Voyage en Orient (Lamartine)/Visite à lady Esther Stanhope

Chez l’auteur (p. 213-238).


VISITE
À LADY ESTHER STANHOPE




Lady Esther Stanhope, nièce de M. Pitt, après la mort de son oncle quitta l’Angleterre et parcourut l’Europe. Jeune, belle et riche, elle fut accueillie partout avec l’empressement et l’intérêt que son rang, sa fortune, son esprit et sa beauté devaient lui attirer ; mais elle se refusa constamment à unir son sort à celui de ses plus dignes admirateurs, et, après quelques années passées dans les principales capitales de l’Europe, elle s’embarqua avec une suite nombreuse pour Constantinople. On n’a jamais su le motif de cette expatriation : les uns l’ont attribuée à la mort d’un jeune général anglais tué à cette époque en Espagne, et que d’éternels regrets devaient conserver à jamais présent dans le cœur de lady Esther ; les autres, à un simple goût d’aventures que le caractère entreprenant et courageux de cette jeune personne pouvait faire présumer en elle. Quoi qu’il en soit, elle partit ; elle passa quelques années à Constantinople, et s’embarqua enfin pour la Syrie sur un bâtiment anglais qui portait aussi la plus grande partie de ses trésors, et des valeurs immenses en bijoux et en présents de toute espèce.

La tempête assaillit le navire dans le golfe de Macri, sur la route de Caramanie, en face de l’île de Rhodes : il échoua sur un écueil, à quelques milles du rivage. Le vaisseau fut en peu d’instants brisé, et les trésors de lady Stanhope furent engloutis dans les flots : elle-même échappa avec peine à la mort, et fut portée, sur un débris du bâtiment, à une petite île déserte, où elle passa vingt-quatre heures sans aliments et sans secours. Enfin, des pêcheurs de Marmoriza, qui recherchaient les débris du naufrage, la découvrirent et la conduisirent à Rhodes, où elle se fit reconnaître du consul anglais. Ce déplorable événement n’attiédit pas sa résolution. Elle se rendit à Malte, de là en Angleterre. Elle rassembla les débris de sa fortune ; elle vendit à fonds perdu une partie de ses domaines ; elle chargea un second navire de richesses et de présents pour les contrées qu’elle devait parcourir, et elle mit à la voile. Le voyage fut heureux, et elle débarqua à Latakieh, l’ancienne Laodicée, sur la côte de Syrie, entre Tripoli et Alexandrette. Elle s’établit dans les environs, apprit l’arabe, s’entoura de toutes les personnes qui pouvaient lui faciliter des rapports avec les différentes populations arabes, druzes, maronites du pays, et se prépara, comme je le faisais alors moi-même, à des voyages de découverte dans les parties les moins accessibles de l’Arabie, de la Mésopotamie et du désert.

Quand elle fut bien familiarisée avec la langue, le costume, les mœurs et les usages du pays, elle organisa une nombreuse caravane, chargea des chameaux de riches présents pour les Arabes, et parcourut toutes les parties de la Syrie. Elle séjourna à Jérusalem, à Damas, à Alep, à Homs, à Balbeck et à Palmyre : ce fut dans cette dernière station que les nombreuses tribus d’Arabes errants qui lui avaient facilité l’accès de ces ruines, réunis autour de sa tente au nombre de quarante ou cinquante mille, et charmés de sa beauté, de sa grâce et de sa magnificence, la proclamèrent reine de Palmyre, et lui délivrèrent des firmans par lesquels il était convenu que tout Européen protégé par elle pourrait venir en toute sûreté visiter le désert et les ruines de Balbeck et de Palmyre, pourvu qu’il s’engageât à payer un tribut de mille piastres. Ce traité existe encore, et serait fidèlement exécuté par les Arabes, si on leur donnait des preuves positives de la protection de lady Stanhope.

À son retour de Palmyre, elle faillit cependant être enlevée par une tribu nombreuse d’autres Arabes, ennemis de ceux de Palmyre. Elle fut avertie à temps par un des siens, et dut son salut et celui de sa caravane à une marche forcée de nuit, et à la vitesse de ses chevaux, qui franchirent un espace incroyable dans le désert en vingt-quatre heures. Elle revint à Damas, où elle résida quelques mois sous la protection du pacha turc, à qui la Porte l’avait vivement recommandée.

Après une vie errante dans toutes les contrées de l’Orient, lady Esther Stanhope se fixa enfin dans une solitude presque inaccessible, sur une des montagnes du Liban voisine de Saïde, l’antique Sidon. Le pacha de Saint-Jean d’Acre, Abdala-Pacha, qui avait pour elle un grand respect et un dévouement absolu, lui concéda les restes d’un couvent et le village de Dgioun, peuplé par les Druzes. Elle y bâtit plusieurs maisons, entourées d’un mur d’enceinte semblable à nos fortifications du moyen âge : elle y créa artificiellement un jardin charmant à la mode des Turcs ; jardin de fleurs et de fruits, berceaux de vignes, kiosques enrichis de sculptures et de peintures arabesques, eaux courantes dans des rigoles de marbre, jets d’eau au milieu des pavés des kiosques, voûte d’orangers, de figuiers et de citronniers. Là, lady Stanhope vécut plusieurs années dans un luxe tout à fait oriental, entourée d’un grand nombre de drogmans européens ou arabes, d’une suite nombreuse de femmes, d’esclaves noirs, et dans des rapports d’amitié et même de politique soutenus avec la Porte, avec Abdala-Pacha, avec l’émir Beschir, souverain du Liban, et surtout avec des scheiks arabes des déserts de Syrie et de Bagdhad.

