soir, le vent fraîchit, la lame se forme, et commence à rouler pesamment sur les flancs du brick. Lune éclatante, qui prolonge des torrents d’une clarté blanche et ondoyante dans les larges vallées liquides, creusées entre les grandes vagues. Ces lueurs flottantes de la lune ressemblent à des ruisseaux d’eau courante, à des cascades d’eau de neige dans le lit des vertes vallées du Jura ou de la Suisse. Le vaisseau descend et remonte lourdement chacune de ses ravines profondes. Pour la première fois, dans ce voyage, nous entendons les plaintes, les gémissements du bois ; les flancs écrasés du brick rendent, sous le coup de chaque lame, un bruit auquel on ne peut rien comparer que les derniers mugissements d’un taureau frappé par la hache, et couché sur le flanc dans les convulsions de l’agonie. Ce bruit mêlé dans la nuit aux rugissements de cent mille vagues, aux bonds gigantesques du navire, aux craquements des mâts, au sifflement des rafales, à la poussière de l’écume qu’elles lancent et qu’on entend pleuvoir en sifflant sur le pont, aux pas lourds et précipités des hommes de quart qui courent à la manœuvre, aux paroles rares, fermes et brèves de l’officier qui commande ; tout cela forme un ensemble de sons significatifs et terribles, qui ébranlent bien plus profondément l’âme humaine que le coup de canon sur le champ de bataille. Ce sont de ces scènes auxquelles il faut avoir assisté, pour connaître la face pénible de la vie des marins, et pour mesurer sa propre sensibilité morale et physique !

La nuit entière se passe ainsi sans sommeil. Au lever du jour, le vent tombe un peu, la lame ne déferle plus, c’est-à-dire qu’elle ne se couronne plus d’écume ; tout annonce une belle journée ; nous apercevons, à travers la brume colorée de l’horizon, les hautes et longues chaînes des montagnes de Sardaigne. Le capitaine nous promet une mer calme et plane comme un lac entre cette île et la Sicile. Nous filons huit nœuds, quelquefois neuf ; à chaque quart d’heure, les côtes éclatantes vers lesquelles le vent nous emporte se dessinent avec plus de netteté ; les golfes se creusent, les caps s’avancent, les rochers blancs se dressent sur les flots ; les maisons, les champs cultivés, commencent à se distinguer sur les flancs de l’île. À midi, nous touchons à l’entrée du golfe de Saint-Pierre ; mais, au moment de doubler les écueils qui le ferment, un ouragan subit de vent du nord éclate dans nos voiles ; la lame déjà grosse de la nuit donne prise au vent, et s’amoncelle en véritables collines mouvantes ; tout l’horizon n’est qu’une nappe d’écume ; le vaisseau chancelle tour à tour sur la crête de toutes les vagues, puis se précipite presque perpendiculairement dans les profondeurs qui les séparent : en vain nous persistons à vouloir chercher un abri dans le golfe. À l’instant où nous doublons le cap pour y entrer, un vent furieux et sifflant comme une volée de flèches s’échappe de chaque vallon, de chaque anse de la côte, et jette le brick sur le flanc ; on a le temps à peine de serrer les voiles ; nous ne gardons que les voiles basses où nous serrons le vent : le capitaine court lui-même à la barre du gouvernail. Le navire alors, comme un cheval contenu par une main vigoureuse et dont on tient la bride courte, semble piaffer sur l’écume du golfe ; les flots rasent les bords du pont, du côté où le navire est incliné, et tout le flanc gauche jusqu’à la quille est hors de l’eau. Nous filons ainsi environ vingt minutes, dans l’espoir d’atteindre la petite rade de la ville de Saint-Pierre ; nous voyons déjà les vignes et les maisonnettes blanches à une portée de canon ; mais la tempête augmente, le vent nous frappe comme un boulet ; nous sommes contraints de céder et de virer périlleusement de bord, sous le coup même le plus violent de la rafale. Nous réussissons, et nous sortons du golfe par la même manœuvre qui nous y a lancés ; nous nous retrouvons au large sur une mer horrible. La fatigue de la nuit et du jour nous fait vivement désirer un abri avant une seconde nuit que tout nous fait appréhender comme plus orageuse encore. Le capitaine se décide à tout braver, même la rupture de ses mâts, pour trouver un mouillage sur la côte de Sardaigne. À quelques lieues du point où nous sommes, le golfe de Palma nous en promet un. Nous combattons, pour y entrer, la même furie des vents qui nous a chassés du golfe de Saint-Pierre. Après deux heures de lutte, nous l’emportons, et nous entrons, comme un oiseau de mer penché sur ses ailes, jusqu’au fond du beau golfe de Palma. La tempête n’est point tombée ; nous entendons le mugissement incessant de la pleine mer à trois lieues derrière nous ; le vent continue à siffler dans nos cordages ; mais, dans ce bassin cerné de hautes montagnes, il ne peut soulever que des bouffées d’écume, dont il arrose et rafraîchit le pont, et enfin nous mouillons à trois encâblures de la plage de Sardaigne, sur un fond d’herbes marines, et dans des eaux tranquilles et peine ridées. C’est une impression délicieuse que celle du navigateur échappé à la tempête à force de travail et de peine, quand il entend enfin rouler la chaîne de fer de l’ancre qui va l’attacher à un rivage hospitalier. Aussitôt que l’ancre a mordu, toutes les figures contractées des matelots se détendent ; on voit que les pensées se reposent aussi : ils descendent dans l’entre-pont, ils vont changer leurs habits mouillés ; ils remontent bientôt avec leur costume des dimanches, et reprennent toutes les habitudes paisibles de leur vie de terre. Oisifs, gais, causeurs, ils sont assis, les bras croisés, sur les balustres du bordage, ou fument tranquillement leurs pipes, en regardant avec indifférence les paysages et les maisons du rivage.




17 juillet 1832.


