Voyage en Italie et en Sicile/Chapitre XII


La fête de la madone dell’Arco.


La route la plus fréquentée des environs de Naples est celle de Portici. Jour et nuit, une immense population va et vient pour ses affaires ou ses plaisirs. Les corriccoli se croisent au galop et soulèvent des nuages d’une poussière insupportable ; mais, après avoir passé le pont de la Madeleine, lorsque vous arrivez au carrefour appelé l’Eperon, si vous prenez une petite route située à gauche, vous n’avez plus ni foule, ni poussière. Vous entrez dans une espèce de verger où la vigne puissante du Midi grimpe à une hauteur prodigieuse et va d’un arbre à l’autre, en formant des arceaux gracieux et des ombrages épais. La culture y est belle et le même champ produit à la fois la triple récolte du blé, des fruits et du raisin. Devant les maisons sont des tonnelles de feuillage où des femmes et des enfants se reposent. Malgré la proximité de Naples, la plupart de ces bonnes gens ne vont pas souvent à la ville et conservent les habitudes et le costume de leur village. Cette route conduit à la Madone dell’Arco et à Sainte Anastasie.

Après une heure de marche, vous arrivez à une église d’un extérieur fort simple mais qui, dedans, présente un coup d’œil unique. Du haut en bas, les murs sont entièrement couverts par les offrandes des fidèles, les ex-voto et les preuves matérielles des miracles opérés, telles que les béquilles des boiteux et les modèles en cire des diverses infirmités guéries. Plusieurs milliers de petits tableaux représentent des naufrages, des incendies, des chutes, des malades alités des poitrinaires qui vomissent du sang, des hommes assassinés, écrasés par des voitures ou emportés par des chevaux. Enfin, tout l’attirail des crimes, des accidents et des maladies s’y trouve reproduit par des pinceaux qui ont plus de foi que de talent et, toujours, l’image de la Vierge à qui le donateur a dû la vie, occupe le sommet de ces naïves compositions. Des navires, apportés par des marins, sont suspendus au plafond. Il y a jusqu’à des squelettes d’animaux, rendus par les gens possédés dont un vœu fervent a délivré l’estomac ou les entrailles. La Madone ne refuse aucune offrande.

Au milieu de l’église, sur un autel à part, on voit la célèbre image. C’est une peinture sur bois du XVe siècle ; il ne reste plus que la tête de la Madone et celle, à demi effacée, de l’enfant Jésus. Sur le tableau était, jadis, un autre personnage, armé d’un arc. Pendant longtemps, cette image fur exposée en plein air. Des joueurs étant venus, un jour, s’établir au-dessous d’elle, l’un d’eux, qui perdait son argent, blasphéma contre la sainte Vierge et, dans un transport de fureur, il lança une pierre qui atteignit la Madone à l’œil droit. Aussitôt le sang coula, l’œil enfla et la figure de la mère du Christ exprima la douleur et la colère. Le joueur impie se corrigea et fit pénitence dans un cloître. Une église a été bâtie sur le lieu de cette scène miraculeuse et, pour attester l’exactitude de la chronique, l’œil de la vierge est resté malade et enflé. Un second miracle ne tarda pas à révéler la puissance de cette image. Dès lors, les gens en peine ou en danger l’adoptèrent de préférence, pour adresser leurs vœux à la mère du Sauveur et le nombre prodigieux des témoignages de gratitude qui tapissent cette église prouve qu’il s’en trouvèrent bien. Celui qui, par accident ou autrement, se voit à deux pas de la mort, a des chances d’échapper au danger s’il trouve le temps de faire un vœu à la Madone dell’Arco. C’est dans ce petit village, au pied du Vésuve et au milieu de ces bosquets de vigne, que la sainte Vierge aime à guérir et à consoler.

La fête a lieu le lundi de la Pentecôte. Les jeunes filles du pays attachent tant de prix à cette journée qu’elles exigent l’insertion aux contrats de mariage d’un article spécial, portant que l’époux s’engage à conduire, tous les ans, sa femme à la fête de la Madone dell’Arco. Voilà, du moins, une précaution qui permet d’espérer qu’une coutume aussi solidement établie ne s’en ira pas, de longtemps, rejoindre tant d’autres vieux usages perdus et regrettables.