Bientôt sa fortune, considérable encore, diminua par le dérangement de ses affaires, qui souffraient de son absence ; et elle se trouva réduite à trente ou quarante mille francs de rente, qui suffisent encore dans ce pays-là au train que lady Stanhope est obligée de conserver. Cependant les personnes qui l’avaient accompagnée d’Europe moururent ou s’éloignèrent ; l’amitié des Arabes, qu’il faut entretenir sans cesse par des présents et des prestiges, s’attiédit : les rapports devinrent moins fréquents, et lady Esther tomba dans le complet isolement où je la trouvai moi-même ; mais c’est là que la trempe héroïque de son caractère montra toute l’énergie, toute la constance de résolution de cette âme. Elle ne songea pas à revenir sur ses pas ; elle ne donna pas un regret au monde et au passé ; elle ne fléchit pas sous l’abandon, sous l’infortune, sous la perspective de la vieillesse et de l’oubli des vivants ; elle demeura seule où elle est encore, sans livres, sans journaux, sans lettres d’Europe, sans amis, sans serviteurs même attachés à sa personne, entourée seulement de quelques négresses et de quelques enfants esclaves noirs, et d’un certain nombre de paysans arabes pour soigner son jardin, ses chevaux, et veiller à sa sûreté personnelle. On croit généralement dans le pays, et mes rapports avec elle me fondent moi-même a croire qu’elle trouve la force surnaturelle de son âme et de sa résolution, non-seulement dans son caractère, mais encore dans des idées religieuses exaltées, où l’illuminisme d’Europe se trouve confondu avec quelques croyances orientales, et surtout avec les merveilles de l’astrologie. Quoi qu’il en soit, lady Stanhope est un grand nom en Orient et un grand étonnement pour l’Europe. Me trouvant si près d’elle, je désirais la voir : sa pensée de solitude et de méditation avait tant de sympathie apparente avec mes propres pensées, que j’étais bien aise de vérifier en quoi nous nous touchions peut-être. Mais rien n’est plus difficile pour un Européen que d’être admis auprès d’elle ; elle se refuse à toute communication avec les voyageurs anglais, avec les femmes, avec les membres même de sa famille. Je n’avais donc que peu d’espoir de lui être présenté, et je n’avais aucune lettre d’introduction : sachant néanmoins qu’elle conservait quelques rapports éloignés avec les Arabes de la Palestine et de la Mésopotamie, et qu’une recommandation de sa main auprès de ces tribus pourrait m’être d’une extrême utilité pour mes courses futures, je pris le parti de lui envoyer un Arabe porteur de cette lettre :


« Milady,

« Voyageur comme vous, étranger comme vous dans l’Orient, n’y venant chercher comme vous que le spectacle de sa nature, de ses ruines et des œuvres de Dieu, je viens d’arriver en Syrie avec ma famille. Je compterais au nombre des jours les plus intéressants de mon voyage celui où j’aurais connu une femme qui est elle-même une des merveilles de cet Orient que je viens visiter.

« Si vous voulez bien me recevoir, faites-moi dire le jour qui vous conviendra, et faites-moi savoir si je dois aller seul, ou si je puis vous mener quelques-uns des amis qui m’accompagnent, et qui n’attacheraient pas moins de prix que moi-même à l’honneur de vous être présentés.

« Que cette demande, Milady, ne contraigne en rien votre politesse à m’accorder ce qui répugnerait à vos habitudes de retraite absolue. Je comprends trop bien moi-même le prix de la liberté et le charme de la solitude, pour ne pas comprendre votre refus et pour ne pas le respecter.

« Agréez, etc. »


Je n’attendis pas longtemps la réponse : le 30, à trois heures de l’après-midi, l’écuyer de lady Stanhope, qui est en même temps son médecin, arriva chez moi avec l’ordre de m’accompagner à Dgioun, résidence de cette femme extraordinaire.