Mouillés dans cette rade paisible, après une nuit de sommeil délicieux, nous déjeunons sur le pont, à l’abri d’une voile qui nous sert de tente ; la côte brûlée mais pittoresque de la Sardaigne s’étend devant nous. Une embarcation armée de deux pièces de canon se détache de l’île de Saint-Antioche, à deux lieues de nous, et semble s’approcher. Nous la distinguons bientôt mieux ; elle porte des marins et des soldats ; elle est en peu de temps à portée de la voix ; elle nous interroge, et nous ordonne d’aller à terre : nous délibérons ; je me décide à y accompagner le capitaine du brick. Nous nous armons de plusieurs fusils et de pistolets pour résister, si l’on voulait employer la force pour nous retenir. Nous mettons à la voile dans le petit canot. Arrivés près de la petite barque sarde qui nous précède, nous descendons sur une plage au fond du golfe. Cette plage borde une plaine inculte et marécageuse. Du sable blanc, de grands chardons, quelques touffes d’aloès, çà et là quelques buissons d’un arbuste à l’écorce pâle et grise dont la feuille ressemble à celle du cèdre, des nuées de chevaux sauvages, paissant librement dans ces bruyères, qui viennent en galopant nous reconnaître et nous flairer, et partent ensuite en hennissant, comme des volées de corbeaux ; à un mille de nous, des montagnes grises, nues, avec quelques taches seulement d’une végétation rabougrie sur leurs flancs ; un ciel d’Afrique sur ces cimes calcinées ; un vaste silence sur toutes ces campagnes ; l’aspect de désolation et de solitude qu’ont toutes les plages de mauvais air dans la Romagne, dans la Calabre ou le long des marais Pontins, voilà la scène : sept ou huit hommes à belle physionomie, le front élevé, l’œil hardi et sauvage, à demi nus, à demi vêtus de lambeaux d’uniformes, armés de longues carabines, et tenant de l’autre main des perches de roseaux pour prendre nos lettres, ou nous présenter ce qu’ils ont à nous offrir, voilà les acteurs. Je réponds en mauvais patois napolitain à leurs questions ; je leur nomme quelques-uns de leurs compatriotes avec qui j’ai été lié d’amitié en Italie dans ma jeunesse : ces hommes deviennent polis et obligeants, après avoir été insolents et impérieux. Je leur achète un mouton, qu’ils équarrissent sur la plage. Nous écrivons : ils prennent nos lettres dans la fente qu’ils ont faite à l’extrémité d’un long roseau, ils battent le briquet, arrachent quelques branches vertes de l’arbuste qui couvre la côte, allument un feu, et passent nos lettres, trempées dans l’eau de mer, à la fumée de ce feu, avant de les toucher. — Ils nous promettent de tirer un coup de fusil ce soir, pour nous avertir de revenir à la côte lorsque nos autres provisions de légumes et d’eau douce seront prêtes. — Puis, tirant de leur bâtiment une immense corbeille de coquillages, frutti di mare, ils nous les offrent, sans vouloir accepter aucun salaire.

Nous revenons à bord. — Heures de loisir et de contemplations délicieuses, passées sur la poupe du navire à l’ancre, pendant que la tempête résonne encore à l’extrémité des deux caps qui nous couvrent, et que nous regardons l’écume de la haute mer monter encore de trente ou quarante pieds contre les flancs dorés de ces caps.




18 juillet 1832.


Sortis du golfe de Palma par une mer miroitée et plane ; — léger souffle d’ouest, à peine suffisant pour sécher la rosée de la nuit qui brille sur les rameaux découpés des lentisques, seule verdure de ces côtes déjà africaines : — en pleine mer, journée silencieuse, douce brise qui nous fait filer six à sept nœuds par heure ; — belle soirée ; — nuit étincelante, — la mer dort aussi.




19 juillet 1832.


Nous nous réveillons à vingt-cinq lieues de la côte d’Afrique. Je relis l’histoire de saint Louis, pour me rappeler les circonstances de sa mort sur la plage de Tunis, près du cap de Carthage, que nous devons voir ce soir ou demain.

Je ne savais pas dans ma jeunesse pourquoi certains peuples m’inspiraient une antipathie pour ainsi dire innée, tandis que d’autres m’attiraient et me ramenaient sans cesse à leur histoire par un attrait irréfléchi. — J’éprouvais pour ces vaines ombres du passé, pour ces mémoires mortes des nations, exactement ce que j’éprouve avec un irrésistible empire pour ou contre les physionomies des hommes avec lesquels je vis ou je passe. — J’aime ou j’abhorre, dans l’acception physique du mot ; à première vue, en un clin d’œil, j’ai jugé un homme ou une femme pour jamais. — La raison, la réflexion, la violence même, tentées souvent par moi contre ces premières impressions, n’y peuvent rien. — Quand le bronze a reçu son empreinte du balancier, vous avez beau le tourner et le retourner dans vos doigts, il la garde ; — ainsi de mon âme, — ainsi de mon esprit. — C’est le propre des êtres chez lesquels l’instinct est prompt, fort, instantané, inflexible. On se demande : Qu’est-ce que l’instinct ? et l’on reconnaît que c’est la raison suprême ; mais la raison innée, la raison non raisonnée, la raison telle que Dieu l’a faite et non pas telle que l’homme la trouve. — Elle nous frappe comme l’éclair, sans que l’œil ait la peine de la chercher. — Elle illumine tout du premier jet. — L’inspiration dans tous les arts comme sur un champ de bataille est aussi cet instinct, cette raison devinée. Le génie aussi est instinct, et non logique et labeur. Plus on réfléchit, plus on reconnaît que l’homme ne possède rien de grand et de beau qui lui appartienne, qui vienne de sa force ou de sa volonté ; mais que tout ce qu’il y a de souverainement beau vient immédiatement de la nature et de Dieu. — Le christianisme, qui sait tout, l’a compris du premier jour. — Les premiers apôtres sentirent en eux cette action immédiate de la Divinité, et s’écrièrent dès la première heure : Tout don parfait vient de Dieu.

Revenons aux peuples. — Je n’ai jamais pu aimer les Romains ; je n’ai jamais pu prendre le moindre intérêt de cœur à Carthage, malgré ses malheurs et sa gloire. — Annibal ne m’a jamais paru qu’un général de la Compagnie des Indes, faisant une campagne industrielle, une brillante et héroïque opération de commerce dans les plaines de Trasimène. — Ce peuple, ingrat comme tous les peuples égoïstes, l’en récompensa par l’exil et la mort ! — Pour sa mort, elle fut belle, elle fut pathétique, elle me réconcilie avec ses triomphes ; j’en ai été remué dès mon enfance. — Il y a toujours pour moi, comme pour l’humanité tout entière, une sublime et héroïque harmonie entre la souveraine gloire, le souverain génie et la souveraine infortune. — C’est là une de ces notes de la destinée qui ne manque jamais son effet, sa triste et voluptueuse modulation dans le cœur humain ! Il n’est point en effet de gloire sympathique, de vertu complète, sans l’ingratitude, la persécution et la mort. — Le Christ en fut le divin exemple, et sa vie comme sa doctrine explique cette mystérieuse énigme de la destinée des grands hommes par la destinée de l’homme divin !

Je l’ai découvert plus tard : le secret de mes sympathies ou de mes antipathies pour la mémoire de certains peuples est dans la nature même des institutions et des actions de ces peuples. Les peuples comme les Phéniciens, Tyr, Sidon, Carthage, sociétés de commerce exploitant la terre à leur profit, et ne mesurant la grandeur de leurs entreprises qu’à l’utilité matérielle et actuelle du résultat ; — je suis pour eux comme le Dante, je regarde et je passe.


« Non ragionar di lor, ma guarda e passa ! »


N’en parlons pas. — Ils ont été riches et prospères, voilà tout. — Ils n’ont travaillé que pour le temps ; l’avenir n’a pas à s’en occuper. — Receperunt mercedem.

