Voyage en Italie et en Sicile/Chapitre XIII


Capoue. — Terracine. — Velletri.


Mon entrée à Naples, au mois de février, au milieu d’un cortège de gamins exaltés, avait mérité le beau nom de marche triomphale. Quelle différence à la sortie ! Figurez-vous un vieux coche encombré de bagages ; sur le devant on lui avait bâti un demi-cabriolet, semblable par sa forme étique à ces petits chapeaux castors dont se coiffent les héroïnes des romans anglais. Sur quatre roues qu’il possédait, une arquée, une autre cagneuse. Et l’attelage, bon Dieu ! Trois grands fantômes de chevaux qui paraissaient morts depuis longtemps : deux au timon et le troisième en arbalète, à dix pas en avant des autres, attaché par de longues cordes qui n’étaient jamais tendues. C’est dans cette machine du temps de Charles-Quint que je montai, le cœur navré, tournant le couteau contre moi-même pour rompre tous les petits liens qui me retenaient dans ce Naples si charmant et si regrettable. J’aurais voulu que le coche fût plus horrible encore. Nous étions au 8 juin. La baie, le Vésuve et Capri ne m’avaient jamais semblé si azurés et je sortais, comme un fugitif, par la porte Romana. Avant d’arriver à cette porte, les chevaux-fantômes s’abattirent trois fois. L’arbalète donnait le signal en se jetant sur le flanc ; les deux autres venaient se heurter dans ses jambes et tombaient avec un accord admirable, embrouillant les traits, guides et cordages, au point qu’il fallait tout dételer. Dans ma douleur, je songeais à la chute des feuilles de Millevoye et je répétais ces vers si mélancoliques :

Tombe, tombe, rose éphémère ;
Couvre, hélas ! Ce triste chemin.

Cependant, à la troisième chute, les voyageurs, pris de vertige, criaient comme des démons et me tirèrent de ma torpeur. Je m’aperçus alors que les trois chevaux, couverts d’oripeaux, de plumes de paon et de petits miroirs, formaient un équipage bouffon, digne de voiturer la dame Rodrigue de Cervantès. Mon voisin dans le cabriolet, jeune Sicilien basané à barbe crépue, me rendit le service de me distraire par cent questions plus ou moins discrètes. Je le reconnus pour un Carthaginois et le baptisai don Hasdrubal, surnom qu’il accepta de bonne grâce et justifia complètement dans la suite, lorsque nous devînmes amis intimes. Par une ouverture, je distinguai, dans l’intérieur, un archiprêtre de bonne physionomie, un abbé de mine tout à fait égrillarde et qui partait, en habits râpés, pour aller recueillir un héritage de cent mille ducats. Le fond de la voiture était occupé par un jeune médecin très loquace et par une jolie demoiselle, lectrice d’une princesse allemande, et qui pleurait dans son mouchoir en retournant chez ses patrons.

Une fois qu’ils ont quitté la dalle glissante, les trois squelettes de chevaux prennent une espèce d’amble allongé. La machine roule sur un beau chemin bordé de vignes en arceaux. Nous traversons le village d’Averse, où est la maison des fous et dont le nom, proverbial à Naples, répond à notre Charenton. Vers onze heures, la chaleur commençant à devenir excessive, nous arrivons à Capoue, premier lieu de repos désigné pour le rinfresco sur notre itinéraire. La nouvelle Capoue date du Ixe siècle. Ce n’est pas elle qui séduisit Annibal, avec ses rues malpropres. L’antique Capoue se voit à un mille de distance. C’est, aujourd’hui, le village de Sainte-Marie-Majeure. Mes compagnons de voyage étant du pays et assurés d’avoir cent occasions de repasser par là, ne voulaient négliger aucun objet réputé curieux. Je les laisse aller à la ville ancienne par trente degrés Réaumur et, à leur retour, ils me racontent qu’ils ont vu une pierre du temple de Junon, trois bornes de celui de Bellone et un tronçon de colonne pouvant provenir de celui d’Hercule. Pendant ce temps-là, je mangeais un saladier de fraises excellentes et je résolvais le fameux problème des délices de Capoue. C’est, évidemment, pour régaler les soldats de fraises à quatre baïocs le rotolo qu’Annibal abandonna les fruits de quatre victoires. Je n’admets aucune autre supposition et je regarde Tite-Live comme mal informé, lorsqu’il ose accuser de négligence et de mollesse le plus grand capitaine et l’un des génies les plus vastes de l’antiquité.

