Voyage en Orient (Lamartine)/Jéricho

Chez l’auteur (Œuvres complètes, tome 7p. 11-95).


JÉRICHO




Après une heure de marche, nous nous trouvâmes, sans nous en douter, au pied des remparts de Jéricho : ces remparts étaient de véritables murailles de vingt pieds d’élévation sur quinze à vingt pieds de largeur, formées de fagots d’épine accumulés les uns sur les autres et arrangés avec une admirable industrie, pour empêcher le passage des bestiaux et des hommes : fortifications qui ne se seraient pas écroulées au son de la trompette, mais que l’étincelle du feu du pasteur ou le renard de Samson auraient embrasées. Cette forteresse d’épines sèches avait deux ou trois larges portes toujours ouvertes, et où les sentinelles arabes veillaient sans doute pendant la nuit. En passant devant ces portes, nous vîmes, sur les larges toits de quelques huttes de boue, toutes les femmes et tous les enfants de la ville du désert, groupés dans les attitudes les plus pittoresques, qui se pressaient et se portaient les uns les autres pour nous voir passer. Ces femmes, dont les épaules et les jambes étaient nues, avaient pour tout vêtement un morceau de toile de coton bleu, serré au milieu du corps par une ceinture de cuir, les bras et les jambes entourés de plusieurs bracelets d’or et d’argent, les cheveux crépus et flottant sur le cou ; quelques-unes les avaient tressés et nattés avec des piastres et des sequins, en immense profusion, qui retombaient comme une cuirasse sur leur poitrine et sur leurs épaules. Il y en avait de remarquablement belles : elles n’ont point cet air de douceur, de modestie timide et de langueur voluptueuse des femmes arabes de la Syrie ; ce ne sont plus des femmes, ce sont les femelles des barbares ; elles ont dans l’œil et dans l’attitude le même feu, la même audace, la même férocité que le Bédouin. Plusieurs négresses étaient au milieu d’elles, et ne semblaient point esclaves : les Bédouins épousent également les négresses ou les blanches, et la couleur n’établit pas les rangs. Ces femmes poussaient des cris sauvages et riaient en nous voyant passer ; les hommes, au contraire, semblaient réprouver leur indiscrète curiosité, et ne nous montraient que gravité et respect.

Non loin des murs d’épines, nous passâmes près de deux ou trois maisons de scheiks : elles sont bâties de boue desséchée au soleil ; elles n’ont que quelques pieds d’élévation ; la terrasse recouverte de nattes et de tapis en est le principal appartement ; la famille s’y tient presque jour et nuit. Devant la porte est un large banc de boue séchée, où l’on étend un tapis pour le chef. Il s’y établit dès le matin, entouré de ses principaux esclaves et visité par ses amis. Le café et la pipe y fument sans cesse. Une grande cour remplie de chevaux, de chameaux, de chèvres et de vaches, entoure la maison. Il y a toujours deux ou trois belles juments sellées et bridées pour les courses du maître.

Nous ne nous arrêtâmes que quelques moments près du palais de boue du scheik, qui nous offrit de l’eau, du café, la pipe, et fit égorger un veau et plusieurs moutons pour notre caravane. Nous reçûmes aussi en présent des grains de doura grillés, des poulets et des pastèques ; nous repartîmes précédés du scheik et de quinze à vingt des principaux Arabes de la ville ; nous trouvâmes quelques champs de maïs et de doura bien cultivés aux environs de Jéricho : quelques jardins d’orangers et de grenadiers, quelques beaux palmiers entourent aussi les maisons éparses autour de la ville ; puis tout redevient désert et sable. Ce désert est une immense plaine à plusieurs gradins qui vont en s’abaissant successivement jusqu’au fleuve du Jourdain, par des degrés réguliers comme les marches d’un escalier naturel ; l’œil ne voit qu’une plaine unie ; mais, après avoir marché une heure, on se trouve tout à coup au bord d’une de ces terrasses ; on descend par une pente rapide ; on marche une heure encore, puis une nouvelle descente, et ainsi de suite. Le sol est un sable blanc, solide, et recouvert d’une croûte concrète et saline produite, sans doute, par les brouillards de la mer Morte, qui, en s’évaporant, laissent cette croûte de sel ; il n’y a ni pierre ni terre, excepté en approchant des bords du fleuve ou des montagnes ; on a partout un horizon assez vaste, et l’on peut distinguer de très-loin un Arabe galopant dans la plaine. Comme ce désert est le théâtre de leur brigandage, du pillage et du massacre des caravanes qui vont de Jérusalem à Damas, ou de la Mésopotamie en Égypte, les Arabes ont profité de quelques mamelons formés par le sable mouvant, et en ont aussi élevé eux-mêmes de factices pour se dérober aux regards des caravanes et les observer de plus loin ; ils creusent un trou dans le sable au sommet de ces mamelons, et s’y enterrent eux et leurs chevaux. Aussitôt qu’ils aperçoivent une proie, ils s’élancent avec la rapidité du faucon ; ils vont avertir leur tribu, et reviennent ensemble à l’attaque : c’est là leur unique industrie, leur unique gloire ; leur civilisation à eux, c’est le meurtre et le pillage, et ils attachent autant d’estime à leurs succès dans ce genre d’exploits, que nos conquérants à la conquête d’une province. Leurs poëtes, car ils en ont, célèbrent dans leurs vers ces scènes de barbarie, et font passer de générations en générations le souvenir honoré de leur courage et de leurs crimes. Les chevaux surtout ont leur part de gloire dans ces récits ; en voici un que le fils du scheik nous raconta chemin faisant :

« Un Arabe et sa tribu avaient attaqué dans le désert la caravane de Damas ; la victoire était complète, et les Arabes étaient déjà occupés à charger leur riche butin, quand les cavaliers du pacha d’Acre, qui venaient à la rencontre de cette caravane, fondirent à l’improviste sur les Arabes victorieux, en tuèrent un grand nombre, firent les autres prisonniers, et, les ayant attachés avec des cordes, les emmenèrent à Acre pour en faire présent au pacha. Abou-el-Marsch (c’est le nom de l’Arabe dont il nous parlait) avait reçu une balle dans le bras pendant le combat ; comme sa blessure n’était pas mortelle, les Turcs l’avaient attaché sur un chameau, et, s’étant emparés du cheval, emmenaient le cheval et le cavalier. Le soir du jour où ils devaient entrer à Acre, ils campèrent avec leurs prisonniers dans les montagnes de Saphadt ; l’Arabe blessé avait les jambes liées ensemble par une courroie de cuir, et était étendu près de la tente où couchaient les Turcs. Pendant la nuit, tenu éveillé par la douleur de sa blessure, il entendit hennir son cheval parmi les autres chevaux entravés autour des tentes, selon l’usage des Orientaux ; il reconnut sa voix, et, ne pouvant résister au désir d’aller parler encore une fois au compagnon de sa vie, il se traîna péniblement sur la terre à l’aide de ses mains et de ses genoux, et parvint jusqu’à son coursier. « Pauvre ami, lui dit-il, que feras-tu parmi les Turcs ? tu seras emprisonné sous les voûtes d’un kan avec les chevaux d’un aga ou d’un pacha ; les femmes et les enfants ne t’apporteront plus le lait de chameau, l’orge ou le doura dans le creux de la main ; tu ne courras plus libre dans le désert comme le vent d’Égypte, tu ne fendras plus du poitrail l’eau du Jourdain, qui rafraîchissait ton poil aussi blanc que ton écume : qu’au moins si je suis esclave, tu restes libre ! Tiens, va, retourne à la tente que tu connais ; va dire à ma femme qu’Abou-el-Marsch ne reviendra plus, et passe ta tête entre les rideaux de la tente pour lécher la main de mes petits enfants. » En parlant ainsi, Abou-el-Marsch avait rongé avec ses dents la corde de poil de chèvre qui sert d’entraves aux chevaux arabes, et l’animal était libre ; mais voyant son maître blessé et enchaîné à ses pieds, le fidèle et intelligent coursier comprit, avec son instinct, ce qu’aucune langue ne pouvait lui expliquer : il baissa la tête, flaira son maître, et, l’empoignant avec les dents par la ceinture de cuir qu’il avait autour du corps, il partit au galop, et l’emporta jusqu’à ses tentes. En arrivant et en jetant son maître sur le sable aux pieds de sa femme et de ses enfants, le cheval expira de fatigue ; toute la tribu l’a pleuré, les poëtes l’ont chanté, et son nom est constamment dans la bouche des Arabes de Jéricho. »

Nous n’avons nous-mêmes aucune idée du degré d’intelligence et d’attachement auquel l’habitude de vivre avec la famille, d’être caressé par les enfants, nourri par les femmes, réprimandé ou encouragé par la voix du maître, peut élever l’instinct du cheval arabe. L’animal est, par sa race même, plus intelligent et plus apprivoisé que les races de nos climats ; il en est de même de tous les animaux en Arabie. La nature ou le ciel leur ont donné plus d’instinct, plus de fraternité pour l’homme que chez nous. Ils se souviennent mieux des jours d’Éden, où ils étaient encore soumis volontairement à la domination du roi de la nature. J’ai vu moi-même fréquemment, en Syrie, des oiseaux pris le matin par des enfants, et parfaitement apprivoisés le soir, n’ayant plus besoin ni de cage ni de fil aux pattes pour les retenir avec la famille qui les adopte, mais volant libres sur les orangers et les mûriers du jardin, et revenant à la voix se percher d’eux-mêmes sur le doigt des enfants ou sur la tête des jeunes filles.

Le cheval du scheik de Jéricho, que j’achetai et que je montai, me connaissait, au bout de peu de jours, pour son maître : il ne voulait plus se laisser monter par un autre, et franchissait toute la caravane pour venir à ma voix, bien que ma langue lui fût une langue étrangère. Doux et caressant pour moi, et accoutumé aux soins de mes Arabes, il marchait paisible et sage à son rang dans la caravane, tant que nous ne rencontrions que des Turcs, des Arabes vêtus à la turque, ou des Syriens ; mais s’il venait, même un an après, à apercevoir un Bédouin monté sur un cheval du désert, il devenait tout à coup un autre animal : son œil s’allumait, son cou se gonflait, sa queue s’élevait et battait ses flancs comme un fouet ; il se dressait sur ses jarrets, et marchait ainsi longtemps sous le poids de sa selle et de son cavalier : il ne hennissait pas, mais il jetait un cri belliqueux comme celui d’une trompette d’airain, un cri tel que tous les chevaux en étaient effrayés, et s’arrêtaient, en dressant les oreilles, pour l’écouter.




Même date.


Après cinq heures de marche, pendant lesquelles le fleuve semblait toujours s’éloigner de nous, nous arrivâmes au dernier plateau, au pied duquel il devait couler ; mais bien que nous n’en fussions plus qu’à deux ou trois cents pas, nous n’apercevions toujours que la plaine et le désert devant nous, et aucune trace de vallée ni de fleuve. C’est, je pense, cette illusion du désert qui a fait dire et croire à quelques voyageurs que le Jourdain roulait ses eaux bourbeuses sur un lit de cailloux et entre des rivages de sable dans le désert de Jéricho. Ces voyageurs n’avaient pu parvenir jusqu’au fleuve, et, voyant de loin une vaste mer de sable, ils n’ont pu s’imaginer qu’une oasis fraîche, profonde, ombreuse et délicieuse, était creusée entre les plateaux de ce désert monotone, et couvrait les flots à plein bord, et le lit murmurant du Jourdain, de rideaux de verdure que la Tamise même lui envierait : c’est là pourtant la vérité. Nous en restâmes confondus et charmés quand, arrivés nous-mêmes au bord du dernier plateau qui manque tout à coup sous les pas et se creuse en vallée à pic, nous eûmes devant les yeux un des plus gracieux vallons où jamais nos regards se fussent reposés. Nous nous y précipitâmes au galop de nos chevaux, attirés par la nouveauté du spectacle et par l’attrait de la fraîcheur, de l’humidité et de l’ombre, dont cette vallée était toute pleine : ce n’était partout que pelouses du plus beau vert, où croissaient çà et là des touffes de joncs en fleurs, et des plantes bulbeuses dont les larges et éclatantes corolles semaient d’étoiles de toutes couleurs les gazons et le pied des arbres ; des bosquets d’arbustes aux longues tiges flexibles, retombant comme des panaches tout autour de leurs troncs multipliés ; de grands peupliers de Perse aux légers feuillages, non pas s’élevant en pyramides comme nos peupliers taillés, mais jetant librement de tous côtés leurs membres nerveux comme ceux des chênes, et dont l’écorce, lisse et blanche, brillait aux rayons mobiles du soleil du matin ; des forêts de saules de toute espèce, et de grands osiers tellement touffus qu’il était impossible d’y pénétrer, tant les arbres étaient pressés, et tant les innombrables lianes qui serpentaient à leurs pieds, et se tressaient d’une tige à l’autre, formaient entre eux un inextricable réseau.

Ces forêts s’étendaient à perte de vue, des deux côtés et sur les deux rives du fleuve. Il nous fallut descendre de cheval, et établir notre camp dans une des clairières de la forêt, pour pénétrer à pied jusqu’au cours du Jourdain, que nous entendions sans le voir. Nous avançâmes avec peine, tantôt dans le fourré du bois, tantôt dans les longues herbes, tantôt à travers les tiges hautes des joncs : enfin, nous trouvâmes un endroit où le gazon seul bordait les eaux, et nous trempâmes nos pieds et nos mains dans le fleuve. Il peut avoir cent à cent vingt pieds de largeur ; sa profondeur paraît considérable ; son cours est rapide comme celui du Rhône à Genève ; ses eaux sont d’un bleu pâle, légèrement ternies par le mélange des terres grises qu’il traverse et qu’il creuse, et dont nous entendions, de moments en moments, d’énormes falaises qui s’écroulaient dans son cours : ses bords sont à pic, mais il les remplit jusqu’au pied des joncs et des arbres dont ils sont couverts. Ces arbres, à chaque instant minés par les eaux, y laissent pendre et traîner leurs racines ; souvent déracinés eux-mêmes, et manquant d’appui dans la terre qui s’éboule, ils penchent sur les eaux avec tous leurs rameaux et toutes leurs feuilles, qui y trempent, et lancent comme des arches de verdure d’un bord à l’autre. De temps en temps un de ces arbres est emporté avec la portion du sol qui le soutient, et vogue tout feuillé sur le fleuve avec ses lianes arrachées et accrochées à ses branches, ses nids submergés, et ses oiseaux encore perchés sur ses rameaux : nous en vîmes passer plusieurs, pendant le peu d’heures que nous restâmes dans cette charmante oasis. La forêt suit toutes les sinuosités du Jourdain, et lui tresse partout une perpétuelle guirlande de rameaux et de feuilles qui trempent dans l’eau, et font murmurer ses vagues légères. Une innombrable quantité d’oiseaux habite ces forêts impénétrables. Les Arabes nous avertissent de ne pas marcher sans nos armes, et de ne nous avancer qu’avec précaution, parce que ces épais taillis sont le repaire de quelques lions, de panthères et de chats-tigres. Nous n’en vîmes aucun ; mais nous entendîmes souvent dans l’ombre du fourré des rugissements et des bruits semblables à ceux que font les grands animaux en perçant les profondeurs des bois.

Nous parcourûmes, pendant une ou deux heures, les parties accessibles du rivage de ce beau fleuve. Dans quelques endroits, les Arabes des tribus sauvages des montagnes de l’Arabie Pétrée, au pied desquelles nous étions, avaient incendié la forêt, pour y pénétrer ou pour enlever du bois ; il y restait une grande quantité de troncs, calcinés seulement par l’écorce ; mais les jets nouveaux avaient poussé autour des arbres brûlés, et les plantes grimpantes de ce sol fertile avaient déjà tellement enlacé les arbres morts et les arbres jeunes, que la forêt en était plus étrange, sans en être moins vaste et moins luxuriante. Nous cueillîmes une ample provision de branches de saules, de peupliers, de tous les arbres à longue tige et à belle écorce, dont j’ignore les noms, pour en faire des présents à nos amis d’Europe ; et nous rejoignîmes le camp, que nos Arabes avaient changé de place pendant notre excursion au bord du fleuve.

Ils avaient découvert un site encore plus gracieux et plus propre à dresser nos tentes, que tous ceux que nous venions de parcourir : c’était une pelouse d’une herbe aussi fine et aussi touffue que si elle eût été broutée par un troupeau de moutons. Çà et là, disséminés sur cette pelouse, quelques arbustes à large feuille, quelques jeunes touffes de platanes et de sycomores jetaient une tache d’ombre sur l’herbe, pour nous abriter et tenir les chevaux au frais. Le Jourdain, dont le cours n’était qu’à vingt pas, avait creusé un petit golfe peu profond dans le milieu de la clairière, et ses eaux venaient y tournoyer aux pieds de deux ou trois grands peupliers. Une pente accessible menait jusqu’au fleuve, et nous permettait d’y conduire un à un nos chevaux altérés, et d’aller nous y baigner nous-mêmes. Nous dressâmes là nos deux tentes, et nous y fîmes la halte du jour.