Mais ceux qui, peu soucieux du présent qu’ils sentaient leur échapper, ont, par un sublime instinct d’immortalité, par une soif insatiable d’avenir, porté la pensée nationale au delà du présent, et le sentiment humain au-dessus de l’aisance, de la richesse, de l’utilité matérielle ; — ceux qui ont consumé des générations et des siècles à laisser sur leur route une trace belle et éternelle de leur passage ; ces nations désintéressées et généreuses qui ont remué toutes les grandes et pesantes idées de l’esprit humain, pour en construire des sagesses, des législations, des théogonies, des arts, des systèmes ; — celles qui ont remué les masses, de marbre ou de granit pour en construire des obélisques ou des pyramides, défi sublime jeté par elles au temps, voix muette avec laquelle elles parleront à jamais aux âmes grandes et généreuses ; — ces nations poëtes, comme les Égyptiens, les Juifs, les Indous, les Grecs, qui ont idéalisé la politique et fait prédominer dans leur vie de peuples le principe divin, l’âme, sur le principe humain, l’utile ; — celles-là, je les aime, je les vénère ; je cherche et j’adore leurs traces, leurs souvenirs, leurs œuvres écrites, bâties ou sculptées ; je vis de leur vie, j’assiste en spectateur ému et partial au drame touchant ou héroïque de leur destinée, et je traverse volontiers les mers pour aller rêver quelques jours sur leur poussière, et pour aller dire à leur mémoire le mémento de l’avenir ; celles-là ont bien mérité des hommes, car elles ont élevé leurs pensées au-dessus de ce globe de fange, au delà de ce jour fugitif. — Elles se sont senties faites pour une destinée plus haute et plus large, et, ne pouvant se donner à elles-mêmes la vie immortelle que rêve tout cœur noble et grand, elles ont dit à leurs œuvres : « Immortalisez-nous, subsistez pour nous, parlez de nous à ceux qui traverseront le désert, ou qui passeront sur les flots de la mer Ionienne, devant le cap Sygée ou devant le promontoire de Sunium, où Platon chantait une sagesse qui sera encore la sagesse de l’avenir. »

Voilà ce que je pensais en écoutant la proue, sur laquelle j’étais assis, fendre les vagues de la mer d’Afrique, et en regardant à chaque minute, sous la brume rose de l’horizon, si je n’apercevais pas le cap de Carthage.

La brise tomba, la mer se calma, le jour s’écoula à regarder en vain de loin la côte vaporeuse d’Afrique  : le soir, un fort coup de vent s’éleva ; le navire, ballotté d’un flanc à l’autre, écrasé sous les voiles semblables aux ailes, cassées par le plomb, d’un oiseau de mer, nous secouait dans ses flancs avec ce terrible mugissement d’un édifice qui s’écroule. Je passe la nuit sur le pont, le bras passé autour d’un câble ; des nuages blanchâtres qui se pressent comme une haute montagne dans le golfe profond de Tunis, jaillissent des éclairs et sortent les coups lointains de la foudre. L’Afrique m’apparaît comme je me la représentais toujours, ses flancs déchirés par les feux du ciel, et ses sommets calcinés dérobés sous les nuages. À mesure que nous approchons et que le cap de Byserte, puis le cap de Carthage, se détachent de l’obscurité, et semblent venir au-devant de nous, toutes les grandes images, tous les noms fabuleux ou héroïques qui ont retenti sur ce rivage, sortent aussi de ma mémoire, et me rappellent les drames poétiques ou historiques dont ces lieux furent successivement le théâtre. Virgile, comme tous les poëtes qui veulent faire mieux que la vérité, l’histoire et la nature, a bien plutôt gâté qu’embelli l’image de Didon. — La Didon historique, veuve de Sychée, et fidèle aux mânes de son premier époux, fait dresser son bûcher sur le cap de Carthage, et y monte, sublime et volontaire victime d’un amour pur et d’une fidélité même à la mort. Cela est un peu plus beau, un peu plus saint, un peu plus pathétique, que les froides galanteries que le poëte romain lui prête avec son ridicule et pieux Énée, et son désespoir amoureux, auquel le lecteur ne peut sympathiser.

Mais l’Anna soror, et le magnifique adieu et l’immortelle imprécation qui suivent, feront toujours pardonner à Virgile.

La partie historique de Carthage est plus poétique que sa poésie. La mort céleste et les funérailles de saint Louis ; — l’aveugle Bélisaire ; — Marius expiant parmi des bêtes féroces, sur les ruines de Carthage, bête féroce lui-même, les crimes de Rome ; — la journée lamentable où, semblable au scorpion entouré de feu qui se perce lui-même de son dard empoisonné, Carthage, entourée par Scipion et Massinissa, met elle-même le feu à ses édifices et à ses richesses, — la femme d’Asdrubal, renfermée avec ses enfants dans le temple de Jupiter, reprochant à son mari de n’avoir pas su mourir, et allumant elle-même la torche qui va consumer elle et ses enfants, et tout ce qui reste de sa patrie, pour ne laisser que de la cendre aux Romains ! — Caton d’Utique, les deux Scipion, Annibal, tous ces grands noms s’élèvent encore sur le cap abandonné, comme des colonnes debout devant un temple renversé. — L’œil ne voit rien qu’un promontoire nu s’élevant sur une mer déserte, quelques citernes vides ou remplies de leurs propres débris, quelques aqueducs en ruine, quelques môles ravagés par les flots, et recouverts par la lame ; une ville barbare auprès, où ces noms mêmes sont inconnus comme ces hommes qui vivent trop vieux, et qui deviennent étrangers dans leur propre pays. Mais le passé suffit là où il brille de tant d’éclat de souvenirs. — Que sais-je même si je ne l’aime pas mieux seul, isolé au milieu de ses ruines, que profané et troublé par le bruit et la foule des générations nouvelles ? Il en est des ruines ce qu’il en est des tombeaux : — au milieu du tumulte d’une grande ville et de la fange de nos rues, ils affligent et attristent l’œil, ils font tache sur toute cette vie bruyante et agitée ; — mais dans la solitude, aux bords de la mer, sur un cap abandonné, sur une grève sauvage, trois pierres, jaunies par les siècles et brisées par la foudre, font réfléchir, penser, rêver ou pleurer.

La solitude et la mort, la solitude et le passé, qui est la mort des choses, s’allient nécessairement dans la pensée humaine. Leur accord est une mystérieuse harmonie. J’aime mieux le promontoire nu de Carthage, le cap mélancolique de Sunium, la plage nue et infestée de Pæstum, pour y placer les scènes des temps écoulés, que les temples, les arcs, les colisées de Rome morte, foulés aux pieds dans Rome vivante, avec l’indifférence de l’habitude ou la profanation de l’oubli.




20 juillet 1832.


À dix heures le vent s’adoucit ; nous pouvons monter sur le pont, et, filant sept nœuds par heure, nous nous trouvons bientôt à la hauteur de l’île isolée de Pantelleria, ancienne île de Calypso, délicieuse encore par sa végétation africaine et la fraîcheur de ses vallées et de ses eaux. C’est là que les empereurs exilèrent successivement les condamnés politiques.

Elle ne nous apparaît que comme un cône noir sortant de la mer, et vêtue jusqu’aux deux tiers de son sommet par une brume blanche qu’y a jetée le vent de la nuit. Nul vaisseau n’y peut aborder ; elle n’a de ports que pour les petites barques qui y portent les exilés de Naples et de la Sicile, qui languissent depuis dix années, expiant quelques rêves de liberté précoces.