A cinq heures, le zéphyr commençant à rafraîchir l’air, nous remontons en voiture ; nous traversons le Vulturne, et nous allons chercher un gîte au village de Sant’-Agata, l’antique Minturnes, où les insectes paraissent avoir juré de ne laisser dormir aucun étranger depuis que Marius y passa un si triste quart d’heure. Après avoir employé la nuit à lire et à fumer, je comptais sur mes compagnons de voyage pour accabler de reproches le voiturin qui nous devait de bons lits et des chambres propres, aux termes du marché. Quelle est mon indignation en apprenant que tout le monde est satisfait ! Le Carthaginois possède un sang africain dont les puces ne veulent point goûter. Les deux abbés ont la peau à l’épreuve de toute piqûre. Le médecin ouvre des yeux étonnés quand je parle d’insectes. Quant à la jolie lectrice, elle paraît fraîche comme une rose, ne se plaint de rien et, comme elle ne parle que l’allemand dont personne ne comprend un mot, il est impossible de savoir ce qu’elle pense. Mon concert de reproches, réduit à un solo, ne produirait aucun effet. Je pars sans rien dire, espérant que le gîte de Terracine sera meilleur.

En sortant de Sant’-Agata, mes quatre compagnons mâles passent leurs têtes par les portières, d’un air agité, consultent précipitamment leurs livres et déploient les cartes géographiques. Tout à coup, l’un d’eux s’écrie :

— C’est ici ! arrêtez ; nous voulons descendre.

— Qu’y a-t-il donc, demandai-je.

Pour toute réponse, on me met sous les yeux la page du Guide en Italie où je lis cette phrase pompeuse : « on traverse le fleuve sur un nouveau et magnifique pont de fer suspendu. Ce pont et celui de Padoue sont les deux uniques constructions de ce genre qui existent en Italie ». Je cherche des yeux un fleuve et j’aperçois un fossé où coule un ruisseau, large de trois pieds. Le magnifico ponte di ferro a bien vingt-cinq pas de longueur. Les voyageurs étaient descendus dans le fossé pour contempler, à leur aise, ce prodige de la civilisation moderne. Pendant ce temps-là, je me trouve en tête-à-tête avec la blonde lectrice. Après avoir essayé de me faire comprendre en français et en italien, j’assemble les trois mots d’anglais dont se compose mon répertoire ; la demoiselle me répond en allemand. Il ne reste plus que le langage par signes. C’est alors que je reconnais combien il est utile de voir des ballets pantomimes. A force de me démener comme les jeunes premiers du théâtre San-Carlo, je viens à bout de formuler ces questions importantes : « Vous avez du chagrin ? Vous pleuriez, hier en partant, vous regrettez donc Naples ? » Elle me répond, dans la même langue : « Je suis au désespoir d’aller par là, du côté de Rome. Mon cœur est déchiré. Ce que j’aime est par ici, déjà bien loin, du côté de Naples. Mes yeux ne le reverront plus ; mes supérieurs, qui ont la couronne de prince sur le front, me rappellent. Je vais partir avec eux pour Vienne ». Je reprends : « Vous aimez beaucoup celui qui est resté par ici ? ». Elle rougit. Je poursuis : « Que fait-il ? Quel est son état ? » Elle répond : « Il peint. C’est un jeune artiste allemand qui voyage en Italie ». — « Eh bien ! Tout n’est pas perdu. S’il vous aime, il saura bien aller vous chercher en Allemagne et vous vous marierez ensemble ». Elle sourit.

— Ah ! che maraviglia ! s’écrie le Carthaginois, sortant du fossé, ché bel ponte !

— Quoi ! signor Français, disent les quatre voyageurs, vous n’avez pas bougé de la voiture ! Cette indifférence est incroyable !

