XII

TOURNON, TAIN ET l’ERMITAGE

Les cordonniers d’Iseaux. — La Bièvre. — La Côte Saint-André. — Les sources et la plaine de Valloire. — Tain. — Le tauroboie. — L’impression des foulards. — Le vignoble de l’Ermitage : grandeur, décadence et résurrection. — Tournon et ses lycées.


Mercurol, Juin.

J’avais entrepris de traverser à pied la plaine de Bièvre, mais j’avais compté sans le temps. À Rives, où je suis descendu du train de Grenoble, il pleuvait à verse, cependant, j’ai bravement suivi la grande route, espérant un coup de vent qui chasserait les nuages. Vain espoir, quand je suis arrivé à hauteur d’Izeaux, une pluie lourde et navrante tombait à torrent. Je n’ai pas eu le courage de me rendre à Izeaux où je voulais étudier ce curieux centre de cordonniers, car tout le monde ici, comme à Heyrieux, se livre à la confection de la chaussure. De guerre lasse, j’ai pris le train pour la Côte-Saint-André, la seule ville de la plaine où l’on puisse tuer quelque peu les heures moroses d’une journée perdue.

Sous l’averse, le petit omnibus de la gare a traversé la plaine, que l’on devine verte sous le voile grisâtre des nuées basses. Le temps ne contribuait guère à égayer les rues quelconques de la petite cité qui vit naître Berlioz. Sur son piédestal, l’auteur des Troyens semblait profondément s’ennuyer, car Berlioz a sa statue dans la ville où son père l’avait maudit parce qu’il ne voulait point être un parfait notaire comme lui ! À voir la Côte-Saint-André si calme, si vraiment petite ville, on ne s’explique guère l’éclosion de ce fougueux génie en un tel milieu.

Il est vrai, la pluie rendrait morose des centres plus vivante. En réalité, la Côte-Saint-André est, pour toute cette partie du Dauphiné, un véritable lieu de rendez-vous, mais l’éloignement de la station, placée à cinq kilomètres, de l’autre côté de la plaine, a entravé son développement. Elle n’a pas d’industrie bien personnelle ; si elle fabrique des liqueurs fameuses, elle n’en produit pas autant que Voiron ; ses fabricants de chapeaux de paille ne font pas un chiffre d’affaires comparable à celui de Saint-Georges-d’Espéranche ; elle fait des gants, mais pour le compte de Grenoble. Son importance est due surtout à sa situation au cœur d’une région privée de grandes villes. Son petit séminaire renferme des élèves assez nombreux. Le jour où une ligne ferrée rattachera directement la Côte à Vienne ou à Lyon, elle pourra, malgré l’absence de force motrice naturelle, prendre un plus grand développement.

Adossée à de hautes collines aux flancs tapissés de vignobles, aux crêtes boisées, la Côte regarde au sud la plaine nue, sans arbres autres que de rares bosquets. Sur ces vastes étendues ondulées, pas un village, mais de grosses fermes appelées granges, nom si commun dans les campagnes dauphinoises. Faite de cailloux roulés formant un sol éminemment perméable, la plaine ne possède pas un ruisseau dans ses ravins, pas une source. Mais les pluies abondantes qui s’y abattent souvent ne sent pas perdues. Les eaux coulent souterrainement et vont, plus loin, former des sources superbes vers Beaurepaire et Moras ; les ruisseaux nés de ces sources forment un inextricable réseau et, de nouveau, se perdent dans la plaine de la Valloire sans atteindre le Rhône. Je me promettais de parcourir cette région des sources ; la pluie, aujourd’hui du moins, m’interdit l’excursion.


J’ai dû reprendre le train pour gagner Saint-Rambert-d’Albon et, de là, Tain et Tournon. Jusqu’au soir il a plu, mais ce matin le ciel est pur, un soleil tiède et doux illumine les coteaux de l’Ermitage et, en face, les montagnes du Vivarais. Le quai, planté de beaux platanes, est délicieux, bordé de petites maisons basses fleuries de haricots rouges, de liserons et de « laurelles ». Les grands platanes qui l’ombragent sont déjà du midi par leur ramure puissante et leur feuillage épais. Le fleuve, contenu entre de beaux quais, est ici étroit et roule avec une extrême vitesse sous les deux ponts suspendus reliant Tain à la ville ardéchoise de Tournon.

