Voyage en Chine et au Japon (1857-1858)/03
VOYAGE EN CHINE ET AU JAPON,
LE JAPON[1].
Le lundi 6 septembre 1858, à dix heures du matin, par
un temps admirable, un ciel bleu et pur, une légère brise
du nord, nous quittons les rives du Whampou. Chacun
part, heureux d’échanger le bon air de la mer contre l’air
suffocant et malsain de Shang-haï. Le capitaine du Rémi,
ses deux officiers, le personnel de la machine, sont Européens :
tout le reste de l’équipage se compose de Malais,
d’Hindous, de nègres, de Chinois. Nous admirons
le chant cadencé et mélancolique des Malais, levant
l’ancre et hissant les voiles. Notre bâtiment appartient à
la maison Rémi, Schmidt et Cie. Il est loué à raison de
cinq mille cinq cents piastres par mois, soit plus de
mille francs par jour, prix ordinaire pour ces parages.
Nos cabines sont petites, mais propres, et le carré est bien aéré ; le bâtiment seulement est trop peuplé. Les rats, les fourmis blanches et rouges et les cancrelas se livrent nuit et jour, autour de nous, aux plus étranges ébats. Un grand clipper de la maison Jardine, allant directement à Londres en cent jours, avec un chargement de thé, quitte en même temps que nous, les eaux jaunâtres du Yang-Tzé.
Notre machine est faible : le Laplace nous remorque pour ne pas nous laisser en arrière. Au bout de quelques jours, ennuyé de ce soin, il nous quitte ; et, emmenant avec lui le Prégent, il nous indique le port de Simoda comme rendez-vous. Nous voguons lentement, mais sûrement, sur l’Océan solitaire. Nous avons vent debout, cependant le temps est toujours aussi beau : on se croirait au commencement d’octobre en France, tant le ciel est pur et l’horizon serein. Une assez forte houle de nord-est, que nous avons contre nous, arrête singulièrement notre marche. Nous franchissons néanmoins fort heureusement le détroit de Van-Diémen, en vue d’un grand nombre d’îles ; et, le 9 septembre, nous quittons les mers de la Chine pour le Grand Océan. Le 14, à dix heures du matin, après une traversée de neuf jours, nous jetons l’ancre à Simoda. Le Laplace et le Prégent nous y attendaient depuis la veille.
Le port de Simoda est petit et étroit ; il contiendrait avec peine plus de cinq ou six bâtiments à la fois ; mais il est très-sûr et très-abrité, sauf du côté du sud-ouest, où il est un peu ouvert. La ville n’est qu’un grand village, préservé des fortes marées par une jetée ; le pays est le plus pittoresque et le plus accidenté du monde. Des pics brisés, une végétation luxuriante venant jusqu’à la mer, des pins sur les rochers, et, au milieu de cette nature sauvage, des rizières s’élevant çà et là en gradins ; de délicieux vallons avec des ruisseaux, de ravissants effets de soleil sur ces différents plans de montagnes volcaniques et escarpées, excitent chaque jour parmi nous les transports de l’admiration la plus vive. Partout nous rencontrons des paysans gais et heureux, des maisonnettes d’une exquise propreté, un air d’aisance et de bonheur.
Si la propreté peut être considérée comme un critérium de bonheur chez les peuples, comme chez les individus, à ce compte, les Japonais doivent être bien heureux. Ils sont riants et enjoués, et se plaisent à notre approche ; les femmes ne se sauvent pas à la vue des Européens comme en Chine, et l’on n’est point entouré d’une foule de coolies déguenillés. Le costume des hommes du peuple est des plus simples : il consiste en une sorte de large robe, avec une ceinture ; mais toute leur personne respire une exquise propreté. On comprend ce qu’un pareil spectacle devait produire sur des gens venant de passer six semaines à Shang-haï, au milieu de cette hideuse fourmilière humaine qu’on appelle une ville chinoise, et sur les rives plates et monotones du Whampou.
Au fond de la rade flotte le pavillon des États-Unis : c’est la résidence de M. Towsend Harris, consul général de l’Union américaine, établi au Japon en vertu du traité de Kanagawa.