Malheureux les hommes qui en tout genre devancent leur temps ! leur temps les écrase. — C’est notre sort à nous, hommes impartiaux, politiques, rationnels, de la France. — La France est encore à un siècle et demi de nos idées. — Elle veut en tout des hommes et des idées de secte et de parti : que lui importe du patriotisme et de la raison ? c’est de la haine, de la rancune, de la persécution alternative, qu’il faut à son ignorance ! Elle en aura jusqu’à ce que, blessée avec les armes mortelles dont elle veut absolument se servir, elle tombe, ou les rejette loin d’elle pour se tourner vers le seul espoir de toute amélioration politique : Dieu, sa loi ; et la raison, sa loi innée.




21 juillet 1832.


La mer, à mon réveil, après une nuit orageuse, semble jouer avec le reste du vent d’hier ; — l’écume la couvre encore comme les flocons à demi essuyés qui tachent les flancs du cheval fatigué d’une longue course, — ou comme ceux que son mors secoue quand il abaisse et relève la tête, impatient d’une nouvelle carrière. — Les vagues courent vite, irrégulièrement, mais légères, peu profondes, transparentes : cette mer ressemble à un champ de belle avoine ondoyant aux brises d’une matinée de printemps, après une nuit d’averse ; — nous voyons les îles de Gozzo et de Malte surgir au-dessous de la brume, a cinq ou six lieues à l’horizon.




22 juillet 1832, arrivée à Malte.


À mesure que nous approchons de Malte, la côte basse s’élève et s’articule ; mais l’aspect est morne et stérile. Bientôt nous apercevons les fortifications et les golfes formés par les ports ; une nuée de petites barques, montées chacune par deux rameurs, sort de ces golfes et accourt à la proue de notre navire ; la mer est grosse, et la vague les précipite quelquefois dans le profond sillon que nous creusons dans la mer ; ils semblent près d’y être engloutis ; le flot les relève, ils courent sur nos traces, ils dansent sur les flancs du brick, ils nous jettent de petites cordes pour nous remorquer dans la rade.

Les pilotes nous annoncent une quarantaine de dix jours, et nous conduisent au port réservé sous les hautes fortifications de la cité Valette. — Le consul de France, M. Miége ; informe le gouverneur, sir Frederick Ponsonby, de notre arrivée ; il rassemble le conseil de santé, et réduit notre quarantaine à trois jours.

Nous obtenons la faveur de monter une barque, et de nous promener le soir le long des canaux qui prolongent le port de quarantaine. — C’est un dimanche. — Le soleil brûlant du jour s’est couché au fond d’une anse paisible et étroite du golfe qui est derrière la proue de notre navire ; la mer est là, plane et brillante, légèrement plombée, absolument semblable à de l’étain fraîchement étamé. — Le ciel au-dessus est d’une teinte orange, légèrement rosée. — Il se décolore à mesure qu’il s’élève sur nos têtes et s’éloigne de l’occident ; à l’orient, il est d’un bleu gris et pâle, et ne rappelle plus l’azur éclatant du golfe de Naples, — ou même la profondeur noire du firmament au-dessus des Alpes de la Savoie. — La teinte du ciel africain participe de la brûlante atmosphère et de l’âpre sévérité de ce continent ; la réverbération de ces montagnes nues frappe le firmament de sécheresse et de chaleur, et la poussière enflammée de ces déserts de sable aride semble se mêler à l’air qui l’enveloppe, et ternir la voûte de cette terre. — Nos rameurs nous mènent lentement à quelques toises du rivage. — Le rivage bas et uni d’une grève qui vient mourir à quelques pouces au-dessus de la mer, est couvert, pendant un demi-mille, d’une rangée de maisons qui se touchent les unes les autres, et semblent s’être approchées le plus près possible du flot, pour en respirer la fraîcheur et pour en écouter le murmure. Voici une de ces maisons et une des scènes que nous voyons répétées sur chaque seuil, sur chaque terrasse, sur chaque balcon. — En multipliant cette scène et cette vue par cinq ou six cents maisons semblables, on aura un souvenir exact de ce paysage, unique pour un Européen qui ne connaît ni Séville, ni Cordoue, ni Grenade : c’est un souvenir qu’il faut graver tout entier, et avec ses détails de mœurs, pour le retrouver une fois dans la sombre et terne uniformité de nos villes d’Occident. Ces souvenirs, retrouvés dans la mémoire pendant nos jours et nos mois de neige, de brouillard et de pluie, sont comme une échappée sur le ciel serein pendant une longue tempête. — Un peu de soleil dans l’œil, un peu d’amour dans le cœur, un rayon de foi ou de vérité dans l’âme, c’est une même chose. — Je ne puis vivre sans ces trois consolations de l’exil terrestre. — Mes yeux sont de l’Orient, mon âme est amour, et mon esprit est de ceux qui portent en eux un instinct de lumière, une évidence irréfléchie qui ne se prouve pas, mais qui ne trompe pas et qui console. Voici donc le paysage :