Pendant plusieurs jours à l’avance, on se prépare à cette partie de plaisir. On reconnaît, dans Naples, beaucoup d’habitants des provinces ; les bateaux à vapeur, venant de la Sicile, regorgent de passagers ; on entend, dans les tavernes ou au bord de la mer, les chansons populaires des villages des environs. La nuit qui précède la fête offre un spectacle pittoresque : un mouvement inaccoutumé se remarque, principalement sur les quais ; des bandes de paysans, portant divers costumes, bivouaquent, pêle-mêle, au bord de la mer, à Chiaia et à Sainte-Lucie ; une rumeur sourde annonce, pour le lendemain, le débordement de la joie napolitaine. Enfin, l’aurore commence à peine à paraître que l’explosion se fait entendre ; les quais, ordinairement très bruyants, le sont trois fois davantage ; les charrettes sont attelées avec de grands cris ; on les décore de feuillages et on orne les chevaux de plumes de paon. Il y a place pour dix dans la voiture, on s’y entasse une vingtaine. Tout ce que Naples possède de véhicules est mis à contribution ; les calèches et les corricoli se mettent à rouler sur la dalle, aussi vite que peuvent aller les chevaux et les bœufs. Oh ! La rude journée pour les bêtes de somme ! Un pauvre âne traîne plusieurs familles, plusieurs étages d’une maison ! Un coup de canon, tiré devant la porte, annonce à l’univers le départ de chaque voiture car on fait tout avec emphase, à Naples !

Quelques jeunes gens robustes regardent comme un devoir de danser tout le long du chemin et forment une escorte agréable aux charrettes de feuillages, ainsi que l’a représenté le malheureux Léopold Robert Les chants, les rires, le tambour de basque, le fifre et les castagnettes produisent un mélange de bruits qui porte la gaieté dans les cœurs les plus tristes et provoque le sourire sur les visages le plus sombres. Ceux qui n’ont pas même un âne mesurent intrépidement la distance avec leurs jambes. Dans les haltes, mange et on danse pour se remettre de la fatigue et, quand on se sent mieux, on reprend sa course avec une nouvelle ardeur. Par la route de Castellamare arrivent les bandes de Capri, d’Amalfi et de Sorrente qu’on reconnaît à la haute taille et à la beauté des jeunes filles. Par Chiaia, on voit passer les femmes de Procida qui portent des robes ouvertes et des souliers garnis de clinquant ; celles d’Ischia, coiffées d’un turban oriental. Les populations de Baïa et de Pouzzoles se mêlent en bataillons nombreux ; celles de Capoue et d’Averse débouchent par la porte Capuane. Bientôt la petite route de la madone dell’Arco, ordinairement si fraîche et si paisible, est ensevelie sous un tourbillon de poussière et encombrée de voitures qui s’accrochent et versent le mieux du monde dans les fossés. Mais enfin on arrive et il y a place pour tous à l’entour de l’église.

La journée se partage entre deux occupations distinctes, la dévotion et le plaisir. Avent de s’amuser, on commence par écouter la messe. On s’unit par la prière à ceux qui viennent remercier ou implorer la sainte Vierge et, dans cette foule animée, se heurtent les sentiments les plus opposés. Tandis que les gens favorisés adressent leurs actions de grâce et déposent leurs offrandes, d’autres, moins heureux, postulent et supplient avec des sanglots ; d’autres encore exhalent leurs plaintes avec une amertume déchirante. La Madone n’exauce pas tous les souhaits ; elle est sourde ou impuissante pour quelques-uns. La volonté de Dieu passe avant la sienne ; elle ne peut que protéger et recommander ceux qu’elle aime. Les malheureux pour qui ses prières n’ont rien obtenu finissent par s’en prendre à elle de son peu de crédit et lui reprochent sa dureté en termes hardis. La Madone reçoit certaines apostrophes qui sembleraient injurieuses si le désespoir ne leur servait d’excuse. Des femmes qui ont apporté leur enfant malade l’année précédente le rapportent plus pâle et plus languissant encore, le montrent à la Vierge et demandent d’où vient qu’elle n’a rien fait pour elles. Des orphelines échevelées gémissent au pied de l’autel. Des paysans parlent à l’image avec une éloquence sauvage et passionnée. J’ai vu une femme du peuple lever en l’air un enfant de cinq ans, contrefait et rachitique, fondre en larmes et s’écrier avec une voix touchante : « hélas ! divine Marie, tu as fait des miracles pour tant de monde, tu as guéri et sauvé tant de gens, qu’on ne peut plus les compter, et tu ne veux rien faire pour mon pauvre garçon ! »