Durant notre séjour dans ce port, nous avons reçu des autorités japonaises l’accueil le plus cordial et le plus empressé. Le gouverneur de Simoda, S. Exc. Namorano-Nedanwano-Kami, vint, dès le premier jour, à bord du Laplace, rendre visite à l’ambassadeur.
Quand, le surlendemain à midi, nous descendîmes à terre pour lui faire, à notre tour, notre visite officielle, il vint nous recevoir avec une grâce parfaite sous le péristyle de son palais, entouré de ses principaux officiers. Une collation splendide était servie dans la vaste salle d’audience. Nous prîmes place à gauche sur des siéges, et le gouverneur et ses six officiers s’assirent sur leurs talons, de l’autre côté, vis-à-vis de nous. L’interprète japonais, à genoux, transmettait les paroles de M. l’abbé Mermet au gouverneur. Bientôt le thé et le saki, eau-de-vie de riz tiède et d’une force affreuse, circulèrent ; on nous servit successivement dans des plats et des tasses de laque rouge, brune et noire, du cochon, des œufs sous quarante formes différentes. En général, la cuisine japonaise nous parut analogue à la cuisine chinoise, mais infiniment supérieure comme service, bonne mine et propreté. Les serviteurs eux-mêmes portaient deux sabres, et, à chaque nouveau service, il y avait une surprise, un petit raffinement de luxe et d’élégance que l’on ne trouve point à la table des mandarins chinois. Ce furent d’abord des arbres nains, taillés en forme de fleurs ou d’animaux ; puis un énorme poisson dans un plat imitant la mer et les algues marines, et de ravissantes fleurs faites avec des écrevisses et des navets découpés. Le gouverneur nous dit avec un sourire d’orgueil que ces fleurs étaient l’œuvre de ses officiers : ce qui nous donna une haute idée de l’adresse de ces messieurs, mais une moins grande opinion de l’importance et de la gravité de leurs occupations. Heureux peuple que celui où tout est tellement bien ordonné, où la machine sociale fonctionne si simplement, que ses principaux fonctionnaires peuvent occuper leurs journées à composer d’élégants bouquets de fleurs avec des navets, des carottes et de la chair d’écrevisse ! Au milieu de toutes ces nouveautés étranges, ce fut un grand étonnement pour nous de rencontrer un vrai gâteau de Savoie, en tranches d’une netteté admirable et d’une saveur parfaite : cette importation date du temps des Espagnols, c’est-à-dire de deux siècles, et a conservé au Japon un nom castillan.
Une fois quittes des réceptions officielles, nous donnons tous nos soins au bazar de Simoda, qui mérite ici une mention toute spéciale. On sait que, jusqu’à ce jour, il était interdit, sous peine de mort, aux Japonais de vendre quoi que ce fût aux étrangers ; c’était un monopole que se réservait le gouvernement. Prévenues de l’arrivée des bâtiments de guerre des quatre nations, les autorités japonaises avaient donc établi, dans un immense hangar, tout ce qui, dans les produits du pays, pouvait exciter la curiosité des étrangers. Là on voyait la laque du Japon utilisée sous toutes les formes : de longues avenues d’encriers, de boîtes, de bahuts, de tables de toutes grandeurs et de toutes couleurs. Le prix fixe de chaque objet, en itchibous, monnaie du pays, était écrit en chiffres arabes, et une petite caisse en bois blanc, faite exprès pour chaque chose, permettait de l’emballer, à peine achetée, et de l’expédier à bord. Quels cris d’enthousiasme n’auraient pas poussés nos belles dames de Paris à la vue de tant de merveilles de bon goût et d’élégance ! L’ambassadeur, ses secrétaires et attachés, les officiers, les simples matelots, pensèrent de même. Ce n’était, tout le long du jour, qu’un continuel va-et-vient de canots, pesamment chargés, allant de la terre aux navires ; et, quand au bout de cinq jours nous partîmes, on calcula que les trois bâtiments avaient laissé pour près de trente mille francs, en achats de laques, à Simoda.
Nos relations avec les habitants étaient des plus familières : on descendait à terre, à toute heure du jour et de la soirée. Partout nous étions admirablement reçus : dans la journée, nous visitions les pagodes, qui sont fort curieuses ; nous entrions prendre le thé dans les maisons ; le soir, nous nous mêlions aux chœurs et aux danses en l’honneur de la lune. Souvent on nous donnait gratuitement des bateaux pour retourner à bord. Les Japonais nous disaient, en riant, que nous ne trouverions pas à Yédo les mêmes soins, les mêmes prévenances ; que les habitants étaient plus rudes et moins aimables : nous avons reconnu plus tard la justesse de cette observation.