Nous partîmes à quatre heures. J’étais accompagné du docteur Léonardi, de M. de Parseval, d’un domestique et d’un guide ; nous étions tous à cheval. Je traversai, à une demi-heure de Bayruth, un bois de sapins magnifiques plantés originairement par l’émir Fakardin sur un promontoire élevé, dont la vue s’étend à droite sur la mer orageuse de Syrie, et à gauche sur la magnifique vallée du Liban ; — point de vue admirable, où la richesse de la végétation de l’Occident, la vigne, le figuier, le mûrier, le peuplier pyramidal, s’unissent à quelques colonnes élevées de palmiers de l’Orient, dont le vent jetait, comme un panache, les larges feuilles sur le fond bleu du firmament. À quelques pas de là, on entre dans une espèce de désert de sable rouge, accumulé en vagues énormes et mobiles comme celles de l’Océan. — C’était une soirée de forte brise, et le vent les sillonnait, les ridait, les cannelait, comme il ride et fait frémir les ondes de la mer. — Ce spectacle était nouveau et triste comme une apparition du vrai et vaste désert que je devais bientôt parcourir. — Nulle trace d’hommes ou d’animaux ne subsistait sur cette arène ondoyante ; nous n’étions guidés que par le mugissement des flots d’un côté, et par les cimes transparentes des sommets du Liban de l’autre. — Nous retrouvâmes bientôt une espèce de chemin ou de sentier semé d’énormes blocs de pierres angulaires. — Ce chemin, qui suit la mer jusqu’en Égypte, nous conduisit jusqu’à une maison ruinée, débris d’une vieille tour fortifiée, où nous passâmes les heures sombres de la nuit, couchés sur une natte de jonc et enveloppés dans nos manteaux. — Dès que la lune fut levée, nous remontâmes à cheval. — C’était une de ces nuits où le ciel est éclatant d’étoiles, où la sérénité la plus parfaite semble régner dans ces profondeurs éthérées que nous contemplons de si bas, mais où la nature, autour de nous, semble gémir et se torturer dans de sinistres convulsions. — L’aspect désolé de la côte ajoutait, depuis quelques lieues, à cette pénible impression. — Nous avions laissé derrière nous, avec le crépuscule, les belles pentes ombragées, les verdoyantes vallées du Liban. — D’âpres collines, semées de haut en bas de pierres noires, blanches et grises, débris des tremblements de terre, s’élevaient tout près de nous ; à notre gauche et à notre droite, la mer, soulevée depuis le matin par une sourde tempête, déroulait ses vagues lourdes et menaçantes, que nous voyions venir de loin, à l’ombre qu’elles jetaient devant elles, qui frappaient ensuite vers le rivage en jetant chacune son coup de tonnerre, et qui prolongeaient enfin leur large et bouillonnante écume jusque sur la lisière de sable humide où nous cheminions, inondant à chaque fois les pieds de nos chevaux et menaçant de nous entraîner nous-mêmes ; — une lune, aussi brillante qu’un soleil d’hiver, répandait assez de rayons sur la mer pour nous en découvrir la fureur, et pas assez de clarté sur notre route pour rassurer l’œil sur les périls du chemin. — Bientôt la lueur d’un incendie se fondit sur la cime des montagnes du Liban avec les brumes blanches ou sombres du matin, et répandit sur toute cette scène une teinte fausse et blafarde, qui n’est ni le jour ni la nuit, qui n’est ni l’éclat de l’un ni la sérénité de l’autre : heure pénible à l’œil et à la pensée, lutte de deux principes contraires dont la nature offre quelquefois l’image affligeante, et que plus souvent on retrouve dans son propre cœur. — À sept heures du matin, par un soleil déjà dévorant, nous quittions Saïde, l’antique Sidon, qui s’avance sur les flots comme un glorieux souvenir d’une domination passée, et nous gravissions des collines crayeuses, nues, déchirées, qui, s’élevant insensiblement d’étage en étage, nous menaient à la solitude que nous cherchions vainement des yeux. Chaque mamelon gravi nous en découvrait un plus élevé, qu’il fallait tourner ou gravir encore ; les montagnes s’enchaînaient aux montagnes, comme les anneaux d’une chaîne pressée, ne laissant entre elles que des ravins profonds sans eau, blanchis, semés de quartiers de roches grisâtres. Ces montagnes sont complétement dépouillées de végétation et de terre. Ce sont des squelettes de collines que les eaux et les vents ont rongés depuis des siècles. — Ce n’était pas là que je m’attendais à trouver la demeure d’une femme qui avait visité le monde, et qui avait eu tout l’univers à choisir. — Enfin, du haut d’un de ces rochers, mes yeux tombèrent sur une vallée plus profonde, plus large, bornée de toutes parts par des montagnes plus majestueuses, mais non moins stériles. Au milieu de cette vallée, comme la base d’une large tour, la montagne de Dgioun prenait naissance, et s’arrondissait en bancs de rochers circulaires qui, s’amincissant en s’approchant de leurs cimes, formaient enfin une esplanade de quelques centaines de toises de largeur, et se couronnaient d’une belle, gracieuse et verte végétation. — Un mur blanc, flanqué d’un kiosque à l’un de ses angles, entourait cette masse de verdure. — C’était là le séjour de lady Esther. Nous l’atteignîmes à midi. La maison n’est pas ce qu’on appelle ainsi en Europe, ce n’est pas même ce qu’on nomme maison en Orient ; c’est un assemblage confus et bizarre de dix ou douze petites maisonnettes, ne contenant chacune qu’une ou deux chambres au rez-de-chaussée, sans fenêtres, et séparées les unes des autres par de petites cours ou petits jardins, assemblage tout à fait pareil à l’aspect de ces pauvres couvents qu’on rencontre en Italie ou en Espagne sur les hautes montagnes, et appartenant à des ordres mendiants. Selon son habitude, lady Stanhope n’était pas visible avant trois ou quatre heures après midi. On nous conduisit chacun dans une espèce de cellule étroite, sans jour et sans meubles. On nous servit à déjeuner, et nous nous jetâmes sur un divan, en attendant le réveil de l’hôtesse invisible du romantique séjour. — Je dormais ; à trois heures on vint frapper à ma porte, et m’annoncer qu’elle m’attendait. Je traversai une cour, un jardin, un kiosque à jour, à tenture de jasmin, puis deux ou trois corridors sombres, et je fus introduit, par un petit enfant nègre de six ou huit ans, dans le cabinet de lady Esther. — Une si profonde obscurité y régnait que je pus à peine distinguer les traits nobles, graves, doux et majestueux de la figure blanche qui, en costume oriental, se leva du divan, et s’avança en me tendant la main. Lady Esther paraît avoir cinquante ans ; elle a de ces traits que les années ne peuvent altérer : la fraîcheur, la couleur, la grâce, s’en vont avec la jeunesse ; mais quand la beauté est dans la forme même, dans la pureté des lignes, dans la dignité, dans la majesté, dans la pensée d’un visage d’homme ou de femme, la beauté change aux différentes époques de la vie, mais elle ne passe pas. — Telle est celle de lady Stanhope. — Elle avait sur la tête un turban blanc, sur le front une bandelette de laine couleur de pourpre, et retombant de chaque côté de la tête jusque sur les épaules. Un long châle de cachemire jaune, une immense robe turque de soie blanche à manches flottantes, enveloppaient toute sa personne dans des plis simples et majestueux ; et l’on apercevait seulement, dans l’ouverture que laissait cette première tunique sur sa poitrine, une seconde robe d’étoffe de Perse à mille fleurs qui montait jusqu’au cou, et s’y nouait par une agrafe de perle. — Des bottines turques de maroquin jaune brodé en soie complétaient ce beau costume oriental, qu’elle portait avec la liberté et la grâce d’une personne qui n’en a pas porté d’autres depuis sa jeunesse.