Un vieux paralytique, porté sur les larges épaules de ses deux fils, tâchait de séduire la Madone par l’offre d’un superbe cadeau : « Tu ne songes donc pas, lui disait-il, que je t’ai promis deux chandeliers d’argent ? Je voulais te les donner du poids d’une demi-livre, et tu sais bien que je ne suis pas assez riche pour y mettre davantage ; cependant, puisque tu n’es pas contente, j’irai jusqu’à une livre d’argent pour les deux chandeliers ».

Au milieu de l’église est un petit sentier de marbre gris sur lequel la foule s’abstient de marcher. Des pèlerins se traînent sur les mains et les genoux, depuis la porte jusqu’à l’autel, en baisant et léchant ce sentier de marbre, conduits en laisse par un ami qui les guide avec un mouchoir ou une corde.

Pendant ce temps-là, on entend au-dehors les cris de joie, les rires, les danses, la musique et les détonations d’armes à feu. Vous sortez de l’église ému par des scènes pathétiques, et vous tombez au milieu du tumulte et de la folie. Des marchands forains entourent la place. Sous les arceaux de verdure s’élève la fumée des cuisines en plein vent. Des cercles de mangeurs sont assis sur l’herbe et ce qu’ils absorbent de macaroni est impossible à calculer. Le vin ne jouit pas d’une grande faveur ; le peuple de ce pays-là ne recherche pas cette gaieté factice qui tourne en brutalité, trouble la cervelle et prépare à la tristesse pour le lendemain. Je ne connais rien d’entraînant et de communicatif comme la joie du Napolitain ; elle est franche, saine et naturelle. Jamais elle n’est gâtée par ce sentiment honteux de haine et d’envie que le peuple du Nord porte souvent aux gens plus riches que lui. Les barrières de paris ne seraient pas sûres pour tout le monde un jour d’orgie ; dans les fêtes de Naples, au contraire, vous trouvez partout des visages qui sourient et répondent par de la cordialité à votre propre bienveillance. Si vous vous approchez des danseurs, on s’écarte pour vous donner la meilleure place. La tarentelle allait finir : on la prolonge afin d’amuser l’étranger. Si vous allez vers les mangeurs, ils vous offrent du macaroni, un verre d’eau à la neige ou de limonage ; si vous prenez place à leur festin, ils sont charmés de votre compagnie et s’écrient, avec leur accent exagéré, que vous êtes sympathique, sans songer que ce sont eux qui font tous les frais de sympathie et brisent votre glace parisienne. Le plaisir vous gagne : vous regrettez de ne pas porter leur caleçon de toile et leur bonnet rouge, de ne pas savoir leurs danses pittoresques, ni leur dialecte expressif pour dire, comme eux, de ces mots moitié comiques et moitié tendres qui font naître l’amour avec le rire dans les yeux noirs de leurs fillettes.

Il faut que le Napolitain soit heureusement né pour jouir si bien d’une vie bornée de tous côtés par la misère ! Nous autres, gens chagrins qui les plaignons, nous ferions mieux, peut-être, d’épargner nos frais de pitié mal placée. On dort sur la paille à Naples ; on ne possède qu’un grano pour la nourriture de toute la journée ; mais jamais vous n’entendez parler d’un suicide. Ce n’est pas la crainte de la mort qui retiendrait les Napolitains ; leur terrible résistance aux armes de Championnet a prouvé qu’ils savaient mourir intrépidement. Chez nous, on a du pain, des habits propres, un bon lit, un avenir à peu près assuré et puis, un beau jour, on se tue sans daigner dire pourquoi. Lequel a donc vécu heureusement : celui qui, sans chemise, l’estomac à demi-plein de quelques brins de pâte et d’un peu d’eau, ne songe qu’à chanter, prier Dieu et se divertir ensuite, ou celui qui, vêtu du drap d’Elbeuf et gorgé de bonne chère se pénètre de sa dignité d’homme et se pend à l’espagnolette d’une fenêtre bien calfeutrée ?

