Voyage en Orient (Lamartine)/Bayruth

Chez l’auteur (p. 169-211).


BAYRUTH




6 septembre 1832, neuf heures du matin.


Nous étions devant Bayruth, une des villes les plus peuplées de la côte de Syrie, anciennement Beryte, devenue colonie romaine sous Auguste, qui lui donna le nom de Felix Julia. Cette épithète d’Heureuse lui fut attribuée à cause de la fertilité de ses environs, de son incomparable climat, et de la magnificence de sa situation. La ville occupe une gracieuse colline qui descend en pente douce vers la mer ; quelques bras de terre ou de rochers s’avancent dans les flots, et portent des fortifications turques de l’effet le plus pittoresque ; la rade est fermée par une langue de terre qui défend la mer des vents d’est : toute cette langue de terre, ainsi que les collines environnantes, sont couvertes de la plus riche végétation ; les mûriers à soie sont plantés partout, et élevés d’étage en étage sur des terrasses artificielles ; les caroubiers à la sombre verdure et au dôme majestueux, les figuiers, les platanes, les orangers, les grenadiers, et une quantité d’autres arbres ou arbustes étrangers à nos climats, étendent sur toutes les parties du rivage voisines de la mer le voile harmonieux de leurs divers feuillages ; plus loin, sur les premières pentes des montagnes, les forêts d’oliviers touchent le paysage de leur verdure grise et cendrée : à une lieue environ de la ville, les hautes montagnes des chaînes du Liban commencent à se dresser ; elles y ouvrent leurs gorges profondes, où l’œil se perd dans les ténèbres du lointain ; elles y versent leurs larges torrents, devenus des fleuves ; elles y prennent des directions diverses, les unes du côté de Tyr et de Sidon, les autres vers Tripoli et Latakieh ; et leurs sommets inégaux, perdus dans les nuages ou blanchis par la répercussion du soleil, ressemblent à nos Alpes couvertes de neiges éternelles.

Le quai de Bayruth, que la vague lave sans cesse et couvre quelquefois d’écume, était peuplé d’une foule d’Arabes, dans toute la splendeur de leurs costumes éclatants et de leurs armes. On y voyait un mouvement aussi actif que sur le quai de nos grandes villes maritimes ; plusieurs navires européens étaient mouillés près de nous dans la rade, et les chaloupes, chargées des marchandises de Damas et de Bagdad, allaient et venaient sans cesse de la rive aux vaisseaux ; les maisons de la ville s’élevaient confusément groupées, les toits des unes servant de terrasses aux autres. Ces maisons à toits plats, et quelques-unes à balustrades crénelées, ces fenêtres à ogives multipliées, ces grilles de bois peint qui les fermaient hermétiquement comme un voile de la jalousie orientale, ces têtes de palmiers qui semblaient germer dans la pierre, et qui se dressaient jusqu’au-dessus des toits, comme pour porter un peu de verdure à l’œil des femmes prisonnières dans les harems, tout cela captivait nos yeux et nous annonçait l’Orient : nous entendions le cri aigu des Arabes du désert qui se disputaient sur les quais, et les âpres et lugubres gémissements des chameaux, qui poussent des cris de douleur quand on leur fait plier les genoux pour recevoir leurs charges. Occupés de ce spectacle si nouveau et si saisissant pour nos yeux, nous ne songions pas à descendre dans notre patrie nouvelle. Le pavillon de France flottait cependant au sommet d’un mât sur une des maisons les plus élevées de la ville, et semblait nous inviter à aller nous reposer, sous son ombre, de notre longue et pénible navigation.

Mais nous avions trop de monde et trop de bagages pour risquer le débarquement avant d’avoir reconnu le pays et choisi une maison, si nous pouvions en trouver une. Je laissai ma femme, Julia et deux de mes compagnons sur le brick, et je fis mettre le canot à la mer pour aller en reconnaissance.

En peu de minutes, une belle lame plane et argentée me jeta sur le sable ; et quelques Arabes, les jambes nues, m’emportèrent dans leurs bras jusqu’à l’entrée d’une rue sombre et rapide qui conduisait au consulat de France. Le consul, M. Guys, pour qui j’avais des lettres, et que j’avais même déjà vu à Marseille, n’était pas arrivé. Je trouvai à sa place M. Jorelle, gérant du consulat et drogman de France en Syrie, jeune homme dont la physionomie gracieuse et bienveillante nous prévint en sa faveur, et dont toutes les bontés, pendant notre long séjour en Syrie, justifièrent cette première impression. Il nous offrit une partie de la maison du consulat pour premier asile, et nous promit de nous faire chercher une maison dans les environs de la ville, où nous pourrions établir notre campement. En peu d’heures, les chaloupes de plusieurs navires et les portefaix de Bayruth, sous la surveillance des janissaires du consulat, eurent opéré le débarquement de notre monde et de nos provisions de tous genres ; et avant la nuit nous étions tous à terre, logés provisoirement et comblés de soins et d’égards par M. et madame Jorelle. C’est un moment délicieux que celui où, après une longue et orageuse traversée, arrivés à peine dans un pays inconnu, vous jetez les yeux, du haut d’une terrasse parfumée et riante, sur l’élément que vous quittez enfin pour longtemps, sur le brick qui vous a apportés à travers les tempêtes et qui danse encore dans une rade houleuse, sur la campagne ombragée et paisible qui vous entoure, sur toutes ces scènes de la vie de terre qui semblent si douces quand on en a été longtemps sevré : il y a quelque chose du sentiment de la convalescence après une longue maladie, dans l’impression des premières heures, des premières journées passées à terre après une navigation. Nous en avons joui toute la soirée. Madame Jorelle, jeune et charmante femme née à Alep, a conservé le riche et noble costume des femmes arabes : le turban, la veste brodée, le poignard à la ceinture. Nous ne nous lassions pas d’admirer ce magnifique costume, qui relevait encore sa beauté tout orientale.

Quand la nuit fut venue, on nous servit un souper à l’européenne, dans un kiosque dont les larges fenêtres grillées ouvraient sur le port, et où le vent rafraîchissant du soir jouait dans la flamme des bougies. Je fis défoncer une caisse de vins de France que j’ajoutai à ce festin de l’hospitalité, et nous passâmes ainsi notre première soirée à causer des deux patries que nous quittions et que nous venions chercher : une question sur la France répondait à une question sur l’Asie. Julia jouait avec les longues tresses de quelques femmes arabes ou de quelques esclaves noires qui vinrent nous visiter ; elle admirait ces costumes nouveaux pour elle ; sa mère tressait les longues boucles de ses cheveux blonds, à l’imitation de celles des dames de Bayruth, ou lui arrangeait son châle en turban sur la tête. Je n’ai rien vu de plus ravissant, parmi tous les visages de femmes qui sont gravés dans ma mémoire, que la figure de Julia coiffée ainsi du turban d’Alep, avec la calotte d’or ciselé, d’où tombaient des franges de perles et des chaînes de sequins d’or, avec les tresses de ses cheveux pendantes sur ses deux épaules, et avec ce regard étonné levé sur sa mère et sur moi, et ce sourire qui semblait nous dire : « Jouissez, et voyez comme je suis belle aussi ! »

Après avoir parlé cent fois de la patrie, et nommé tous les noms des lieux et des personnes qu’un souvenir commun pouvait nous rappeler ; après que nous nous fûmes donné tous les renseignements mutuels qui pouvaient nous intéresser, on parla de poésie : madame Jorelle me pria de lui faire entendre quelques morceaux de poésie française, et nous traduisit elle-même quelques fragments de poésie d’Alep. Je lui dis que la nature était toujours plus complétement poétique que les poëtes, et qu’elle-même en ce moment, à cette heure, dans ce beau site, à ce clair de lune, dans ce costume étranger, avec cette pipe orientale à la main et ce poignard à manche de diamant à sa ceinture, était un plus beau sujet de poésie que tous ceux que nous avions parcourus par la seule pensée. Et comme elle me répondit qu’il lui serait très-agréable d’avoir un souvenir de notre voyage à envoyer à son père à Alep, dans quelques vers faits pour elle, je me retirai un moment, et je lui rapportai les vers suivants, qui n’ont de mérite que le lieu où ils furent écrits, et le sentiment de reconnaissance qui me les inspira :

 
Qui ? toi ? me demander l’encens de poésie !
Toi, fille d’Orient, née aux vents du désert !
Fleur des jardins d’Alep, que Bulbul[1] eût choisie
Pour languir et chanter sur son calice ouvert !