Lumière dorée, douce et sereine, comme celle qui sort des yeux et des traits d’une jeune fille avant que l’amour ait gravé un pli sur son front, jeté une ombre sur ses yeux. — Cette lumière, répandue également sur l’eau, sur la terre, dans le ciel, frappe la pierre blanche et jaune des maisons, et laisse tous les dessins des corniches, toutes les arêtes des angles, toutes les balustrades des terrasses, toutes les ciselures des balcons, s’articuler vides et nets sur l’horizon bleu, sous ce tremblement aérien, sous ce vague incertain et brumeux dont notre Occident a fait une beauté pour ses arts, ne pouvant corriger ce vice de son climat. Cette qualité de l’air, cette couleur blanche, jaune, dorée, de la pierre, cette vigueur des contours, donnent au moindre édifice du Midi une fermeté et une netteté qui rassurent et frappent agréablement l’œil. Chaque maison a l’air, non pas d’avoir été bâtie pierre à pierre avec du ciment et du sable, mais d’avoir été sculptée vivante et debout dans le rocher vif, et d’être assise sur la terre, comme un bloc sorti de son sein, et aussi durable que le sol même. — Deux pilastres larges et élégants s’élèvent aux deux angles de la façade ; ils s’élèvent seulement à la hauteur d’un étage et demi ; là, une corniche élégante, sculptée dans la pierre éclatante, les couronne, et sert de base elle-même à une balustrade riche et massive qui s’étend tout le long du faîte, et remplace ces toits plats, irréguliers, pointus, bizarres, qui déshonorent toute architecture, qui brisent toute ligne harmonieuse avec l’horizon, dans nos assemblages d’édifices bizarres que nous appelons villes, en Allemagne, en Angleterre et en France. — Entre ces deux larges pilastres, qui s’avancent de quelques pouces sur la façade, trois ouvertures seulement sont dessinées par l’architecte, une porte et deux fenêtres. — La porte, haute, large et cintrée, n’a pas son seuil sur la rue ; elle s’ouvre sur un perron extérieur, qui empiète sur le quai de sept ou huit pieds. Ce perron, entouré d’une balustrade de pierre sculptée, sert de salon extérieur autant que d’entrée à la maison. — Décrivons un de ces perrons, nous les aurons décrits tous. — Un ou deux hommes, en veste blanche, à figure noire, à l’œil africain, une longue pipe à la main, sont nonchalamment étendus sur un divan de jonc, à côté de la porte ; devant eux, gracieusement accoudées sur la balustrade, trois jeunes femmes, dans différentes attitudes, regardent silencieusement passer notre barque, ou sourient entre elles de notre aspect étranger. — Une robe noire qui ne descend qu’à mi-jambe, un corset blanc à larges manches plissées et flottantes, une coiffure de cheveux noirs, et par-dessus les épaules et la tête un demi-manteau de soie noire semblable à la robe, couvrant la moitié de la figure, une des épaules et un des bras qui retient le manteau ; ce manteau, d’étoffe légère enflée par la brise, se dessine dans la forme d’une voile gonflée sur un esquif, et, dans ses plis capricieux, tantôt dérobe, tantôt dévoile la figure mystérieuse qu’il enveloppe, et qui semble lui échapper à plaisir. — Les unes lèvent gracieusement la tête pour causer avec d’autres jeunes filles qui se penchent au balcon supérieur et leur jettent des grenades ou des oranges ; les autres causent avec des jeunes hommes à longues moustaches, à noire et touffue chevelure, en vestes courtes et pincées, en pantalons blancs et ceintures rouges. — Assis sur le parapet du perron, deux jeunes abbés, en habit noir, en souliers bouclés d’argent, s’entretiennent familièrement, et jouent avec de larges éventails verts, tandis qu’au pied des dernières marches un beau moine mendiant, les pieds nus, le front pâle, chauve et blanc, découvert, le corps enveloppé des plis lourds de sa robe brune, s’appuie comme une statue de la Mendicité sur le seuil de l’homme riche et heureux, et regarde d’un œil de détachement et d’insouciance ce spectacle de bonheur, d’aisance et de joie. — À l’étage supérieur, on voit sur un large balcon, supporté par de belles cariatides et recouvert d’une viranda indienne garnie de rideaux et de franges, une famille d’Anglais, ces heureux et impassibles conquérants de la Malte actuelle. — Là, quelques nourrices moresques, aux yeux étincelants, au teint plombé et noir, tiennent dans leurs bras ces beaux enfants de la Grande-Bretagne, dont les cheveux blonds et bouclés, et la peau rose et blanche, résistent au soleil de Calcutta comme à celui de Malte ou de Corfou. — À voir ces enfants sous le manteau noir et sous le regard brûlant de ces femmes demi-africaines, on dirait de beaux et blancs agneaux suspendus aux mamelles des tigresses du désert. — Sur la terrasse, c’est une autre scène ; les Anglais et les Maltais se la partagent. — D’un côté, vous voyez quelques jeunes filles de l’île tenant la guitare sous le bras, et jetant quelques notes d’un vieil air national, sauvage comme le climat ; de l’autre, une jeune et belle Anglaise, mélancoliquement penchée sur son coude, contemplant indifféremment la scène de vie qui passe sous ses regards, et feuilletant les pages des poëtes immortels de son pays.

Ajoutez à ce coup d’œil les chevaux arabes montés par les officiers anglais, et courant, les crins épars, sur le sable du quai ; — les voitures maltaises, espèces de chaises à porteurs sur deux roues, attelées d’un seul cheval barbaresque que le conducteur suit à pied au galop, les reins noués d’une ceinture rouge à longues franges, et le front couvert de la résille ou du bonnet rouge, pendant jusqu’à la ceinture, du muletier espagnol ; — les cris sauvages des enfants nus qui se précipitent dans la mer et nagent sous notre barque, les chants des Grecs ou des Siciliens mouillés dans le port voisin, et se répondant en chœur d’un pont de navire à l’autre, et les notes monotones et sautillantes de la guitare, formant comme un doux bourdonnement de l’air du soir au-dessus de tous ces sons aigus ; et vous aurez une idée d’un quai de l’Empsida le dimanche au soir.




24 juillet 1832.


Entrée en libre pratique dans le port de la cité Valette : le gouverneur, sir Frederick Ponsonby, revenu de sa campagne pour nous accueillir, nous reçoit au palais du Grand-Maître à deux heures. — Excellente figure d’un honnête homme anglais ; — la probité est la physionomie de ces figures d’homme : — élévation, gravité et noblesse, voilà le type du véritable grand seigneur anglais. — Nous admirons le palais ; — magnifique et digne simplicité ; — beauté dans la masse et la nudité de vaines décorations au dehors et au dedans ; — vastes salles ; — longues galeries ; — peintures sévères ; — escalier large, doux et sonore ; — salle d’armes de deux cents pieds de long, renfermant les armures de toutes les époques de l’histoire de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem ; — bibliothèque de quarante mille volumes, où nous sommes reçus par le directeur, l’abbé Bollanti, jeune ecclésiastique maltais, tout à fait semblable aux abbés romains de la vieille école : — œil pénétrant et doux, bouche méditative et souriante, front pâle et articulé, langage élégant et cadencé, politesse simple, naturelle et fine. — Nous causons longtemps, car c’est l’espèce d’homme le plus propre à une longue, forte et pleine causerie. — Il y a en lui, comme dans tous ces ecclésiastiques distingués que j’ai rencontrés en Italie, quelque chose de triste, d’indifférent et de résigné, qui tient de la noble et digne résignation d’un pouvoir déchu. — Élevés parmi des ruines, — sur les ruines mêmes d’un monument écroulé, ils en ont contracté la mélancolie et l’insouciance sur le présent. — Comment, lui disais-je, un homme comme vous supporte-t-il l’exil intellectuel et la réclusion dans laquelle vous vivez dans ce palais désert et parmi la poudre de ces livres ? — Il est vrai, me répondit-il, je vis seul, et je vis triste ; l’horizon de cette île est bien borné ; le bruit que je pourrais y faire par mes écrits ne retentirait pas bien loin, et le bruit même que d’autres hommes font ailleurs retentit à peine jusqu’ici. Mais mon âme voit au delà un horizon plus libre et plus vaste, où ma pensée aime à se porter ; nous avons un beau ciel sur la tête, un air tiède autour de nous, une mer large et bleue sous les regards ; cela suffit à la vie des sens : quant à la vie de l’esprit, elle n’est nulle part plus intense que dans le silence et dans la solitude. — Cette vie remonte ainsi directement à la source d’où elle émane, à Dieu, sans s’égarer et s’altérer par le contact des choses et des soucis du monde. Quand saint Paul, allant porter la parole féconde du christianisme aux nations, fit naufrage à Malte, et y resta trois mois pour y semer le grain de sénevé, il ne se plaignit pas de son naufrage et de son exil, qui valurent à cette île la connaissance précoce du Verbe et de la morale divine : dois-je me plaindre, moi, né sur ces rochers arides, si le Seigneur m’y confine pour y conserver sa vérité chrétienne dans les cœurs où tant de vérités sont prêtes à s’éteindre ? — Cette vie a sa poésie, ajoutait-il : quand je serai libre enfin de mes classifications et de mes catalogues, peut-être écrirai-je aussi cette poésie de la solitude et de la prière. — Je le quittai avec peine et désir de le revoir.