Le jour suivant, 2 novembre, nous continuâmes notre route, tirant vers les plus hautes montagnes de l’Arabie Pétrée, quittant et retrouvant le Jourdain, selon les sinuosités de son cours, et nous rapprochant de la mer Morte. Il y a, non loin du cours du fleuve, dans un endroit du désert que je ne saurais comment désigner, les restes encore imposants d’un château des croisés, bâti par eux, apparemment pour garder cette route. Cette masure est inhabitée, et peut servir au contraire à abriter les Arabes en embuscade pour dépouiller les caravanes. Elle produit, au milieu de ces vagues de sable, l’effet d’une carcasse de vaisseau abandonnée sur l’horizon de la mer. En approchant de la mer Morte, les ondulations de terrain diminuent ; la pente incline insensiblement vers le rivage ; le sable devient spongieux, et les chevaux, enfonçant à chaque pas, avancent péniblement. Quand nous aperçûmes enfin la réverbération des flots, nous ne pûmes contenir notre impatience : nous partîmes au galop pour nous précipiter dans les premières vagues, qui dormaient devant nous, brillantes comme du plomb fondu, sur le sable. Le scheik de Jéricho et ses Arabes, qui nous suivaient toujours, croyant que nous voulions courir le djérid avec eux, partirent alors en même temps en tous sens dans la plaine ; et, revenant sur nous en poussant des cris, brandissaient leurs longues lances de roseaux, comme s’ils eussent voulu nous percer ; puis, arrêtant leurs chevaux et les renversant sur leurs jarrets, ils nous laissaient passer, et repartaient de nouveau pour revenir encore. J’arrivai le premier, grâce à la vitesse de mon cheval turcoman ; mais, à trente ou quarante pas des flots, le lit de sable mêlé de terre est tellement humide et d’un fond si marécageux, que mon cheval enfonçait jusqu’au ventre, et que je craignis d’être englouti. Je revins sur mes pas ; et, descendant de cheval, nous nous approchâmes à pied du rivage. La mer Morte a été décrite par plusieurs voyageurs. Je n’ai noté ni son poids spécifique, ni la quantité de sel relative que ses eaux contiennent. Ce n’était pas de la science ou de la critique que je venais y chercher. J’y venais simplement parce qu’elle était sur ma route, parce qu’elle était au milieu d’un désert fameux, fameuse elle-même par l’engloutissement des villes qui s’élevèrent jadis là où je voyais s’étendre ses flots immobiles. Ses bords sont plats du côté du levant et du couchant ; au nord et au midi, les hautes montagnes de Judée et d’Arabie l’encadrent, et descendent presque jusqu’à ses flots. Celles d’Arabie cependant s’en éloignent un peu plus, surtout du côté de l’embouchure du Jourdain, où nous étions alors. Ces bords sont entièrement déserts ; l’air y est infect et malsain. Nous en éprouvâmes nous-mêmes l’influence pendant plusieurs jours que nous passâmes dans ce désert. Une grande pesanteur de tête et un sentiment fébrile nous atteignit tous, et ne nous abandonna qu’en quittant cette atmosphère. On n’y aperçoit pas d’île. Cependant, au coucher du soleil, du haut d’un monticule de sable, je crus en distinguer deux à l’extrémité de l’horizon, du côté de l’Idumée. Les Arabes n’en savent rien. La mer a, dans cette partie, au moins trente lieues de long, et ils ne s’aventurent jamais à suivre si loin son rivage. Aucun voyageur n’a jamais pu tenter une circumnavigation de la mer Morte ; elle n’a même jamais été vue par son autre extrémité, ni par ses deux rivages de Judée et d’Arabie. Nous sommes, je crois, les premiers qui ayons pu en toute liberté l’explorer sous les trois faces ; et si nous avions eu à nous un peu plus de temps à dépenser, rien ne nous eût empêchés de faire venir des planches de sapin du Liban, de Jérusalem ou de Jaffa, de faire construire sur les lieux une chaloupe, et de visiter en paix toutes les côtes de cette méditerranée merveilleuse.

Les Arabes, qui ne laissent pas ordinairement approcher les voyageurs, et dont les préjugés s’opposent à ce que personne tente de naviguer sur cette mer, étaient tellement dévoués à nos moindres volontés, qu’ils n’auraient mis nul obstacle à notre tentative. Je l’aurais certainement exécutée, si j’avais pu prévoir l’accueil que ces Arabes nous firent. — Mais il était trop tard ; il aurait fallu renvoyer à Jérusalem, faire venir des charpentiers pour construire la barque : tout cela nous eût pris, avec la navigation, au moins trois semaines, et nos jours étaient comptés. J’y renonçai donc, non sans peine. Un voyageur, dans les mêmes circonstances que moi, pourra facilement l’accomplir, et jeter sur ce phénomène naturel, et sur cette question géographique, les lumières que la critique et la science sollicitent depuis si longtemps.

L’aspect de la mer Morte n’est ni triste ni funèbre, excepté à la pensée. À l’œil, c’est un lac éblouissant, dont la nappe immense et argentée répercute la lumière et le ciel, comme une glace de Venise ; des montagnes, aux belles coupes, jettent leur ombre jusque sur ses bords. On dit qu’il n’y a ni poissons dans son sein, ni oiseaux sur ses rives. Je n’en sais rien ; je n’y vis ni procellaria, ni mouettes, ni ces beaux oiseaux blancs, semblables à des colombes marines, qui nagent tout le jour sur les vagues de la mer de Syrie, et accompagnent les caïques sur le Bosphore ; mais, à quelques centaines de pas de la mer Morte, je tirai et tuai des oiseaux semblables à des canards sauvages, qui se levaient des bords marécageux du Jourdain. Si l’air de la mer était mortel pour eux, ils ne viendraient pas si près affronter ses vapeurs méphitiques. Je n’aperçus pas non plus ces ruines de villes englouties que l’on voit, dit-on, à peu de profondeur sous les vagues. Les Arabes qui m’accompagnaient prétendent qu’on les découvre quelquefois.

Je suivis longtemps les bords de cette mer, tantôt du côté de l’Arabie, où est l’embouchure du Jourdain (ce fleuve est là, véritablement, comme les voyageurs le décrivent, une mare d’eau sale dans un lit de boue), tantôt du côté des montagnes de Judée, où les rivages s’élèvent, et prennent quelquefois la forme des légères dunes de l’Océan. La nappe d’eau nous offrit partout le même aspect : éclat, azur et immobilité.

Les hommes ont bien conservé la faculté que Dieu leur donna, dans la Genèse, d’appeler les choses par leurs noms. Cette mer est belle ; elle étincelle, elle inonde, de la réflexion de ses eaux, l’immense désert qu’elle couvre ; elle attire l’œil, elle émeut la pensée ; mais elle est morte ; le mouvement et le bruit n’y sont plus : ses ondes, trop lourdes pour le vent, ne se déroulent pas en vagues sonores, et jamais la blanche ceinture de son écume ne joue sur les cailloux de ses bords : c’est une mer pétrifiée. Comment s’est-elle formée ? Apparemment, comme dit la Bible et comme dit la vraisemblance, vaste centre de chaînes volcaniques qui s’étendent de Jérusalem en Mésopotamie, et du Liban à l’Idumée, un cratère se sera ouvert dans son sein, au temps où sept villes peuplaient sa plaine. Les villes auront été secouées par le tremblement de terre : le Jourdain, qui, selon toute probabilité, courait alors à travers ces plaines, et allait se jeter dans la mer Rouge, arrêté tout à coup par les monticules volcaniques sortis de la terre, et s’engouffrant dans les cratères de Sodome et de Gomorrhe, aura formé cette mer corrompue par le sel, le soufre et le bitume, aliments ou produits ordinaires des volcans : voilà le fait et la vraisemblance. Cela n’ajoute ni ne retranche rien à l’action de cette souveraine et éternelle volonté que les uns appellent miracle, et que les autres appellent nature : nature et miracle n’est-ce pas tout un ? et l’univers est-il autre chose que miracle éternel et de tous les moments ?




Même date.



Nous revenons par le côté septentrional de la mer Morte, du côté de la vallée de Saint-Saba. Le désert est beaucoup plus accentué dans cette partie : il est labouré de vagues de terre et de sable énormes, qu’il nous faut à tout moment tourner ou franchir. La file de notre caravane se dessine onduleusement sur le dos de ses vagues, comme une longue flotte sur une grosse mer, dont on aperçoit tour à tour et dont on perd les différents bâtiments dans les plis de la vague.

Après trois heures de route, quelquefois sur de petites plaines unies où nous courons au galop, quelquefois sur le bord de profonds ravins de sable où roulent quelques-uns de nos chevaux, nous apercevons devant nous la fumée des maisons de Jéricho. Les Arabes se détachent, et s’enfuient vers cette fumée. Deux seulement restent avec nous pour nous montrer la route. En approchant de Jéricho, les principaux d’entre les Arabes reviennent au-devant de nous. Nous campons au milieu d’un champ ombragé de quelques palmiers, et où coule une petite rivière. Nos tentes sont promptement dressées, et nous trouvons un souper préparé, grâces aux présents de tout genre que les Arabes ont apportés à notre camp. L’Arabe qui montait le beau cheval que je désirais emmener avait paru admirer lui-même le cheval turcoman que j’avais monté la veille. La conversation, amenée habilement sur nos chevaux mutuels, il fait l’éloge de plusieurs des miens. Je lui propose de changer le sien contre le cheval turcoman ; nous débattons toute la soirée sur le surplus à donner par moi : rien ne se décide encore. À chaque fois que j’arrive à son prix, il témoigne une si grande douleur de se détacher de son cheval, que nous allons nous coucher sans conclure. Le lendemain, au moment du départ, tous les chevaux déjà bridés et montés, je lui fais encore quelques avances. Il se détermine enfin à monter lui-même mon cheval turcoman, il le galope à travers la plaine : séduit par les brillantes qualités de l’animal, il m’envoie le sien par son fils. Je lui remets neuf cents piastres, je monte le cheval, et je pars. Toute la tribu semblait le voir partir avec regret : les enfants lui parlaient, les femmes le montraient du doigt, le scheik revenait sans cesse le regarder, et lui faire certains signes cabalistiques que les Arabes ont toujours la précaution de faire aux chevaux qu’ils vendent ou qu’ils achètent. L’animal lui-même semblait comprendre la séparation, et baissait tristement sa tête ombragée d’une superbe crinière, en regardant à droite et à gauche le désert d’un œil triste et inquiet. L’œil des chevaux arabes est une langue tout entière. Par leur bel œil, dont la prunelle de feu se détache du blanc large et marbré de sang de l’orbite, ils disent et comprennent tout.

J’avais cessé depuis quelques jours de monter celui de mes chevaux que je préférais à tous les autres. Par suite des innombrables superstitions arabes, il y a soixante et dix signes bons ou mauvais pour l’horoscope d’un cheval, et c’est une science que possèdent presque tous les hommes du désert. Le cheval dont je parle, et que j’avais appelé Liban parce que je l’avais acheté dans ces montagnes, était un jeune et superbe étalon, grand, fort, courageux, infatigable et sage, et à qui je n’ai jamais reconnu l’ombre d’un vice pendant quinze mois que je l’ai monté ; mais il avait sur le poitrail, dans la disposition accidentelle de son beau poil gris cendré, un de ces épis que les Arabes ont mis au nombre des signes funestes. J’en avais été prévenu en l’achetant ; mais je l’avais acquis par ce raisonnement bien simple et à leur portée, qu’un signe funeste pour un mahométan était un signe favorable pour un chrétien. Ils n’avaient trouvé rien à répondre, et je montais Liban toutes les fois que j’avais à faire des journées de route plus longues ou plus mauvaises que les autres. Lorsque nous approchions d’une ville ou d’une tribu, et que l’on venait au-devant de la caravane, les Arabes ou les Turcs, frappés de la beauté et de la vigueur de Liban, commençaient par me faire compliment et par l’admirer avec l’œil de l’envie ; mais, après quelques moments d’admiration, le signe fatal, qui était cependant un peu couvert par le collier de soie et l’amulette suspendus au cou, que tout cheval porte toujours, venait à se découvrir ; et les Arabes, s’approchant de moi, changeaient de figure, prenaient l’air grave et affligé, et me faisaient signe de ne plus monter ce cheval. Cela était peu important en Syrie ; mais dans la Judée et dans les tribus du désert, je craignais que cela ne portât atteinte à ma considération, et ne détruisît le respect et le prestige d’obéissance qui nous entouraient. Je cessai donc de le monter, et on le menait en main à ma suite. Je ne doute pas que nous n’ayons dû une grande part de la déférence et de la crainte dont nous fûmes environnés, à la beauté des douze ou quinze chevaux arabes que nous montions ou qui nous suivaient. Un cheval, en Arabie, c’est la fortune d’un homme ; cela suppose tout, cela tient lieu de tout : ils prenaient une haute idée d’un Franc qui possédait tant de chevaux, aussi beaux que ceux de leur scheik et que les chevaux du pacha.

Nous revenons à Jérusalem par cette même vallée que nous avons traversée de nuit en arrivant. Avant d’entrer dans la première gorge des montagnes, sur un beau et large plateau qui domine la plaine, nous voyons des traces évidentes d’antiques constructions, et nous supposons que c’est là le véritable emplacement de l’ancienne Jéricho. Il a fallu de grands progrès de civilisation pour bâtir les villes dans les plaines. On ne se trompe jamais en cherchant les villes antiques sur les hauteurs.

C’est dans cette gorge que la parabole touchante du Samaritain place la scène du meurtre et de la charité. Il paraît que, dès le temps de l’Évangile, ces vallées étaient en mauvaise renommée.

Journée fatigante par la monotonie de quatorze heures de route, et par l’excessive ardeur du soleil réverbéré par les flancs escarpés des vallées ; nous ne rencontrons personne, dans ces quatorze heures, qu’un berger arabe qui paissait un innombrable troupeau de chèvres noires sur la croupe d’une colline.




2 novembre 1832, campé auprès de la piscine de Salomon, sous les murs de Jérusalem.


Nous voulions consacrer une journée à la prière dans ce lieu vers lequel tous les chrétiens se tournent en priant, comme les mahométans se tournent vers la Mecque. Nous engageâmes le religieux qui seul faisait les fonctions de curé à Jérusalem à célébrer pour nos parents vivants et morts, pour nos amis de tous les temps et de tous les lieux, pour nous-mêmes enfin, la commémoration du grand et douloureux sacrifice qui avait arrosé cette terre du sang du Juste, pour y faire germer la charité et l’espérance : nous y assistâmes tous dans les sentiments que nos souvenirs, nos douleurs, nos pertes, nos désirs et nos mesures diverses de piété et de croyance nous inspiraient à chacun. Nous choisîmes pour temple et pour autel la grotte de Gethsemani, dans le creux de la vallée de Josaphat ; c’est dans cette caverne du pied du mont des Olives que le Christ se retirait, suivant les traditions, pour échapper quelquefois à la persécution de ses ennemis et à l’importunité de ses disciples ; c’est là qu’il s’entretenait avec ses pensées célestes, et qu’il demandait à son Père que le calice trop amer qu’il avait rempli lui-même, comme nous remplissons tous le nôtre, passât loin de ses lèvres ; c’est là qu’il dit à ses trois amis, la veille de sa mort, de rester à l’écart et de ne pas s’endormir, et qu’il fut obligé de les réveiller trois fois, tant le zèle de la charité humaine est prompt à s’assoupir ; c’est là enfin qu’il passa ces heures terribles de l’agonie, lutte ineffable entre la vie et la mort, entre la volonté divine et l’instinct humain, entre l’âme et la matière ! c’est là qu’il sua le sang et l’eau, et que, las de combattre avec lui-même sans que la victoire de l’intelligence donnât la paix à ses pensées, il dit ces paroles finales, ces paroles qui résument tout l’homme et tout le Dieu, ces paroles qui sont devenues la sagesse de tous les sages, et qui devraient être l’épitaphe de toutes les vies, et l’inscription unique de toutes les choses créées : « Mon Père, que votre volonté soit faite, et non la mienne ! »

Le site de cette grotte, creusée dans le rocher du Cédron, est un des sites les plus probables et les mieux justifiés par l’aspect des lieux, de tous ceux que la pieuse crédulité populaire a assignés à chacune des scènes du drame évangélique : c’est bien là la vallée assise à l’ombre de la mort, l’abîme caché sous les murs de la ville, le creux le plus profond et vraisemblablement alors le plus fui des hommes, où le Christ, qui devait avoir tous les hommes pour ennemis parce qu’il venait attaquer tous leurs mensonges, dut chercher quelquefois un abri et se recueillir en lui-même pour méditer, pour prier et pour souffrir ! Le torrent impur de Cédron coule à quelques pas. Ce n’était alors qu’un égout de Jérusalem ; la colline des Oliviers s’y replie pour se joindre avec les collines qui portent le tombeau des rois, et forme là comme un coude enfoncé, où des masses d’oliviers, de térébinthes et de figuiers, et ces arbres fruitiers que le pauvre peuple cultive toujours, dans la poussière même du rocher, aux alentours d’une grande ville, devaient cacher l’entrée de la grotte : de plus, ce site ne fut pas remué et rendu méconnaissable par les ruines qui ensevelirent Jérusalem. Des disciples qui avaient veillé et prié avec le Christ purent revenir, et dire, en marquant le rocher et les arbres : « C’était là ! » Une vallée ne s’efface pas comme une rue, et le moindre rocher dure plus que le plus magnifique des temples.