Rapporte-t-on l’odeur au baume qui l’exhale ?
Aux rameaux d’oranger rattache-t-on leurs fruits ?
Va-t-on prêter des feux à l’aube orientale,
Ou des étoiles d’or au ciel brillant des nuits ?

Non, plus de vers ici ! Mais si ton regard aime
Ce que la poésie a de plus enchanté,
Dans l’eau de ce bassin[2] contemple-toi toi-même :
Les vers n’ont point d’image égale à ta beauté !

 

Quand le soir, dans le kiosque à l’ogive grillée,
Qui laisse entrer la lune et la brise des mers,
Tu t’assieds sur la natte à Palmyre émaillée,
Où du moka brûlant fument les flots amers ;

Quand, ta main approchant de tes lèvres mi-closes
Le tuyau de jasmin vêtu d’or effilé,
Ta bouche, en aspirant le doux parfum des roses,
Fait murmurer l’eau tiède au fond du narguilé ;

Quand le nuage ailé qui flotte et te caresse
D’odorantes vapeurs commence à t’enivrer,
Que les songes lointains d’amour et de jeunesse
Nagent pour nous dans l’air que tu fais respirer ;

Quand de l’Arabe errant tu dépeins la cavale
Soumise au frein d’écume entre tes mains d’enfant,
Et que de ton regard l’éclair oblique égale
L’éclair brûlant et doux de son œil triomphant ;

Quand ton bras, arrondi comme l’anse de l’urne,
Sur le coude appuyé soutient ton front charmant,
Et qu’un reflet soudain de ta lampe nocturne
Fait briller ton poignard des feux du diamant ;

Il n’est rien dans les sons que la langue murmure,
Rien dans le front rêveur des bardes comme moi,
Rien dans les doux soupirs d’une âme fraîche et pure,
Rien d’aussi poétique et d’aussi frais que toi !

J’ai passé l’âge heureux où la fleur de la vie,
L’amour, s’épanouit et parfume le cœur ;
Et l’admiration, dans mon âme ravie,
N’a plus pour la beauté qu’un rayon sans chaleur.

 

De mon cœur attiédi la harpe est seule aimée.
Mais combien à seize ans j’aurais donné de vers
Pour un de ces flocons d’odorante fumée
Que ta lèvre distraite exhale dans les airs ;

Ou pour fixer du doigt la forme enchanteresse
Qu’une invisible main trace en contour obscur,
Quand le rayon des nuits, dont le jour te caresse,
Jette, en la dessinant, ton ombre sur le mur !


Nous ne pouvions nous arracher à cette première scène de la vie arabe. Enfin nous allâmes, pour la première fois après trois mois, nous reposer dans des lits et dormir sans craindre la vague. Un vent impétueux mugissait sur la mer, ébranlait les murs de la haute terrasse sous laquelle nous étions couchés, et nous faisait sentir plus délicieusement le prix d’un séjour tranquille après tant de secousses. Je pensais que Julia et ma femme étaient enfin pour longtemps à l’abri de tous périls, et je combinais dans ma veille les moyens de leur préparer un séjour agréable et sûr, pendant que je poursuivrais moi-même le cours de mon voyage dans ces lieux que mon pied touchait enfin.




7 septembre 1832.


Je me suis levé avec le jour, j’ai ouvert le volet de bois de cèdre, seule fermeture de la chambre où l’on dort dans ce beau climat. J’ai jeté mon premier regard sur la mer et sur la chaîne étincelante des côtes qui s’étendent en s’arrondissant depuis Bayruth jusqu’au cap Batroun, à moitié chemin de Tripoli.

Jamais spectacle de montagnes ne m’a fait une telle impression. Le Liban a un caractère que je n’ai vu ni aux Alpes ni au Taurus : c’est le mélange de la sublimité imposante des lignes et des cimes avec la grâce des détails et la variété des couleurs ; c’est une montagne solennelle comme son nom ; ce sont les Alpes sous le ciel de l’Asie, plongeant leurs cimes aériennes dans la profonde sérénité d’une éternelle splendeur. Il semble que le ciel repose éternellement sur les angles dorés de ces crêtes ; la blancheur éblouissante dont il les imprime se laisse confondre avec celle des neiges qui restent, jusqu’au milieu de l’été, sur les sommets les plus élevés. La chaîne se développe à l’œil dans une longueur de soixante lieues au moins, depuis le cap de Saïde, l’antique Sidon, jusqu’aux environs de Latakieh, où elle commence à décliner, pour laisser le mont Taurus jeter ses racines dans les plaines d’Alexandrette.

Tantôt les chaînes du Liban s’élèvent presque perpendiculairement sur la mer avec des villages et de grands monastères suspendus à leurs précipices ; tantôt elles s’écartent du rivage, forment d’immenses golfes, laissent des marques verdoyantes ou des lisières de sable doré entre elles et les flots. Des voiles sillonnent ces golfes, et vont aborder dans les nombreuses rades dont la côte est dentelée. La mer y est de la teinte la plus bleue et la plus sombre ; et, quoiqu’il y ait presque toujours de la houle, la vague, qui est grande et large, roule à vastes plis sur les sables, et réfléchit les montagnes comme une glace sans tache. Ces vagues jettent partout sur la côte un murmure sourd, harmonieux, confus, qui monte jusque sous l’ombre des vignes et des caroubiers, et qui remplit les campagnes de vie et de sonorité. À ma gauche, la côte de Bayruth était basse ; c’était une continuité de petites langues de terre tapissées de verdure, et garanties seulement du flot par une ligne de rochers et d’écueils couverts pour la plupart de ruines antiques. Plus loin, des collines de sable rouge comme celui des déserts d’Égypte s’avancent comme un cap, et servent de reconnaissance aux marins ; au sommet de ce cap, on voit les larges cimes en parasol d’une forêt de pins d’Italie ; et l’œil, glissant entre leurs troncs disséminés, va se reposer sur les flancs d’une autre chaîne du Liban, et jusque sur le promontoire avancé qui portait Tyr (aujourd’hui Sour).

Quand je me retournais du côté opposé à la mer, je voyais les hauts minarets des mosquées, comme des colonnettes isolées, se dresser dans l’air bleu et ondoyant du matin ; les forteresses moresques qui dominent la ville, et dont les murs lézardés donnent racine à une forêt de plantes grimpantes, de figuiers sauvages et de giroflées ; puis les crénelures ovales des murs de défense ; puis les cimes égales des campagnes plantées de mûriers ; çà et là les toits plats et les murailles blanches des maisons de campagne ou des chaumières des paysans syriens ; et enfin au delà, les pelouses arrondies des collines de Bayruth, portant toutes des édifices pittoresques, des couvents grecs, des couvents maronites, des mosquées ou des santons, et revêtues de feuillages et de culture comme les plus fertiles collines de Grenoble ou de Chambéry. Pour fond à tout cela, toujours le Liban : le Liban prenant mille courbes, se groupant en gigantesques masses, et jetant ses grandes ombres ou faisant étinceler ses hautes neiges sur toutes les scènes de cet horizon.




Même date.


J’ai passé la journée entière à parcourir les environs de Bayruth, et à chercher un lieu de repos pour y établir une maison.

J’ai loué cinq maisons qui forment un groupe, et que je réunirai par des escaliers de bois, des galeries et des ouvertures. Chaque maison ici n’est guère composée que d’un souterrain qui sert de cuisine, et d’une chambre où couche toute la famille, quelque nombreuse qu’elle soit. Dans un tel climat, la vraie maison, c’est le toit construit en terrasse. C’est là que les femmes et les enfants passent les journées et souvent les nuits. Devant les maisons, entre les troncs de quelques mûriers ou de quelques oliviers, l’Arabe construit un foyer avec trois pierres, et c’est là que sa femme lui prépare à manger. On jette une natte de paille sur un bâton qui va du mur aux branches de l’arbre. Sous cet abri se fait tout le ménage. Les femmes et les filles y sont tout le jour accroupies, occupées à peigner leurs longs cheveux, à les tresser, à blanchir leurs voiles, à tisser leurs soies, à nourrir leurs poules, ou à jouer et à causer entre elles, comme dans nos villages du midi de la France, le dimanche matin, les filles se rassemblent sur les portes des chaumières.