En dehors de son quai, Tain n’est guère qu’une rue formée par la route nationale de Paris à Antibes, rue fort animée, bordée de platanes ; les magasins sont nombreux. Moins « ville » d’aspect que sa voisine, elle a un mouvement plus considérable, elle le doit à sa gare, située sur la ligne de grand passage entre Paris, Lyon et Marseille ; les trains y sont nombreux et fréquents. Tournon est doté depuis moins longtemps d’une voie ferrée, mais ce chemin de fer de Lyon à Nîmes est loin d’avoir une circulation comparable à celle de la ligne de Marseille ; sauf Givors, il n’y a pas une ville de 10,000 âmes sur son parcours. La rive gauche, au contraire, moins accidentée, présente plusieurs villes populeuses, ce furent même de grandes villes sous la domination romaine.

Tain, une des étapes de la route d’Arles à Vienne et à Lyon, a conservé un monument de cette époque, le Taurobole, dont la célébrité est bien faite pour surprendre quiconque le visite sans avoir le frisson archéologique. C’est une pierre de grande dimension, ornée de reliefs encore bien visibles représentant la tête de bélier, la tête de taureau et le couteau de victimaire. Cet autel, élevé en l’honneur de Cybèle, est, avec une colonne militaire, l’unique monument resté debout de l’antique Tegna.


Tain dépend de Lyon par l’industrie ; une des branches les plus intéressantes de la fabrique lyonnaise, l’impression sur foulards, s’y est maintenue et forme, avec les ateliers de Tournon, du Cheylard et de Valence, un groupe assez actif. Une grève terrible, survenue dans les dernières années de l’Empire, a beaucoup réduit l’importance de l’impression en France. Les machines ont remplacé la main de l’homme ; l’étranger, jusqu’alors notre tributaire, a créé des ateliers. Zurich et Elberfeld nous ont enlevé une partie de nos débouchés. Vizille et Bourgoin, notamment, ont perdu leurs importantes manufactures.

Cependant, nos imprimeurs conservent encore la prépondérance par le goût de la fabrique lyonnaise, la supériorité des couleurs et des apprêts et l’habileté de l’ouvrier. Pour imprimer sur étoffe à la main, il faut une précision et un goût parfaits.

Les procédés n’ont guère varié. L’ouvrier dispose d’une longue table ayant sept ou huit mètres sur une largeur de un mètre environ, recouverte d’une bande de flanelle appelée doublier. La pièce de soie est disposée sur un rouleau à une extrémité, on en déroule la longueur de la table sur laquelle on fixe soigneusement l’étoffe vierge. À côté court, sur deux rails, une autre table revêtue d’un châssis, tendue d’une pièce de drap sur laquelle un gamin, armé d’une brosse étend la couleur puisée dans une gamelle en terre.

L’imprimeur, lui, a pour outils une planche et un lourd maillet de fonte. La planche est faite de planchettes bien planes, superposées tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, de façon à empêcher l’ensemble de se voiler. Il y a sept ou huit de ces planchettes ayant chacune un centimètre d’épaisseur. Elles sont collées ensemble au moyen d’une colle spéciale faite avec du fromage et pour la confection de laquelle on emploie par milliers les tomes ou fromages blancs produits par le lait écrémé. Cette colle a la propriété de ne pouvoir fondre dans l’eau, ce qui permet de laisser tremper les planches dans l’eau pour les laver.

La partie supérieure est d’un bols à la fois dur et docile à découper, aux fibres tendres. Des graveurs sur bois y tracent au burin les dessins qui doivent être reproduits, mais on emploie beaucoup d’autres procédés : la fonte du plomb, du soufre, etc.

La planche ainsi obtenue est mise en contact avec le châssis, les parties eu relief se couvrent de couleur. L’imprimeur la place soigneusement sur la soie en se servant comme points de repère de clous ou picots placés aux coins. À grands coups de maillet, il oblige le tissu à s’imprégner de couleur. Naturellement, il faut autant de planches que de couleurs, aussi n’emploie-t-on la main que pour les impressions un peu chères ; une machine, la perrotine, permet de faire plusieurs couleurs à la fois ; de grandes plaques de enivre gravé, dites planches plates, donnent au contraire rapidement les dessins d’une seule teinte à traits multipliés, c’est l’eau-forte appliquée à la soierie.