L’église de Saint-Jean, cathédrale de l’île, a tout le caractère, — toute la gravité qu’on peut attendre d’un pareil monument dans un pareil lieu, — grandeur, noblesse, richesse. Les clefs de Rhodes, emportées après leur défaite par les chevaliers, sont suspendues aux deux côtés de l’autel, symbole de regrets éternels ou d’espérances à jamais trompées. — Voûte superbe, peinte en entier par le Calabrèse ; — œuvre digne de Rome moderne dans ses plus beaux temps de la peinture.

Un seul tableau me frappe dans la chapelle de l’Élection ; — il est de Michel-Ange de Caravaggio, que les chevaliers du temps avaient appelé dans l’île pour peindre la voûte de Saint-Jean. Il l’entreprit, mais la fougue et l’irritabilité de son caractère sauvage l’emportèrent ; il eut peur d’un long ouvrage, et partit. — Il laissa son chef-d’œuvre a Malte, la Décollation de saint Jean-Baptiste. Si nos peintres modernes, qui cherchent le romantisme par système au lieu de le trouver par nature, voyaient ce magnifique tableau, ils trouveraient leur prétendue invention inventée avant eux. — Voilà le fruit né sur l’arbre, et non le fruit artificiel moulé en cire et peint en couleurs fausses ; — pittoresque d’attitudes, énergie de tableau, profondeur de sentiment, vérité et dignité réunies ; — vigueur de contraste, et cependant unité et harmonie, horreur et beauté tout ensemble, voilà le tableau. — C’est un des plus beaux que j’aie vus de ma vie. — C’est le tableau que cherchent les peintres de l’école actuelle. — Le voilà, il est trouvé. Qu’ils ne cherchent plus. — Ainsi rien de nouveau dans la nature et dans les arts. — Tout ce qu’on fait a été fait ; — tout ce qu’on dit a été dit ; — tout ce qu’on rêve a été rêvé. — Tout siècle est plagiaire d’un autre siècle ; car tous tant, que nous sommes, artistes ou penseurs, périssables ou fugitifs, nous copions de différentes manières un modèle immuable et éternel, la nature, — cette pensée une et diverse du Créateur !




25 juillet 1832.


Du sommet de l’observatoire qui domine le palais du Grand-Maître, — vue d’ensemble des villes, des ports et campagnes de Malte ; — campagnes nues, sans forme, sans couleurs, arides comme le désert ; — ville semblable à une écaille de tortue échouée sur le rocher ; — on dirait qu’elle a été sculptée dans un seul bloc de rocher vif ; — scènes de toits en terrasses à l’approche de la nuit ; — femmes assises sur ces terrasses. — David ainsi vit Bethsabée. — Rien de plus gracieux et de plus séduisant que ces figures blanches ou noires, semblables à des ombres, apparaissant ainsi aux rayons de la lune, sur les toits de cette multitude de maisons. — On ne voit les femmes que là, à l’église, ou sur leurs balcons ; tout le langage est dans les yeux ; tout amour est un long mystère que les paroles n’altèrent pas ; — un long drame se noue et se dénoue ainsi sans paroles. — Ce silence, ces apparitions à certaines heures, ces rencontres aux mêmes lieux, ces intimités de distances, ces expressions muettes, sont peut-être le premier et le plus divin langage de l’amour, ce sentiment au-dessus des paroles, et qui, comme la musique, exprime dans une langue à part ce que nulle langue ne peut exprimer.

Ces aspects, ces pensées, rajeunissent l’âme ; — elles font sentir le seul charme inépuisable que Dieu ait répandu sur la terre, et regretter que les heures de la vie soient si rapides et si mêlées. — Deux seuls sentiments suffiraient à l’homme, vécût-il l’âge des rochers, la contemplation de Dieu et l’amour. — L’amour et la religion sont les deux pensées ou plutôt la pensée une des peuples du Midi ; — aussi ne cherchent-ils pas autre chose, ils ont assez. — Nous les plaignons, il faudrait les envier. — Qu’y a-t-il de commun entre nos passions factices, entre la tumultueuse agitation de nos vaines pensées, et ces deux seules pensées vraies qui occupent la vie de ces enfants du soleil : — la religion et l’amour ; l’une enchantant le présent, l’autre enchantant l’avenir ? Aussi j’ai toujours été frappé, malgré les préjugés contraires, du calme profond et rarement troublé des physionomies du Midi, et de cette masse de repos, de sérénité et de bonheur répandue dans les habitudes et sur les visages de cette foule silencieuse qui respire, vit, aime et chante sous vos yeux ; — le chant, ce superflu du bonheur et des impressions dans une âme trop pleine ! On chante à Rome, à Naples, à Gênes, à Malte, en Sicile, en Grèce, en Ionie, sur le rivage, sur les flots, sur les toits ; on n’entend que le lent récitatif du pêcheur, du matelot, du berger, ou les bourdonnements vagues de la guitare pendant les nuits sereines. — C’est du bonheur, quoi qu’on en dise. — Ils sont esclaves, dites-vous ? Qu’en savent-ils ? Esclavage ou liberté ! malheur ou bonheur de convention ! Le malheur ou le bonheur sont plus près de nous. Qu’importe à ces foules paisibles qui respirent la brise de mer ou se couchent aux tièdes rayons du soleil de Sicile, de Malte ou du Bosphore, que la loi leur soit faite par un prêtre, par un pacha ou par un parlement ? Cela change-t-il quelque chose à leurs relations avec la nature, les seules qui les occupent ? Non, sans doute : toute société libre ou absolue se résout toujours en servitudes plus ou moins senties. — Nous sommes esclaves des lois variables et capricieuses que nous nous faisons, ils le sont de la loi immuable de la force que Dieu leur fait ; — tout cela, pour le bonheur ou le malheur, revient au même : — pour la dignité humaine et pour le progrès de l’intelligence et de la morale de l’homme, — non, — non. Encore faudrait-il examiner avant de prononcer ce non. — Prenez au hasard cent hommes parmi ces peuples esclaves, et cent hommes parmi nos peuples soi-disant libres, et pesez. — Où se trouve-t-il plus ou moins de morale et de vertu ? — Je le sais bien, mais je frémis de le dire. — Si quelqu’un lisait ceci après moi, on me soupçonnerait de partialité pour le despotisme ou de mépris pour la liberté. — On se tromperait ! — J’aime la liberté comme un effort difficile et ennoblissant pour l’humanité, — comme j’aime la vertu pour son mérite et non pour sa récompense ; mais il s’agit de bonheur, et en philosophe j’examine, et je dis comme Montaigne : Que sais-je ? Le fait est que nos questions politiques, si capitales dans nos lycées, ou dans nos cafés, ou dans nos clubs, sont bien petites vues de loin, au milieu de l’Océan, au haut des Alpes, à la hauteur de la contemplation philosophique ou religieuse. — Ces questions n’intéressent que quelques hommes qui ont du pain et des heures de reste ; — la foule n’a affaire qu’à la nature : — une bonne, belle et divine religion, voilà la politique à l’usage des masses. Ce principe de vie manque à la nôtre, voilà pourquoi nous trébuchons, nous tombons, nous retombons, nous ne marchons pas : — le souffle de vie nous manque ; nous créons des formes, et l’âme n’y descend pas. — Ô Dieu ! rendez-nous votre souffle, ou nous périssons.