Même date, au soir.


Toute la journée a été employée à décharger le brick, et à porter, de la ville à notre maison de campagne, les bagages de notre caravane. Chacun de nous aura sa chambre. Un vaste champ de mûriers et d’orangers s’étend autour des cinq maisons réunies, et donne à chacun quelques pas à faire devant sa porte, et un peu d’ombre pour respirer. J’ai acheté des nattes d’Égypte et des tapis de Damas, pour nous servir de lits et de divans. J’ai trouvé des charpentiers arabes très-actifs et très-intelligents qui sont déjà à l’ouvrage pour nous faire des portes et des fenêtres ; et ce soir nous irons coucher déjà dans notre nouvelle habitation.




8 septembre 1832.


Rien de plus délicieux que notre réveil après la première nuit passée dans notre maison. Nous avons fait apporter le déjeuner sur la plus large de nos terrasses, et nous avons reconnu de l’œil tous les environs.

La maison est à dix minutes de la ville. On y arrive par des sentiers ombragés d’immenses aloès qui laissent pendre leurs figues épineuses sur la tête des passants. On longe quelques arches antiques et une immense tour carrée, bâtie par l’émir des Druzes, Fakardin ; tour qui sert aujourd’hui d’observatoire à quelques sentinelles de l’armée d’Ibrahim-Pacha, qui observent de là toute la campagne. On se glisse ensuite entre les troncs de mûriers, et on arrive à un groupe de maisons basses cachées dans les arbres, et flanquées d’un bois de citronniers et d’orangers. Ces maisons sont irrégulières, et celle du milieu s’élève comme une tour carrée, et pyramide gracieusement sur les autres. Les toits de toutes ces maisonnettes communiquent au moyen de quelques degrés de bois, et forment ainsi un ensemble assez commode pour des hôtes qui viennent de passer tant de jours sous l’entre-pont d’un navire marchand.

À quelque cent pas de nous la mer s’avance dans les terres ; et vue d’ici, au-dessus des têtes vertes des citronniers et des aloès, elle ressemble à un beau lac intérieur ou à un large fleuve dont on n’aperçoit qu’un tronçon. Quelques barques arabes y sont à l’ancre, et se balancent mollement sur ses ondulations insensibles. Si nous montons sur la terrasse supérieure, ce beau lac se change en un immense golfe clos d’un côté par le château moresque de Bayruth, et de l’autre par les immenses murailles sombres de la chaîne de montagnes qui court vers Tripoli. Mais en face de nous l’horizon s’étend davantage : il commence par courir sur une plaine de champs admirablement cultivés, jalonnés d’arbres qui cachent entièrement le sol, semés çà et là de maisons semblables à la nôtre, et qui élèvent leurs toits comme autant de voiles blanches sur un océan de verdure ; il se rétrécit ensuite entre une longue et gracieuse colline, au sommet de laquelle un couvent grec montre ses murailles blanches et ses dômes bleus ; quelques cimes de pins parasols planent, un peu plus haut, sur les dômes mêmes du couvent. La colline descend par gradins soutenus de murailles de pierre, et portant des forêts d’oliviers et de mûriers. La mer vient baigner les derniers gradins ; elle s’écarte ensuite, et une seconde plaine plus éloignée s’arrondit et se creuse pour laisser passer un fleuve qui serpente longtemps parmi des bois de chênes verts, et va se jeter dans le golfe, que ses eaux jaunissent sur les bords. Cette plaine ne se termine qu’aux flancs dorés des montagnes. Ces montagnes ne s’ élèvent pas d’un seul jet ; elles commencent par d’énormes collines semblables à des blocs immenses, les uns arrondis, les autres presque carrés : un peu de végétation couvre les sommets de ces collines, et chacune d’elles porte ou un monastère ou un village, qui réfléchit la lueur du soleil et attire les regards. Les pans des collines brillent comme de l’or : ce sont des murailles de grès jaunâtre, concassées par les tremblements de terre, et dont chaque parcelle réfléchit et darde la lumière. Au-dessus de ces premiers monticules, les degrés du Liban s’élargissent ; il y a des plateaux d’une ou deux lieues : plateaux inégaux, creusés, sillonnés, labourés de ravins, de lits profonds des torrents, de gorges obscures où le regard se perd. Après ces plateaux, les hautes montagnes recommencent à se dresser presque perpendiculairement : cependant on voit les taches noires des cèdres et des sapins qui les garnissent, et quelques couvents inaccessibles, quelques villages inconnus qui semblent penchés sur leurs précipices. Au sommet le plus aigu de cette seconde chaîne, des arbres qui semblent gigantesques forment comme une chevelure rare sur un front chauve. On distingue d’ici leurs cimes inégales et dentelées, qui ressemblent à des créneaux sur la crête d’une citadelle.

Derrière ces secondes chaînes, le vrai Liban s’élève enfin ; on ne peut distinguer si ces flancs sont rapides ou adoucis, s’ils sont nus ou couverts de végétation : la distance est trop grande. Ses flancs se confondent, dans la transparence de l’air, avec l’air même dont ils semblent faire partie ; on ne voit que la réverbération ambiante de la lumière du soleil qui les enveloppe, et leurs crêtes enflammées qui se confondent avec les nuages pourpres du matin, et qui planent comme des îles inaccessibles dans les vagues du firmament.

Si nos regards redescendent de ce sublime horizon des montagnes, ils ne trouvent partout à se poser que sur des gerbes majestueuses de palmiers plantés çà et là dans la campagne auprès des maisons des Arabes, sur les vertes ondulations des têtes de pins laryx, semés par petits bouquets dans la plaine ou sur les revers des collines, sur les haies de nopal, ou d’autres plantes grasses dont les lourdes feuilles retombent, comme des décorations de pierre, sur les petits murs à hauteur d’appui qui soutiennent les terrasses. Ces murs eux-mêmes sont tellement revêtus de lichens en fleur, de lierres terrestres, de vignes sauvages, de plantes bulbeuses à fleurs de toutes les nuances, à grappes de toutes les formes, qu’on ne peut distinguer les pierres dont ces murs sont bâtis : ce ne sont que des remparts de verdure et de fleurs.

Enfin, tout près de nous, là, sous nos yeux, deux ou trois maisons semblables aux nôtres, et à demi voilées par les dômes des orangers en fleur et en fruit, nous offrent ces scènes animées et pittoresques qui sont la vie de tout paysage. Des Arabes assis sur des nattes fument sur les toits des maisons. Quelques femmes se penchent aux fenêtres pour nous voir, et se cachent quand elles s’aperçoivent que nous les regardons. Sous notre terrasse même, deux familles arabes, pères, frères, femmes et enfants, prennent leur repas à l’ombre d’un petit platane sur le seuil de leurs maisons ; et à quelques pas de là, sous un autre arbre, deux jeunes filles syriennes, d’une beauté incomparable, s’habillent en plein air, et couvrent leurs cheveux de fleurs blanches et rouges. Il y en a une dont les cheveux sont si longs et si touffus, qu’ils la couvrent entièrement, comme les rameaux d’un saule pleureur recouvrent le tronc de toutes parts : on aperçoit seulement, quand elle secoue cette ondoyante crinière, son beau front et ses yeux rayonnants de gaieté naïve qui percent un moment ce voile naturel. Elle semble jouir de notre admiration ; je lui jette une poignée de ghazis, petites pièces d’or dont les Syriennes se font des colliers et des bracelets en les enfilant avec un brin de soie. Elle joint ses mains et les porte sur sa tête pour me remercier, et rentre dans la chambre basse pour les montrer à sa mère et à sa sœur.




12 septembre 1832.


