Voyage en Orient (Lamartine)/Bords du Jourdain

Chez l’auteur (Œuvres complètes, tome 7p. 3-10).
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BORDS DU JOURDAIN

AU DELÀ DE LA PLAINE DE JÉRICHO,
À QUELQUES LIEUES DE L’EMBOUCHURE DU FLEUVE
DANS LA MER MORTE.




Parti hier, 30 octobre, de Jérusalem, à sept heures du matin, avec toute ma caravane : six soldats d’Ibrahim-Pacha, le neveu d’Abougosh et quatre cavaliers de ce chef ; huit cavaliers arabes de Naplouse, envoyés par le gouverneur de Jérusalem. Nous avons fait le tour de la ville, descendu au fond de la vallée de Josaphat ; nous avons remonté le long du mont des Oliviers, laissé à droite le mons Offensionis, traversé, à son extrémité méridionale, la chaîne de montagnes qui font suite à celle des Oliviers. Arrivés au village de Béthulie, peuplé encore de quelques familles arabes, nous y reconnaissons les restes d’un monument chrétien. Il y a une bonne source. Un Arabe tire de l’eau pendant une heure, pour abreuver nos chevaux et remplir nos jarres suspendues aux selles de nos mulets. Il n’y a plus d’eau jusqu’à Jéricho, dix ou douze heures de marche.

Nous repartons de Béthulie à quatre heures après midi. Descente de deux heures par un chemin large et à pentes artificiellement ménagées, taillé dans les flancs à pic des montagnes, qui se succèdent sans interruption. C’est la seule trace d’une route que j’aie vue en Orient. C’était la route de Jéricho et des plaines fertiles arrosées par le Jourdain. Elle menait aux possessions des tribus d’Israël qui avaient eu en partage tout le cours de ce fleuve, et la plaine de Tibériade jusqu’aux environs de Tyr et au pied du Liban. Elle conduisait en Arabie, en Mésopotamie, et par là en Perse et aux Indes, pays avec lesquels Salomon avait établi ses grandes relations commerciales. Ce fut lui, sans doute, qui créa cette route. C’est aussi par ces vallées que le peuple juif passa pour la première fois, quand il descendit de l’Arabie Pétrée, traversa le Jourdain et vint s’emparer de son héritage.

À partir de Béthulie, on ne rencontre plus ni maison ni culture ; les montagnes sont complétement dépouillées de végétation ; c’est du rocher ou de la poussière de rocher que le vent laboure à son gré ; une teinte de cendre noirâtre couvre, comme d’un linceul funèbre, toute cette terre. De temps en temps les montagnes se concassent et se fendent en gorges étroites et profondes : abîmes où nul sentier ne conduit, où l’œil ne voit que la répétition éternelle des mêmes scènes qui l’environnent. Presque toutes ces montagnes ont l’apparence volcanique ; les pierres roulées sur leurs flancs ou sur la route, par les eaux d’hiver, ressemblent à des blocs de lave durcie et gercée par les siècles. On voit même çà et là dans les lointains, sur quelques croupes de collines, cette légère teinte jaunâtre et sulfureuse qu’on aperçoit sur le Vésuve ou sur l’Etna ; il est impossible de résister longtemps à l’impression de tristesse et d’horreur que ce paysage inspire. C’est une oppression du cœur et une affliction des yeux. Quand on est au sommet d’une des montagnes, et que l’horizon s’ouvre un instant au regard, on ne voit, aussi loin que la vue peut porter, que des chaînes noirâtres, des cimes coniques ou tronquées, amoncelées les unes sur les autres et se détachant du bleu cru du firmament ; c’est un labyrinthe, sans bornes, d’avenues de montagnes de toutes formes, déchirées, cassées, fendues en morceaux gigantesques, renouées les unes aux autres par des chaînes de collines semblables, avec des ravins sans fond où l’on espère entendre au moins le bruit d’un torrent, mais où rien ne remue, sans qu’on puisse découvrir un arbre, une herbe, une fleur, une mousse ; ruines d’un monde calciné, ébullition d’une terre en feu, dont les bouillons pétrifiés ont formé ces vagues de terre et de pierre. À six heures, nous rencontrons, au fond d’un ravin, les murs d’un caravansérai ruiné, et une source protégée par un petit mur orné de sentences du Koran. La source ne verse que goutte à goutte sa pluie dans le bassin de pierre ; nos Arabes y appliquent en vain leurs lèvres ; nous faisons reposer un moment nos chevaux à l’ombre du caravansérai : nous avons descendu si longtemps, que nous nous croyons au niveau de la plaine de Jéricho et de la mer Morte.