La grotte de Gethsemani et le rocher qui la couvre sont entourés maintenant des murs d’une petite chapelle fermée à clef, et dont la clef reste entre les mains des religieux latins de Jérusalem. Cette grotte et les sept oliviers du champ voisin leur appartiennent ; la porte, taillée dans le roc, ouvre sur la cour d’un autre pieux sanctuaire que l’on appelle le Tombeau de la Vierge ; celle-ci appartient aux Grecs ; la grotte est profonde et haute, et divisée en deux cavités qui communiquent par une espèce de portique souterrain. Il y a plusieurs autels taillés aussi dans la roche vive ; on n’a pas défiguré ce sanctuaire, donné par la nature, par autant d’ornements artificiels que tous les autres sanctuaires du Saint-Sépulcre ; la voûte, le sol et les parois sont le rocher même, suintant encore, comme des larmes, l’humidité caverneuse de la terre qui l’enveloppe ; on a seulement appliqué, au-dessus de chaque autel, une mauvaise représentation, en lames de cuivre peint de couleur chair, et de grandeur naturelle, de la scène de l’agonie du Christ, avec les anges qui lui présentent le calice de la mort. Si l’on arrachait ces mauvaises figures qui détruisent celles que l’imagination pieuse aime à se créer dans l’ombre de cette grotte vide ; si on laissait les regards mouillés de larmes monter librement et sans images sensibles vers la pensée dont cette nuit est pleine, cette grotte serait la plus intacte et la plus religieuse relique des collines de Sion ; mais il faut que les hommes gâtent toujours un peu tout ce qu’ils touchent. Hélas ! s’ils avaient altéré et gâté seulement les pierres et les ruines de ces scènes visibles ! Mais que n’ont-ils pas fait des doctrines, des exemples de cette religion de raison, de simplicité, d’amour et d’humilité, que le Fils de l’homme leur avait enseignée au prix de son sang ? Quand Dieu permet qu’une vérité tombe sur la terre, les hommes commencent par maudire et par lapider celui qui l’apporte, puis ils s’emparent de cette vérité qu’ils n’ont pu tuer avec lui parce qu’elle est immortelle ; c’est sa dépouille, c’est leur héritage : mais, comme la pierre précieuse que les malfaiteurs enlèvent au pèlerin céleste, ils l’enchâssent dans tant d’erreurs qu’elle devient méconnaissable, jusqu’à ce que le jour brille de nouveau sur elle, et que, séparant après des siècles le diamant de son entourage, la sagesse dise : « Voilà le vrai, voilà le faux : ceci est la vérité, ceci est l’erreur ! » Voilà pourquoi toutes les religions ont deux aspects dont l’association étonne les esprits ; l’un populaire : légendes, superstitions, alliage dont les siècles d’ignorance et de ténèbres mêlent et ternissent la pensée du ciel ; l’autre vrai, philosophique, que l’on découvre en effaçant de la main la rouille humaine, et qui, présenté au jour éternel, qui est la conscience, la réfléchit pure, et éclaire toute chose et toute intelligence de cette lumière de vérité et d’amour au fond de laquelle on voit et l’on aime l’Être évident, Dieu !




Même date.


Il reste, non loin de la grotte de Gethsemani, un petit coin de terre ombragé encore par sept oliviers, que les traditions populaires assignent comme les mêmes arbres sous lesquels Jésus se coucha et pleura. Ces oliviers, en effet, portent réellement sur leurs troncs et sur leurs immenses racines la date des dix-huit siècles qui se sont écoulés depuis cette grande nuit. Ces troncs sont énormes, et formés, comme tous ceux des vieux oliviers, d’un grand nombre de tiges qui semblent s’être incorporées à l’arbre sous la même écorce, et forment comme un faisceau de colonnes accouplées. Leurs rameaux sont presque desséchés, mais portent cependant encore quelques olives. Nous cueillîmes celles qui jonchaient le sol sous les arbres ; nous en fîmes tomber quelques-unes avec une pieuse discrétion, et nous en remplîmes nos poches pour les apporter en reliques, de cette terre, à nos amis.

Je conçois qu’il est doux pour l’âme chrétienne de prier, en roulant dans ses doigts les noyaux d’olives de ces arbres dont Jésus arrosa et féconda peut-être les racines de ses larmes, quand il pria lui-même, pour la dernière fois, sur la terre. Si ce ne sont pas les mêmes troncs, ce sont probablement les rejetons de ces arbres sacrés. Mais rien ne prouve que ce ne soient pas identiquement les mêmes souches. J’ai parcouru toutes les parties du monde où croît l’olivier ; cet arbre vit des siècles, et nulle part je n’en ai trouvé de plus gros, quoique plantés dans un sol rocailleux et aride. J’ai bien vu, sur le sommet du Liban, des cèdres que les traditions arabes reportent aux années de Salomon. Il n’y a là rien d’impossible : la nature a donné à certains végétaux plus de durée qu’aux empires ; certains chênes ont vu passer bien des dynasties, et le gland que nous foulons aux pieds, le noyau d’olive que je roule dans mes doigts, la pomme de cèdre que le vent balaye, se reproduiront, fleuriront, et couvriront encore la terre de leur ombre, quand les centaines de générations qui nous suivent auront rendu à la terre cette poignée de poussière qu’elles lui empruntent tour à tour. Ceci n’est pas une marque de mépris de la création pour nous. L’importance relative des êtres ne se mesure pas à la durée, mais à l’intensité de leur existence. Il y a plus de vie dans une heure de pensée, de contemplation, de prière ou d’amour, que dans une existence tout entière d’homme purement physique. Il y a plus de vie dans une pensée qui parcourt le monde et monte au ciel dans un espace de temps inappréciable, dans le millionième d’une seconde, que dans les dix-huit siècles de végétation des oliviers que je touche, ou dans les deux mille cinq cents ans des cèdres de Salomon.




Même date.


Déjeuné, assis sur les marches de la fontaine de Siloé. Écrit quelques vers, déchiré et jeté les lambeaux dans la source. La parole est une arme ébréchée. Les plus beaux vers sont ceux qu’on ne peut pas écrire. Les mots de toute langue sont incomplets, et chaque jour le cœur de l’homme trouve, dans les nuances de ses sentiments, et l’imagination dans les impressions de la nature visible, des choses que la bouche ne peut exprimer, faute de mots. Le cœur et la pensée de l’homme sont un musicien forcé de jouer une musique infinie sur un clavier qui n’a que quelques notes. Il vaut mieux se taire. Le silence est une belle poésie dans certains moments. L’esprit l’entend et Dieu la comprend : c’est assez.




Même date.


En remontant la vallée de Josaphat, je passe auprès du sépulcre d’Absalon. C’est un bloc de rocher taillé dans le bloc même de la montagne de Silhoa, et qui n’est pas détaché du roc primitif qui lui sert de base. Il a environ trente pieds d’élévation, et vingt de large sur toutes ses faces. Je le dis au hasard, car je ne mesure rien : la toise ne sert qu’à l’architecte. La forme est une base carrée avec une porte grecque au milieu, corniche corinthienne, portant pyramide au sommet. Nul caractère romain ni grec. — Apparence grave, bizarre, monumentale et neuve, comme les monuments égyptiens.

Les Juifs n’eurent pas d’architecture propre. Ils empruntèrent à l’Égypte, à la Grèce, mais, je crois, surtout aux Indes : la clef de tout est aux Indes ; la génération des pensées et des arts me semble remonter là. Elles ont enfanté l’Assyrie, la Chaldée, la Mésopotamie, la Syrie, les grandes villes du désert, comme Balbek ; puis l’Égypte, puis les îles, comme Crète et Chypre ; puis l’Étrurie, puis Rome ; puis la nuit est venue, et le christianisme, couvé d’abord par la philosophie platonicienne, ensuite par la barbare ignorance du moyen âge, a enfanté notre civilisation et nos arts modernes. Nous sommes jeunes, et nous passons à peine l’âge de la virilité. Un monde nouveau dans la pensée, dans les formes sociales et dans les arts, sortira, probablement avant peu de siècles, de la grande ruine du moyen âge à laquelle nous assistons. On sent que le monde moral porte son fruit, dont l’enfantement se fera dans les convulsions et la douleur ; la parole écrite et multipliée par la presse, en portant la discussion, la critique et l’examen sur tout, en appelant la lumière de toutes les intelligences sur chaque point de fait ou de contestation dans le monde, amène invinciblement l’âge de raison pour l’humanité. La révélation à tous par tous. — La réverbération de la lumière divine, qui est raison et religion, par tous les centres de l’humanité.

On ferait un beau livre de l’histoire de l’esprit divin dans les différentes phases de l’humanité ; de l’histoire de la Divinité dans l’homme, où l’on trouverait ce principe religieux agissant d’abord dans les premiers temps connus de l’humanité par les instincts et par les impulsions aveugles ; puis chantant par la voix des poëtes, mens divinior ; puis se manifestant sur les tables des législateurs, ou dans les initiations mystérieuses des théocraties indiennes, égyptiennes, hébraïques. Lorsque ces formes mythologiques s’évanouissent de l’esprit humain, usées par le temps, épuisées par la crédulité des hommes, on le verrait, disséminé et épars dans les grandes écoles philosophiques de la Grèce et de l’Asie Mineure et dans les sectes pythagoriciennes, chercher en vain des symboles universels, jusqu’à ce que le christianisme résumât toute vérité spéculative et contestée en ces deux grandes vérités pratiques et incontestables : Adoration d’un Dieu unique ; charité et fraternité entre tous les hommes.




Même date.


Un peu au-dessus de la naissance de la vallée du Cédron, au nord de Jérusalem, nous traversâmes quelques champs d’une terre rougeâtre et plus fertile, couverte d’un bois d’oliviers. À environ cinq cents pas de la ville, nous nous trouvâmes aux bords d’une profonde carrière ; nous y descendîmes. À gauche, un bloc de roche, richement sculpté, s’étendait dans toute la largeur de la carrière, et laissait voir au-dessous une étroite ouverture à demi fermée par la terre et les pierres éboulées. Un homme pouvait à peine s’y glisser en rampant. Nous y pénétrâmes ; mais comme nous n’avions ni briquets ni torches, nous ressortîmes aussitôt, et ne visitâmes pas les chambres intérieures : c’étaient les sépulcres des rois. La frise magnifiquement sculptée et du plus beau travail grec, qui règne sur le rocher extérieur, assigne à cette décoration des monuments l’époque la plus florissante des arts dans la Grèce ; cependant elle date peut-être de Salomon, car qui peut savoir ce que ce grand prince avait emprunté au génie des Indes ou de l’Égypte ?




3 novembre 1832.


La peste, qui ravage de plus en plus Jérusalem et les environs, ne nous permet pas d’entrer dans Bethléem, dont le couvent et le sanctuaire sont fermés. Nous montons cependant à cheval dans la soirée, et, après avoir traversé un plateau d’environ deux lieues qui règne à l’orient de Jérusalem, nous arrivons sur une hauteur à peu de distance de Bethléem, et d’où l’on découvre parfaitement toute cette petite ville. À peine y étions-nous assis, qu’une nombreuse cavalcade d’Arabes bethléémites arrive, et demande à m’être présentée. Après les compliments d’usage, ils me disent qu’ils sont députés auprès de moi par la population de Bethléem, pour me prier de faire diminuer l’impôt dont Ibrahim-Pacha a frappé leur ville ; qu’ils savent, par la renommée et par les Arabes d’Abougosh, leur chef, qu’Ibrahim-Pacha est mon ami et ne me refusera certainement pas, si je sollicite son indulgence pour eux.

Comme les Arabes bethléémites sont la plus détestable race de ces contrées, toujours en guerre avec leurs voisins, toujours rançonnant le couvent latin de Bethléem, je leur réponds avec gravité, en leur faisant de sévères reproches sur leurs rapines, que j’aurai égard à leur requête et que je la présenterai au pacha, mais à condition qu’ils respecteront les Européens, les pèlerins, et surtout les couvents de Bethléem et du désert de Saint-Jean ; et que, s’ils se permettent la moindre violation de domicile à l’égard de ces pauvres religieux, la résolution d’Ibrahim est de les exterminer jusqu’au dernier, ou de les chasser dans les déserts de l’Arabie Pétrée. J’ajoute (et ceci semble leur faire une vive impression) que si les forces d’Ibrahim-Pacha ne suffisent pas, les pachas de l’Europe sont décidés à venir eux-mêmes, et à les mettre à la raison. En attendant, je les engage à payer le tribut. Depuis ce jour-là jusqu’au jour de mon départ, j’ai eu constamment à ma suite, malgré toutes mes instances pour les congédier, un certain nombre de scheiks bédouins de Bethléem, d’Hébron et du désert de Saint-Jean, qui ne cessaient de m’implorer pour la réduction du tribut. Rentré au camp dans la vallée de la piscine de Salomon, sous les murs de Sion, je reçois la visite d’Abougosh, qui vient avec son oncle et son frère s’informer de nos nouvelles. Je lui donne le café et la pipe, et nous causons une heure à la porte de ma tente, assis chacun sous un olivier.




Même date.


Un courrier de Jaffa m’apporte des lettres d’Europe et de Bayruth, et me les remet sous les remparts de Jérusalem. Ces lettres me rassurent sur la santé de ma fille ; mais comme elle ajoute au bas de la lettre de sa mère qu’elle ne veut pas absolument que j’aille en Égypte en ce moment, je change ma marche ; je contremande ma caravane de chameaux à El-Arich, et je me détermine à revenir par la côte de Syrie. Nous levons nos tentes ; j’envoie un présent de cinq cents piastres au couvent, en outre de quinze cents piastres que j’ai payées pour chapelets, reliques, crucifix, etc., et nous prenons de nouveau la route du désert de Saint-Jean.

L’aspect général des environs de Jérusalem peut se peindre en peu de mots : montagnes sans ombre, vallées sans eau, terre sans verdure, rochers sans terreur et sans grandiose ; quelques blocs de pierre grise perçant la terre friable et crevassée ; de temps en temps un figuier auprès, une gazelle ou un chacal se glissant furtivement entre les brisures de la roche ; quelques plants de vigne rampant sur la cendre grise ou rougeâtre du sol ; de loin en loin un bouquet de pâles oliviers jetant une petite tache d’ombre sur les flancs escarpés d’une colline ; à l’horizon, un térébinthe ou un noir caroubier se détachant triste et seul du bleu du ciel ; les murs et les tours grises des fortifications de la ville apparaissant de loin sur la crête de Sion ; voilà la terre. Un ciel élevé, pur, net, profond, où jamais le moindre nuage ne flotte, et ne se colore de la pourpre du soir et du matin. Du côté de l’Arabie, un large gouffre descendant entre les montagnes noires, et conduisant les regards jusqu’aux flots éblouissants de la mer Morte et à l’horizon violet des cimes des montagnes de Moab. Pas un souffle de vent murmurant dans les créneaux ou entre les branches sèches des oliviers ; pas un oiseau chantant ni un grillon criant dans le sillon sans herbe : un silence complet, éternel, dans la ville, sur les chemins, dans la campagne.

Telle était Jérusalem pendant tous les jours que nous passâmes sous ses murailles. Je n’y ai entendu que le hennissement de mes chevaux qui s’impatientaient au soleil, autour de notre camp, et qui creusaient du pied le sol en poussière ; et d’heure en heure le chant mélancolique du muezzin criant l’heure du haut des minarets, ou les lamentations cadencées des pleureurs turcs, accompagnant en longues files les pestiférés aux différents cimetières qui entourent les murs. Jérusalem, où l’on veut visiter un sépulcre, est bien elle-même le tombeau d’un peuple, mais tombeau sans cyprès, sans inscriptions, sans monuments, dont on a brisé la pierre, et dont les cendres semblent recouvrir la terre qui l’entoure de deuil, de silence et de stérilité. Nous y jetâmes plusieurs fois nos regards, en la quittant, du haut de chaque colline d’où nous pouvions l’apercevoir encore ; et enfin nous vîmes, pour la dernière fois, la couronne d’oliviers qui domine la montagne de ce nom, et qui surnage longtemps dans l’horizon après qu’on a perdu la ville de l’œil, s’abaisser elle-même dans le ciel, et disparaître comme ces couronnes de fleurs pâles que l’on jette dans un sépulcre.

Nous devions cependant y revenir encore, mais, hélas ! non plus dans les mêmes sentiments ; non plus pour y pleurer sur les misères des autres, mais pour y gémir sur nos propres misères, et pour y faire boire nos propres larmes à cette terre qui en a tant bu et tant séché.

Hier j’avais planté ma tente dans un champ rocailleux, où croissaient quelques troncs d’oliviers noueux ou rabougris, sous les murs de Jérusalem, à quelques centaines de pas de la tour de David, un peu au-dessus de la fontaine de Siloé, qui coule encore sur les dalles usées de sa grotte, non loin du tombeau du poëte-roi qui l’a si souvent chantée. Les hautes et noires terrasses qui portaient jadis le temple de Salomon s’élevaient à ma gauche, couronnées par les trois coupoles bleues et par les colonnettes légères et aériennes de la mosquée d’Omar, qui plane aujourd’hui sur les ruines de la maison de Jéhovah.