Habib-Barbara, Grec-Syrien, établi à Bayruth, et dont la maison est voisine de la nôtre, nous sert de drogman, c’est-à-dire d’interprète. Attaché pendant vingt ans en cette qualité aux différents consulats de France, il parle français et italien ; c’est un des hommes les plus obligeants et les plus intelligents que j’aie rencontrés dans mes voyages : sans son assistance et celle de M. Jorelle, nous aurions eu des peines infinies à compléter notre établissement en Syrie. Il nous procure plusieurs domestiques, les uns grecs, les autres arabes ; j’achète d’abord six chevaux arabes de seconde race, et je les établis, comme font les gens du pays, au gros soleil, dans un champ devant la porte, les jambes entravées par des anneaux de fer, et attachées par un pieu fiché en terre. Je fais dresser une tente auprès des chevaux, pour les saïs ou palefreniers arabes. Ces hommes paraissent doux et intelligents : quant aux animaux, en deux jours ils nous connaissent et nous flairent comme des chiens. Habib-Barbara nous présente à sa femme et à sa fille, qu’il doit marier dans peu de jours : il nous invite à sa noce. Curieux d’observer une noce syrienne, nous acceptons, et Julia prépare ses présents pour la fiancée. Je lui donne une petite montre d’or, dont j’ai apporté provision pour les circonstances de ce genre ; elle y joint une petite chaîne de perles. Nous montons à cheval pour reconnaître les environs de Bayruth : superbe cheval arabe de madame Jorelle ; harnais de velours bleu plaqué d’argent ; poitrail de bosses du même métal sculpté, qui flottent en guirlandes et résonnent sur le poitrail de ce bel animal. M. Jorelle me vend un de ses chevaux pour ma femme ; je fais faire des selles et des brides arabes pour quatorze chevaux.

À une demi-lieue environ de la ville, du côté du levant, l’émir Fakardin a planté une forêt de pins parasols sur un plateau sablonneux qui s’étend entre la mer et la plaine de Bagdhad, beau village arabe au pied du Liban : l’émir planta, dit-on, cette magnifique forêt pour opposer un rempart à l’invasion des immenses collines de sable rouge qui s’élèvent un peu plus loin, et qui menaçaient d’engloutir Bayruth et ses riches plantations. La forêt est devenue superbe ; les troncs des arbres ont soixante et quatre-vingts pieds de haut d’un seul jet, et ils étendent de l’un à l’autre leurs larges têtes immobiles, qui couvrent d’ombre un espace immense ; des sentiers de sable glissent sous les troncs des pins, et présentent le sol le plus doux aux pieds des chevaux. Le reste du terrain est couvert d’un léger duvet de gazon, semé de fleurs du rouge le plus éclatant ; les oignons de jacinthes sauvages sont si gros, qu’ils ne s’écrasent pas sous le fer des chevaux. À travers les cotonnades de ces troncs de sapin, on voit d’un côté les dunes blanches et rougeâtres de sable qui cachent la mer ; de l’autre, la plaine de Bagdhad et le cours du fleuve dans cette plaine, et un coin du golfe, semblable à un petit lac, tant il est encadré par l’horizon des terres, et les douze ou quinze villages arabes jetés sur les dernières pentes du Liban, et enfin les groupes du Liban même, qui font le rideau de cette scène. La lumière est si nette et l’air si pur, qu’on distingue, à plusieurs lieues d’élévation, les formes des cèdres ou des caroubiers sur les montagnes, ou les grands aigles qui nagent, sans remuer leurs ailes, dans l’océan de l’éther. Ce bois de pins est certainement le plus magnifique de tous les sites que j’ai vus dans ma vie. Le ciel, les montagnes, les neiges, l’horizon bleu de la mer, l’horizon rouge et funèbre du désert de sable ; les lignes serpentantes du fleuve ; les têtes isolées des cyprès ; les grappes des palmiers épars dans les campagnes ; l’aspect gracieux des chaumières couvertes d’orangers et de vignes retombant sur les toits ; l’aspect sévère des hauts monastères maronites, faisant de larges taches d’ombre ou de larges jets de lumière sur les flancs ciselés du Liban ; les caravanes de chameaux chargés des marchandises de Damas, qui passent silencieusement entre les troncs d’arbres ; des bandes de pauvres Juifs montés sur des ânes, tenant deux enfants sur chaque bras ; des femmes enveloppées de voiles blancs, à cheval, marchant au son du fifre et du tambourin, environnées d’une foule d’enfants vêtus d’étoffes rouges brodées d’or, et qui dansent devant leurs chevaux ; quelques cavaliers arabes courant le dgérid autour de nous sur des chevaux dont la crinière balaye littéralement le sable ; quelques groupes de Turcs assis devant un café bâti en feuillage, et fumant la pipe ou faisant la prière ; un peu plus loin, les collines désertes de sable sans fin, qui se teignent d’or aux rayons du soleil du soir, et où le vent soulève des nuages de poussière enflammée ; enfin, le sourd mugissement de la mer qui se mêle au bruit musical du vent dans les têtes de sapins, et au chant de milliers d’oiseaux inconnus ; tout cela offre à l’œil et à la pensée du promeneur le mélange le plus sublime, le plus doux, et à la fois le plus mélancolique, qui ait jamais enivré mon âme : c’est le site de mes rêves, j’y reviendrais tous les jours.




16 septembre 1832.


Nous avons passé tous ces jours dans le plaisir de la connaissance générale que nous avions à faire des hommes, des mœurs, des lieux, et dans les détails amusants d’un établissement au sein d’un pays entièrement nouveau. Nos cinq maisons sont devenues, avec l’assistance de nos amis et des ouvriers arabes, une espèce de villa italienne comme celles que nous avons si délicieusement habitées sur les montagnes de Lucques ou sur les côtes de Livourne, en d’autres temps. Chacun de nous a son appartement ; et un salon, précédé d’une terrasse ornée de fleurs, est le centre de réunion. Nous y avons établi des divans ; nous y avons rangé sur des tablettes notre bibliothèque du vaisseau ; ma femme et Julia ont peint les murs à fresque, ont étalé, sur une table de cèdre, leurs livres, leurs nécessaires, et tous ces petits objets de femmes qui ornent, à Londres et à Paris, les tables de marbre et d’acajou : c’est là que nous nous rassemblons dans les heures brûlantes du jour, car le soir notre salon est en plein air, sur la terrasse même ; c’est là que nous recevons les visites de tous les Européens que le commerce avec Damas, dont Bayruth est l’échelle, fixe dans ce beau pays. Le gouverneur égyptien pour Ibrahim-Pacha est venu nous offrir, avec une grâce et une cordialité plus qu’européennes, sa protection et ses services pour le séjour et pour les voyages que nous voudrions tenter. Je lui ai donné à dîner aujourd’hui : c’est un homme qui ne déparerait aucune réunion d’hommes nulle part. Vieux soldat du pacha d’Égypte, il a pour son maître, et surtout pour Ibrahim, ce dévouement aveugle et confiant dans la fortune que je me souviens d’avoir vu jadis dans les généraux de l’empereur ; mais ce dévouement turc a quelque chose de plus touchant et de plus noble, parce qu’il tient à un sentiment religieux, et non à un intérêt personnel. Ibrahim-Pacha, c’est la destinée, c’est Allah pour ses officiers ; Napoléon, ce n’était que la gloire et l’ambition pour les siens. Il a bu avec plaisir du vin de Champagne, et s’est prêté à tous nos usages comme s’il n’en avait jamais connu d’autres ; les pipes et le café, pris à plusieurs reprises, ont rempli l’après-dînée. Je lui ai remis une lettre pour Ibrahim-Pacha, lettre dans laquelle je lui annonce l’arrivée d’un voyageur européen dans le pays soumis à ses armes, et lui demande la protection que l’on doit attendre d’un homme qui combat pour la cause de la civilisation européenne. Ibrahim a passé il y a peu de temps avec son armée ; il est maintenant du côté de Homs, grande ville entre Alep et Damas, dans le désert ; il a laissé peu de troupes en Syrie ; les principales villes, comme Bayruth, Saïde, Jaffa, Acre, Tripoli, sont occupées, d’accord avec Ibrahim, par les soldats de l’émir Beschir, ou grand prince des Druzes, qui règne sur le Liban. Ce prince n’a pas résisté à Ibrahim ; il a abandonné la cause des Turcs, en apparence au moins, après la prise de Saint-Jean d’Acre par Ibrahim, et il confond ses troupes avec celles du pacha. L’émir Beschir, si Ibrahim venait à être battu à Homs, pourrait lui fermer la retraite et anéantir les débris des Égyptiens. Ce prince, habile et guerrier, règne depuis quarante années sur toutes les montagnes du Liban. Il a fondu en un seul peuple les Druzes, les Métualis, les Maronites, les Syriens et les Arabes, qui vivent sous sa domination ; il a des fils, guerriers comme lui, qu’il envoie gouverner les villes qu’Ibrahim lui confie : un de ses fils est campé à un quart de mille d’ici, dans la plaine qui touche au Liban, avec cinq ou six cents cavaliers arabes. Nous devons le voir ; il nous a envoyé complimenter.