Ils se regardent entre eux d’un air moqueur. Comme ils allaient prendre mon indifférence pour de l’affectation, je me donne le plaisir de leur apprendre qu’en France nous avons plusieurs milliers de ponts en fer et que, sur le Rhône seulement, on en voit quinze ou vingt, dont un, celui de Tarascon, a plus d’un demi-mille italien de longueur. Là-dessus on m’accable de questions ; on bat des mains, on se récrie, on admire, on envie la France et je vois des larmes d’enthousiasme dans tous les yeux, ce qui flatte mon orgueil patriotique, vu la distance où je suis de mon pays. Ces mêmes gens qui avaient fait une halte si longue pour un petit pont n’ont garde de bouger pour les belles ruines de l’aqueduc de Minturnes, situé à la frontière du Latium. Il y avait quelques marais, au bord de la route, des touffes de roseaux. Le pauvre Marius s’était plongé dans cette vase, comme un lion cerné par les chasseurs. Un prestige singulier s’attache toujours au héros malheureux. Marius ne valait pas mieux que Sylla. On le déteste maître de Rome ; on sourit de pitié en le voyant, vieux et bouffi de vanité, les jambes gâtées par des varices, lutter aux jeux gymnastiques et faire rire la jeunesse à ses dépens. Mais, dans les marais de Minturnes, comme on l’aime ! Comme on tremble qu’il ne soit découvert ! Comme le cœur vous bat de joie lorsqu’il retrouve des partisans et qu’il rentre victorieux dans Rome… pour s’y rendre plus odieux et plus méprisable qu’auparavant !

A midi, nous nous reposons à Mola-di-Gaëta, sur la frontière du royaume de Naples. L’aubergiste prétend que Cicéron est mort précisément devant sa porte et, si on l’excitait par la contradiction, il vous dirait qu’il l’a secouru lui-même et appellerait la servante en témoignage ? On est libre, à Gaëte, de se donner des impressions d’histoire à propos d’Alphonse d’Aragon, de Charles-Quint et du connétable de Bourbon qui ont illustré cette place de guerre. Je fus séduit bien davantage par la vue de la pleine mer, les jardins de citronniers et, surtout, par une bonne silhouette napolitaine, la dernière que je devais voir et que je considérai avec attendrissement ; c’était un officier de la garnison en grande tenue, l’épée au côté, le shako à torsades sur la tête, les épaulettes d’argent bien brillantes, partant pour la campagne sur un petit âne et tenant à deux mains un large parasol qui le préservait de l’ardeur du soleil. Pour qu’on s’avisât de remarquer son naïf équipage, il fallait qu’il vînt à Gaëte un de ces Français prétentieux qui aimeraient mieux mourir d’un érésipèle que de braver un semblant de ridicule. Le Napolitain s’embarrasse peu de ce qu’on pensera de lui en le regardant ; il se met à son aise et fait, tout simplement, ce qui lui convient.

Nous laissons derrière nous Mola-di-Gaëta, le tombeau de Ciceron et le village d’Itri. Nous passons le bourg de Fondi, renommé pour la beauté de ses femmes et deux fois saccagé par les Turcs. Le corsaire Barberousse, débarquant sur la plage voisine pendant une nuit, pilla la ville, massacra les habitants et enleva les jeunes filles qu’il emmena en Afrique. Il n’avait pas tout pris car on en voit encore de fort belles. C’est à Fondi qu’on s’aperçoit du changement de territoire. Le sang de la Campanie disparaît de village en village. La taille des femmes devient plus élancée, la démarche plus grave ; les yeux s’agrandissent, les nez sont plus longs, plus fins et la régularité classique règne sur les visages, moins noirs et moins animés. La pétulance s’éteint peu à peu ; elle est remplacée par la majesté romaine. Le son de la voix est plus harmonieux, la parole plus lente ; il n’y a plus de dialecte et vous êtes étonné d’entendre des paysans, des filles d’auberge et des facchini se servir de termes choisis. Vous les prendriez volontiers pour de grands seigneurs rejetés dans le peuple par des revers de fortune.