Malte, 28, 29 et 30 juillet 1832.


Séjour forcé à Malte, par une indisposition de Julia. Elle se rétablit ; nous nous décidons à aller à Smyrne en touchant à Athènes. Là, j’établirai ma femme et mon enfant ; et j’irai seul, à travers l’Asie Mineure, visiter les autres parties de l’Orient. Nous levons l’ancre, nous allons sortir du port ; une voile arrive de l’Archipel ; elle annonce la prise de plusieurs bâtiments par les pirates grecs, et le massacre des équipages. Le consul de France, M. Miége, nous conseille d’attendre quelques jours : le capitaine Lyons, de la frégate anglaise le Madagascar, nous offre d’escorter notre brick jusqu’à Nauplie, en Morée, et même de nous remorquer si la marche du brick est inférieure à la marche de la frégate ; il accompagne cette offre de tous les procédés obligeants qui peuvent y ajouter du prix : nous acceptons ; nous partons le mercredi 1er août, à huit heures du matin. À peine en mer, le capitaine, dont le vaisseau vole et nous dépasse, fait carguer ses voiles et nous attend. — Il nous jette à la mer un baril auquel un câble est attaché ; nous pêchons le baril et le câble, et nous suivons, comme un coursier en laisse, la masse flottante qui creuse la vague, et ne paraît pas s’apercevoir de notre poids.

Je ne connaissais pas le capitaine Lyons, commandant depuis six ans sur un des vaisseaux de la station anglaise du Levant ; je n’en étais pas connu, même de nom ; je ne l’avais rencontré chez personne à Malte, parce qu’il était en quarantaine : et cependant voilà un officier d’une autre nation, de nation souvent rivale et hostile, qui, au premier signe de notre part, consent à ralentir sa marche de deux ou trois jours, à soumettre son vaisseau et son équipage à une manœuvre souvent très-périlleuse (la remorque), à entendre peut-être autour de lui murmurer les marins de son bord d’une condescendance pareille pour un Français inconnu, — tout cela par un seul sentiment de noblesse d’âme et de sympathie pour les inquiétudes d’une femme et pour la souffrance d’un enfant. — Voilà l’officier anglais dans toute sa générosité personnelle ; voilà l’homme dans toute la dignité de son caractère et de sa mission. — Je n’oublierai jamais ni le trait ni l’homme. — L’homme qui vient quelquefois à notre bord pour s’informer de nos convenances, et nous renouveler les assurances du plaisir qu’il éprouve à nous protéger, me paraît un des plus loyaux et des plus ouverts que j’aie rencontrés. — Rien en lui ne rappelle cette prétendue rudesse du marin ; mais la fermeté de l’homme accoutumé à lutter avec le plus terrible des éléments se marie admirablement, sur sa figure encore jeune et belle, avec la douceur de l’âme, l’élévation de la pensée et la grâce du caractère.

Arrivés inconnus à Malte, nous ne voyons pas sans regret ses blanches murailles s’enfoncer au loin sous les flots. — Ces maisons, que nous regardions avec indifférence il y a peu de jours, ont maintenant une physionomie et un langage pour nous. — Nous connaissons ceux qui les habitent, et des regards bienveillants suivent du haut de ces terrasses les voiles lointaines de nos deux vaisseaux.

Les Anglais sont un grand peuple moral et politique ; — mais, en général, ils ne sont pas un peuple sociable. — Concentrés dans la sainte et douce intimité du foyer de famille, quand ils en sortent, ce n’est pas le plaisir, ce n’est pas le besoin de communiquer leur âme ou de répandre leur sympathie ; c’est l’usage, c’est la vanité qui les conduit. — La vanité est l’âme de toute société anglaise ; c’est elle qui construit cette forme de société froide, compassée, étiquetée ; c’est elle qui a créé ces classifications de rangs, de titres, de dignités, de richesses, par lesquelles seules les hommes y sont marqués, et qui ont fait une abstraction complète de l’homme, pour ne considérer que le nom, l’habit, la forme sociale. — Sont-ils différents dans leurs colonies ? Je le croirais, d’après ce que nous avons éprouvé à Malte. — À peine arrivés, nous y avons reçu, de tout ce qui compose cette belle colonie, les marques les plus désintéressées et les plus cordiales d’intérêt et de bienveillance. — Notre séjour n’y a été qu’une hospitalité brillante et continuelle. — Sir Frédérick Ponsonby et lady Émilie Ponsonby, sa femme, couple fait pour représenter dignement partout, l’un, la vertueuse et noble simplicité des grands seigneurs anglais, l’autre, la douce et gracieuse modestie des femmes de haut rang dans sa patrie ; — la famille de sir Frédérick Hankey, M. et madame Nugent, M. Greig, M. Freyre, ancien ambassadeur en Espagne, nous ont accueils moins en voyageurs qu’en amis. Nous les ayons vus huit jours, nous ne les reverrons peut-être jamais ; mais nous emportons de leur obligeante cordialité une impression qui va jusqu’au fond du cœur. Malte fut pour nous la colonie de l’hospitalité ; quelque chose de chevaleresque et d’hospitalier, qui rappelle ses anciens possesseurs, se retrouve dans ces palais, possédés maintenant par une nation digne du haut rang qu’elle occupe dans la civilisation. On peut ne pas aimer les Anglais, il est impossible de ne pas les estimer.

Le gouvernement de Malte est dur et étroit ; il n’est pas digne des Anglais, qui ont enseigné la liberté au monde, d’avoir dans une de leurs possessions deux classes d’hommes, les citoyens et les affranchis.

Le gouvernement provincial et les parlements locaux s’associeraient facilement, dans les colonies anglaises, à la haute représentation de la mère patrie. Les germes de liberté et de nationalité, respectés chez les peuples conquis, sont pour l’avenir des germes de vertu, de force et de dignité pour l’humanité tout entière. L’ombre du pavillon anglais ne devrait couvrir que des hommes libres.




1er août 1832, à minuit.


Partis ce matin par une grosse mer, un calme absolu nous a surpris à douze lieues en mer ; il dure encore. Aucun vent dans le ciel, si ce n’est quelques brises perdues qui viennent de temps en temps froisser les voiles des deux vaisseaux ; elles font rendre à ces grandes voiles une palpitation sonore, un battement irrégulier, semblable au battement convulsif des ailes d’un oiseau qui meurt ; la mer est plane et polie comme la lame d’un sabre ; pas une ride ; mais, de loin en loin, de larges ondulations cylindriques qui se glissent sous le navire et l’ébranlent comme un tremblement souterrain. Toute la masse des mâts, des vergues, des haubans, des voiles, craque et frémit alors, ainsi que sous un vent trop lourd. Nous n’avançons pas d’une ligne en une heure ; les écorces d’orange que Julia jette dans la mer flottent sans déclinaison autour du brick, et le timonier regarde nonchalamment les étoiles, sans que la barre fasse dévier sa main distraite. Nous avons lâché le câble de remorque qui nous attachait à la frégate anglaise, parce que les deux vaisseaux, ne gouvernant plus, couraient risque de se heurter dans les ténèbres.