Un Arabe me racontait aujourd’hui l’entrée d’Ibrahim dans la ville de Bayruth. À quelque distance de la porte, comme il traversait un chemin creux dont les douves sont couvertes de racines grimpantes et d’arbustes entrelacés, un énorme serpent est sorti des broussailles et s’est avancé lentement, en rampant sur le sable, jusque sous les pieds du cheval d’Ibrahim ; le cheval, épouvanté, s’est cabré, et quelques esclaves qui suivaient à pied le pacha se sont élancés pour tuer le serpent ; mais Ibrahim les a arrêtés d’un geste, et, tirant son sabre, il a coupé la tête du reptile qui se dressait devant lui, et a foulé les tronçons sous les pieds de son cheval : la foule a poussé un cri d’admiration, et Ibrahim, le sourire sur les lèvres, a continué sa route, enchanté de cette circonstance, qui est l’augure assuré de la victoire chez les Arabes. Ce peuple ne voit aucun incident de la vie, aucun phénomène naturel, sans y attacher un sens prophétique et moral : est-ce un souvenir confus de cette première langue plus parfaite qu’entendaient jadis les hommes, langue dans laquelle toute la nature s’expliquait par toute la nature ? est-ce une vivacité d’imagination plus grande, qui cherche entre les choses des corrélations qu’il n’est pas donné à l’homme de saisir ? Je ne sais, mais je penche pour la première interprétation : l’humanité n’a pas d’instincts sans motifs, sans but, sans cause ; l’instinct de la divination a tourmenté tous les âges et tous les peuples, surtout les peuples primitifs ; la divination a donc dû ou pourrait donc peut-être exister ; mais c’est une langue dont l’homme aura perdu la clef en sortant de cet état supérieur, de cet Éden dont tous les peuples ont une confuse tradition : alors, sans doute, la nature parlait plus haut et plus clair à son esprit ; l’homme concevait la relation cachée de tous les faits naturels, et leur enchaînement pouvait le conduire à la perception de vérités ou d’événements futurs, car le présent est toujours le germe générateur et infaillible de l’avenir ; il ne s’agit que de le voir et de le comprendre.




17 septembre 1832.


Toujours même vie. La journée se passe à rendre et à recevoir des visites d’Arabes et de Francs, et à parcourir les délicieux environs de notre retraite. Nous avons trouvé autant d’obligeance que de bonté parmi les consuls européens de Syrie, que la guerre a tous concentrés à Bayruth. Le consul de Sardaigne, M. Bianco ; le consul d’Autriche, M. Laurella ; les consuls d’Angleterre, MM. Farren et Abost, nous ont mis en peu de temps en rapport avec tous les Arabes qui peuvent nous aider dans nos projets de voyage dans l’intérieur. Il est impossible de rencontrer plus d’accueil et plus d’hospitalité. Quelques-uns de ces messieurs ont habité de longues années la Syrie, et sont en relation avec des familles arabes de Damas, d’Alep, de Jérusalem, lesquelles en ont elles-mêmes avec les principaux scheiks des Arabes des déserts que nous avons à parcourir. Nous formons ainsi d’avance une chaîne de recommandations, de relations et d’hospitalité sur différentes lignes qui pourraient nous conduire jusqu’à Bagdhad.

M. Jorelle m’a procuré un excellent drogman ou interprète dans la personne de M. Mazoyer, jeune Français d’origine, mais qui, né et élevé en Syrie, est très-versé dans la langue savante et dans les divers dialectes des régions que nous devons parcourir. Il est installé aujourd’hui chez moi, et je lui remets le gouvernement de toute la partie arabe de ma maison. Cette maison arabe se compose d’un cuisinier d’Alep, nommé Aboulias, d’un jeune Syrien du pays, nommé Élias, qui, ayant déjà été au service des consuls, entend un peu d’italien et de français ; d’une jeune fille syrienne, parlant français aussi, et qui servira d’interprète pour les femmes ; enfin de cinq ou six palefreniers grecs, arabes, syriens, des différentes parties de la Syrie, destinés à soigner nos chevaux, à planter les tentes, et à nous servir d’escorte dans les voyages.

L’histoire de notre cuisinier arabe est trop singulière pour n’en pas conserver la mémoire.

Il était chrétien, jeune et intelligent ; il avait établi à Alep un petit commerce d’étoffes du pays qu’il allait vendre lui-même, monté sur un âne, parmi les tribus d’Arabes errants qui viennent l’hiver camper dans les plaines des environs d’Antioche. Son commerce prospérait ; mais sa qualité d’infidèle lui donnant quelque inquiétude, il jugea à propos de s’associer à un Arabe mahométan d’Alep. Le commerce n’en alla que mieux, et Aboulias se trouva, au bout de quelques années, un des marchands les plus accrédités du pays. Mais il était épris d’une jeune Grecque-Syrienne ; on ne voulait la lui accorder qu’à condition de quitter Alep, et de venir s’établir dans les environs de Saïde, où demeurait la famille de sa belle fiancée. Il fallut liquider sa fortune : une querelle s’éleva entre les deux associés pour le partage des richesses acquises en commun. L’Arabe mahométan dressa une embûche au pauvre Aboulias : il aposta des témoins cachés qui, dans une dispute avec son associé, l’entendirent blasphémer Mahomet, crime mortel pour un infidèle. Aboulias fut mené au pacha, et condamné à être pendu. La sentence fut exécutée ; mais, la corde ayant cassé, le malheureux Aboulias tomba au pied de la potence, et fut laissé pour mort sur la place des exécutions. Cependant les parents de sa fiancée, ayant obtenu du pacha que son cadavre leur serait remis pour l’ensevelir avec les formes de leur religion, emportèrent le corps dans leur maison ; et, s’apercevant qu’Aboulias donnait encore des signes de vie, ils le ranimèrent, le cachèrent dans une cave pendant quelques jours, et enterrèrent un cercueil vide, pour ne donner aucun soupçon aux Turcs. Mais ceux-ci avaient eu quelque vent de la supercherie, et Aboulias fut de nouveau arrêté, au moment où il s’échappait la nuit des portes de la ville. Conduit au pacha, il lui conta comment il avait été sauvé, indépendamment de toute volonté de sa part. Le pacha, d’après un texte du Koran qui était favorable à l’accusé, lui donna l’alternative ou d’être pendu une seconde fois, ou de se faire Turc. Aboulias préféra ce dernier parti, et pratiqua pendant quelque temps l’islamisme. Lorsque son aventure fut oubliée et sa conversion bien constatée, il trouva moyen de s’évader d’Alep et de s’embarquer pour l’île de Chypre, où il se fit de nouveau chrétien. Il épousa la femme qu’il aimait, se fit protéger des Français, et put reparaître impunément en Syrie, où il continuait son commerce de colporteur parmi les Druzes, les Maronites et les Arabes. Voilà l’homme qu’il nous fallait pour voyager dans ces contrées. Son talent en cuisine consiste à faire du feu en plein champ avec des arbustes épineux ou de la fiente de chameau desséchée, à suspendre une marmite de cuivre sur deux bâtons qui se croisent à leur extrémité, et à faire bouillir du riz et des poulets ou des morceaux de mouton dans cette marmite. Il chauffe aussi des cailloux arrondis dans le foyer, et, quand ils sont presque rouges, il les enduit d’une pâte de farine d’orge qu’il a pétrie, et c’est là notre pain.




19 septembre 1832.


Aujourd’hui, ma femme et Julia ont été invitées, par la femme et la fille d’un chef arabe des environs, à passer la journée au bain ; c’est le divertissement des femmes de l’Orient entre elles. Un bain est annoncé quinze jours d’avance, comme un bal en Europe. Voici la description de cette fête, telle qu’elle nous a été donnée le soir par ma femme :

Les salles de bain sont un lieu public dont on interdit l’approche aux hommes tous les jours jusque une certaine heure, pour les réserver aux femmes ; et la journée tout entière, lorsqu’il s’agit d’un bain pour une fiancée, comme celui dont il est question. Les salles sont éclairées d’un faible jour par de petits dômes à vitraux peints. Elles sont pavées de marbre à compartiments de diverses couleurs, travaillés avec beaucoup d’art. Les murailles sont revêtues aussi de marbre et de mosaïque, ou sculptées en moulures ou en colonnettes moresques. Ces salles sont graduées de chaleur : les premières à la température de l’air extérieur, les secondes tièdes, les autres successivement plus chaudes, jusqu’à la dernière, où la vapeur de l’eau presque bouillante s’élève des bassins, et remplit l’air de sa chaleur étouffante. En général, il n’y a pas de bassin creusé au milieu des salles ; il y a seulement des robinets coulant toujours, qui versent sur le plancher de marbre environ un demi-pouce d’eau. Cette eau s’écoule ensuite par des rigoles, et est sans cesse renouvelée. Ce qu’on appelle bains dans l’Orient n’est pas une immersion complète, mais une aspersion successive plus ou moins chaude, et l’impression de la vapeur sur la peau.