La ville de Jérusalem, ravagée par la peste, était tout inondée des rayons d’un soleil éblouissant répercutés sur ses mille dômes, sur ses marbres blancs, sur ses tours de pierre dorée, sur ses murailles polies par les siècles et par les vents salins du lac Asphaltite ; aucun bruit ne montait de son enceinte, muette et morte comme la couche d’un agonisant ; ses larges portes étaient ouvertes, et l’on apercevait de temps en temps le turban blanc et le manteau rouge du soldat arabe, gardien inutile de ces portes abandonnées : rien ne venait, rien ne sortait ; l’air du matin soulevait seul la poudre ondoyante des chemins, et faisait un moment l’illusion d’une caravane ; mais quand la bouffée de vent avait passé, quand elle était venue mourir en sifflant sur les créneaux de la tour des Pisans ou sur les trois palmiers de la maison de Caïphe, la poussière retombait, le désert apparaissait de nouveau, et le pas d’aucun chameau, d’aucun mulet, ne retentissait sur les pavés de la route : seulement, de quart d’heure en quart d’heure, les deux battants ferrés de toutes les portes de Jérusalem s’ouvraient, et nous voyions passer les morts que la peste venait d’achever, et que deux esclaves nus portaient, sur un brancard, aux tombes répandues tout autour de nous. Quelquefois un long cortége de Turcs, d’Arabes, d’Arméniens, de Juifs, accompagnait le mort et défilait en chantant entre les troncs d’oliviers, puis rentrait à pas lents et silencieusement dans la ville. Plus souvent les morts étaient seuls ; et quand les deux esclaves avaient creusé de quelques palmes le sable ou la terre de la colline, et couché le pestiféré dans son dernier lit, ils s’asseyaient sur le tertre même qu’ils venaient d’élever, se partageaient les vêtements du mort, et, allumant leurs longues pipes, ils fumaient en silence, et regardaient la fumée de leurs chibouks monter en légère colonne bleue, et se perdre gracieusement dans l’air limpide, vif et transparent de ces journées d’automne.

À mes pieds, la vallée de Josaphat s’étendait comme un vaste sépulcre ; le Cédron tari la sillonnait d’une déchirure blanchâtre, toute semée de gros cailloux, et les flancs des deux collines qui la cernent étaient tout blancs de tombes et de turbans sculptés, monument banal des Osmanlis : un peu sur la droite, la colline des Oliviers s’affaissait, et laissait, entre les chaînes éparses des cônes volcaniques des montagnes nues de Jéricho et de Saint-Saba, l’horizon s’étendre et se prolonger, comme une avenue lumineuse, entre des cimes de cyprès inégaux : le regard s’y jetait de lui-même, attiré par l’éclat azuré et plombé de la mer Morte, qui luisait aux pieds des degrés de ces montagnes ; et derrière, la chaîne bleue des montagnes de l’Arabie Pétrée bornait l’horizon. Mais borner n’est pas le mot, car ces montagnes semblaient transparentes comme le cristal, et l’on voyait ou l’on croyait voir au delà un horizon vague et indéfini s’étendre encore, et nager dans les vapeurs ambiantes d’un air teint de pourpre et d’azur.

C’était l’heure de midi, l’heure où le muezzin épie le soleil sur la plus haute galerie du minaret, et chante l’heure et la prière de toutes les heures ; voix vivante, animée, qui sait ce qu’elle dit et ce qu’elle chante, supérieure, à mon avis, à la voix sans conscience de la cloche de nos cathédrales, si l’on pouvait l’entendre d’aussi loin. Mes Arabes avaient donné l’orge, dans le sac de poil de chèvre, à mes chevaux attachés çà et là autour de ma tente, les pieds enchaînés à des anneaux de fer : ces beaux et doux animaux étaient immobiles, leur tête penchée et ombragée par leur longue crinière éparse, leur poil gris, luisant, et fumant sous les rayons d’un soleil de plomb. Les hommes s’étaient rassemblés à l’ombre du plus large des oliviers ; ils avaient étendu sur la terre leurs nattes de Damas, et ils fumaient, en se contant des histoires du désert, ou en chantant des vers d’Antar ; Antar, ce type de l’Arabe errant, à la fois pasteur, guerrier et poëte, qui a écrit le désert tout entier dans ses poésies nationales, épique comme Homère, plaintif comme Job, amoureux comme Théocrite, philosophe comme Salomon ; ses vers, qui endorment ou exaltent l’imagination de l’Arabe autant que la fumée du tombach dans le narguilé, retentissaient en sons gutturaux dans le groupe animé de mes Saïs ; et quand le poëte avait touché plus juste ou plus fort la corde sensible de ces hommes sauvages, mais impressionnables, on entendait un léger murmure de leurs lèvres ; ils joignaient leurs mains, les élevaient au-dessus de leurs oreilles, et, inclinant la tête, ils s’écriaient : Allah ! Allah ! Allah !

Plus tard, le souvenir de ces heures passées ainsi à écouter ces vers, que je ne pouvais comprendre, me fit rechercher avec soin quelques fragments de poésies arabes populaires, et surtout du poëme héroïque d’Antar. Je parvins à m’en procurer un certain nombre, et je me les faisais traduire par mon drogman pendant les soirées d’hiver que je passai dans le Liban. Je commençais moi-même à entendre un peu d’arabe, mais pas assez pour le lire ; mon interprète traduisait les morceaux du poëme en italien vulgaire, et je les traduisais ensuite mot à mot en français. Je conserve ces essais poétiques inconnus en Europe, et je les fais insérer à la fin de cet ouvrage. On verra que la poésie est de tous les lieux, de tous les temps et de toutes les civilisations.

Le poëme d’Antar est, comme je viens de le dire, la poésie nationale de l’Arabe errant ; ce sont les livres saints de son imagination. Combien d’autres fois encore n’ai-je pas vu des groupes de mes Arabes, accroupis le soir autour du feu de mon bivac, tendre le cou, prêter l’oreille, diriger leurs regards de feu vers un de leurs compagnons qui leur récitait quelques passages de ces admirables poésies, tandis qu’un nuage de fumée, s’élevant de leurs pipes, formait au-dessus de leurs têtes l’atmosphère fantastique des songes, et que nos chevaux, la tête penchée sur eux, semblaient eux-mêmes attentifs à la voix monotone de leurs maîtres ! Je m’asseyais non loin du cercle, et j’écoutais aussi, bien que je ne comprisse pas ; mais je comprenais le son de la voix, le jeu des physionomies, les frémissements des auditeurs ; je savais que c’était de la poésie, et je me figurais des récits touchants, dramatiques, merveilleux, que je me récitais à moi-même.

C’est ainsi qu’en écoutant de la musique mélodieuse ou passionnée je crois entendre les paroles, et que la poésie de la langue chantée me révèle et me parle la poésie de la langue écrite. Faut-il même tout dire ? je n’ai jamais lu de poésie comparable à cette poésie que j’entendais dans la langue inintelligible pour moi de ces Arabes : l’imagination dépassant toujours la réalité, je croyais comprendre la poésie primitive et patriarcale du désert ; je voyais le chameau, le cheval, la gazelle ; je voyais l’oasis dressant ses têtes de palmiers d’un vert jaune au-dessus des dunes immenses de sable rouge, les combats des guerriers, et les jeunes beautés arabes enlevées et reprises parmi la mêlée, et reconnaissant leurs amants dans leurs libérateurs. Cela me rappelle que j’ai eu toujours plus de plaisir à lire un poëte étranger dans une détestable et plate traduction, que dans l’original même : c’est que l’original le plus beau laisse toujours quelque chose à désirer dans l’expression, et que la mauvaise traduction ne fait qu’indiquer la pensée, le motif poétique ; que l’imagination, brodant elle-même ce motif avec des paroles qu’elle suppose aussi transparentes que l’idée, jouit d’un plaisir complet et qu’elle se crée à elle-même. L’infini étant dans la pensée, elle le suppose dans l’expression : le plaisir est ainsi infini. Il faut, pour se donner ce plaisir, être jusqu’à un certain point musicien ou poëte ; mais qui ne l’est pas ?

Antar, à la fois le héros et le poëte de l’Arabe errant, est peu connu de nous ; nous savons mal son histoire ; nous ignorons même la date précise de son existence. Quelques savants prétendent qu’il vivait dans le sixième siècle de notre ère. Les traditions locales reportent sa vie bien plus haut. Antar, selon ces traditions empruntées en partie à son poëme, était un esclave nègre qui conquit sa liberté par ses exploits et ses vertus, et obtint sa maîtresse Abla à force d’amour et d’héroïsme.

Le poëme d’Antar n’est pas, comme celui d’Homère, écrit entièrement en vers ; il est en prose poétique de l’arabe le plus pur et le plus classique, entrecoupée de vers. Ce qu’il y a de singulier dans ce poëme, c’est que la partie du récit écrite en prose est infiniment supérieure aux fragments lyriques qui y sont intercalés. La partie poétique y sent la recherche, l’affectation et la manière des littératures en décadence ; rien au contraire n’est plus simple, plus naturel, plus véritablement passionné, que le récitatif. Tout ce que j’ai lu de poésies arabes, antiques ou modernes, participe plus ou moins de cette malheureuse recherche de la poésie d’Antar : ce sont, sinon des jeux de mots, du moins des jeux d’idée, des jeux d’images, plutôt faits pour amuser l’esprit que pour toucher le cœur. Il faut des siècles à l’art pour arriver à l’expression simple et sublime de la nature. Pour les Arabes, les vers ne sont encore qu’un ingénieux mode de badiner avec leur esprit ou avec leurs sentiments. J’excepte quelques poésies religieuses écrites, il y a environ trente ans, par un évêque maronite du mont Liban : j’en rapporte quelques fragments dignes des lieux qui les ont inspirées, et des sujets sacrés auxquels ce pieux cénobite avait exclusivement consacré son mâle génie. Ces poésies religieuses sont plus solennelles et plus intimes qu’aucune de celles que je connaisse en Europe ; il y reste quelque chose de l’accent de Job, de la grandeur de Salomon et de la mélancolie de David.

Je regrette qu’un orientaliste exercé ne traduise pas pour nous Antar tout entier ; cela vaudrait mieux qu’un voyage, car rien ne réfléchit autant les mœurs qu’un poëme ; cela rajeunirait aussi nos propres inspirations par les couleurs si neuves qu’Antar a puisées dans ses solitudes ; cela serait, de plus, amusant comme l’Arioste, touchant comme le Tasse. Je ne puis douter que la poésie italienne de l’Arioste et du Tasse ne soit sœur des poésies arabes : la même alliance d’idées qui produisit l’Alhambra, Séville, Grenade, et quelques-unes de nos cathédrales, a produit la Jérusalem et les drames charmants du poëte de Reggio. Antar est plus intéressant que les Mille et une Nuits, parce qu’il est moins merveilleux. Tout l’intérêt est puisé dans le cœur de l’homme et dans les aventures vraies ou vraisemblables du héros et de son amante. Les Anglais ont une traduction presque complète de ce délicieux poëme ; nous n’en possédons que quelques beaux fragments, disséminés dans nos revues littéraires. Le lecteur pourra à peine entrevoir, à travers les imperfections des morceaux placés à la fin de cet ouvrage, les admirables beautés de l’original.

À quelques pas de moi, une jeune femme turque pleurait son mari sur un de ces petits monuments de pierre blanche dont toutes les collines, autour de Jérusalem, sont parsemées : elle paraissait à peine avoir dix-huit ou vingt ans, et je ne vis jamais une si ravissante image de la douleur. Son profil, que son voile rejeté en arrière me laissait entrevoir, avait la pureté de lignes des plus belles têtes du Parthénon ; mais en même temps la mollesse, la suavité et la gracieuse langueur des femmes de l’Asie, beauté bien plus féminine, bien plus amoureuse, bien plus fascinante pour le cœur que la beauté sévère et mâle des statues grecques ; ses cheveux d’un blond bronzé et doré comme le cuivre des statues antiques, couleur très-estimée dans ce pays du soleil, dont elle est comme un reflet permanent ; ses cheveux, détachés de sa tête, tombaient autour d’elle, et balayaient littéralement le sol ; sa poitrine était entièrement découverte, selon la coutume des femmes de cette partie de l’Arabie ; et quand elle se baissait pour embrasser la pierre du turban, ou pour coller son oreille à la tombe, ses deux seins nus touchaient la terre, et creusaient leur moule dans la poussière, comme ce moule du beau sein d’Atala ensevelie, que le sable du sépulcre dessinait encore dans l’admirable épopée de M. de Chateaubriand. Elle avait jonché de toutes sortes de fleurs le tombeau et la terre alentour ; un beau tapis de Damas était étendu sous ses genoux ; sur le tapis il y avait quelques vases de fleurs, et une corbeille pleine de figues et de galettes d’orge ; car cette femme devait passer la journée entière à pleurer ainsi. Un trou, creusé dans la terre, et qui était censé correspondre à l’oreille du mort, lui servait de porte-voix vers cet autre monde où dormait celui qu’elle venait visiter. Elle se penchait de moments en moments vers cette ouverture ; elle y chantait des choses entremêlées de sanglots, elle y collait ensuite l’oreille, comme si elle eût attendu la réponse ; puis elle se remettait à chanter en pleurant encore. J’essayai de comprendre les paroles qu’elle murmurait ainsi, et qui venaient jusqu’à moi ; mais mon drogman arabe ne put les saisir ou les rendre. Combien je les regrette ! que de secrets de l’amour ou de la douleur ! que de soupirs animés de toute la vie de deux âmes arrachées l’une à l’autre, ces paroles confuses et noyées de larmes devaient contenir ! Oh ! si quelque chose pouvait jamais réveiller un mort, c’étaient de pareilles paroles murmurées par une pareille bouche !

À deux pas de cette femme, sous un morceau de toile noire soutenu par deux roseaux fichés en terre pour servir de parasol, ses deux petits enfants jouaient avec trois esclaves noires d’Abyssinie, accroupies, comme leur maîtresse, sur le sable que recouvrait un tapis. Ces trois femmes, toutes les trois jeunes et belles aussi, aux formes sveltes et au profil aquilin des nègres de l’Abyssinie, étaient groupées dans des attitudes diverses, comme trois statues tirées d’un seul bloc. L’une avait un genou en terre, et tenait sur l’autre genou un des enfants qui tendait ses bras du côté où pleurait sa mère ; l’autre avait ses deux jambes repliées sous elle et ses deux mains jointes, comme la Madeleine de Canova, sur son tablier de toile bleue ; la troisième était debout, un peu penchée sur ses deux compagnes, et, se balançant à droite et à gauche, berçait contre son sein, à peine dessiné, le plus petit des enfants, qu’elle essayait en vain d’endormir. Quand les sanglots de la jeune veuve arrivaient jusqu’aux enfants, ceux-ci se prenaient à pleurer ; et les trois esclaves noires, après avoir répondu par un sanglot à celui de leur maîtresse, se mettaient à chanter des airs assoupissants et des paroles enfantines de leur pays, pour apaiser les deux enfants.

C’était un dimanche : à deux cents pas de moi, derrière les murailles épaisses et hautes de Jérusalem, j’entendais sortir par bouffées, de la noire coupole du couvent grec, les échos éloignés et affaiblis de l’office des vêpres. Les hymnes et les psaumes de David s’élevaient après trois mille ans, rapportés par des voix étrangères et dans une langue nouvelle, sur ces mêmes collines qui les avaient inspirés ; et je voyais sur les terrasses du couvent quelques figures de vieux moines de terre sainte aller et venir, leur bréviaire à la main, et murmurant ces prières murmurées déjà par tant de siècles dans des langues et dans des rhythmes divers.

Et moi j’étais là aussi pour chanter toutes ces choses ; pour étudier les siècles à leur berceau ; pour remonter jusqu’à sa source le cours inconnu d’une civilisation, d’une religion ; pour m’inspirer de l’esprit des lieux et du sens caché des histoires et des monuments, sur ces bords qui furent le point de départ du monde moderne, et pour nourrir, d’une sagesse plus réelle et d’une philosophie plus vraie, la poésie grave et pensée de l’époque où nous vivons !

Cette scène, jetée par hasard sous mes yeux, et recueillie dans un de mes mille souvenirs de voyages, me présenta les destinées et les phases presque complètes de toute poésie : les trois esclaves noires berçant les enfants avec les chansons naïves et sans pensée de leur pays, la poésie pastorale et instructive de l’enfance des nations ; la jeune veuve turque pleurant son mari en chantant ses sanglots à la terre, la poésie élégiaque et passionnée, la poésie du cœur ; les soldats et les moukres arabes récitant des fragments belliqueux, amoureux et merveilleux d’Antar, la poésie épique et guerrière des peuples nomades ou conquérants ; les moines grecs chantant les psaumes sur leurs terrasses solitaires, la poésie sacrée et lyrique des âges d’enthousiasme et de rénovation religieuse ; et moi, méditant sous ma tente et recueillant des vérités historiques ou des pensées sur toute la terre, la poésie de philosophie et de méditations, fille d’une époque où l’humanité s’étudie et se résume elle-même jusque dans les chants dont elle amuse ses loisirs.