Cette industrie a donc bien perdu ; la mode, du reste, a depuis longtemps abandonné le foulard imprimé à couleurs voyantes, mais il a encore grand succès au Mexique et dans l’Amérique du Sud ; pour ces pays travaillent les usines de la Drôme, de l’Isère, de l’Ardèche, du Rhône et de la Seine, car Puteaux, Suresnes et Saint-Denis comptent d’assez nombreux imprimeurs sur soie.

L’étoffe, une fois imprimée, présente un bariolage fort cru, il faut la vaporiser, c’est-à-dire la soumettre à un bain de vapeur qui fait pénétrer les couleurs dans les pores, un lavage énergique, l’essorage, l’apprêt, le calandrage donnent bientôt aux nuances tout leur éclat et toute leur douceur. Pour cela, il faut des eaux très pures et abondantes, le Rhône, la Saône et leurs affluents sont excellents pour cet usage, ils assurent à Lyon et à sa région un privilège réel pour la teinture et la préparation des soieries.


Si je parle ici d’une industrie plus considérable à Lyon et dans sa banlieue : Villeurbanne, Pierre-Bénite et Neuville, c’est que Tain et Tournon forment un des groupes d’imprimeurs le mieux maintenus. Mais le mouvement commercial amené par l’impression sur étoffes est d’une faible part dans l’activité des deux villes[1]. La vigne a fait longtemps leur richesse ; elle reparaît après une longue éclipse.

Les vins du Rhône avaient été plus éprouvés que les autres grands crus de France par le phylloxéra. À Côte-Rôtie, à l’Ermitage, à Châteauneuf-du-Pape, la ruine fut complète. J’ai déjà dit comment Côte-Rôtie a été reconstituée[2]. Le problème, à l’Ermitage, n’était guère plus aisé à résoudre ; le vignoble est en pente raide, la terre est rare, elle doit être précieusement contenue par des terrasses. Dans ce sol sans profondeur, les ravages furent rapides, les traitements étaient coûteux ou impossibles, mais la vigne américaine a permis de reconstituer la fortune disparue.

Le vignoble de l’Ermitage est peu étendu, il comprend une zone de deux kilomètres de largeur en tous sens, renfermée dans le grand coude fait par le Rhône en face de l’embouchure du Doux ; le petit ruisseau de la Bouterne à l’est, le ruisseau, plus petit encore, de Crozes au nord délimitent assez bien la partie des vignes qui portent le nom glorieux d’Ermitage. Mais les vins recueillis aux environs, à Crozes, Larnage et Mercurol, sont souvent vendus sous le nom du grand cru.

À l’époque où l’Ermitage était dans toute sa splendeur, ses vins étaient classés parmi les plus illustres, « ils allaient de pair avec les premiers crus de la Haute-Bourgogne », disait Abel Hugo. La propriété était alors moins morcelée que de nos jours, l’abrupt coteau, creusé de ravins, dominant de 230 mètres les eaux du Rhône, était divisé en mas cultivés par les propriétaires avec ce soin méticuleux qui émerveillait Young il y a cent ans, lorsqu’il visitait nos vignes. La plus grande partie du vignoble est dans les alluvions, ou plutôt dans les cailloux roulés, mais au bord du Rhône le granit affleure. Cette zone granitique est le mas des Bessos, le reste est divisé en deux grandes zones : le mas des Greffieux et, plus haut, le mas de Méal.

Le vignoble, avant le phylloxéra, avait 140 hectares. En 1875, la récolte fut abondante, on avait le double de ce qu’on espérait, mais la vigne était déjà atteinte et la qualité laissait à désirer ; en 1876, quantité et qualité diminuèrent, puis le mal s’aggrava et ce fut rapidement la ruine ; cependant on récolta toujours un peu.

En 1881 eurent lieu les premières tentatives de reconstitution, elles donnèrent de bons résultats ; bientôt on entreprit en grand la plantation de vignes américaines sur lesquelles on greffa les sarments recueillis sur de vieilles souches protégées au moyen du sulfure de carbone. Cette vigne a pour origine, dit-on, des plants rapportés de Syrie, en 1225. par un croisé, le chevalier de Steremberg.

On ne s’est pas borné à planter l’ancien vignoble, la vigne s’est étendue sur tous les sols où l’on a pu faire des défrichements. Actuellement (1895), la surface de l’Ermitage atteint 350 hectares produisant 2,000 barriques de 200 litres. 40 propriétaires se partagent le vignoble, il y en avait autrefois 7 ou 8 seulement, la division des héritages autant que les plantations nouvelles ont amené cet accroissement.