« Vous êtes venu de bien loin pour voir une ermite, me dit-elle ; soyez le bienvenu. Je reçois peu d’étrangers, un ou deux à peine par année ; mais votre lettre m’a plu, et j’ai désiré connaître une personne qui aimait, comme moi, Dieu, la nature, et la solitude. Quelque chose, d’ailleurs, me disait que nos étoiles étaient amies, et que nous nous conviendrions mutuellement. Je vois avec plaisir que mon pressentiment ne m’a pas trompée ; et vos traits que je vois maintenant, et le seul bruit de vos pas pendant que vous traversiez le corridor, m’en ont assez appris sur vous pour que je ne me repente pas d’avoir voulu vous voir. — Asseyons-nous, et causons. — Nous sommes déjà amis. — Comment, lui dis-je, Milady, honorez-vous si vite du nom d’ami un homme dont le nom et la vie vous sont complétement inconnus ? Vous ignorez qui je suis. — C’est vrai, reprit-elle ; je ne sais ni ce que vous êtes selon le monde, ni ce que vous avez fait pendant que vous avez vécu parmi les hommes ; mais je sais déjà ce que vous êtes devant Dieu. Ne me prenez point pour une folle, comme le monde me nomme souvent ; mais je ne puis résister au besoin de vous parler à cœur ouvert. Il est une science, perdue aujourd’hui dans votre Europe, science qui est née en Orient, qui n’y a jamais péri, qui y vit encore. — Je la possède. — Je lis dans les astres. Nous sommes tous enfants de quelqu’un de ces feux célestes qui présidèrent à notre naissance, et dont l’influence heureuse ou maligne est écrite dans nos yeux, sur nos fronts, dans nos traits, dans les délinéaments de notre main, dans la forme de notre pied, dans notre geste, dans notre démarche. Je ne vous vois que depuis quelques minutes ; eh bien ! je vous connais comme si j’avais vécu un siècle avec vous. — Voulez-vous que je vous révèle à vous-même ? voulez-vous que je vous prédise votre destinée ? — Gardez-vous-en bien, Milady ! lui répondis-je en souriant. Je ne nie pas ce que j’ignore ; je n’affirmerai pas que dans la nature visible et invisible, où tout se tient, où tout s’enchaîne, des êtres d’un ordre inférieur comme l’homme ne soient pas sous l’influence d’êtres supérieurs, comme les astres ou les anges ; mais je n’ai pas besoin de leur révélation pour me connaître moi-même, — corruption, infirmité et misère ! — Et quant aux secrets de ma destinée future, je croirais profaner la Divinité qui me les cache, si je les demandais à la créature. — En fait d’avenir, je ne crois qu’à Dieu, à la liberté, et à la vertu. — N’importe, me dit-elle ; croyez ce qu’il vous plaira. Quant à moi, je vois évidemment que vous êtes né sous l’influence de trois étoiles heureuses, puissantes et bonnes, qui vous ont doué de qualités analogues, et qui vous conduisent à un but que je pourrais, si vous vouliez, vous indiquer dès aujourd’hui. — C’est Dieu qui vous amène ici pour éclairer votre âme ; vous êtes un de ces hommes de désir et de bonne volonté dont il a besoin, comme d’instruments, pour les œuvres merveilleuses qu’il va bientôt accomplir parmi les hommes. — Croyez-vous le règne du Messie arrivé ? — Je suis né chrétien, lui dis-je : c’est vous répondre. — Chrétien ! reprit-elle après un léger signe d’humeur ; — moi aussi, je suis chrétienne ; mais celui que vous appelez le Christ n’a-t-il pas dit : « Je vous parle encore par paraboles ; mais celui qui viendra après moi vous parlera en esprit et en vérité. » — Eh bien ! c’est celui-là que nous attendons ! Voilà le Messie qui n’est pas venu encore, qui n’est pas loin, que nous verrons de nos yeux, et pour la venue de qui tout se prépare dans le monde ! — Que répondrez-vous ? et comment pourrez-vous nier ou rétorquer les paroles mêmes de votre Évangile que je viens de vous citer ? Quels sont vos motifs pour croire au Christ ? — Permettez-moi, repris-je, Milady, de ne pas entrer avec vous dans une semblable discussion : je n’y entre pas avec moi-même. — Il y a deux lumières pour l’homme : l’une qui éclaire l’esprit, qui est sujette à la discussion, au doute, et qui souvent ne conduit qu’à l’erreur et à l’égarement ; l’autre, qui éclaire le cœur et qui ne trompe jamais, car elle est à la fois évidence et conviction ; et, pour nous autres misérables mortels, la vérité n’est qu’une conviction. Dieu seul possède la vérité autrement et comme vérité ; nous ne la possédons que comme foi. — Je crois au Christ, parce qu’il a apporté à la terre la doctrine la plus sainte, la plus féconde et la plus divine qui ait jamais rayonné sur l’intelligence humaine. — Une doctrine si céleste ne peut être le fruit de la déception et du mensonge. — Le Christ l’a dit comme le dit la raison. — Les doctrines se connaissent à leur morale, comme l’arbre se connaît à ses fruits ; les fruits du christianisme (je parle de ses fruits à venir plus encore que de ses fruits déjà cueillis et corrompus) sont infinis, parfaits et divins ; — donc la doctrine elle-même est divine ; — donc l’auteur est un Verbe divin, comme il se nommait lui-même. — Voilà pourquoi je suis chrétien, voilà toute ma controverse religieuse avec moi-même ; avec les autres je n’en ai point : on ne prouve à l’homme que ce qu’il croit déjà. — Mais enfin, reprit-elle, trouvez-vous donc le monde social, politique et religieux, bien ordonné ? et ne sentez-vous pas ce que tout le monde sent, le besoin, la nécessité d’un révélateur, d’un rédempteur, du Messie que nous attendons, et que nous voyons déjà dans nos désirs ? — Oh ! pour cela, lui dis-je, c’est une autre question. — Nul plus que moi ne souffre et ne gémit du gémissement universel de la nature, des hommes et des sociétés. — Nul ne confesse plus haut les énormes abus sociaux, politiques et religieux. — Nul ne désire et n’espère davantage un réparateur à ces maux intolérables de l’humanité. — Nul n’est plus convaincu que ce réparateur ne peut être que divin ! — Si vous appelez cela attendre un Messie, je l’attends comme vous, et plus que vous je soupire après sa prochaine apparition ; comme vous, et plus que vous, je vois dans les croyances ébranlées de l’homme, dans le tumulte de ses idées, dans le vide de son cœur, dans la dépravation de son état social, dans les tremblements répétés de ses institutions politiques, tous les symptômes d’un bouleversement, et par conséquent d’un renouvellement prochain et imminent. Je crois que Dieu se montre toujours au moment précis où tout ce qui est humain est insuffisant, où l’homme confesse qu’il ne peut rien pour lui-même. — Le monde en est là. Je crois donc à un Messie voisin de notre époque ; mais dans ce Messie je ne vois point le Christ, qui n’a rien de plus à nous donner en sagesse, en vertu et en vérité ; je vois celui que le Christ a annoncé devoir venir après lui. — Cet esprit saint toujours agissant, toujours assistant l’homme, toujours lui révélant, selon le temps et les besoins, ce qu’il doit faire et savoir. — Que cet esprit divin s’incarne dans un homme ou dans une doctrine, dans un fait ou dans une idée, peu importe, c’est toujours lui : homme ou doctrine, fait ou idée, je crois en lui, j’espère en lui et je l’attends, et plus que vous, Milady, je l’invoque ! Vous voyez donc que nous pouvons nous entendre, et que nos étoiles ne sont pas si divergentes que cette conversation a pu vous le faire penser. » Elle sourit ; ses yeux, quelquefois voilés d’un peu d’humeur pendant que je lui confessais mon rationalisme chrétien, s’éclairèrent d’une tendresse de regard et d’une lumière presque surnaturelle. « Croyez ce que vous voudrez, me dit-elle, vous n’en êtes pas moins un de ces hommes que j’attendais, que la Providence m’envoie, et qui ont une grande part à accomplir dans l’œuvre qui se prépare. Bientôt vous retournerez en Europe : l’Europe est finie, la France seule a une grande mission à accomplir encore ; vous y participerez, je ne sais pas encore comment ; mais je puis vous le dire ce soir, si vous le désirez, quand j’aurai consulté