Nous nous remettons en route, déjà accablés de la chaleur et de la fatigue de la journée ; nos cavaliers arabes nous flattent de l’espérance d’être en quelques heures à Jéricho : cependant le jour tombe de minute en minute, et le crépuscule ajoute son horreur à celle des gorges où nous sommes. Après une heure de marche dans le fond de cette vallée, nous nous trouvons encore sur les pentes escarpées d’une chaîne de montagnes nouvelle qui nous semble enfin la dernière avant la descente sur la plaine de Jéricho ; la nuit nous dérobe entièrement l’horizon ; nous n’avons assez de lumière que pour distinguer à nos pieds les précipices sans fond où le moindre faux pas de nos chevaux nous ferait rouler ; nos jarres sont épuisées, la soif nous dévore ; un des Samaritains dit à notre drogman qu’il connaît une source dans le voisinage ; nous nous décidons à faire halte où nous sommes, s’il peut en effet trouver un peu d’eau. Après une demi-heure d’attente, le Samaritain revient, et dit qu’il n’a pu trouver la source. Il faut marcher ; il nous reste quatre heures de route.

Nous plaçons les Arabes de Naplouse à la tête de la caravane ; chaque cavalier a l’ordre de suivre pas à pas celui qui le précède, sans perdre sa trace ; le plus profond silence règne dans toute la bande ; la nuit est devenue si sombre, qu’il est impossible de voir à la tête de son cheval ; on suit son compagnon au bruit de ses pas. À chaque instant la caravane entière s’arrête parce que les premiers cavaliers sondent le sentier, de peur de nous précipiter dans l’abîme ; nous descendons tous de cheval pour marcher avec plus de tâtonnements ; vingt fois nous sommes obligés de nous arrêter aux cris qui partent de la tête ou de la queue de la caravane ; c’est un cheval qui a roulé, c’est un homme qui est tombé ; nous sommes souvent sur le point de nous arrêter tout à fait et d’attendre, immobiles à notre place, que cette longue et profonde nuit soit passée ; mais la tête marche, il faut marcher. Après trois heures d’une pareille anxiété, nous entendons de grands cris et des coups de fusil à la tête de la caravane : nous croyons que les Arabes de Jéricho nous attaquent ; chacun de nous se prépare à faire feu au hasard ; mais, de proche en proche, nous apprenons que ce sont les Naplousiens qui crient de joie et tirent leurs armes parce que nous avons franchi le mauvais pas ; nous sentons en effet la route s’aplanir un peu sous nos pieds. Je remonte à cheval ; mon jeune étalon arabe, sentant l’eau dans le voisinage, se défend, et dans la lutte se précipite avec moi dans un ravin ; personne ne s’en aperçoit, tant la nuit est noire ; je ne lâche pas la bride, et, me remettant en selle, j’abandonne l’animal à son instinct, sans savoir si je suis sur une corniche ou dans le fond d’un ravin creusé dans la plaine ; il s’élance au galop en hennissant, et ne s’arrête qu’aux bords d’un ruisseau large, peu profond et entouré d’arbustes épineux ; il s’y abreuve. J’entends à ma gauche les cris et les coups de pistolet des Arabes qui viennent de s’apercevoir de ma disparition, et qui me cherchent dans la plaine ; je vois briller un feu à travers les feuilles des arbustes, je lance mon cheval de ce côté, et en peu de minutes je me trouve à la porte de ma tente, plantée au bord de ce même ruisseau ; il était minuit. Nous mangeâmes un morceau de pain trempé dans l’eau, et nous nous endormîmes sans savoir où nous étions, et ne concevant pas par quel prodige nous étions passés tout à coup, de cette solitude sans ombre et sans eau, aux bords d’un ruisseau qui, à la lumière de nos torches et du foyer des Arabes, nous apparaissait comme un ruisseau des Alpes, avec son rideau de saules et ses touffes de jonc et de cresson.