On entre dans les Etats pontificaux par une route escarpée et pittoresque. Notre voiturin passa sans accident le détroit, si périlleux il y a dix ans, des rochers de Terracine. L’excellente raison pour laquelle le brigandage exerçait paisiblement ses droits, c’est que douaniers, postillons et habitants du pays faisaient partie de la bande et touchaient leur part du butin. Le douanier visitait les bagages en conscience. S’il ne remarquait rien de précieux on ne se dérangeait pas ; mais lorsque l’examen des malles était satisfaisant, un courrier, expédié par les chemins de traverse, allait avertir les brigands ; la voiture trouvait à qui parler en arrivant au défilé, puis on partageait en frères. Voilà comme il est agréable d’exercer l’état de voleur, à coup sûr et sans danger. Ne me parlez point de ces misérables écumeurs de grands chemins, échappés des galères, qui arrêtent une diligence au risque de n’y rien trouver de bon ; obligés, souvent, ne voulant que voler, de passer au rôle tragique d’assassins, embarrassés de leur butin, traqués par une police incommode, tremblant devant l’ombre d’un gendarme et finissant, dégoûtés d’un métier ruiné, par aimer mieux retourner au bagne que de mener une vie de terreurs perpétuelles. Tout le monde, d’ailleurs, n’est pas disposé à perdre son âme et à se corrompre en mauvaise compagnie. Le brigand français, depuis le seigneur Mandrin, a toujours été dégénérant ; tandis qu’en Italie cela n’empêche pas d’exercer quelque honnête profession, de mériter l’estime publique, de donner l’exemple de vertus de famille, de faire son salut et de mourir en bon chrétien. Cependant, le métier paraît un peu gâté ; les bandes sont désorganisées pour le moment présent. Des maladroits ont dévalisé des cardinaux qui ont trouvé cela mauvais et se sont étonnés, à un second passage, de voir leurs vêtements sur les épaules du douanier et le postillon regarder l’heure avec leur montre. Cette exagération et cette légèreté devaient nécessairement amener une décadence dans l’industrie. Des mesures rigoureuses ont été prises par le gouvernement pontifical et Terracine a perdu, ainsi, le plus assuré de ses revenus. On n’y vole plus en grand comme autrefois ; mais, pour s’entretenir la main, on se borne, faute de mieux, à l’escroquerie. Les camerieri d’auberges ramassent volontiers ce que le voyageur laisse traîner dans sa chambre, comme mouchoirs de poche, pièces diverses du nécessaire de toilette, pantoufles, casquettes et autres menus objets. Si l’étranger réclame, on paraît stupéfait de son audace ; s’il insiste, on lui répond par un silence majestueux, en haussant les épaules avec un sourire de mépris qui dit clairement :

— Il ose se plaindre pour une bagatelle, sans penser que nous l’aurions dépouillé jusqu’à la chemise il y a dix ans ! Dans quel temps vivons-nous ! Allez, vous êtes tous des ingrats.

On ne manque jamais, à Terracine, de mettre dans les chambres d’auberge des cuvettes fêlées dont on porte le prix sur la carte, en vous soutenant, en face, que vous les avez brisées. Tous les voyageurs de notre voiturin se plaignaient à la fois de la grossièreté du mensonge. Je les engageai à payer de bonne grâce leurs cuvettes et à se donner le plaisir de les achever, ce qui produisit, au départ, un joli vacarme de pots cassés. Une indignation générale s’était soulevée à ce procédé inattendu et notre conducteur, qui connaissait son monde, craignait une émeute contre nous.

Je ne sais pourquoi je m’étais construit, dans l’imagination des Marais-Pontins d’un aspect sinistre, une voie artificielle représentant, à l’œil, la juste mesure du travail énorme qu’elle a dû coûter. Je cherchais un désert, des marques visibles de l’air pestilentiel. Au lieu de cela, je fus surpris de voir une route bordée d’acacias et de platanes, semblable à une avenue conduisant à quelque château de plaisance. D’un côté est un canal d’assainissement sur lequel descendent des bateaux chargés de joncs et de foin ; de l’autre, des vaches qui paissent tranquillement. Partout une verdure fraîche, relevée par le bleu foncé d’un ciel pur. Si le vetturino ne nous avertissait pas qu’il ne faut point s’endormir sous peine de gagner les fièvres, on ne se croirait jamais au milieu de la malaria et d’une nature perfide. On voit bien qu’il n’y a pas d’habitation dans ces marais ; mais on attribuerait volontiers leur abandon au manque d’esprit spéculatif des gens du pays.