vos étoiles. — Je ne sais pas encore le nom de toutes : j’en vois plus de trois maintenant ; j’en distingue quatre, peut-être cinq, et, qui sait ? plus encore. L’une d’elles est certainement Mercure, qui donne la clarté et la couleur à l’intelligence et à la parole. Vous devez être poëte : cela se lit dans vos yeux et dans la partie supérieure de votre figure ; plus bas, vous êtes sous l’empire d’astres tout différents, presque opposés. Il y a une influence d’énergie et d’action ; il y a du soleil aussi, dit-elle tout à coup, dans la pose de votre tête, et dans la manière dont vous la rejetez sur votre épaule gauche. — Remerciez Dieu : il y a peu d’hommes qui soient nés sous plus d’une étoile, peu dont l’étoile soit heureuse, moins encore dont l’étoile, même favorable, ne soit contre-balancée par l’influence maligne d’une étoile opposée. Vous, au contraire, vous en avez plusieurs ; et toutes sont en harmonie pour vous servir, et toutes s’entr’aident en votre faveur. — Quel est votre nom ? — Je le lui dis. — Je ne l’avais jamais entendu ! reprit-elle avec l’accent de la vérité. — Voilà, Milady, ce que c’est que la gloire. — J’ai composé quelques vers dans ma vie, qui ont fait répéter un million de fois mon nom par tous les échos littéraires de l’Europe ; mais cet écho est trop faible pour traverser votre mer et vos montagnes, et ici je suis un homme tout nouveau, un homme complétement inconnu, un nom jamais prononcé ! Je n’en suis que plus flatté de la bienveillance que vous me prodiguez : je ne la dois qu’à vous et à moi. — Oui, me dit-elle, poëte ou non, je vous aime et j’espère en vous ; nous nous reverrons, soyez-en certain ! Vous retournerez dans l’Occident, mais vous ne tarderez pas beaucoup à revenir en Orient : c’est votre patrie. — C’est du moins, lui dis-je, la patrie de mon imagination. — Ne riez pas, reprit-elle ; c’est votre patrie véritable, c’est la patrie de vos pères. — J’en suis sûre maintenant : regardez votre pied ! — Je n’y vois, lui dis-je, que la poussière de vos sentiers qui le couvre, et dont je rougirais dans un salon de la vieille Europe. — Rien ; ce n’est pas cela, reprit-elle encore : — regardez votre pied. — Je n’y avais pas encore pris garde moi-même. — Voyez ; le cou-de-pied est très-élevé, et il y a entre votre talon et vos doigts, quand votre pied est à terre, un espace suffisant pour que l’eau y passe sans vous mouiller. — C’est le pied de l’Arabe, c’est le pied de l’Orient ; vous êtes un fils de ces climats, et nous approchons du jour où chacun rentrera dans la terre de ses pères. — Nous nous reverrons. » Un esclave noir entra alors, et, se couchant devant elle, le front sur le tapis et les mains sur la tête, lui dit quelques mots en arabe. « Allez, me dit-elle, vous êtes servi : dînez vite, et revenez bientôt. Je vais m’occuper de vous, et voir plus clair dans la confusion de mes idées sur votre personne et votre avenir. Moi, je ne mange jamais avec personne ; je vis trop sobrement. Du pain, des fruits, à l’heure où le besoin se fait sentir, me suffisent ; je ne dois pas mettre un hôte à mon régime. » — Je fus conduit sous un berceau de jasmin et de laurier-rose, à la porte de ses jardins. — Le couvert était mis pour M. de Parseval et pour moi : nous dînâmes très-vite, mais elle n’attendit même pas que nous fussions hors de table, et elle envoya Léonardi me dire qu’elle m’attendait. — J’y courus ; je la trouvai fumant une longue pipe orientale : elle m’en fit apporter une. J’étais déjà accoutumé à voir fumer les femmes les plus élégantes et les plus belles de l’Orient ; je ne trouvais plus rien de choquant dans cette attitude gracieuse et nonchalante, ni dans cette fumée odorante s’échappant en légères colonnes des lèvres d’une belle femme, et interrompant la conversation sans la refroidir. — Nous causâmes longtemps ainsi, et toujours sur le sujet favori, sur le thème unique et mystérieux de cette femme extraordinaire, magicienne moderne, rappelant tout à fait les magiciennes fameuses de l’antiquité ; — Circé des déserts. Il me parut que les doctrines religieuses de lady Esther étaient un mélange habile, quoique confus, des différentes religions au milieu desquelles elle s’est condamnée à vivre ; mystérieuse comme les Druzes, dont, seule peut-être au monde, elle connaît le secret mystique ; résignée comme le musulman, et fataliste comme lui ; avec le juif, attendant le Messie, et, avec le chrétien, professant l’adoration du Christ et la pratique de sa charitable morale. Ajoutez à cela les couleurs fantastiques et les rêves surnaturels d’une imagination teinte d’Orient et échauffée par la solitude et la méditation, quelques révélations, peut-être, des astrologues arabes ; et vous aurez l’idée de ce composé sublime et bizarre, qu’il est plus commode d’appeler folie que d’analyser et de comprendre. Non, cette femme n’est point folle. — La folie, qui s’écrit en traits trop évidents dans les yeux, n’est point écrite dans son beau et droit regard ; la folie, qui se trahit toujours dans la conversation, dont elle interrompt toujours involontairement la chaîne par des écarts brusques, désordonnés et excentriques, ne s’aperçoit nullement dans la conversation élevée, mystique, nuageuse, mais soutenue, liée, enchaînée et forte de lady Esther. S’il me fallait prononcer, je dirais plutôt que c’est une folie volontaire, étudiée, qui se connaît soi-même, et qui a ses raisons pour paraître folie. — La puissante admiration que son génie a exercée et exerce encore sur les populations arabes qui entourent les montagnes prouve assez que cette prétendue folie n’est qu’un moyen. Aux hommes de cette terre de prodiges, à ces hommes des rochers et des déserts, dont l’imagination est plus colorée et plus brumeuse que l’horizon de leurs sables ou de leurs mers, il faut la parole de Mahomet ou de lady Stanhope ! il faut le commerce des astres, les prophéties, les miracles, la seconde vue du génie ! Lady Stanhope l’a compris d’abord par la haute portée de son intelligence vraiment supérieure ; puis peut-être, comme tous les êtres doués de puissantes facultés intellectuelles, a-t-elle fini par se séduire elle-même, et par être la première néophyte du symbole qu’elle s’était créé pour d’autres. — Tel est l’effet que cette femme a produit sur moi. On ne peut la juger ni la classer d’un mot ; c’est une statue à immenses dimensions ; — on ne peut la juger qu’à son point de vue. Je ne serais pas surpris qu’un jour prochain réalisât une partie de la destinée qu’elle se promet à elle-même : un empire dans l’Arabie, un trône dans Jérusalem ! — La moindre commotion politique dans la région de l’Orient qu’elle habite pourrait la soulever jusque-là. « Je n’ai à ce sujet, lui dis-je, qu’un reproche à faire à votre génie : c’est celui d’avoir été trop timide avec les événements, et de n’avoir pas encore poussé votre fortune jusqu’où elle pouvait vous conduire. — Vous parlez, me dit-elle, comme un homme qui croit encore trop à la volonté humaine, et pas assez à l’irrésistible empire de la destinée seule. Ma force à moi est en elle. — Je l’attends, je ne l’appelle pas. Je vieillis, j’ai diminué de beaucoup ma fortune ; je suis maintenant seule et abandonnée à moi-même sur ce rocher désert, en proie au premier audacieux qui voudrait forcer mes portes, entourée d’une bande de domestiques infidèles et d’esclaves ingrats, qui me dépouillent tous les jours et menacent quelquefois ma vie : dernièrement encore, je n’ai dû mon salut qu’à ce poignard, dont j’ai été forcée de me servir pour défendre ma poitrine contre celui d’un esclave noir que j’ai élevé. Eh bien, au milieu de toutes ces tribulations, je suis heureuse ; je réponds à tout par le mot sacré des musulmans : Allah kerim ! La volonté de Dieu ! et j’attends avec confiance l’avenir dont je vous ai parlé, et dont je voudrais vous inspirer à vous-même la certitude que vous devez en avoir. »