Ce n’est pas sans raison que les jeunes filles de Naples imposent à leurs prétendus la condition de retourner tous les ans à la Madone dell’Arco. Elles y trouvent ce que les femmes aiment et recherchant : des garçons en belle humeur, de petits cadeaux de fête, des fleurs et des danses. L’enivrement de la tarentelle leur sied à ravir. Ces bras un peu forts, ces tailles un peu larges prennent de la souplesse et de l’élégance au milieu des passes et des évolutions. Les moins belles, une fois animées par le plaisir, sont encore agréables à regarder. Les pieds nus, surtout, ont une grâce particulière qui rendrait rêveuses les sylphides chaussées de satin de nos ballets. Ces pieds-là n’ont jamais subi les tortures de la mode et n’ont pas la moindre difformité ; ils fonctionnent au grand jour et s’embellissent du mouvement et des ressorts de la vie. Et comme on s’amuse de bon cœur ! Comme on se trémousse vigoureusement ! Comme on sait bien faire ronfler les castagnettes, se déhancher à propos et ranimer par un regard malin, ou une attitude voluptueuse, le danseur qui se fatigue ! Comme le plaisir vous sort par tous les pores ! Comme on quitte la partie à regret quand on a perdu l’haleine et les forces et qu’il faut se reposer, sous peine de tomber par terre ? Si les œillades s’enflamment un peu et si on répond en riant à quelque galanterie, le mari n’est pas là pour vous gronder. Il a bien autre chose à faire que de courir après sa femme ; d’ailleurs on se surveille réciproquement et, si l’herbe est glissante, l’impossibilité de tomber autrement qu’en public est la meilleure garantie des ménages.

La fête de la Madone dell’Arco ne dure pas longtemps. Le soleil n’est pas encore couché lorsque le défiler des voitures commence. L’usage veut que chacun rapporte un trophée composé d’une branche d’arbre et y suspende une image de la Madone autour de laquelle on groupe, avec plus ou moins de goût, de petites corbeilles d’osier rouge, de petits seaux en bois blanc d’une forme gracieuse, des chapelets de noisettes et des oriflammes de papier doré. Le partage de ces richesses est destiné à faire le bonheur des enfants qui n’ont pas été du voyage. Les charrettes qui en sont hérissées prennent, au retour, une apparence tout à fait triomphale. Le 5 juin dernier, pour ne rien omettre, je construisis mon trophée comme les autres ; je rentrai bravement dans Naples, ma branche d’arbre sur l’épaule, avec deux pouces de poussière sur mes habits, et les aimables enfants de la comtesse M… me débarrassèrent de mes acquisitions avec une joie aussi pétulante et aussi vraie que celle du peuple napolitain.

Dans tous les pays on trouve de ces gens, réduits par la mode et le bon ton, à vivre dans une cage. Nous en voyons, à Paris, qui ne se hasardent pas au-delà du boulevard Montmartre. La capitale a sept lieues de circonférence et ils n’en connaissent qu’un demi-kilomètre. A Naples, il y a quelques élégants qui se croiraient déshonorés s’ils sortaient de Tolède et du jardin de la Villa-Reale qui est une espèce de boulevard de Gand. On tâche de se croire au bois de Boulogne en passant la grotte de Pausilippe ; on honore le tombeau de Virgile par un habit imité de Schwartz ; on entend les vagues de la mer sans les regarder et, si l’on daigne, un instant, considérer le Vésuve, c’est, à travers un lorgnon fixé dans l’orbite de l’œil, par une étude approfondie. Le soir, en revenant de la Madone dell’Arco, je ne trouvai personne, dans ce monde creux, qui eût seulement connaissance de la fête populaire. Les uns s’étonnèrent beaucoup d’apprendre que je m’étais lancé dans ce tumulte, les autres me demandèrent, avec une ironie accablante, si j’avais mangé le macaroni sur l’herbe ; à quoi je répondis en leur riant au nez, car j’étais encore heureux de m’être si bien diverti. Dans le moment même, les charrettes de feuillages passaient le long des grilles de la promenade, au son des fifres et des tambours de basque ; mais on se garda de quitter d’une semelle le point précis où il convient de marcher dans l’allée du milieu de la Villa-Reale, sous peine de ne pas être aussi fashionable que les habitués du boulevard de Gand. Et voilà ce que c’est que d’être lion à Naples !