Vers onze heures, le soleil avait pris une force terrible. L’abbé ôtait son habit ; le bon archiprêtre lisait son bréviaire avec des ruisseaux de sueur sur le visage, le médecin chassait les mouches avec son mouchoir, la jeune lectrice était devenue une rose pourpre et je poussais des soupirs à fendre les montagnes. Le Carthaginois, seul, continuait à regarder le pays d’un air radieux. Peu à peu, l’assoupissement s’emparait de la voiture entière et les têtes s’en allaient ballottant d’une épaule à l’autre. Don Giuseppe, le conducteur attentif, remarque le danger et entonne une chanson d’une voix de stentor ; nous allions nous rendormir encore lorsqu’il s’écrie :

— Que pensent vos seigneuries de ce sonetto d’amore ?

Et il nous récite un sonnet de Pétrarque, puis un autre sonnet, puis un fragment des poésies de Monti.

— Je pourrais, ajoute don Giuseppe, vous dire tout un chant de la Gerusalemme liberata ; mais l’Orlando furioso me réussit mieux et je vais vous en déclamer quelques morceaux.

Don Giuseppe avait une excellente prononciation et récitait en homme intelligent. Une fois à la tour des Trois-Ponts où finissent les marais, il s’interrompit :

— A présent, dit-il, vos seigneuries peuvent s’endormir, la malaria est passée.

Sans vouloir faire tort aux conducteurs de messageries de France, je crois pouvoir affirmer qu’on trouverait peu de gens, parmi eux, aussi lettrés que le vetturino don Giuseppe.

Velletri, l’ancienne capitale des Volsques, était devenue, sous les empereurs, un lieu de délices. Tibère, Caligula, Othon et d’autres encore l’avaient choisie pour y construire des maisons de campagne. Je n’ai pu découvrir ce qui a déterminé leur préférence ; le pays m’a paru aride et peu séduisant. Il est, de plus, infesté par une grande quantité de reptiles ; la ville est laide, malpropre, irrégulière ; mais les vignes des environs ont le mérite de produire un vin que les lèvres d’un Français peuvent accepter, chose rare en Italie où l’on est voué aux potions noires et sucrées.

Les voyageurs ayant entendu la messe à Velletri, nous partons pour Albano où nous arrivons comme les cloches sonnent les vêpres. La population se rendait en foule aux églises, non pas avec l’empressement des Napolitains, mais dans un ordre parfait. Nous étions au dimanche et, ce jour-là, on voit le peu de costumes nationaux qui restent encore en Italie. C’est surtout dans les environs de Rome que les habitants ont eu le bon esprit de garder leurs modes. Toutes les femmes d’Albano portent le corsage rouge, la chemise plissée, les manches justes et le jupon blanc. Le costume est pour beaucoup dans la grande réputation de leur beauté. Elles se prélassent en marchant, la tête haute, les épaules effacées, avec un air digne qui sied à leurs traits réguliers et sévères. En allant à l’église, le livre sous le bras, d’un pas grave et lent, elles semblent improviser un tableau de procession.

Depuis Velletri, deux chevaux étant boiteux et le troisième attaqué du tétanos, nous nous cotisons pour prendre la poste. A la sortie d’Albano, la route tourne brusquement sous une avenue d’arbres, on descend une côte rapide et, tout à coup, nous découvrons la vaste plaine au bout de laquelle paraît le dôme de Saint-Pierre.

— Voilà Rome ! s’écrie le Carthaginois.