Après avoir fumé plusieurs pipes, bu plusieurs tasses de café, que les esclaves nègres apportaient de quart d’heure en quart d’heure : « Venez, dit-elle ; je vais vous conduire dans un sanctuaire où je ne laisse pénétrer aucun profane : c’est mon jardin. » Nous y descendîmes par quelques marches, et je parcourus avec elle, dans un véritable enchantement, un des plus beaux jardins turcs que j’aie encore vus en Orient. — Des treilles sombres dont les voûtes de verdure portaient, comme des milliers de lustres, les raisins étincelants de la terre promise ; des kiosques où les arabesques sculptées s’entrelaçaient aux jasmins et aux plantes grimpantes, lianes de l’Asie ; des bassins où une eau, artificielle il est vrai, venait d’une lieue de loin murmurer et jaillir dans les jets d’eau de marbre ; des allées jalonnées de tous les arbres fruitiers de l’Angleterre, de l’Europe, de ces beaux climats ; de vertes pelouses semées d’arbustes en fleur, et des compartiments de marbre entourant des gerbes de fleurs nouvelles pour mes yeux : — voilà ce jardin. — Nous nous reposâmes tour à tour dans plusieurs des kiosques dont il est orné, et jamais la conversation intarissable de lady Esther ne perdit le ton mystique et l’élévation de sujet qu’elle avait eus le matin. « Puisque la destinée, me dit-elle à la fin, vous a envoyé ici, et qu’une sympathie si étonnante entre nos astres me permet de vous confier ce que je cacherais à tant de profanes, venez ; je veux vous faire voir de vos yeux un prodige de la nature dont la destination n’est connue que de moi et de mes adeptes : — les prophéties de l’Orient l’avaient annoncé depuis bien des siècles, et vous allez juger vous-même si ces prophéties sont accomplies. » Elle ouvrit une porte du jardin qui donnait sur une petite cour intérieure, où j’aperçus deux magnifiques juments arabes de première race, et d’une rare perfection de formes. « Approchez, me dit-elle, et regardez cette jument baie ; voyez si la nature n’a pas accompli en elle tout ce qui est écrit sur la jument qui doit porter le Messie : — Elle naîtra toute sellée. » — Je vis en effet sur ce bel animal un jeu de la nature assez rare pour servir l’illusion d’une crédulité vulgaire chez des peuples à demi barbares : — la jument avait, au défaut des épaules, une cavité si large et si profonde, et imitant si bien la forme d’une selle turque, qu’on pouvait dire avec vérité qu’elle était née toute sellée ; et, aux étriers près, on pouvait en effet la monter sans éprouver le besoin d’une selle artificielle. — Cette jument, magnifique du reste, semblait accoutumée à l’admiration et au respect que lady Stanhope et ses esclaves lui témoignent, et pressentir la dignité de sa future mission ; jamais personne ne l’a montée, et deux palefreniers arabes la soignent et la surveillent constamment, sans la perdre un seul instant de vue. Une autre jument blanche, et à mon avis infiniment plus belle, partage, avec la jument du Messie, le respect et les soins de lady Stanhope : nul ne l’a montée non plus. Lady Esther ne me dit pas, mais me laissa entendre que, quoique la destinée de la jument blanche fût moins sainte, elle en avait une cependant mystérieuse et importante aussi ; et je crus comprendre que lady Stanhope la réservait pour la monter elle-même, le jour où elle ferait son entrée, à côté du Messie, dans la Jérusalem reconquise. Après avoir fait promener quelque temps ces deux bêtes sur une pelouse hors de l’enceinte de la forteresse, et joui de la souplesse et de la grâce de ces superbes animaux, nous rentrâmes, et je renouvelai à lady Esther mes instances pour qu’elle me permit enfin de lui présenter M. de Parseval, mon ami et mon compagnon de voyage, qui m’avait suivi malgré moi chez elle, et qui attendait vainement, depuis le matin, une faveur dont elle est si avare. — Elle y consentit enfin, et nous rentrâmes tous trois pour passer la soirée ou la nuit dans le petit salon que j’ai déjà dépeint. Le café et les pipes reparurent avec la profusion orientale ; et le salon fut bientôt rempli d’un tel nuage de fumée, que la figure de lady Stanhope ne nous apparaissait plus qu’à travers une atmosphère semblable à l’atmosphère magique des évocations. Elle causa avec la même force, la même grâce, la même abondance, mais infiniment moins de surnaturel, sur des sujets moins sacrés pour elle, qu’elle ne l’avait fait avec moi seul dans tout le cours de la journée. « J’espère, me dit-elle tout à coup, que vous êtes aristocrate : je n’en doute pas en vous voyant. — Vous vous trompez, Milady, lui dis-je. Je ne suis ni aristocrate ni démocrate ; j’ai assez vécu pour voir les deux revers de la médaille de l’humanité, et pour les trouver aussi creux l’un que l’autre. Je ne suis ni aristocrate ni démocrate : je suis homme, et partisan exclusif de ce qui peut améliorer et perfectionner l’homme tout entier, qu’il soit né au sommet ou au pied de l’échelle sociale ! Je ne suis ni pour le peuple ni pour les grands, mais pour l’humanité tout entière ; et je ne crois ni aux institutions aristocratiques ni aux institutions démocratiques la vertu exclusive de perfectionner l’humanité ; cette vertu n’est que dans une morale divine, fruit d’une religion parfaite : la civilisation des peuples, c’est leur foi ! — Cela est vrai, répondit-elle ; mais cependant je suis aristocrate malgré moi ; et vous conviendrez, ajouta-t-elle, que s’il y a des vices dans l’aristocratie, au moins il y a de hautes vertus à côté pour les racheter et les compenser ; tandis que dans la démocratie je vois bien les vices, et les vices les plus bas et les plus envieux, mais je cherche en vain les hautes vertus. — Ce n’est pas cela, Milady, lui dis-je ; il y a des deux parts vices et vertus, mais dans les hautes classes ces vices mêmes ont un côté brillant ; mais dans la classe inférieure, au contraire, ces vices se montrent dans toute leur nudité, et blessent davantage le sentiment moral dans le regard qui les contemple : la différence est dans l’apparence, et non dans le fait ; mais, en réalité, le même vice est plus vice dans l’homme riche, élevé et instruit, que dans l’homme sans lumière et sans pain ; — car chez l’un le vice est de choix ; chez l’autre, de nécessité. — Méprisez-le donc partout, et plus encore chez l’aristocratie vicieuse, et ne jugeons pas l’humanité par classe, mais par homme : les grands auraient les vices du peuple, s’ils étaient peuple, et les petits auraient les vices des grands, s’ils étaient grands. La balance est égale ; ne pesons pas. — Eh bien ! passons, me dit-elle ; mais laissez-moi croire que vous êtes aristocrate comme moi : il m’en coûterait trop de vous croire du nombre de ces jeunes Français qui soulèvent l’écume populaire contre toutes les notabilités que Dieu, la nature et la société ont faites, et qui renversent l’édifice pour se faire, de ses ruines, un piédestal à leur envieuse bassesse ! — Non, lui dis-je, tranquillisez-vous ; je ne suis pas de ces hommes : je suis seulement de ceux qui ne méprisent pas ce qui est au-dessous d’eux dans l’ordre social, tout en respectant ce qui est au-dessus, mais dont le désir ou le rêve serait d’appeler tous les hommes, indépendamment de leur degré dans les hiérarchies arbitraires de la politique, à la même lumière, à la même liberté, et à la même perfection morale. Et puisque vous êtes religieuse, que vous croyez que Dieu aime également tous ses enfants, et que vous attendez un second Messie pour redresser toutes choses, vous pensez sans doute comme eux et comme moi. — Oui, reprit-elle ; mais je ne m’occupe plus de politique humaine, j’en ai assez : j’en ai trop vu pendant dix ans que j’ai passés dans le cabinet de M. Pitt, mon oncle, et que toutes les intrigues de l’Europe sont venues retentir autour de moi. — J’ai méprisé, jeune, l’humanité, je n’en veux plus entendre parler ; tout ce que font les hommes pour les hommes est sans fruit : les formes me sont indifférentes. — Et à moi aussi, lui dis-je. — Le fond des choses, continua-t-elle, c’est Dieu et la vertu ! — Je pense exactement ainsi, lui répondis-je. Ainsi, n’en parlons plus, nous voilà d’accord. »