Si le Tasse avait eu, comme le prétend M. de Chateaubriand, l’inspiration des lieux en écrivant la Jérusalem délivrée (et j’avoue que, tout admirateur que je suis du Tasse, ce n’est pas par là que je le louerais, car il est impossible d’avoir moins compris les sites et plus menti aux mœurs qu’il ne l’a fait ; mais qu’importent les sites et les mœurs ? la poésie n’est pas là, elle est dans le cœur) ; s’il avait eu cette inspiration, c’eût été sans doute au bord de ce ruisseau qu’il eût fait arriver Herminie fuyant sur son coursier abandonné à son essor, et qu’elle eût rencontré ce pasteur arcadien, et non arabe, dont il nous fait une si ravissante description.

Nous nous réveillâmes comme elle au gazouillement de mille oiseaux volant sur les branches des arbres, et au bruissement de l’eau sur son lit de cailloutages. Nous sortîmes des tentes pour reconnaître le site où la nuit nous avait jetés. Les montagnes de Judée, traversées la veille, nous restaient à l’orient à une lieue environ de notre camp ; leur chaîne, toujours stérile et dentelée, s’étendait à perte de vue au midi et au nord, et de loin en loin nous apercevions de vastes gorges qui débouchaient dans la plaine, et d’où les flots de vapeurs nocturnes sortaient comme de larges fleuves, et se répandaient en nappes de brouillards sur les sables ondulés des rivages du lac Asphaltite. À l’occident, un large désert de sable nous séparait des bords du Jourdain que nous ne pouvions discerner, de la mer Morte, et des montagnes bleues de l’Arabie Pétrée. Ces montagnes, vues à cette heure et de cette distance, nous semblaient, par le jeu des ombres sur leurs croupes et dans leurs vallées, parsemées de culture et ombragées d’immenses forêts ; les ravins blanchâtres qui les sillonnent imitaient, à s’y méprendre, la chute et l’éblouissement des eaux d’une cascade. Il n’en est rien cependant : quand j’en approchai, je reconnus qu’elles ne présentaient, en plus grand, que le même aspect stérile et dépouillé des montagnes de la Judée. Autour de nous tout était riant et frais, quoique inculte ; l’eau anime tout, même le désert ; et les arbustes légers qui étaient répandus, comme des bocages artificiels, par groupes de deux ou trois sur ses bords, nous rappelaient les plus doux sites de la patrie.

Nous montâmes à cheval ; nous ne devions être qu’à une heure de Jéricho, mais nous n’apercevions ni murs ni fumée dans la plaine, et nous ne savions trop où nous diriger, quand une trentaine de cavaliers bédouins, montés sur des chevaux superbes, débouchèrent entre deux mamelons de sable et s’avancèrent en caracolant au-devant de nous. C’était le scheik et les principaux habitants de Jéricho qui, informés de notre approche par un Arabe du gouverneur de Jérusalem, nous cherchaient dans le désert pour se mettre à notre suite. Nous ne connaissions les Arabes du désert de Jéricho que par la renommée de férocité et de brigandage qu’ils ont dans toute la Syrie, et nous ne savions trop, au premier moment, s’ils venaient à nous en amis ou en ennemis ; mais rien dans leur conduite, pendant plusieurs jours qu’ils restèrent avec nous, ne dénota une mauvaise intention de leur part. Domptés par la terreur du nom d’Ibrahim, dont ils croyaient voir en nous les émissaires, ils nous donnèrent tout ce que leur pays peut offrir, le désert libre, l’eau de leurs fontaines, et un peu d’orge et de doura pour nourrir nos chevaux. Je remerciai le scheik et ses amis de l’escorte qu’ils venaient nous offrir ; ils se joignirent à notre troupe, et, courant çà et là sur nos flancs à travers les monticules de sable, ils paraissaient et disparaissaient avec la rapidité du vent. Je remarquai là un cheval admirable de forme et de vitesse, monté par le frère du scheik, et je chargeai mon drogman de me l’acheter à tout prix. Mais comme de pareilles offres ne peuvent se faire directement sans une espèce d’outrage à la délicatesse du propriétaire du cheval, il fallut plusieurs jours de négociations pour me rendre possesseur de ce bel animal, que je destinais à ma fille et que je lui donnai en effet.