Voilà la poésie tout entière dans le passé ; mais dans l’avenir, que sera-t-elle ? · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·




4 novembre 1832.


Passé la soirée et la nuit au désert de Saint-Jean, à prendre congé de nos excellents religieux, dont la mémoire nous accompagnera toujours : le souvenir des vertus humbles et parfaites reste dans l’âme, comme le parfum des odeurs d’un temple que l’on a traversé. Nous remîmes à ces bons pères une aumône à peine suffisante pour les indemniser des dépenses que nous leur avions occasionnées ; ils comptèrent pour rien le péril que nous leur avions fait courir ; ils me prièrent de les recommander à la protection terrible d’Abougosh, que je devais revoir à Jérémie.

Nous partîmes avant le jour, pour éviter l’importunité de la poursuite des Bédouins de Bethléem et du désert de Saint-Jean, qui ne se lassaient pas de me suivre et commençaient même à me menacer. À huit heures du matin, nous avions franchi les hautes montagnes que couronne le tombeau des Machabées, et nous étions assis sous les figuiers de Jérémie, fumant la pipe et prenant le café avec Abougosh, son oncle et ses frères. Abougosh me combla de nouvelles marques d’égards et de bienveillance ; il m’offrit un cheval que je refusai, ne voulant pas lui faire de cadeau moi-même, parce que ce cadeau aurait semblé une reconnaissance du tribut qu’il impose ordinairement aux pèlerins, tribut dont Ibrahim les a affranchis ; je mis sous sa sauvegarde les religieux de Saint-Jean, de Bethléem et de Jérusalem. J’ai su depuis qu’il était allé en effet les délivrer de l’obsession des Bédouins du désert ; il ne se doutait pas sans doute, alors que je lui demandais sa protection pour de pauvres religieux francs exilés dans ses montagnes, que huit mois plus tard il enverrait implorer la mienne pour la délivrance de son propre frère, emmené prisonnier à Damas, et que je serais assez heureux pour lui être utile à mon tour.

Le café pris, nos chevaux rafraîchis, nous repartîmes, escortés par l’immense population de Jérémie, et nous allâmes camper au delà de Ramla, dans un superbe bois d’oliviers qui entoure la ville. Accablés de lassitude et sans vivres, nous fîmes demander l’hospitalité aux religieux du couvent de Terre-Sainte ; ils nous la refusèrent comme à des pestiférés que nous pouvions bien être en effet : nous nous passâmes donc de souper, et nous nous endormîmes au bruit du vent de mer jouant dans la cime des oliviers. C’est là que la Vierge, saint Joseph et l’Enfant passèrent la nuit dans la campagne en fuyant en Égypte. Ces pensées adoucirent notre couche.

Partis de Ramla à six heures du matin ; venus déjeuner à Jaffa chez M. Damiani ; — un jour passé à nous reposer, et à préparer les provisions pour revenir en Syrie par la côte.

Rien de plus délicieux que ces voyages en caravane quand le pays est beau ; que les chevaux bien reposés marchent légèrement au lever du jour, sur un sol uni et sablonneux ; que les sites se succèdent sans monotonie ; que la mer surtout, qui nous envoie au visage la fraîche ondulation de l’air produite par ses vagues souples et régulières, se déroule verte ou bleue aux pieds de votre cheval, et vous jette par moments les gouttes poudreuses de son écume : c’est le plaisir que nous éprouvions en longeant le charmant golfe qui sépare Caïpha de Saint-Jean d’Acre.

Le désert, formé par la plaine de Zabulon, est caché à droite par les hautes touffes de roseaux et par la cime des palmiers qui séparent la grève de la terre : on marche sur un lit de sable blanc et fin, continuellement arrosé par la vague qui s’y déplie, et y répand ses nappes blanches et cannelées ; le golfe, enfermé à l’orient par la haute pointe du cap Carmel surmontée de son monastère, à l’occident par les blanches murailles en lambeaux de Saint-Jean d’Acre, ressemble à un vaste lac, où les plus petites barques peuvent se faire bercer impunément par les flots : il n’en est rien cependant. La côte de Syrie, partout dangereuse, l’est davantage encore dans le golfe de Caïpha : les navires qui s’y réfugient et y jettent l’ancre, pour éviter la tempête, sur un fond de sable peu solide, sont fréquemment jetés à la côte. De tristes et pittoresques débris l’attestaient trop à nos regards ; la plage entière est bordée de carcasses de vaisseaux naufragés, à demi ensevelis dans le sable ; quelques-unes montrent encore leur haute proue fracassée, où les oiseaux de mer font leurs nids ; beaucoup ont seulement leurs mâts hors du sable : ces arbres immobiles et sans feuillage ressemblent à ces croix funèbres que nous plantons sur la cendre de ceux qui ne sont plus : il y en a qui ont encore leurs vergues et leurs cordages, rouillés par la vapeur saline de la mer, pendant autour des mâts. Les Arabes ne touchent pas à ces ruines de bâtiments naufragés ; il faut que le temps et les tempêtes d’hiver se chargent seuls d’accomplir leur dégradation, ou que le sable les ensevelisse jour à jour.

Nous vîmes là, comme presque dans toutes les autres mers de Syrie, comment les Arabes pêchent le poisson. Un homme, tenant un petit filet replié, élevé au-dessus de sa tête et prêt à être lancé, s’avance à quelques pas dans la mer, et choisit l’heure et la place où le soleil est derrière lui, et illumine la vague sans l’éblouir. Il attend les vagues qui viennent, en s’amoncelant et en se dressant, fondre à ses pieds sur l’écueil ou sur le sable. Il plonge un regard perçant et exercé dans chaque écume, et s’il aperçoit qu’elle roule du poisson, il lance son filet au moment même où elle se brise et entraînerait ce qu’elle apporte avec son reflux : le filet tombe, la vague se retire, et le poisson reste. Il faut un temps un peu gros pour que cette pêche ait lieu sur les côtes de Syrie : quand la mer est calme, le pêcheur n’y découvre rien ; la vague ne devient transparente qu’en se dressant au soleil à la surface de la mer.

L’odeur infecte des champs de bataille nous annonçait le voisinage d’Acre ; nous n’étions plus qu’à un quart d’heure de ses murs. C’est un monceau de ruines ; les dômes des mosquées sont percés à jour, les murailles crénelées d’immenses brèches, les tours écroulées dans le port ; elle venait de subir un siége d’un an, et d’être emportée d’assaut par les quarante mille héros d’Ibrahim.

On connaît mal en Europe la politique de l’Orient : on lui suppose des desseins, elle n’a que des caprices ; des plans, elle n’a que des passions ; un avenir, elle n’a que le jour et le lendemain. On a vu dans l’agression de Méhémet-Ali la préméditation d’une longue et progressive ambition ; ce ne fut que l’entraînement de la fortune, qui, d’un pas à l’autre, le mena presque involontairement jusqu’à ébranler le trône de son maître et à conquérir une moitié de l’empire : une chance nouvelle peut le conduire plus loin encore.

Voici comment la querelle naquit : Abdalla, pacha d’Acre, jeune homme inconsidéré, passé au gouvernement d’Acre par un jeu de la faveur et du hasard, s’était révolté contre le Grand Seigneur ; vaincu, il avait imploré la protection du pacha d’Égypte, qui avait acheté sa grâce du divan. Abdalla, oubliant bientôt la reconnaissance qu’il devait à Méhémet, refusa de tenir certaines conditions jurées dans le temps de son infortune. Ibrahim marche pour l’y forcer ; il éprouve à Acre une résistance imprévue ; sa colère s’irrite : il demande à son maître des troupes nouvelles ; elles arrivent, et sont de nouveau repoussées. Méhémet-Ali se lasse, et rappelle son fils de tous ses vœux ; l’amour-propre d’Ibrahim résiste : il veut mourir sous les murs d’Acre, ou la soumettre à son père. Il enfonce enfin, à force d’hommes sacrifiés, les portes de cette ville. Abdalla, prisonnier, s’attend à la mort ; Ibrahim le fait venir sous sa tente, lui adresse quelques sarcasmes amers, et l’expédie à Alexandrie. Au lieu du cordon ou du sabre, Méhémet-Ali lui envoie son cheval, le fait entrer en triomphe, le fait asseoir à ses côtés sur le divan, lui adresse des éloges sur sa bravoure et sa fidélité au sultan, lui donne un palais, des esclaves, et d’immenses revenus.

Abdalla méritait ce traitement par sa bravoure : renfermé dans Acre avec trois mille osmanlis, il avait résisté un an à toutes les forces de l’Égypte par terre et par mer ; la fortune d’Ibrahim, comme celle de Napoléon, avait hésité devant cet écueil ; si le Grand Seigneur, en vain sollicité par Abdalla, lui avait envoyé quelques mille hommes à propos, ou avait seulement lancé sur les mers de Syrie deux ou trois de ces belles frégates qui dorment inutilement sur leurs ancres devant les caïques du Bosphore, c’en était fait d’Ibrahim : il rentrait en Égypte avec la conviction de l’impuissance de sa colère. Mais la Porte fut fidèle à son système de fatalité ; elle laissa s’accomplir la ruine de son pacha : le boulevard de la Syrie fut renversé, et le divan ne se réveilla que trop tard. Cependant Méhémet-Ali écrivait à son général de revenir ; mais celui-ci, homme de courage et d’aventures, voulut tâter jusqu’au bout la faiblesse du sultan et sa propre destinée : il avança. Deux victoires éclatantes et mal disputées, celle de Homs en Syrie et celle de Konia en Asie Mineure, le rendirent maître absolu de l’Arabie, de la Syrie, et de tous ces royaumes de Pont, de Bithynie, de Cappadoce, qui sont aujourd’hui la Caramanie. La Porte pouvait encore lui couper la retraite, et, débarquant des troupes sur ses derrières, reprendre possession des villes et des provinces, où il ne pouvait laisser des garnisons suffisantes ; un corps de six mille hommes, jeté par elle dans les défilés du Taurus et de la Syrie, faisant d’Ibrahim et de son armée une proie, l’emprisonnait dans ses victoires. La flotte turque était infiniment plus nombreuse que celle d’Ibrahim ; ou plutôt la Porte avait une flotte immense et magnifique, Ibrahim n’avait que deux ou trois frégates. Mais, dès le commencement de la campagne, Kalil-Pacha, jeune homme aux mœurs élégantes, favori du Grand Seigneur, et nommé par lui capitan-pacha, s’était retiré de la mer devant les faibles forces d’Ibrahim ; je l’avais vu, de mes yeux, quitter la rade de Rhodes et s’enfermer dans la rade de Marmorizza sur la côte de Caramanie, au fond du golfe de Macri. Une fois avec ses vaisseaux dans ce port dont la passe est prodigieusement étroite, Ibrahim, avec deux bâtiments, pouvait l’empêcher d’en sortir. Il n’en sortit plus en effet, et tout l’hiver, où les opérations militaires furent les plus importantes et les plus décisives sur les côtes de Syrie, les vaisseaux d’Ibrahim parurent seuls sur ces mers, et lui transportèrent sans obstacles des renforts et des munitions ; et cependant Kalil-Pacha n’était ni traître ni sans valeur : mais ainsi vont les affaires d’un peuple qui demeure immobile quand tout marche autour de lui. La fortune des nations, c’est leur génie ; le génie des musulmans tremble maintenant devant celui du dernier de ses pachas.

On sait le reste de cette campagne, qui rappelle celle d’Alexandre ; Ibrahim est incontestablement un héros, et Méhémet-Ali un grand homme ; mais toute leur fortune repose sur leurs deux têtes ; ces deux hommes de moins, il n’y a plus d’Égypte, il n’y a plus d’empire arabe, il n’y a plus de Machabées pour l’islamisme, et l’Orient revient à l’Occident par cette invincible loi des choses qui porte l’empire là où est la lumière.




Même date.


Le sable qui borde le golfe de Saint-Jean d’Acre devenait de plus en plus fétide. Nous commencions à apercevoir des ossements d’hommes, de chevaux, de chameaux, roulés sur la grève et blanchissant au soleil, lavés par l’écume des vagues. À chaque pas, ces débris amoncelés se multipliaient à nos yeux. Bientôt toute la lisière, entre la terre et les falaises, en parut couverte, et le bruit des pas de nos chevaux faisait partir à tout moment des bandes de chiens sauvages, de hideux chacals et d’oiseaux de proie, occupés depuis deux mois à ronger les restes d’un horrible festin que le canon d’Ibrahim et d’Abdalla leur avait fait. Les uns entraînaient en fuyant des membres d’hommes mal ensevelis, les autres des jambes de chevaux où la peau tenait encore ; quelques aigles posés sur des têtes osseuses de chameaux s’élevaient à notre approche avec des cris de colère, et revenaient planer, même à nos coups de fusil, sur leur horrible proie. Les hautes herbes, les joncs, les arbustes du rivage, étaient également jonchés de ces débris d’hommes ou d’animaux. Tout n’était pas le reste de la guerre. Le typhus, qui ravageait Acre depuis plusieurs mois, achevait ce que les armes avaient épargné ; il restait à peine douze à quinze cents hommes dans une ville de douze à quinze mille âmes, et chaque jour on jetait hors des murs ou dans la mer les cadavres nouveaux, que la mer rejetait au fond du golfe, ou que les chacals déterraient dans les champs.

Nous arrivâmes jusqu’à la porte orientale de cette malheureuse ville. L’air n’était plus respirable ; nous n’entrâmes pas, mais tournant à droite, le long des murs écroulés où travaillaient quelques esclaves, nous traversâmes le champ de bataille dans toute son étendue, depuis les murs de la ville jusqu’à la maison de campagne des anciens pachas d’Acre, bâtie au milieu de la plaine, à une ou deux heures du bord de la mer. En approchant de cette maison de magnifique apparence, et flanquée de kiosques élégants d’architecture indienne, nous vîmes de longs sillons un peu plus élevés que ceux que la charrue trace dans nos fortes terres. Ces sillons pouvaient avoir une demi-lieue de long sur à peu près autant de large ; le dos du sillon s’élevait à un ou deux pieds au-dessus du sol : c’était la place du camp d’Ibrahim, et la tombe de quinze mille hommes qu’il avait fait ensevelir dans ces tranchées sépulcrales. Nous marchâmes longtemps avec difficulté sur ce sol, qui recouvrait à peine tant de victimes de l’ambition et du caprice de ce qu’on appelle un héros.

Nous pressions le pas de nos chevaux, dont les pieds heurtaient sans cesse contre les morts et brisaient les ossements que les chacals avaient découverts ; et nous allâmes camper à environ une heure de cet endroit funeste, dans un site charmant de cette plaine, tout arrosé d’eau courante, tout ombragé de palmes d’orangers et de limoniers doux, hors du vent de Saint-Jean d’Acre, dont les émanations nous poursuivaient. Ces jardins, jetés comme une oasis dans la nudité de la plaine d’Acre, avaient été plantés par l’avant-dernier pacha, successeur du fameux Djezzar-Pacha. Quelques pauvres Arabes, réfugiés dans des huttes de terre et de boue, nous fournirent des oranges, des œufs et des poulets ; nous dormîmes là.

Le lendemain, M. de Laroyère put à peine se lever de sa natte et monter à cheval ; tous ses membres, engourdis par la douleur, se refusaient au moindre mouvement. Il sentit les premiers symptômes du typhus, que sa science médicale lui apprenait à distinguer mieux que nous. Mais le lieu ne nous offrant ni abri ni ressources pour établir un malade, nous nous hâtâmes de nous en éloigner avant que la maladie fût devenue plus grave, et nous allâmes coucher à quinze lieues de là, dans la plaine de Tyr, aux bords d’un fleuve ombragé d’immenses roseaux, et non loin d’une ruine isolée qui semble avoir appartenu à l’époque des croisés. Le mouvement et la chaleur avaient ranimé M. de Laroyère. Nous le couchâmes sous la tente, et nous allâmes tuer des canards et des oies sauvages, qui s’élevaient, comme des nuages, des roseaux aux bords du fleuve. Ces oiseaux nourrirent ce jour-là toute notre caravane.