Deux cents femmes de la ville et des environs étaient invitées ce jour-là au bain, et dans le nombre plusieurs jeunes femmes européennes ; chacune y arriva enveloppée dans l’immense drap de toile blanche qui recouvre en entier le superbe costume des femmes quand elles sortent. Elles étaient toutes accompagnées de leurs esclaves noires, ou de leurs servantes libres ; à mesure qu’elles arrivaient, elles se réunissaient en groupes, s’asseyaient sur des nattes et des coussins préparés dans le premier vestibule, leurs suivantes leur ôtaient le drap qui les enveloppait, et elles apparaissaient dans toute la riche et pittoresque magnificence de leurs habits et de leurs bijoux. Ces costumes sont très-variés pour la couleur des étoffes et le nombre et l’éclat des joyaux ; mais ils sont informes dans la coupe des vêtements.

Ces vêtements consistent dans un pantalon à larges plis de satin rayé, noué à la ceinture par un tissu de soie rouge, et fermé au-dessus de la cheville du pied par un bracelet d’or ou d’argent ; une robe brochée en or, ouverte sur le devant et nouée sous le sein, qu’elle laisse à découvert ; les manches sont serrées au-dessous de l’aisselle, et ouvertes ensuite depuis le coude jusqu’au poignet ; elles laissent passer une chemise de gaze de soie, qui couvre la poitrine. Elles portent par-dessus cette robe une veste de velours de couleur éclatante, doublée d’hermine ou de martre, et brodée en or sur toutes les coutures ; manches également ouvertes. Les cheveux sont partagés au-dessus de la tête ; une partie retombe sur le cou, le reste est tressé en nattes et descend jusqu’aux pieds, allongé par des tresses de soie noire qui imitent les cheveux. De petites torsades d’or ou d’argent pendent à l’extrémité de ces tresses, et par leur poids les font flotter le long de la taille ; la tête des femmes est en outre semée de petites chaînes de perles, de sequins d’or enfilés, de fleurs naturelles, le tout mêlé et répandu avec une incroyable profusion. C’est comme si on avait versé pêle-mêle un écrin sur ces chevelures toutes brillantées, toutes parfumées de bijoux et de fleurs. Ce luxe barbare est de l’effet le plus pittoresque sur les jeunes figures de quinze à vingt ans ; au sommet de la tête quelques femmes portent encore une calotte d’or ciselé, en forme de coupe renversée ; du milieu de cette calotte sort un gland d’or qui porte une houppe de perles, et qui flotte sur le derrière de la tête.

Les jambes sont nues, et les pieds ont pour chaussures des pantoufles de maroquin jaune que les femmes traînent en marchant.

Les bras sont couverts de bracelets d’or, d’argent, de perles ; la poitrine, de plusieurs colliers qui forment une natte d’or ou de perles sur le sein découvert.

Quand toutes les femmes furent réunies, une musique sauvage se fit entendre ; des femmes, dont le haut du corps était enveloppé d’une simple gaze rouge, poussaient des cris aigus et lamentables, et jouaient du fifre et du tambourin : cette musique ne cessa pas de toute la journée, et donnait à cette scène de plaisir et de fête un caractère de tumulte et de frénésie tout à fait barbare.

Lorsque la fiancée parut, accompagnée de sa mère et de ses jeunes amies, et revêtue d’un costume si magnifique, que ses cheveux, son cou, ses bras et sa poitrine disparaissaient entièrement sous un voile flottant de guirlandes de pièces d’or et de perles, les baigneuses s’emparèrent d’elle, et la dépouillèrent, pièce à pièce, de tous ses vêtements : pendant ce temps-là toutes les autres femmes étaient déshabillées par leurs esclaves, et les différentes cérémonies du bain commencèrent. On passa, toujours aux sons de la même musique, toujours avec des cérémonies et des paroles plus bizarres, d’une salle dans une autre ; on prit les bains de vapeurs, puis les bains d’ablution, puis on fit couler sur les femmes les eaux parfumées et savonneuses, puis enfin les jeux commencèrent, et toutes ces femmes firent, avec des gestes et des cris divers, ce que fait une troupe d’écoliers que l’on mène nager dans un fleuve, s’éclaboussant, se plongeant la tête dans l’eau, se jetant l’eau à la figure ; et la musique retentissait plus fort et plus hurlante, chaque fois qu’un de ces tours d’enfantillage excitait le rire bruyant des jeunes filles arabes. Enfin, on sortit du bain ; les esclaves et les suivantes tressèrent de nouveau les cheveux humides de leurs maîtresses, renouèrent les colliers et les bracelets, passèrent les robes de soie et les vestes de velours, étendirent des coussins sur des nattes dans les salles dont on avait essuyé le plancher, et tirèrent, des paniers et des enveloppes de soie, les provisions apportées pour la collation : c’étaient des pâtisseries et des confitures de toute espèce, dans lesquelles les Turcs et les Arabes excellent ; des sorbets, des fleurs d’orange, et toutes ces boissons glacées dont les Orientaux font usage à tous les moments du jour. Les pipes et les narguilés furent apportés aussi pour les femmes plus âgées ; un nuage de fumée odorante remplit et obscurcit l’atmosphère ; le café, servi dans de petites tasses renfermées elles-mêmes dans de petits vases à jour en fil d’or et d’argent, ne cessa de circuler, et les conversations s’animèrent ; puis vinrent les danseuses, qui exécutèrent, aux sons de cette même musique, les danses égyptiennes et les évolutions monotones de l’Arabie. La journée tout entière se passa ainsi, et ce ne fut qu’à la tombée de la nuit que ce cortége de femmes reconduisit la jeune fiancée chez sa mère. Cette cérémonie du bain a lieu ordinairement quelques jours avant le mariage.




20 septembre 1832.


Notre établissement étant complet, je m’occupe d’organiser ma caravane pour le voyage de l’intérieur de la Syrie et de la Palestine. J’ai acheté quatorze chevaux arabes, les uns du Liban, les autres d’Alep et du désert ; j’ai fait faire les selles et les brides à la mode du pays, riches, et ornées de franges de soie et de fil d’or et d’argent. Le respect qu’on obtient des Arabes est en raison du luxe qu’on étale ; il faut les éblouir, pour frapper leur imagination et pour voyager avec une pleine sécurité parmi leurs tribus. Je fais mettre nos armes en état, et j’en achète de plus belles pour armer nos Carvas. Ces Carvas sont des Turcs qui remplacent les janissaires que la Porte accordait autrefois aux ambassadeurs ou aux voyageurs qu’elle voulait protéger : ce sont à la fois des soldats et des magistrats ; ils répondent à peu près aux corps de gendarmerie des États de l’Europe. Chaque consul en a un ou deux attachés à sa personne ; ils voyagent à cheval avec eux ; ils les annoncent dans les villes qu’ils ont à traverser ; ils vont prévenir le scheik, le pacha, le gouverneur ; ils font vider et préparer pour eux la maison de la ville ou des villages qu’il leur a plu de choisir ; ils protégent de leur présence et de leur autorité toute caravane à laquelle on les a attachés ; ils sont revêtus de costumes plus ou moins splendides, selon le luxe ou l’importance de la personne qui les emploie. Les ambassadeurs ou les consuls européens sont les seuls étrangers qui aient le droit d’en avoir ; mais, grâce à l’obligeance de M. Jorelle et aux bontés du gouverneur égyptien de Bayruth, on m’en a accordé plusieurs. J’en laisserai à la maison pour le service de ma femme et de Julia, et pour leur sécurité quand elles auront à sortir ; et j’emmène le plus jeune, le plus intelligent et le plus brave, pour marcher à la tête de notre détachement. Ces hommes sont doux, serviables, attentifs, et n’exigent presque rien que de belles armes, de beaux chevaux et de beaux costumes ; ils vivent, comme tous mes autres Arabes, de galettes de farine d’orge, et de fruits ; ils couchent en plein air, sous les mûriers des jardins, ou dans une tente que j’ai fait dresser auprès du lieu où sont les chevaux.