Passant à des sujets moins graves, et plaisantant sur l’espèce de divination qui lui faisait comprendre un homme tout entier au premier regard et à la seule inspection de son étoile, je mis sa sagesse à l’épreuve, et je l’interrogeai sur deux ou trois voyageurs de ma connaissance, qui depuis quinze ans étaient venus passer sous ses yeux. Je fus frappé de la parfaite justesse de son coup d’œil sur deux de ces hommes. Elle analysa entre autres, avec une prodigieuse perspicacité d’intelligence, le caractère de l’un d’eux, qui m’était parfaitement connu à moi-même ; caractère difficile à comprendre à première vue, grand, mais voilé sous les apparences de bonhomie les plus simples et les plus séduisantes. Et ce qui mit le comble à mon étonnement, et me fit admirer le plus la mémoire inflexible de cette femme, c’est que ce voyageur n’avait passé que deux heures chez elle, et que seize années s’étaient écoulées entre la visite de cet homme et le compte que je lui demandais de ses impressions sur lui. La solitude concentre et fortifie toutes les facultés de l’âme. — Les prophètes, les saints, les grands hommes et les poëtes l’ont merveilleusement compris ; — et leur nature leur fait chercher à tous le désert, ou l’isolement parmi les hommes.

Le nom de Bonaparte tomba, comme toujours, dans la conversation. « Je croyais, lui dis-je, que votre fanatisme pour cet homme mettrait une barrière entre nous. — Je n’ai été, me dit-elle, fanatique que de ses malheurs, et de pitié pour lui. — Et moi aussi, lui dis-je ; et ainsi nous nous entendons encore. »