Le jour suivant, nous rencontrâmes, sur le bord de la mer, dans un endroit délicieux, ombragé de cèdres maritimes et de magnifiques platanes, un aga turc qui revenait de la Mecque avec une suite nombreuse d’hommes et de chevaux. Nous nous établîmes sous un arbre auprès de la fontaine, non loin d’un autre arbre où l’aga déjeunait. Ses esclaves promenaient ses chevaux. Je fus frappé de la perfection de formes et de la légèreté d’un jeune étalon arabe de pur sang. Je chargeai mon drogman d’entrer en pourparler avec l’aga. Nous lui envoyâmes en présents quelques-unes de nos provisions de route et une paire de pistolets à piston : il nous fit présent à son tour d’un yatagan de Perse. Je fis passer mes chevaux devant lui, pour amener la conversation d’une manière naturelle sur ce sujet. Nous y parvînmes, mais la difficulté était de lui proposer de me vendre le sien. Mon drogman lui raconta qu’un de nos compagnons de route était si malade, qu’il ne pouvait trouver un cheval d’une allure assez douce pour le porter. L’aga alors dit qu’il en avait un sur le dos duquel on pouvait boire le café au galop sans qu’il en tombât une goutte de la tasse. C’était précisément le bel animal que j’avais admiré, et que je désirais si vivement posséder pour ma femme. Après de longues circonvolutions de paroles, nous finîmes par entrer en marché ; et j’emmenai le cheval, que j’appelai El Kantara, en mémoire du lieu et de la fontaine où je l’avais acheté. Je le montai à l’instant même pour achever la journée : je n’ai jamais monté un animal aussi léger. On ne sentait ni le mouvement élastique de ses épaules, ni la réaction de son sabot sur le rocher, ni le plus léger poids de sa tête sur le mors. L’encolure courte et élancée, relevant ses pieds comme une gazelle, on croyait monter un oiseau dont les ailes auraient soutenu la marche insensible. Il courait aussi mieux qu’aucun cheval arabe avec qui je l’aie essayé. Son poil était gris perlé. Je le donnai à ma femme, qui ne voulut plus en monter d’autre pendant tout notre séjour en Orient. Je regretterai toujours ce cheval accompli. Il était né dans le Khorassan et n’avait que cinq ans.

Le soir, nous arrivâmes aux Puits de Salomon ; le lendemain, de bonne heure, nous entrions à Saïde, l’antique Sidon, escortés par les Francs du pays et par les fils de M. Giraudin, notre excellent vice-consul à Saïde. Nous trouvâmes aussi à Saïde M. Cattafago, que nous avions connu à Nazareth, et sa famille. Il venait de bâtir une maison dans cette ville, et s’occupait des préparatifs du mariage d’une de ses filles. L’antique Sidon n’offrant plus aucun vestige de sa grandeur passée, nous nous livrâmes tout entiers aux soins aimables de M. Giraudin, et au plaisir de causer de l’Europe et de l’Orient avec cet intéressant vieillard. Devenu patriarche dans la terre des patriarches, il nous présentait en lui et dans sa famille l’image de toutes les vertus patriarcales, dont il nous rappelait les mœurs dans ses mœurs.

Le typhus se caractérise avec tous ses symptômes dans la maladie croissante de M. de Laroyère. Ne pouvant plus se lever pour monter à cheval, nous affrétons une barque à Saïde pour le transporter par mer à Bayruth ; nous repartons avec le reste de la caravane ; j’envoie un courrier à lady Stanhope, pour la remercier des obligeantes démarches qu’elle a faites en ma faveur auprès du chef Abougosh, et la prier de saisir les occasions qui se présenteraient d’annoncer mon arrivée prochaine aux Arabes du désert de Bkâ, de Balbek et de Palmyre.




3 novembre 1832.


Couché à une mauvaise masure antique, abandonnée sur les bords de la mer ; écrit quelques vers pendant la nuit sur les pages de ma Bible ; joie d’approcher de Bayruth après un voyage si heureusement accompli ; trouvé en route un cavalier arabe porteur d’une lettre de ma femme. Tout va bien, Julia est florissante de santé ; on m’attend pour aller passer quelques jours au monastère d’Antoura, dans le Liban, chez le patriarche catholique, qui est venu nous y inviter.

À quatre heures après midi, orage épouvantable ; la calotte des nuages semble tomber tout à coup sur les montagnes qui sont à notre droite ; le bruit du flux et du reflux de ces lourds nuages contre les pics du Liban, qui les déchirent, se confond au bruit de la mer, qui ressemble elle-même à une plaine de neige remuée par un vent furieux. La pluie ne tombe pas, comme en Occident, par gouttes plus ou moins pressées, mais par ruisseaux continus et lourds, qui frappent et pèsent sur l’homme et le cheval comme la main de la tempête. Le jour a complètement disparu ; nos chevaux marchent dans des torrents mêlés de pierres roulantes, et sont à chaque instant près d’être entraînés dans la mer. Quand le ciel se relève et reparaît, nous nous trouvons aux bords du plateau des pins de Fakardin, à une demi-lieue de la ville.

La patrie est quelque chose pour les animaux comme pour les hommes ; ceux de mes chevaux qui reconnaissent ce site pour nous y avoir portés souvent, quoique accablés de trois cents lieues de route, hennissent, dressent leurs oreilles, et bondissent de joie sur le sable. Je laisse la caravane défiler lentement sous les pins ; je lance Liban au galop, et j’arrive, le cœur tremblant d’inquiétude et de joie, dans les bras de ma femme. Julia était à s’amuser dans une maison voisine avec les filles du prince de la montagne, devenu gouverneur de Bayruth pendant mon absence : elle m’a vu accourir du haut de la terrasse ; je l’entends qui accourt elle-même en disant : « Où est-il ? Est-ce bien lui ? » Elle entre, elle se précipite dans mes bras, elle me couvre de caresses, puis elle court autour de la chambre, ses beaux yeux tout brillants de larmes de joie, élevant ses bras et répétant : « Oh ! que je suis contente ! oh ! que je suis contente ! » et revient s’asseoir sur mes genoux et m’embrasser encore. Il y avait dans la chambre deux jeunes pères jésuites du Liban en visite chez ma femme ; je n’ai pu de longtemps leur adresser un mot de politesse : muets eux-mêmes devant cette expression naïve et passionnée de la tendresse d’âme d’un enfant pour son père, et devant l’éclat céleste que le bonheur ajoutait à la beauté de cette tête rayonnante, ils restaient debout, frappés de silence et d’admiration. Nos amis et notre suite arrivent, et remplissent les champs de mûriers de nos chevaux et de nos tentes.

Plusieurs jours de repos et de bonheur passés à recevoir les visites de nos amis de Bayruth : les fils de l’émir Beschir, descendus des montagnes, par l’ordre d’Ibrahim, pour occuper le pays, qui menace de se soulever en faveur des Turcs, sont campés dans la vallée de Nahr-el-Kelb, à une heure environ de chez moi.




7 novembre 1832.


Le consul de Sardaigne, M. Bianco, lié depuis longues années avec ces princes, nous invite à un dîner qu’il leur donne. Ils arrivent vêtus de cafetans magnifiques, tissus en entier de fils d’or ; leur turban est également composé des plus riches étoffes de Cachemire. L’aîné des princes, qui commande l’armée de son père, a un poignard dont le manche est entièrement incrusté de diamants d’un prix inestimable. Leur suite est nombreuse et singulière : au milieu d’un grand nombre de musulmans et d’esclaves noirs, il y a un poëte tout à fait semblable, par ses attributions, aux bardes du moyen âge ; ses fonctions consistent à chanter les vertus et les exploits de son maître, à lui composer des histoires quand il l’appelle pour le désennuyer, à rester debout derrière lui pendant les repas pour improviser des vers, espèces de toasts politiques en son honneur ou en l’honneur des convives que le prince veut distinguer. Il y a aussi un chapelain ou confesseur maronite catholique qui ne le quitte jamais, même à table, et à qui seul l’entrée du harem est permise : c’est un moine à figure joviale et guerrière, tout à fait semblable à ce que nous entendons par aumônier de régiment. Le chapelain, à cause de son caractère ecclésiastique, est assis à table ; le poëte reste debout. Ces princes, et surtout l’aîné, ne paraissent nullement embarrassés de nos usages, ni de la présence des femmes européennes. Ils causent tour à tour avec nous, avec la même grâce de manières, le même à-propos, la même liberté d’esprit, que s’ils avaient été nourris dans la cour la plus élégante de l’Europe. La civilisation orientale est toujours au niveau de notre civilisation, parce qu’elle est plus vieille, et originairement plus pure et plus parfaite. À un œil sans préjugé, il n’y a pas de comparaison entre la noblesse, la décence, la grâce sévère des mœurs arabes, turques, indiennes, persanes, et les nôtres. On sent en nous les peuples jeunes, sortant à peine de civilisations dures, grossières, incomplètes : on sent en eux les enfants de bonne maison, les peuples héritiers de la sagesse et de la vertu antiques. Leur noblesse, qui n’est que la filiation des vertus primitives, est écrite sur leurs fronts et empreinte dans toutes leurs coutumes ; et puis il n’y a pas de peuple parmi eux. La civilisation morale, la seule dont je tienne compte, est partout de niveau. Le pasteur et l’émir sont de même famille, parlent la même langue, ont les mêmes usages, et participent à la même sagesse, à la même grandeur de traditions, qui est l’atmosphère d’un peuple.

Au dessert, les vins de Chypre et du Liban circulent à grands flots ; les Arabes chrétiens et la famille de l’émir Beschir, qui est chrétienne ou croit l’être, en boivent sans difficulté dans l’occasion. On porte des toasts à la victoire d’Ibrahim, à l’affranchissement du Liban, à l’amitié des Francs et des Arabes ; puis enfin le prince en porte un aux dames présentes à cette fête : son barde alors se prit à improviser à l’ordre du prince, et chanta, en récitatif et à gorge déployée, des vers arabes, dont voici à peu près le sens :

« Buvons le jus d’Éden, qui enivre et réjouit le cœur de l’esclave et du prince. C’est du vin de ces plants que Noé a plantés lui-même quand la colombe, au lieu du rameau d’olivier, lui rapporta du ciel le cep de la vigne. Par la vertu de ce vin, le poëte un instant devient prince, et le prince devient poëte.

« Buvons-le à l’honneur de ces jeunes et belles Franques qui viennent du pays où toute femme est reine. Les yeux d’une femme de Syrie sont doux, mais ils sont voilés. Dans les yeux des filles d’Occident il y a plus d’ivresse que dans la coupe transparente que je bois.

« Boire le vin et contempler le visage des femmes, pour le musulman c’est pécher deux fois ; pour l’Arabe c’est deux fois jouir, et bénir Dieu de deux manières. »

Le chapelain parut lui-même enchanté de ces vers, et chantait les refrains du barde en riant et en vidant son verre ; le prince nous proposa le spectacle d’une chasse au faucon, divertissement habituel de tous les princes et scheiks de Syrie. C’est de là que les croisés rapportèrent cet usage en Europe.




9 novembre 1832.


Le climat, à l’exception de quelques coups de vent sur la mer et de quelques orages de pluie vers le milieu du jour, est aussi beau qu’au mois de mai en France. Aussitôt que les pluies ont commencé, c’est un printemps nouveau qui commence ; les murailles des terrasses qui soutiennent les pentes cultivées du Liban et les collines fertiles des environs de Bayruth se sont tellement couvertes de végétation en peu de jours, que la terre est entièrement cachée sous la mousse, l’herbe, les lianes et les fleurs ; l’orge verte tapisse tous les champs, qui n’étaient que poussière à notre arrivée ; les mûriers, qui poussent leurs secondes feuilles, forment, tout autour des maisons, des forêts impénétrables au soleil ; on aperçoit, çà et là, les toits des maisons disséminées dans la plaine, qui sortent de cet océan de verdure, et les femmes grecques et syriennes dans leur riche et éclatant costume, semblables à des reines qui prennent l’air sur les pavillons de leurs jardins ; de petits sentiers encaissés dans le sable conduisent de maisons en maisons, d’une colline à l’autre, à travers ces jardins continus qui vont de la mer jusqu’au pied du Liban ; en les suivant, on trouve tout à coup, sur le seuil de ces petites maisons, les scènes les plus ravissantes de la vie patriarcale : ce sont les femmes et les jeunes filles accroupies sous le mûrier ou le figuier, à leur porte, qui brodent les riches tapis de laine aux couleurs heurtées et éclatantes ; d’autres, attachant les bouts de fil de soie à des arbres éloignés, les dévident en marchant lentement et en chantant d’un arbre à l’autre ; des hommes marchant, au contraire, en reculant d’arbre en arbre, occupés à faire des étoffes de soie, et jetant la navette qu’un autre homme leur renvoie. Les enfants sont couchés dans des berceaux de jonc ou sur des nattes, à l’ombre ; quelques-uns sont suspendus aux branches des orangers ; les gros moutons de Syrie, à la queue immense et traînante, trop lourds pour pouvoir se remuer, sont couchés dans des trous qu’on creuse exprès dans la terre fraîche devant la porte ; une ou deux belles chèvres à longues oreilles pendantes comme celles de nos chiens de chasse, et quelquefois une vache, complètent le tableau champêtre ; le cheval du maître est toujours là aussi, couvert de son harnais magnifique, et prêt à être monté ; il fait partie de la famille, et semble prendre intérêt à tout ce qui se fait, à tout ce qui se dit autour de lui ; sa physionomie s’anime comme celle d’un visage humain : quand l’étranger paraît et lui parle, il dresse ses oreilles, il relève ses lèvres, ride ses naseaux, tend sa tête au vent, et flaire l’inconnu qui le flatte ; ses yeux doux, mais profonds et pensifs, brillent, comme deux charbons, sous la belle et longue crinière de son front.

Les familles grecques, syriennes et arabes de cultivateurs, qui habitent ces maisons au pied du Liban, n’ont rien de sauvage ni rien de barbare ; plus instruits que les paysans de nos provinces, ils savent tous lire, entendent tous deux langues, l’arabe et le grec ; ils sont doux, paisibles, laborieux et sobres ; occupés toute la semaine des travaux de la terre ou de la soie, ils se délassent le dimanche en assistant avec leurs familles aux longs et spectaculeux offices du culte grec ou syriaque ; ils rentrent ensuite à la maison, pour prendre un repas un peu plus recherché que les jours ordinaires ; les femmes et les jeunes filles, parées de leurs plus riches habits, et les cheveux tressés et tout parsemés de fleurs d’oranger, de giroflée-ponceau et d’œillets, restent assises sur des nattes, à la porte de la maison, avec leurs voisines et leurs amies. Il serait impossible de peindre avec la plume les groupes admirables de pittoresque, de richesse de costume et de beauté que ces femmes forment alors dans la campagne. Je vois là tous les jours des visages de jeunes femmes ou de jeunes filles que Raphaël n’avait pas entrevus, même dans ses songes d’artiste. C’est bien plus que la beauté italienne et que la beauté grecque ; c’est la pureté de formes, la délicatesse de contours, en un mot, tout ce que l’art grec et l’art romain nous ont laissé de plus accompli ; mais cela est rendu plus enivrant encore par une naïveté primitive et simple d’expression, par une langueur sereine et voluptueuse, par un jour céleste que le regard des yeux bleus bordés de cils noirs répand sur les traits, et par une finesse de sourire, une harmonie de proportions, une blancheur animée de la peau, une transparence indescriptible du teint, un vernis métallique des cheveux, une grâce de mouvements, une étrangeté d’attitudes et un son perlé et vibrant de la voix, qui font de la jeune Syrienne la houri du paradis des yeux.

Ces beautés admirables et variées sont aussi extrêmement communes ; je ne marche jamais une heure dans la campagne sans en rencontrer plusieurs allant aux fontaines ou revenant avec leurs urnes étrusques sur l’épaule, et leurs jambes nues entourées de bracelets d’argent ; les hommes et les jeunes garçons vont le dimanche s’asseoir, pour tout délassement, sur des nattes étendues au pied de quelque grand sycomore, non loin d’une fontaine ; ils restent là immobiles tout le jour, à conter des histoires merveilleuses, buvant de temps en temps une tasse de café ou une tasse d’eau fraîche ; les autres vont sur le haut des collines, et vous les voyez là paisiblement groupés sous leurs vignes ou leurs oliviers, paraissant jouir avec délices de la vue de la mer que ces coteaux dominent, de la limpidité du ciel, du chant des oiseaux, et de toutes ces voluptés instinctives de l’homme pur et simple, que nos populations ont perdues pour l’ivresse bruyante du cabaret ou les fumées de l’orgie. Jamais plus belles scènes de la création ne furent peuplées et animées de plus pures et plus belles impressions ; la nature ici est véritablement un hymne perpétuel à la bonté du Créateur, et aucun ton faux, aucun spectacle de misère ou de vice, ne trouble, pour l’étranger, la ravissante harmonie de cet hymne : — hommes, femmes, oiseaux, animaux, arbres, montagnes, mer, ciel, climat, tout est beau, tout est pur, tout est splendide et religieux.




10 novembre 1832.


Ce matin, je suis allé errer de bonne heure avec Julia sur la colline que les Grecs nomment San-Dimitri, à une lieue environ de Bayruth, en se rapprochant du Liban, et en suivant obliquement la courbe de la ligne de la mer. Deux de mes Arabes nous accompagnaient, l’un pour nous guider, l’autre pour se tenir à la tête du cheval de Julia, et la recevoir dans ses bras si le cheval s’animait trop. Quand les sentiers devenaient trop rapides, nous laissions nos montures un moment, et nous parcourions à pied les terrasses naturelles ou artificielles qui forment des gradins de verdure de toute la colline de San-Dimitri.

Dans mon enfance je me suis représenté souvent ce paradis terrestre, cet Éden que toutes les nations ont dans leurs souvenirs, soit comme un beau rêve, soit comme une tradition d’un temps et d’un séjour plus parfaits ; j’ai suivi Milton dans ses délicieuses descriptions de ce séjour enchanté de nos premiers parents ; mais ici, comme en toutes choses, la nature surpasse infiniment l’imagination. Dieu n’a pas donné à l’homme de rêver aussi beau qu’il a fait. J’avais rêvé Éden, je puis dire que je l’ai vu.