Le consul de Sardaigne, M. Bianco, que nous voyons tous les jours comme un ami de plusieurs années, nous facilite tous ces arrangements intérieurs, qui feront ma sécurité pour ma femme et mon enfant pendant mon absence, et qui contribueront aussi à notre propre sécurité en route. J’achète des tentes, et il me prête la plus belle des siennes.




22 septembre 1832.


Les chaleurs étouffantes de septembre retardent de quelque temps notre départ. Nous passons les journées à rendre et à recevoir les visites de tous nos voisins, Grecs, Arabes, Maronites, et à former des relations qui doivent nous rendre ce séjour agréable. Nous ne trouverions nulle part, en Europe, plus de bienveillance et d’accueil qu’on nous en prodigue ici : ces peuples sont accoutumés à ne voir arriver dans leur pays que des Européens adonnés au commerce, et dont toutes les relations ont un but intéressé ; ils ne comprennent pas d’abord que l’on vienne habiter et voyager parmi eux uniquement pour les connaître, et pour admirer leur belle nature et leurs monuments en ruines ; ils commencent par suspecter les intentions d’un voyageur ; et comme les traditions leur font croire que des trésors sont enfouis dans toutes les ruines, ils pensent que nous avons le secret de déterrer ces trésors, et que c’est là le but de nos dépenses et de nos fatigues ; mais quand une fois on a pu les convaincre que l’on ne voyage pas dans cette intention, que l’on vient seulement admirer l’œuvre de Dieu dans les plus belles contrées du monde, étudier les mœurs, voir et aimer les hommes ; quand, de plus, on leur offre des présents sans leur demander en échange autre chose que leur amitié ; quand on a avec soi, comme nous l’avons, un médecin et une pharmacie, et qu’on leur distribue gratis les recettes, les consultations et les médicaments ; quand ils voient que l’étranger qui leur arrive est fêté et considéré des autres Francs, qu’il a à lui un beau navire qui le porte à volonté d’un port à l’autre, et qui refuse de se charger d’aucun objet de commerce, leur imagination est frappée d’une idée de puissance, de grandeur et de désintéressement qui renverse tous leurs systèmes, et ils passent promptement de la défiance à l’admiration, et de l’admiration au dévouement.

Telle est leur disposition pour nous. Notre cour est sans cesse remplie d’Arabes des montagnes, de moines maronites, de scheiks druzes, de femmes, d’enfants, de malades, qui viennent déjà de quinze à vingt lieues pour nous voir, nous demander des consultations et nous offrir l’hospitalité, si nous voulons passer par leurs terres ; presque tous se font précéder de quelques présents de vins ou de fruits du pays. Nous les recevons bien, nous leur faisons prendre le café, fumer la pipe, boire le sorbet glacé ; je leur donne, en échange de leurs cadeaux, des présents d’étoffes d’Europe, quelques armes, une montre, de petits bijoux de peu de valeur dont j’ai apporté une grande quantité ; ils retournent enchantés de notre accueil, et vont porter au loin et répandre la réputation de l’émir Frangi (c’est ainsi qu’ils m’ont nommé), le prince des Francs. Je n’ai pas d’autre nom dans tous les environs de Bayruth et dans la ville même ; et comme cette considération peut nous être d’une grande utilité pour nos courses aventureuses dans toutes les contrées, M. Jorelle et les consuls européens ont la bonté de ne pas les détromper, et de laisser passer l’humble poëte pour un homme puissant en Europe.

On ne peut se figurer avec quelle rapidité les nouvelles circulent de bouche en bouche dans l’Arabie : on sait déjà à Damas, à Alep, à Latakieh, à Saïde, à Jérusalem, qu’un étranger est arrivé en Syrie et qu’il va parcourir ces contrées. Dans un pays où il y a peu de mouvement dans les choses et dans les esprits, le plus petit événement inusité devient tout de suite le sujet des conversations ; il circule, avec la rapidité de la parole, d’une tribu à l’autre ; l’imagination sensible, exaltée des Arabes grossit et colore tout, et une renommée est faite en quinze jours, à cent lieues de distance. Ces dispositions de ce pays, dont lady Stanhope a fait l’épreuve autrefois dans des circonstances à peu près semblables aux miennes, nous sont trop favorables pour nous en plaindre. Nous laissons faire, nous laissons dire, et j’accepte, sans les détromper, les titres, les richesses, les vertus dont l’imagination arabe m’a doté, pour les déposer ensuite humblement, en rentrant dans les justes proportions de ma médiocrité native.




27 septembre 1832, tour de Fakardin.


Nous avons passé toute la journée à la noce de la jeune Syrienne-Grecque. La cérémonie a commencé par une longue procession de femmes grecques, arabes et syriennes, qui sont venues, les unes à cheval, les autres à pied, par les sentiers d’aloès et de mûriers, assister la fiancée pendant cette fatigante journée. Depuis plusieurs jours et plusieurs nuits déjà, un certain nombre de ces femmes ne quitte pas la maison d’Habib, et ne cesse de faire entendre des cris, des chants, des gémissements aigus et prolongés, semblables à ces éclats de voix que les vendangeurs et les faneurs poussent sur les coteaux de notre France pendant les récoltes. Ces clameurs, ces plaintes, ces larmes et ces joies convenues, doivent empêcher la mariée de dormir plusieurs nuits avant la noce. Les vieillards et les jeunes gens de la famille de l’époux en font autant de leur côté, et ne lui laissent prendre aucun repos depuis huit jours. Nous ne comprenons rien aux motifs de cet usage.

Introduits dans les jardins de la maison d’Habib, on a fait entrer les femmes dans l’intérieur des divans pour faire leurs compliments à la jeune fille, admirer sa parure et voir les cérémonies. Pour nous, on nous a laissés dans la cour, ou fait entrer dans un divan inférieur. Là, une table était dressée à l’européenne, chargée d’une multitude de fruits confits, de gâteaux au miel et au sucre, de liqueurs et sorbets ; et pendant toute la soirée on a renouvelé cette collation à mesure que les nombreux visiteurs l’avaient épuisée. J’ai réussi à m’introduire, par exception, jusque dans le divan des femmes, au moment où l’archevêque grec donnait la bénédiction nuptiale. La jeune fille était debout à côté de son fiancé, couverte, de la tête aux pieds, d’un voile de gaze rouge brodé en or. Un moment le prêtre a écarté le voile, et le jeune homme a pu entrevoir pour la première fois celle à qui il unissait sa vie : elle était admirablement belle. La pâleur dont la fatigue et l’émotion couvraient ses joues, pâleur relevée encore par les reflets du voile rouge et les innombrables parures d’or, d’argent, de perles, de diamants, dont elle était couverte, et par les longues nattes de ses cheveux noirs qui tombaient tout autour de sa taille ; ses cils peints en noir, ainsi que ses sourcils et le bord de ses yeux ; ses mains dont l’extrémité des doigts et des ongles était teinte en rouge avec le henné, et avait des compartiments et des dessins moresques ; tout donnait à sa ravissante beauté un caractère de nouveauté et de solennité pour nous, dont nous fûmes vivement frappés. Son mari eut à peine le temps de la regarder. Il semblait accablé et expirant lui-même sous le poids des veilles et des fatigues dont ces usages bizarres épuisent les forces de l’amour même. L’évêque prit des mains d’un de ses prêtres une couronne de fleurs naturelles, la posa sur la tête de la jeune fille, la reprit, la plaça sur les cheveux du jeune homme, la reprit encore pour la remettre sur le voile de l’épouse, et la passa ainsi plusieurs fois d’une tête à l’autre. Puis on leur passa également tour à tour des anneaux aux doigts l’un de l’autre. Ils rompirent ensuite le même morceau de pain, ils burent le vin consacré dans la même coupe. Après quoi on emmena la jeune mariée dans des appartements où les femmes seules purent la suivre, pour changer encore sa toilette. Le père et les amis du mari l’emmenèrent de leur côté dans le jardin, et on le fit asseoir au pied d’un arbre entouré de tous les hommes de sa famille. Les musiciens et les danseurs arrivèrent alors, et continuèrent jusqu’au coucher du soleil leurs symphonies barbares, leurs cris aigus et leurs contorsions auprès du jeune homme, qui s’était endormi au pied de l’arbre, et que ses amis réveillaient en vain à chaque instant.