Les négociants en vins de Tain et de Tournon achètent les raisins, les égrappent et mettent en cuve pendant 25 ou 30 jours. Pour avoir de bons vins, il faut mélanger les raisins des trois mas, le Méal donne le corps, les Greffieux la finesse, les Bessas le bouquet.

Les vignobles de la région, ceux de Châssis, près de Mercurol, et de Cornas, près de Saint-Péray, produisent des vins presque comparables à ceux de l’Ermitage, mais les plus légers n’ont pas assez de corps ni assez de bouquet, aussi les vignerons ont-ils recours à certains mas de l’Ermitage pour remonter leurs produits.

L’excellence des vins de l’Ermitage est due à la situation de ce coteau exposé en plein midi et complètement abrité des vents du nord, parfois terribles dans la vallée. Le climat est fort chaud, j’ai cru apercevoir, dans un pli, deux ou trois oliviers, ce seraient les premiers rencontrés en descendant le fleuve.

Au nord du vignoble, le coteau de Crozes, non moins bien exposé, donne des vins excellents, mais ayant moins de corps et de finesse.

En somme, l’Ermitage est en pleine voie pour retrouver sa grande prospérité ; les premiers vins obtenus au moyen de la vigne américaine étaient loin d’avoir le bouquet du cru fameux, chaque année a montré une amélioration nouvelle, le problème est maintenant résolu. Vins rouges et blancs de l’Ermitage, de Crozes, de Chassis ont repris leur place d’honneur.

Mais quel admirable effort ! Ce coteau abrupt et ensoleillé n’a pas un coin perdu, pas un arbre, rien que de la vigne ; les mure des terrasses, marches gigantesques d’un gigantesque escalier, sont, par place, couvertes d’inscriptions portant le nom de quelques propriétaires. Entre ces murs, des sentiers étroits, avarement tracés pour perdre le moins possible du sol précieux, accessibles seulement à l’homme à pied pour le service du terroir et la vendange, montent jusqu’au sommet de la colline, d’où l’on découvre les deux villes de Tain et de Tournon, le grand ruban du fleuve, les montagnes sévères du Vivararais, les hautes falaises du Vercors et du Royannais et les Alpes blanches.


En descendant du coteau je suis allé à Tournon. La cité ardéchoise n’a pas l’animation et la gaîté déjà méridionale de la bourgade drômoise, mais, on le devine par bien des détails, l’humble sous-préfecture a joué un rôle important à une époque où la vie provinciale était plus active que de nos jours. Sur un rocher dominant le fleuve et troué par la voie ferrée de Nîmes, se dressent les débris d’un château qui fut une puissante forteresse. Il est utilisé un peu à tous les usages ; dans la cour, une bâtisse assez laide sert de palais de justice, la partie féodale, où l’on voit encore quelques détails de la Renaissance échappés au vandalisme administratif, est devenue une prison, d’étroites terrasses remplacent le couronnement des tours, elles ont été transformées en jardinets par les gardiens.

La sous-préfecture occupe un bel hôtel au bord du Rhône, non loin du majestueux édifice où le cardinal de Tournon installa une université fameuse. C’est aujourd’hui le lycée des garçons, il a conservé des traditions qui en font encore un établissement assez fréquenté. Pour profiter de son renom universitaire on a créé, non loin de là, un lycée de filles ; il occupe de vastes et commodes bâtiments au bord du fleuve. Ces deux lycées font, en somme, l’importance de Tournon ; l’industrie, cependant, tend à s’accroître, car la situation des deux villes au bord d’un grand fleuve navigable est excellente. Deux grandes lignes de fer, une autre ligne allant de Tournon, par la vallée du Doux, jusqu’au cœur du Vivarais, une quatrième mettant en relation Tain avec Romans, le grand centre industriel du Bas-Dauphiné, sont autant de causes de prospérité, mais le vignoble de l’Ermitage, surtout, fait la fortune de cette partie de la vallée ; l’exemple donné par sa reconstitution sera fructueux, il prouve que l’on peut transformer une grande partie de ce territoire.

  1. Tain compte 3,098 habitants, Tournon, 5,286, Saiot-Jean-de-Muzois, faubourg de cette dernière, plus d’un millier, soit une population de près de 10,000 habitants agglomérée sur les deux rives du Rhône et du grand torrent ardéchois le Doux.
  2. Voir 7e série du Voyage en France, page 185.