Nous sommes maintenant à cinq cents pas environ de la frégate. Les lampes allumées brillent par les sabords au fond des larges et belles chambres d’officiers qui couronnent sa poupe. Un fanal, que l’œil peut confondre avec un des feux du firmament, monte et s’attache à la pointe du mât d’artimon, pour nous rallier pendant la nuit. Pendant que nos regards sont attachés à ce phare flottant qui doit nous guider, une musique délicieuse sort tout à coup des flancs lumineux de la frégate, et résonne sous son nuage de voiles comme sous les voûtes sonores d’une église.

Les harmonies varient et se succèdent ainsi pendant plusieurs heures, et répandent au loin, sur cette mer enchantée et dormante, tous les sons que nous avons entendus dans les heures les plus délicieuses de notre vie. Toutes les réminiscences mélodieuses de nos villes, de nos théâtres, de nos airs champêtres, reviennent porter notre pensée vers des temps qui ne sont plus, vers des êtres séparés maintenant de nous par la mort ou par le temps !

Demain, dans quelques heures peut-être, les sons terribles de l’ouragan qui fait crier les mâts, les coups redoublés des vagues sur les flancs creux du navire, le canon de détresse, le tonnerre, les voix convulsives de deux éléments en guerre, et de l’homme qui lutte contre leur fureur combinée, prendront la place de cette musique sereine et majestueuse !

Ces pensées montent dans tous les cœurs, et un silence complet règne sur les deux ponts. Chacun se rappelle quelques-unes de ces notes significatives et gravées par une forte impression dans la mémoire, et qu’il a entendues autrefois dans quelque circonstance heureuse ou sombre de la vie de son cœur ; chacun pense plus tendrement à ce qu’il a laissé derrière lui. On s’inquiète de ce défi que l’homme semble jeter aux tempêtes. Ce sont de ces moments qu’il faut écrire dans sa pensée pour toujours ; ils contiennent en quelques minutes plus d’impressions, plus de couleurs, plus de vie, que des années entières écoulées dans les prosaïques vicissitudes de la vie commune. Le cœur est plein, et voudrait déborder. C’est alors que l’homme le plus vulgaire se sent poëte par toutes les fibres ; c’est alors que le fini et l’infini entrent par tous les pores ; c’est alors qu’on veut éclater devant Dieu, ou révéler seulement à un cœur sympathique ou à tous les hommes, dans la langue des esprits, ce qui se passe dans notre esprit ; c’est alors qu’on improviserait des chants dignes de la terre et du ciel ; ah ! si l’on avait une langue ! mais il n’y a pas de langue, surtout pour nous Français ; non, il n’y a pas de langue pour la philosophie, l’amour, la religion, la poésie ; les mathématiques sont la langue de ce peuple ; ses mots sont secs, précis, décolorés comme des chiffres. — Allons dormir.




Même date, 2 heures du matin.


Je ne puis dormir ; j’ai trop senti ; je remonte sur le pont : — peignons. — La lune a disparu sous la brume orangée qui voile l’horizon sans autres limites. Il est bien nuit, mais une nuit sur mer, c’est-à-dire sur un élément transparent qui réfléchit la moindre lueur du firmament, et qui semble garder une lumineuse impression du jour. Cette nuit n’est pas noire, elle est seulement pâle et perlée comme la couleur d’une glace quand le flambeau est retiré à côté ou placé derrière. L’air aussi semble mort et dormir sur cette couche assouplie des vagues. Pas un bruit, pas un souffle, pas une voile même qui batte contre la vergue, pas une écume qui bruisse et trace le sillage du brick sur ses flancs, qui semblent dormir aussi.

Je regardais cette scène muette de repos, de vide, de silence et de sérénité : je respirais cet air tiède et léger dont la poitrine ne sent ni la chaleur, ni la fraîcheur, ni le poids, et je me disais : Ce doit être là l’air qu’on respire dans le pays des âmes, dans les régions de l’immortalité, dans cette atmosphère divine où tout est immuable, voluptueux, parfait.

Une autre face du ciel. — J’avais oublié la frégate anglaise ; je regardais du côté opposé : elle était là, en mer, à quelques encâblures de nous. Je me retournai par hasard ; mes yeux tombèrent sur ce majestueux colosse, qui reposait immobile, immense, sans le moindre balancement de sa quille, comme sur un piédestal de marbre poli.

La masse gigantesque et noire du corps de vaisseau se détachait en sombre de sa base argentée, et se dessinait sur le fond bleu du ciel, de l’air, de la mer ; pas un soupir de vie ne sortait de ce majestueux édifice ; rien n’indiquait, ni à l’œil ni à l’oreille, qu’il fût animé de tant d’intelligence et de vie, peuplé de tant d’êtres pensants et agissants. On l’eût pris pour un de ces grands débris des tempêtes flottant sans gouvernail, que le navigateur rencontre avec effroi sur les solitudes de la mer du Sud, et où il ne reste pas une voix pour dire comment il a péri ; registre mortuaire sans nom et sans date que la mer laisse surnager quelques jours, avant de l’engloutir tout à fait.

Au-dessus du corps sombre du bâtiment, le nuage de toutes ses voiles était groupé pittoresquement, et pyramidait autour de ses mâts. Elles s’élevaient d’étages en étages, de vergues en vergues, découpées en mille formes bizarres, déroulées en plis larges et profonds, semblables aux nombreuses et hautes tourelles d’un château gothique, groupées autour du donjon ; elles n’avaient ni le mouvement ni la couleur éclatante et dorée des voiles vues de loin sur les flots pendant le jour ; immobiles, ternes et teintes par la nuit d’un gris ardoisé, on eût dit une volée immense de chauves-souris, ou d’oiseaux inconnus des mers, abattus, pressés, serrés les uns contre les autres sur un arbre gigantesque, et suspendus à son tronc dépouillé, au clair de lune d’une nuit d’hiver. L’ombre de ce nuage de voiles descendait d’en haut sur nous, et nous dérobait la moitié de l’horizon. Jamais plus colossale et plus étrange vision de la mer n’apparut à l’esprit d’Ossian dans un songe : toute la poésie des flots était là. La ligne bleue de l’horizon se confondait avec celle du ciel ; tout ce qui reposait dessus et dessous avait l’apparence d’un seul fluide éthéré dans lequel nous nagions. Tout ce vague sans corps et sans limites augmentait l’effet de cette apparition gigantesque de la frégate sur les flots, et jetait l’âme avec l’œil dans la même illusion. Il me semblait que la frégate, la pyramide aérienne de sa voilure, et nous-mêmes, nous étions tous ensemble soulevés, emportés, comme des corps célestes, dans les abîmes liquides de l’éther, ne portant sur rien, planant par une force intérieure sur le vide azuré d’un universel firmament.


Plusieurs jours et nuits semblables passés en pleine mer ; calme plat, ciel de feu ; les vagues roulent immenses du golfe Adriatique dans la mer d’Afrique : ce sont de vastes cylindres légèrement cannelés, et dorés, le matin et le soir, comme les colonnes des temples de Rome ou de Pœstum.


Je passe les journées sur le pont ; j’écris quelques vers à M. de Montherot, mon beau-frère :

  1. M. Autran.