Et la voiturée entière bat des mains ; Le coup d’œil général de cette étrange campagne est celui d’un cimetière de géants. La terre, « trop fatiguée de gloire pour pouvoir produire », comme l’a dit Mme de Staël, est d’une couleur cadavéreuse et n’a point retrouvé cette vie nouvelle qu’elle reprend sur la lave-même des volcans. Son rôle en ce monde est fini ; elle attend que le reste du globe meure à son tour. On est entouré de débris. D’énormes fragments d’aqueducs élèvent leurs arcades étroites et brisées. Des pans de muraille ont encore besoin d’un siècle ou deux avant de se laisser tomber et demeurent suspendus en l’air, dans une position problématique, ayant perdu leur appui. Quelques tombeaux, échappés à cent désastres, sont encore debout. C’est par Albano et la voie Appia qu’il faut arriver, pour apprécier l’antique banlieue de Rome. La route du Nord, par le pont Molle, n’offre plus le même spectacle.

Nous découvrons, à l’horizon, d’autres dômes, auprès de celui de Saint-Pierre ; le profil de Saint-Jean de Latran nous montre des statues fantastiques et qui, de loin, ressemblent plus à des démons qu’à des saints. Auprès de cette église est une porte crénelée, d’où partent les anciennes murailles de couleur sombre, comme si la pierre était calcinée par le soleil. Rome n’est plus un nom assez vieux pour de telles ruines ; on croirait plutôt entrer à Jéricho.

Le douanier nous avait arrêtés à la porte et parlementait avec le vetturino ; nous étions descendus pour jouir à notre aise du caractère religieux des débris qui nous entouraient. Tout à coup, la jolie lectrice pousse un cri perçant et se précipite dans les bras d’un jeune homme. C’est le peintre allemand, arrivé, la veille, par le bateau à vapeur et qui attendait son ami à la barrière de Rome, tandis qu’elle le pleurait à petites journées. Pour rien au monde je ne me serais refusé le plaisir de lui rappeler que je lui avais prédit le retour de son amant et tout Français eût fait de même, à cause de notre prétention nationale à deviner, expliquer, comprendre et démontrer. Si un de nos oracles se réalise, fût-ce la prédiction de notre ruine, la satisfaction de l’amour-propre efface à moitié le revers ; mais ce n’était pas le cas ici, puisque je n’étais point amoureux de la jolie lectrice. La demoiselle, au comble de ses vœux, sourit naïvement et nous donne, avec effusion, la poignée de main de l’adieu et le jeune couple s’en va, bras dessus, bras dessous.

— Où veulent descendre vos seigneuries ? demande le conducteur. Chacun avait son hôtel, excepté moi qui ne savais où aller. Je consulte don Giuseppe.

— Si votre seigneurie demeure plus de huit jours à Rome, dit-il, elle peut loger dans une maison meublée, rue de Borgognona, près la place d’Espagne.

Au bout d’une heure, j’étais installé dans une bonne chambre fraîche et bien close ; à travers les persiennes, je remarque, sous mes fenêtres, un petit jardin, une fontaine d’eau vive, un gros figuier dont les feuilles velues sont à portée de main ; quelques plantes grimpantes s’étendent en zigzag sur la muraille. Il me semble que je connais cette maison et, pourtant, je suis certain de ne l’avoir jamais vue, à moins que ce ne soit en rêve. A force de fouiller dans mes souvenirs, je me rappelle que Hoffmann, le charmant conteur allemand, dans son historiette de Salvator Rosa, fait descendre son héros rue Borgognona, qu’il décrit en peu de mots la maison, le vestibule obscur et frais, le jardinet avec son large figuier et ses plantes grimpantes. Evidemment Hoffmann, de retour à Berlin, mettant la scène d’un conte à Rome, s’était amusé à placer ses personnages dans l’endroit qu’il avait habité lui-même. Plus de doute, je suis dans la maison d’Hoffmann, peut-être dans sa chambre. La mémoire est chose bonne et mon idée a d’autant plus de vraisemblance que la rue Borgognona ne contient qu’une seule maison meublée et si Hoffmann n’est point allé à Rome, il a eu grand tort.

Mais voici l’heure du riposo. Un silence profond règne sur la ville. Faisons comme tout le monde. Je me mets au lit et je m’endors, bercé par le chant lointain d’un rossignol et le murmure de la fontaine, après avoir d’abord répété vingt fois :

Tu es à Rome, ceci est Rome. A ton réveil, tu seras encore à Rome.

Moquez-vous de moi si vous voulez ; cela m’est bien indifférent.