Je ne pouvais m’expliquer comment une femme religieuse et morale adorait la force seule sans religion, sans morale et sans liberté. Bonaparte fut un grand reconstructeur, sans doute ; il refit le monde social, mais il ne regarda pas assez aux éléments dont il le recomposait : il pétrit sa statue avec de la boue et de l’intérêt personnel, au lieu de la tailler dans les sentiments divins et moraux, la vertu et la liberté !

La nuit s’écoula ainsi à parcourir librement et sans affectation, de la part de lady Esther, tous les sujets qu’un mot amène et emporte dans une conversation à tout hasard. — Je sentais qu’aucune corde ne manquait à cette haute et ferme intelligence, et que toutes les touches du clavier rendaient un son juste, fort et plein, — excepté peut-être la corde métaphysique, que trop de tension et de solitude avaient faussée, ou élevée à un diapason trop haut pour l’intelligence mortelle. — Nous nous séparâmes avec un regret sincère de ma part, avec un regret obligeant témoigné de la sienne.

« Point d’adieu, me dit-elle : nous nous reverrons souvent dans ce voyage, et plus souvent encore dans d’autres voyages que vous ne projetez pas même encore. Allez vous reposer, et souvenez-vous que vous laissez une amie dans les solitudes du Liban. » Elle me tendit la main ; je portai la mienne sur mon cœur, à la manière des Arabes, et nous sortîmes.