Quand nous eûmes marché une demi-heure sous les arceaux de nopals qui encaissent tous les sentiers de la plaine, nous commençâmes à monter par de petits chemins plus étroits et plus escarpés qui arrivent tous à des plateaux successifs, d’où l’horizon de la campagne, de la mer et du Liban, se découvre successivement davantage. Ces plateaux, d’une médiocre largeur, sont tous entourés d’arbres forestiers inconnus à nos climats, et dont j’ignore malheureusement la nomenclature ; mais leur tronc, le port de leurs branches, les formes neuves et étranges de leurs cimes coniques, échevelées, pyramidales, ou s’étendant comme des ailes, donnent à cette bordure de végétation une grâce et une nouveauté d’aspect qui signalent assez l’Asie. Leurs feuillages aussi ont toutes les formes et toutes les teintes, depuis la noire verdure du cyprès jusqu’au vert gris de l’olivier, jusqu’au jaune du citronnier et de l’oranger ; depuis les larges feuilles du mûrier de la Chine, dont chacune suffirait pour cacher le soleil au front d’un enfant, jusqu’aux légères découpures de l’arbre à thé, du grenadier, et d’autres innombrables arbustes dont les feuilles ressemblent aux feuilles du persil, et jettent comme de légères draperies de dentelles végétales entre l’horizon et vous. Le long de ces lisières de bois règne une lisière de verdure qui se couvre de fleurs à leur ombre. L’intérieur des plateaux est semé d’orge, et, à un angle quelconque, deux ou trois têtes de palmiers, ou le dôme sombre et arrondi du caroubier colossal, indiquent la place où un cultivateur arabe a bâti sa cabane, entourée de quelques plants de vignes, d’un fossé défendu par des palissades vertes de figuiers d’Inde couverts de leurs fruits épineux, et d’un petit jardin d’orangers semé d’œillets et de giroflées pour l’ornement des cheveux de ses filles. Quand par hasard le sentier nous conduisait à la porte de ces maisons enfoncées, comme des nids humains, dans ces vagues de verdure, nous ne voyions, sur la physionomie de ses heureux et bons habitants, ni surprise, ni humeur, ni colère. Ils nous saluaient, en souriant à la beauté de Julia, du salut pieux des Orientaux : Saba el Kaïr. Que le jour soit béni pour vous. Quelques-uns nous priaient de nous arrêter sous leur palmier ; ils apportaient, selon leur richesse, ou une natte ou un tapis, et nous offraient des fruits, du lait, ou des fleurs de leur jardin. Nous acceptions quelquefois, et nous leur promettions de revenir leur apporter à notre tour quelque chose d’Europe. Mais leur politesse et leur hospitalité n’étaient nullement intéressées. Ils aiment les Francs, qui savent guérir de toutes les maladies, qui connaissent les vertus de toutes les plantes, et qui adorent le même Dieu qu’eux.

D’un de ces plateaux nous montions à un autre : mêmes scènes, mêmes enceintes d’arbres, même mosaïque de végétation sur le terrain qu’elles entourent ; seulement, de plateaux en plateaux, le magnifique horizon s’élargissait, les plateaux inférieurs s’étendaient comme un damier de toutes couleurs, où les haies d’arbustes, rapprochées et groupées par l’optique, formaient des bois et des taches sombres sous nos pieds. Nous suivîmes ces plateaux de collines en collines, redescendant de temps en temps dans les vallons qui les séparent : vallons mille fois plus ombragés, plus délicieux encore que les collines ; tous voilés par les rideaux d’arbres des terrasses qui les dominent, tous ensevelis dans ces vagues de végétation odorante, mais ayant tous cependant à leur embouchure une étroite échappée de vue sur la plaine et sur la mer. Comme la plaine disparaît à cause de l’élévation de ces vallées, elles semblent déboucher immédiatement sur la plage ; leurs arbres se détachent en noir sur le bleu des vagues, et nous nous amusions quelquefois, assis au pied d’un palmier, à voir les voiles des vaisseaux, qui étaient en réalité à quatre ou cinq lieues de nous, glisser lentement d’un arbre à l’autre comme s’ils eussent navigué sur un lac, dont ces vallons étaient immédiatement le rivage.

Nous arrivâmes enfin, par le seul hasard de nos pas, au plus complet et au plus enchanté de ces paysages. J’y reviendrai souvent.

C’est une vallée supérieure, ouverte de l’orient à l’occident, et encaissée dans les plis de la dernière chaîne de collines qui s’avance sur la grande vallée où coule le Nahr-Bayruth. Rien ne peut décrire la prodigieuse végétation qui tapisse son lit et ses flancs : bien que des deux côtés ses parois soient de rocher, elles sont tellement revêtues de lichens de toute espèce, si suintantes de l’humidité qui s’y distille goutte à goutte, si revêtues de grappes de bruyères, de fougères, d’herbes odoriférantes, de lianes, de lierres et d’arbustes enracinés dans leurs fentes imperceptibles, qu’il est impossible de se douter que ce soit la roche vive qui végète ainsi. C’est un tapis touffu d’un ou deux pieds d’épaisseur ; un velours de végétation serré, nuancé de teintes et de couleurs, semé partout de bouquets de fleurs inconnues, aux mille formes, aux mille odeurs, qui tantôt dorment immobiles comme les fleurs peintes sur une étoffe tendue dans nos salons ; tantôt, quand la brise de la mer vient à glisser sur elles, se relèvent avec les herbes et les rameaux, d’où elles s’échappent comme la soie d’un animal qu’on caresse à rebrousse-poil, se nuancent de teintes ondoyantes, et ressemblent à un fleuve de verdure et de fleurs qui ruissellerait à vagues parfumées. Il s’en échappe alors des bouffées d’odeurs enivrantes, des multitudes d’insectes aux ailes colorées, des oiseaux innombrables qui vont se percher sur les arbres voisins ; l’air est rempli de leurs voix qui se répondent, du bourdonnement des essaims de guêpes et d’abeilles, et de ce sourd murmure de la terre au printemps, que l’on prend, avec raison peut-être, pour le bruit sensible des mille végétations de sa surface. Les gouttes de rosée de la nuit tombent de chaque feuille, brillent sur chaque brin d’herbe, et rafraîchissent le lit de cette petite vallée à mesure que le soleil s’élève, et commence à faire glisser ses rayons au-dessus des hautes cimes d’arbres et des rochers qui l’enveloppent.

Nous déjeunâmes là, sur une pierre, au bord d’une caverne où deux gazelles s’étaient réfugiées au bruit de nos pas. Nous nous gardâmes bien de troubler l’asile de ces charmants animaux, qui sont à ces déserts ce que l’agneau est à nos prés, ce que les colombes apprivoisées sont aux toits ou aux cours de nos cabanes.

Toute la vallée était tendue des mêmes rideaux mobiles de feuillage, de mousse, de végétation ; nous ne pouvions retenir une exclamation à chaque pas : je ne me souviens pas d’avoir jamais vu tant de vie dans la nature, accumulée et débordant dans un si petit espace. Nous suivîmes cette vallée dans toute sa longueur, nous asseyant de temps en temps là où l’ombre était la plus fraîche, et donnant çà et là un coup dans l’herbe avec la main, pour en faire jaillir les gouttes de rosée, les bouffées d’odeurs et les nuages d’insectes, qui s’élevaient de son sein comme de la poussière d’or.

Que Dieu est grand ! que la source d’où toutes ces vies et ces beautés et ces bontés découlent doit être profonde et infinie ! S’il y a tant à voir, à admirer, à s’étonner, à se confondre dans un seul petit coin de la nature, que sera-ce quand le rideau des mondes sera levé pour nous, et que nous contemplerons l’ensemble de l’œuvre sans fin ? Il est impossible de voir et de réfléchir, sans être inondé de l’évidence intérieure où se réfléchit l’idée de Dieu. Toute la nature est semée de fragments étincelants de ce miroir où Dieu se peint !

En arrivant vers l’embouchure occidentale de la vallée, le ciel s’élargit ; ses parois s’abaissent, sa pente incline légèrement sous les pas ; les cimes brillantes de neige du Liban se dressent dans le ciel ondoyant de vapeurs brûlantes : on descend, avec le regard, de ces neiges éternelles à ces noires taches de pins, de cyprès ou de cèdres, puis à ces ravines profondes où l’ombre repose comme dans son nid ; puis, enfin, à ces pics de rochers couleur d’or, au pied desquels s’étendent les hauts Maronites et les villages des Druzes ; tout finit par une bordure de forêts d’oliviers qui meurent sur les bords de la plaine. La plaine elle-même, qui s’étend entre les collines où nous étions et ces racines du haut Liban, peut avoir une lieue de large. Elle est sinueuse, et nous n’embrassions de l’œil qu’environ deux lieues de sa longueur ; le reste nous était caché par des mamelons couverts de noires forêts de pins.

Le Nahr-Bayruth, ou fleuve de Bayruth, qui s’échappe, à quelques milles de là, d’une des gorges les plus profondes et les plus rocheuses du Liban, partage la plaine en deux. Il court gracieusement à pleins bords, tantôt resserré dans ses rives bordées de joncs, semblables à des champs de sucre, tantôt extravasé dans les pelouses verdoyantes ou sous les lentisques, et jetant çà et là comme de petits lacs brillants dans la plaine. Tous ses bords sont couverts de végétation, et nous distinguions des ânes, des chevaux, des chèvres, des buffles noirs et des vaches blanches, répandus en troupeaux le long du fleuve, et des bergers arabes qui passaient le fleuve à gué sur le dos de leurs chameaux. On voyait aussi plus loin, sur les premières falaises de la montagne, des moines maronites, vêtus de leur robe noire à capuchon de matelot, qui conduisaient silencieusement la charrue sous les oliviers de leur champ. On entendait la cloche des couvents qui les rappelait de temps en temps à la prière. Alors ils arrêtaient leurs bœufs, appuyaient la perche contre le manche de la charrue, et, se mettant à genoux quelques minutes, ils laissaient souffler leur attelage, tandis qu’eux-mêmes aspiraient un moment au ciel.

En avançant davantage encore, en commençant à descendre vers le fleuve, nous découvrîmes tout à coup la mer, que les parois de la vallée nous cachaient jusque-là, et l’embouchure plus large du Nahr-Bayruth qui s’y perdait. Non loin de cette embouchure, un pont romain presque en ruines, à arches très-élevées et sans parapets, traverse le fleuve ; une longue caravane de Damas, allant à Alep, y passait dans ce moment même ; on les voyait un à un, ceux-ci sur un dromadaire, ceux-là sur un cheval, sortir des roseaux qui ombragent les culées du pont, gravir lentement le sommet des arches, se dessiner là un moment sur le bleu de la mer avec leur monture et leur costume éclatant et bizarre, puis redescendre de cette cime de ruines, et disparaître avec leur longue file d’ânes et de chameaux sous les touffes de roseaux, de lauriers-roses et de platanes, qui ombragent l’autre rive du fleuve. Un peu plus loin on les voyait reparaître sur la grève de sable où les hautes vagues venaient rouler leur frange d’écume jusque sous les pieds des montures. D’immenses rochers à pic d’un cap avancé les cachaient enfin, et, se prolongeant dans la mer, bornaient l’horizon de ce côté. À l’embouchure du fleuve, la mer était de deux couleurs, bleue et verte au large, et étincelante de diamants mobiles ; jaune et terne à l’endroit où les eaux du fleuve luttaient avec ses vagues et les teignaient de leur sable d’or, qu’elles entraînent sans cesse dans cette rade. Dix-sept navires, à l’ancre dans ce golfe, se balançaient pesamment sur les grosses lames qui le sillonnent toujours, et leurs mâts s’élevaient et s’abaissaient comme de longs roseaux au souffle du vent. Les uns avaient leurs mâts nus comme des arbres d’hiver ; les autres, étendant leurs voiles pour les faire sécher au soleil, ressemblaient à ces grands oiseaux blancs de ces mers, qui planent sans qu’on voie trembler leurs ailes. Le golfe, plus éclatant que le ciel qui le couvre, réfléchissait une partie des neiges du Liban, et les monastères aux murs crénelés, debout sur les pics avancés. Quelques barques de pêcheurs passaient à pleines voiles, et venaient s’abriter dans le fleuve.

La vallée sous nos pas, les pentes vers la plaine, le fleuve sous les arches pyramidales, la mer avec ses anses dans les rochers, l’immense bloc du Liban avec les innombrables accidents de sa structure ; ses pyramides de neige allant s’enfoncer, comme des cônes d’argent, dans les profondeurs du ciel, où l’œil les cherchait comme des étoiles ; les bruits insensibles des insectes autour de nous, le chant des mille oiseaux sur les arbres, les mugissements des buffles ou les plaintes presque humaines du chameau des caravanes ; le retentissement sourd et périodique des larges lames brisant sur le sable à l’embouchure du fleuve ; l’horizon sans fin de la Méditerranée ; l’horizon serpentant et vert du lit du Nahr-Bayruth à droite ; la muraille crénelée et gigantesque du Liban en face ; le dôme rayonnant et serein du ciel échancré seulement par les cimes des monts, ou par les têtes aux formes coniques des grands arbres ; la tiédeur, le parfum de l’air, où tout cela semblait nager, comme une image dans l’eau transparente d’un lac de la Suisse : tous ces aspects, tous ces bruits, toutes ces ombres, toute cette lumière, toutes ces impressions, formaient, de cette scène, le plus sublime et le plus gracieux paysage dont mes yeux se fussent enivrés jamais. Qu’était-ce donc pour Julia ! Elle était tout émue, toute rayonnante, toute tremblante de saisissement et de volupté intérieure ; et moi, j’aimais à graver de tels spectacles dans son imagination d’enfant. Dieu s’y peint mieux que dans les lignes d’un catéchisme : il s’y peint en traits dignes de lui ; la souveraine beauté, l’immense bonté d’une nature accomplie, le révèlent, tel qu’il est, à l’âme de l’enfant ; cette beauté physique et matérielle se traduit pour elle en sentiment de beauté morale. On fait voir à l’artiste les statues de la Grèce pour lui inspirer l’instinct du beau : il faut faire voir à l’âme jeune les grandes et belles scènes de la nature, pour que l’image qu’elle se forme de son Auteur soit digne d’elle et de lui.

Nous remontâmes à cheval au pied de la colline, dans la plaine au bord du fleuve ; nous traversâmes le pont, nous gravîmes quelques coteaux boisés du Liban, jusqu’au premier monastère, qui s’élevait, comme un château fort, sur un piédestal de granit. Les moines me connaissaient par les rapports de leurs Arabes, et me reçurent dans le couvent. Je parcourus les cellules, le réfectoire, les chapelles. Les moines, rentrant du travail, étaient occupés dans la vaste cour à dételer les bœufs et les buffles : cette cour avait l’aspect d’une cour de grande ferme ; elle était encombrée de charrues, de bétail, de fumiers, de volailles, de tous les instruments de la vie rustique. Le travail se faisait sans bruit, sans cris, mais sans affectation de silence, et comme par des hommes animés d’une décence naturelle, mais non commandés par une règle sévère et inflexible. Les figures de ces hommes étaient douces, sereines, respirant la paix et le contentement : aspect d’une communauté de laboureurs.

Quand l’heure du repas eut sonné, ils entrèrent au réfectoire, non pas tous ensemble, mais un à un ou deux à deux, selon qu’ils avaient terminé plus tôt ou plus tard leur travail du moment. Ce repas consistait, comme tous les jours, en deux ou trois galettes de farine pétrie et séchée, plutôt que cuite, sur la pierre chaude ; de l’eau, et cinq olives confites dans l’huile : on y ajoute quelquefois un peu de fromage ou de lait aigri ; voilà toute la nourriture de ces cénobites : ils la prennent debout ou assis sur la terre. Tous les meubles de nos contrées leur sont inconnus. Après avoir assisté à leur dîner, et mangé nous-même un morceau de galette et bu un verre d’excellent vin du Liban que le supérieur nous fit apporter, nous visitâmes quelques-unes des cellules : elles sont toutes semblables. Une petite chambre de cinq ou six pieds carrés, avec une natte de jonc et un tapis : voilà tous les meubles ; quelques images de saints clouées contre la muraille, une Bible arabe, quelques manuscrits syriaques : voilà toute la décoration. Une longue galerie intérieure, couverte en chaume, sert d’avenue à toutes ces chambres.

La vue dont on jouit des fenêtres du monastère, et de presque tous ces monastères, est admirable : les premières pentes du Liban sous le regard, la plaine et le fleuve de Bayruth, les dômes aériens des forêts de pins, tranchant sur l’horizon rouge du désert de sable ; puis la mer encadrée partout dans ses caps, ses golfes, ses anses, ses rochers, avec les voiles blanches qui la traversent en tous sens : voilà l’horizon sans cesse sous les yeux de ces moines. Ils nous firent plusieurs présents de fruits secs et d’outres de vin qui furent chargés sur des ânes, et nous les quittâmes pour revenir par un autre chemin à Bayruth. Je parlerai d’eux plus tard.