Quand la nuit fut venue, on le conduisit seul et processionnellement jusqu’à la maison de son père. Ce n’est qu’après huit jours que l’on permet au nouvel époux de venir prendre sa femme et de la conduire chez lui.

Les femmes qui remplissaient de leurs cris la maison d’Habib sortirent aussi un peu plus tard. Rien n’était plus pittoresque que cette immense procession de femmes et de jeunes filles dans les costumes les plus étranges et les plus splendides, couvertes de pierreries étincelantes, entourées chacune de leurs suivantes et de leurs esclaves portant des torches de sapin résineux pour éclairer leur marche, et prolongeant ainsi leur avenue lumineuse à travers les longs et étroits sentiers ombragés d’aloès et d’orangers, au bord de la mer, quelquefois dans un long silence, quelquefois poussant des cris qui retentissaient jusque sur les vagues ou sous les grands platanes du pied du Liban. Nous rentrâmes dans notre maison, voisine de la maison de campagne d’Habib, où nous entendions encore le bruit des conversations des femmes de la famille ; nous montâmes sur nos terrasses, et nous suivîmes longtemps des yeux ces feux errants qui circulaient de tous côtés à travers les arbres de la plaine.




29 septembre 1832.


On parle d’une défaite d’Ibrahim. Si l’armée égyptienne venait à subir un revers, la vengeance des Turcs, opprimés aujourd’hui ici par les chrétiens du Liban, serait à craindre, et des excès pourraient avoir lieu dans les campagnes isolées, surtout comme la nôtre. Je me suis décidé à louer aussi, par précaution, une maison dans la ville : j’en ai trouvé une ce matin qui peut nous loger tous. Elle est composée, comme tous les palais arabes, d’un petit corridor obscur qui ouvre sur la rue par une porte surbaissée ; ce corridor conduit à une cour intérieure pavée de marbre, et entourée de divans ou salons ouverts ; l’été, on jette une tente sur cette cour, et c’est là que se tiennent les Arabes pour recevoir les visites ; un jet d’eau coule et murmure au milieu de la cour ; quand il n’y a pas d’eau courante, il y a au moins un puits fermé dans un des angles. De cette cour, on passe dans plusieurs grandes pièces pavées aussi de mosaïques ou de dalles de marbre, et décorées, jusqu’à hauteur d’appui, ou de marbre sculpté en niches, en pilastres, en petites fontaines, ou de boiseries de cèdre jaune admirablement travaillé : la première partie de ces divans est plus basse d’une marche que la seconde moitié, et cette seconde moitié de l’appartement est défendue par une balustrade en bois élégamment sculptée. Les esclaves et les serviteurs se tiennent dans la première partie, debout, la tasse de café, le sorbet ou la pipe à la main ; les maîtres sont assis sur des tapis et appuyés sur des coussins, dans la seconde. En général, au fond de la pièce, on trouve un petit escalier de bois caché dans la boiserie, et qui conduit à une espèce de tribune haute qui occupe le fond de la chambre : cette tribune ouvre d’un côté sur la rue par de petites fenêtres en ogive garnies de grillages, et du côté de l’appartement elle est voilée aussi de grillages en bois, où les menuisiers du pays étalent tout l’art de leurs dessins et de leur travail. Ces tribunes sont très-étroites, et ne peuvent contenir qu’un divan recouvert de matelas et de coussins de soie : c’est là que les riches Turcs ou Arabes se retirent pour la nuit ; les autres se contentent de faire étendre des coussins par terre et y dorment tout habillés, et sans autre couverture que les lourdes et belles fourrures dont ils sont habituellement vêtus.

Il y a cinq ou six pièces semblables dans ma maison de ville au premier étage, et autant au second, outre un grand nombre de petites pièces hautes et détachées, pour des domestiques européens ; les janissaires, les saïs, les domestiques arabes, couchent à la porte de la rue, ou sous le corridor, ou dans la cour ; on ne s’occupe jamais de leur trouver une place ou un lit. Le peuple ici n’a d’autre lit que la terre et une natte de paille d’Égypte. La beauté du climat a pourvu à tout, et nous éprouvons nous-mêmes qu’il n’y a pas de ciel de lit plus délicieux que ce beau firmament étoilé, où les brises légères de la mer apportent un peu de fraîcheur et sollicitent au sommeil ; il y a peu ou point de rosée, et il suffit de se couvrir les yeux d’un mouchoir de soie pour dormir ainsi en plein air, sans aucun inconvénient.

Cette maison n’est qu’une sûreté pour ma femme et mon enfant, en cas de retraite d’Ibrahim-Pacha : je me suis contenté d’en prendre les clefs, et nous ne l’occuperions que si le reste du pays devenait inhabitable. Sous la garantie des consuls européens, dans une ville fermée de murs, et à côté d’un port où des vaisseaux de toutes les nations sont sans cesse à l’ancre, il ne peut pas y avoir un péril imminent pour des voyageurs. J’ai loué la maison de ville pour un an mille piastres, c’est-à-dire trois cents francs environ ; les cinq maisons de campagne réunies ne me coûtent que trois mille piastres, en tout treize cents francs par an, pour avoir six maisons, dont une seule, celle de la ville, coûterait au moins quatre ou cinq mille francs en Europe.

Il y a, sur une langue de terre à gauche de la ville, une des plus délicieuses habitations que l’on puisse désirer au monde : elle appartient à un riche négociant turc, à qui j’ai fait proposer de me la céder. Il n’a pas voulu me la louer, mais il m’a offert de me la vendre pour trente mille piastres, c’est-à-dire pour environ dix mille francs. Elle s’élève au milieu d’un jardin très-vaste, planté de cèdres, d’orangers, de vignes, de figuiers, et arrosé par une belle fontaine d’eau de roche ; la mer l’entoure de deux côtés, et l’écume vient baigner le pied des murs. Toute la belle rade de Bayruth s’étend devant vous avec ses navires à l’ancre, dont on entend de là le bruit du vent dans les cordages ; elle est arrêtée par un vieux château moresque qui s’avance dans la mer, qui est joint à de belles pelouses vertes par des ponts, et dont les créneaux élevés se dessinent en sombre sur le fond des neiges du Sannin, laissant voir dans leurs intervalles les sentinelles d’Ibrahim qui se promènent en regardant la mer.

La maison est beaucoup plus belle que celle que je viens de louer. Tous les murs sont revêtus de marbres admirablement sculptés, ou de boiseries de cèdre du plus riche travail ; des jets d’eau éternels murmurent au milieu des pièces du rez-de-chaussée, et des balcons grillés et saillants, qui font le tour des étages supérieurs, permettent aux femmes de passer, sans être vues, les jours et les nuits en plein air, et d’enivrer leurs regards du spectacle admirable de la mer, des montagnes, et des scènes animées du port. Ce Turc m’a très-bien reçu ; il m’a prodigué les sorbets, les pipes et le café, et m’a conduit lui-même dans toutes les pièces de sa maison. Il avait préalablement envoyé un eunuque noir avertir ses femmes de se retirer dans un pavillon du jardin ; mais lorsque nous arrivâmes à leur appartement au harem, l’ordre n’était pas encore exécuté, et nous aperçûmes cinq ou six jeunes femmes, les unes de quinze ou seize ans tout au plus, les autres de vingt à trente, dans ce beau et gracieux costume de femmes arabes, et dans tout le désordre de leur toilette d’intérieur, qui se levaient précipitamment de leurs nattes et de leurs divans, et s’enfuyaient les jambes et les pieds nus, celles-ci jetant à la hâte un voile sur leurs visages, celles-là emportant de petits enfants à leurs mamelles, dans toute la honte, dans toute la confusion naturelle à une pareille surprise : elles se glissèrent dans un corridor sombre, et l’eunuque se plaça à la porte. Le négociant arabe ne parut nullement embarrassé ni affligé de cette circonstance, et nous visitâmes toutes les pièces intérieures du harem comme nous aurions pu faire dans une maison d’Européens.



  1. Nom du rossignol en Orient.
  2. Toutes les cours des maisons en Orient ont un jet d’eau au milieu, et un bassin de marbre.