Nous descendîmes par des degrés escarpés, taillés dans les blocs détachés d’un grès jaune et tendre qui couvre tous les premiers plans du Liban. Le sentier circule à travers ces blocs ; dans les interstices du rocher, quelques arbustes et quelques herbes s’enracinent. Il y a des fleurs admirables, pareilles aux tulipes de nos jardins, mais infiniment plus larges. Nous fîmes lever plusieurs gazelles et quelques chacals, qui s’abritent dans les creux formés par ces rochers. Une grande quantité de perdrix, de cailles et de bécasses s’envolèrent au bruit des pas de nos chevaux.

Arrivés à la plaine, nous retrouvâmes la culture de la vigne, de l’orge, du palmier ; nous en traversâmes la moitié à peu près au milieu de cette riche végétation, et nous nous trouvâmes bientôt au pied d’un large mamelon couvert d’une forêt de pins d’Italie, avec de larges clairières où nous apercevions de loin des troupeaux de chameaux et de chèvres. Ce mamelon nous cachait le Nahr-Bayruth, que nous voulions traverser dans sa partie méridionale. Nous nous enfonçâmes sous les voûtes élevées de ces beaux pins parasols ; et, après avoir marché environ un quart d’heure à leur ombre, nous entendîmes tout à coup de grands cris, le bruit des pas d’une multitude d’hommes, de femmes et d’enfants qui accouraient de notre côté, les roulements de tambours, les sons de la musette et du fifre. En un instant nous fûmes cernés par cinq ou six cents Arabes d’un aspect étrange. Les chefs, revêtus de magnifiques costumes, mais sales et en lambeaux, s’avancèrent vers nous, à la tête de leur musique ; ils s’inclinèrent et nous firent des compliments, en apparence très-respectueux, mais que nous ne pûmes comprendre. Leurs gestes et leurs clameurs, accompagnés des gestes et des clameurs de la tribu tout entière, nous aidèrent à interpréter leurs paroles. Ils nous priaient et nous forcèrent, pour ainsi dire, de les suivre dans l’intérieur de la forêt, où leur camp était tendu : c’était une des tribus de Kurdes qui viennent, des provinces voisines de la Perse, passer l’hiver, tantôt dans les plaines de la Mésopotamie, aux environs de Damas, tantôt dans celles de la Syrie, emmenant avec eux leurs familles et leurs troupeaux. Ils s’emparent d’un bois, d’une plaine, d’une colline abandonnés, et s’y établissent ainsi pour cinq ou six mois. Beaucoup plus barbares que les Arabes, on redoute en général leurs invasions et leur voisinage : ce sont les Bohémiens armés de l’Orient.

Entourés de cette foule d’hommes, de femmes et d’enfants, nous marchâmes quelques minutes aux sons de cette musique sauvage et aux cris de cette multitude, qui nous regardait avec une curiosité moitié rieuse, moitié féroce. Nous nous trouvâmes bientôt au milieu du camp, devant la porte de la tente d’un des scheiks de la tribu. Ils nous firent descendre de cheval, remirent nos chevaux, qu’ils admiraient beaucoup, à la garde de quelques jeunes Kurdes, et nous apportèrent des tapis de Caramanie, sur lesquels nous nous assîmes au pied d’un arbre. Les esclaves du scheik nous présentèrent les pipes et le café : les femmes de la tente apportèrent du lait de chamelle pour Julia. La vue de ce camp de barbares nomades, au milieu d’une sombre forêt de pins, mérite qu’on la décrive.

La forêt, dans cet endroit, était clair-semée et entrecoupée de larges clairières. Au pied de chaque arbre une famille avait sa tente : ces tentes n’étaient, pour la plupart, qu’un morceau de toile noire, de poil de chèvre, attaché au tronc de l’arbre par une corde, et, de l’autre côté, supporté par deux piquets plantés en terre ; la toile souvent n’entourait pas tout l’espace occupé par la famille ; mais un lambeau seulement retombait du côté du vent ou du soleil, et abritait l’aire de la tente et le feu du foyer. On n’y voyait aucun meuble, si ce n’est des jarres de terre noirâtres, couchées sur le flanc, dans lesquelles les femmes vont puiser l’eau ; quelques outres de peau de chèvre, des sabres et de longs fusils suspendus en faisceaux aux branches des arbres, les nattes, les tapis, et quelques vêtements d’hommes ou de femmes, jetés çà et là sur le sol. Quelques-uns de ces Arabes avaient deux ou trois coffres carrés, de bois peint en rouge, avec des dessins de clous à tête dorée, pour contenir leurs effets. Je ne vis que deux ou trois chevaux dans toute la tribu. Le plus grand nombre des familles n’avait autour de la tente qu’un chameau couché, ruminant avec sa haute tête intelligente, dressée et tendue vers la porte de la tente, quelques belles chèvres aux longues soies noires et aux oreilles pendantes, des moutons et des buffles : presque tous avaient en outre un ou deux magnifiques chiens lévriers, de grande taille et à poil blanc. Ces chiens, contre la coutume des mahométans, étaient gras et bien soignés : ils semblaient reconnaître des maîtres, d’où je présume que ces tribus s’en servaient pour la chasse.

Les scheiks paraissaient jouir d’une autorité absolue, et le moindre signe de leur part rétablissait l’ordre et le silence, que le tumulte de notre arrivée avait troublés. Quelques enfants ayant commis, par curiosité, de légères indiscrétions envers nous, ils les firent saisir à l’instant par les hommes qui nous entouraient, et chasser loin de nous, vers un autre quartier du camp. Les hommes étaient généralement grands, forts, beaux et bien faits ; leurs habits n’annonçaient pas la pauvreté, mais la négligence. Plusieurs avaient des vestes de soie mêlée de fils d’or ou d’argent, et des pelisses de soie bleue, doublées de riches fourrures. Leurs armes étaient également remarquables par les ciselures et les incrustations d’argent dont elles étaient ornées. Les femmes n’étaient ni renfermées ni voilées ; elles étaient même à demi nues, surtout les jeunes filles de dix à quinze ans. Tout leur vêtement consistait en un pantalon à larges plis, qui laissait les jambes et les pieds nus ; elles avaient toutes des bracelets d’argent au-dessus de la cheville du pied. Le haut du corps était couvert d’une chemise d’étoffe de coton ou de soie, serrée par une ceinture et laissant la poitrine et le cou découverts. Leurs cheveux, généralement très-noirs, étaient nattés en longues tresses pendantes jusque sur les talons, et ornés de pièces de monnaie enfilées : elles avaient aussi les reins et la gorge cuirassés d’un réseau de piastres enfilées, et résonnant, à chaque pas qu’elles faisaient, comme les écailles d’un serpent. Ces femmes n’étaient ni grandes, ni blanches, ni modestes, ni gracieuses, comme les Arabes syriennes ; elles n’avaient pas non plus l’air féroce et craintif des Bédouines ; elles étaient en général petites, maigres, le teint hâlé par le soleil, mais gaies, vives, enjouées, lestes, dansant et chantant aux sons de leur musique, qui n’avait pas cessé un moment ses airs vifs et animés. Elles ne montraient aucun embarras de nos regards, aucune pudeur de leur presque nudité devant les hommes de la tribu : les hommes eux-mêmes ne paraissaient pas exercer d’autorité sur elles ; ils se contentaient de rire de leur curiosité indiscrète à notre égard, et les repoussaient avec douceur et en plaisantant. Quelques-unes des jeunes filles étaient extrêmement jolies et piquantes ; leurs yeux noirs étaient teints avec le henné sur le bord des paupières, ce qui donne beaucoup plus de vivacité au regard. Leurs jambes et leurs mains étaient également peintes d’une couleur d’acajou ; leurs dents blanches comme l’ivoire, dont leurs lèvres tatouées de bleu et leur teint hâlé faisaient ressortir l’éclat, donnaient à leurs physionomies et à leurs rires un caractère sauvage, mais non pas féroce ; elles ressemblaient à de jeunes Provençales ou à des Napolitaines, avec le front plus haut, les allures plus libres, le sourire plus franc et les manières plus naturelles. Leur figure se grave profondément dans la mémoire, parce qu’on ne voit pas deux fois des figures de ce caractère.

Il y avait autour de nous un cercle de cent ou deux cents personnes de la tribu : quand nous eûmes bien contemplé leur camp, leurs figures et leurs ouvrages, nous fîmes signe que nous désirions remonter à cheval. Aussitôt nos chevaux nous furent ramenés : comme ils étaient effrayés par l’aspect étrange, les cris de cette foule et les sons des tambourins, le scheik fit prendre Julia par deux de ses femmes, qui la portèrent jusqu’au bout de la forêt : la tribu entière nous accompagna jusque-là. Nous remontâmes à cheval, ils nous offrirent une chèvre et un jeune chameau en présent ; nous n’acceptâmes pas, et nous leur donnâmes nous-même une poignée de piastres turques que les jeunes filles se partagèrent pour ajouter à celles des colliers, et deux gazzis d’or aux femmes du scheik.

À peu de distance de la forêt, nous retrouvâmes le fleuve ; nous le traversâmes à gué. Sous les lauriers-roses qui le bordent, nous rencontrâmes encore une centaine de jeunes filles de la tribu des Kurdes, qui revenaient de Bayruth, où elles étaient allées acheter des jarres de terre et quelques pièces d’étoffe pour une fiancée de leur tribu : elles s’étaient arrêtées là, et dansaient a l’ombre, tenant chacune à la main un des objets du ménage ou de la parure de leur compagne ; elles nous suivirent longtemps en poussant des cris sauvages, et en s’attachant à la robe de Julia et à la crinière de nos chevaux, pour obtenir quelques pièces de monnaie ; nous leur en jetâmes ; elles s’enfuirent, et se précipitèrent toutes dans le fleuve pour regagner le camp.

Après avoir traversé le Nahr-Bayruth et l’autre moitié de la plaine cultivée, et ombragée de jeunes palmiers et de pins, nous entrâmes dans les collines de sable rouge qui s’étendent à l’orient de Bayruth, entre la mer et la vallée du fleuve : c’est un morceau du désert d’Égypte, jeté au pied du Liban et entouré de magnifiques oasis : le sable en est rouge comme de l’ocre, et fin comme une poussière impalpable ; les Arabes disent que ce désert de sable rouge n’est pas apporté la par les vents ni accumulé par les vagues, mais vomi par un torrent souterrain qui communique avec les déserts de Gaza et de El-Arich ; ils prétendent qu’il existe des sources de sable comme des sources d’eau ; ils montrent, pour confirmer leur opinion, la couleur et la forme du sable de la mer, qui ne ressemble en rien en effet à celui de ce désert. La couleur est aussi tranchée que celle d’une carrière de granit et d’une carrière de marbre. Quoi qu’il en soit, ce sable, vomi par des fleuves souterrains ou semé là par les grands vents d’hiver, s’y déroule en nappes de cinq à six lieues de tour, et élève des montagnes ou creuse des vallées qui changent de forme à chaque tempête ; à peine a-t-on marché quelque temps dans ces labyrinthes ondoyants, qu’il est impossible de savoir où l’on se trouve ; les collines de sable vous cachent l’horizon de toutes parts ; aucun sentier ne subsiste sur la surface de ces vagues ; le cheval et le chameau y passent, sans y laisser plus de traces qu’une barque n’en laisse sur l’eau ; la moindre brise efface tout ; quelques-unes de ces dunes étaient si rapides que nos chevaux pouvaient à peine les gravir, et nous n’avancions qu’avec précaution, de peur d’être engloutis par les fondrières, fréquentes dans ces mers de sable ; on n’y découvre aucune trace de végétation, si ce n’est quelques gros oignons de plantes bulbeuses qui roulent de temps en temps sous les pieds des chevaux ; l’impression de ces solitudes mobiles est triste et morne : c’est une tempête sans bruit, mais avec toutes ses images de mort. Quand le simoun, vent du désert, se lève, ces collines ondoient comme les lames d’une mer, et, se repliant en silence sur leurs profondes vallées, engloutissent le chameau des caravanes ; elles s’avancent tous les ans de quelques pas sur les parties de terre cultivées qui les environnent, et vous voyez sur leurs bords des têtes de palmiers ou de figuiers qui se dressent desséchés sur leur surface, comme des mâts de navire engloutis sous les vagues : nous n’entendions aucun bruit que la chute lointaine et lourde des lames de la mer qui brisaient à une lieue de nous contre les écueils ; le soleil couchant teignait la crête de ces montagnes de poussière rouge d’une couleur semblable au fer ardent qui sort des fournaises ; ou, glissant dans ces vallées, il les inondait de feux, comme les avenues d’un édifice incendié.

De temps en temps, en nous retrouvant au sommet d’une colline, nous découvrions les cimes blanches du Liban, ou la mer avec sa lisière d’écume bordant les longues côtes sinueuses du golfe de Saïde ; puis nous replongions tout à coup dans les ravines de sable, et nous ne voyions plus que le ciel sur nos têtes. Je suivais Julia, qui se retournait souvent vers moi avec son beau visage tout coloré d’émotions et de fatigue, et je lisais dans ses yeux, dont le regard semblait m’interroger, ses impressions mêlées de terreur, d’enthousiasme et de plaisir. Le bruit de la mer augmentait, et nous annonçait le rivage ; nous le découvrîmes tout à coup, élevé, escarpé à pic sous les pieds de nos chevaux ; il dominait la Méditerranée de deux cents pieds au moins ; le sol, solide et sonore sous nos pas, quoique recouvert encore d’une légère couche de sable blanc, nous indiquait le rocher succédant aux vagues de sable : c’était le rocher en effet qui borde toutes les côtes de Syrie. Nous étions arrivés par hasard à un des points de cette côte où la lutte de la pierre et des eaux présente à l’œil le plus étrange spectacle : le choc répété des flots ou des tremblements de terre ont détaché en cet endroit, du bloc continu de la côte, d’immenses collines de roches vives qui, roulées dans la mer et y ayant pris leur aplomb, ont été usées, polies, léchées par les vagues depuis des siècles, et ont affecté les formes les plus bizarres.

Il y avait devant nous, à une distance d’environ cent pieds, un de ces rochers debout, sortant de la mer et dressant sa crête au-dessus du niveau du rivage ; les vagues, en le frappant sans cesse, avaient fini par le fendre dans son milieu, et par y former une arche gigantesque, semblable à l’ouverture d’un monument triomphal. Les parois intérieures de cette arche étaient polies et luisantes comme le marbre de Carrare ; les vagues, en se retirant, laissaient voir ces parois à sec, toutes ruisselantes de l’écume qui retombait avec les flots ; puis au retour de la lame elles s’engloutissaient, avec un bruit de tonnerre, dans l’arche, qu’elles remplissaient jusqu’à la voûte ; et, pressées par le choc, elles en jaillissaient en un torrent d’écume nouvelle qui se dressait comme des langues furieuses jusqu’au sommet du rocher, d’où elles retombaient en chevelures et en poussière d’eau. Nos chevaux frissonnaient d’horreur à chacun de ces retours de la vague, et nous ne pouvions arracher nos yeux de ce combat des deux éléments. Pendant une demi-heure de marche, la côte est inondée de ces jeux magnifiques de la nature : il y a des tours crénelées toutes couvertes de nids d’hirondelles de mer, des ponts naturels joignant le rivage et les écueils, et sous lesquels vous entendez, en passant, mugir les lames souterraines ; il y a, dans certains endroits, des rochers percés par le refoulement des vagues, qui laissent jaillir l’écume de la mer sous nos pieds comme des tuyaux de jets d’eau ; — l’eau s’élève à quelques pieds de terre en immense colonne, puis rentre en murmurant dans ses abîmes, lorsque le flot s’est retiré. La mer était forte en ce moment ; elle arrivait en larges et hautes collines bleues, se dressait en crêtes transparentes en approchant des rochers, et y croulait avec un tel fracas que la rive en tremblait au loin, et que nous croyions voir vaciller l’arche marine que nous contemplions devant nous.

Après les solitudes silencieuses et terribles que nous venions de traverser, l’aspect sans bornes d’une mer immense et vide de bâtiments, à l’heure du soir où les premières ombres commencent à brunir ses abîmes ; ces cassures gigantesques de la côte, et ce bruit tumultueux des vagues qui roulaient des rochers énormes, comme les pattes de l’oiseau font rouler des grains de sable ; ces coups de la brise sur nos fronts, sur la crinière de nos chevaux ; ces immenses échos souterrains qui multipliaient les mugissements sourds de la tempête : tout cela frappait nos âmes d’impressions si diverses, si solennelles, si fortes, que nous ne pouvions plus parler, et que des larmes d’émotion brillaient dans les yeux de Julia.

Nous rentrâmes en silence dans le désert de Sable-Rouge ; nous le traversâmes dans sa partie la plus étroite, en nous rapprochant des collines de Bayruth, et nous nous retrouvâmes, au soleil couché, sous la grande forêt de pins de l’émir Fakar-el-Din. Là, Julia, retrouvant la voix, se tourna vers moi, et me dit avec ivresse : « N’est-ce pas que j’ai fait la plus belle promenade qu’il soit possible de faire au monde ? Oh ! que Dieu est grand ! et qu’il est bon pour moi, ajouta-t-elle, de m’avoir choisie pour me faire contempler si jeune de si belles choses ! »

Il était nuit quand nous descendîmes de cheval à la porte de la maison ; nous projetâmes d’autres courses pour les jours qui nous restaient avant le voyage à Damas.