Après cinq jours de relâche dans ce charmant pays, l’ambassadeur donna le signal du départ. Jusqu’au dernier moment, le pont de nos navires fut encombré de Japonais venant boire du champagne et des liqueurs, visiter la machine et les diverses parties du bâtiment, puis prendre de longues notes sur leurs éventails. Durant tout mon séjour dans le Céleste-Empire, je n’ai point vu, au contraire, un seul Chinois venir à bord, sauf pour nous vendre des marchandises. Les Japonais cherchent à s’instruire ; les Chinois dédaignent tout ce qui n’est pas dans les usages de la race aux cheveux noirs.
Nous quittons, dans la nuit du 19 septembre, la baie de Simoda pour gagner Kanagawa et Yédo. La veille, le gouverneur avait envoyé deux de ses officiers en grande tenue, à l’ambassadeur, pour lui annoncer officiellement la mort de l’empereur civil du Japon : cette importante nouvelle était arrivée, le matin même, de la capitale.
À l’entrée de la baie de Yédo nous voyons une foule de barques, de jonques, de villages, de villes, au-dessus desquels s’élève le Fusi-Yama, le mont national, dans toute sa majesté. Un soleil admirable dore les coteaux d’alentour. À trois heures de l’après-midi, nous mouillons à quatre milles du fond de la baie, où est la capitale. Devant la partie de la ville qu’on nomme Sinagawa, nous apercevons cinq bâtiments de guerre de forme européenne, dont deux à vapeur, donnés par l’Angleterre et la Hollande.
L’empereur civil est mort, depuis plus de vingt jours, de la goutte dans l’estomac ; il n’avait que trente-cinq ans. Le gouvernement a jugé prudent de cacher quelque temps sa mort, suivant en cela la politique traditionnelle de la cour de Yédo. Son successeur, qui est son fils adoptif, n’a que treize ans et n’est pas encore reconnu : c’est un conseil de régence qui gouverne. Durant quarante jours, les Japonais devront laisser pousser leur barbe en signe de deuil. On nous dit tout bas que le nouveau taïcoun est d’une humeur massacrante. Il commence ses grandes études et a peu de goût pour Confucius et ses commentaires. Les rites exigent qu’il étudie : son maître ne lui parle qu’à genoux, mais il lui parle assez durement.
Le Laplace est assiégé pendant quarante-huit heures par une foule d’officiers japonais, vêtus de riches étoffes de soie, avec une suite portant double sabre, allant, venant, circulant dans tout le bâtiment. Sept gouverneurs de Yédo viennent à la fois à bord. Mais la froide politesse de ce beau monde officiel nous fait regretter la franche bonhomie des habitants de Simoda. La volonté bien arrêtée du baron Gros de descendre a terre, d’habiter dans la cité même de Yédo et d’y négocier son traité, excite parmi ces hauts fonctionnaires les récriminations les plus vives, et donne lieu à d’interminables pourparlers. Enfin, après trois jours de ces fastidieuses visites, le séjour à terre, dans la cité même de Yédo, est accordé.
Le dimanche, 26 septembre, à onze heures du matin, nous partons dans trois embarcations pour fouler enfin le sol de la capitale du Japon. Il fait lourd et chaud : nous mettons une heure à gagner la terre. Nous passons devant cinq forts construits sur pilotis, entièrement à l’européenne, d’après les plans donnés jadis par les Portugais. Ils sont en fort bon état et couronnés de défenseurs. Nos bagages, partis le matin des bâtiments, ont été transportés à terre sur des jonques envoyées par les autorités japonaises. Nous approchons de terre avec difficulté ; la marée commençant à baisser, nos canots ne peuvent gagner le débarcadère. L’ambassadeur est obligé de passer sur une barque de pêcheur pour aborder, et il escalade par une échelle la terre si longtemps ingrate et inhospitalière du Japon, comme pour représenter ainsi la civilisation de l’Occident venant enfin battre en brèche l’antique civilisation japonaise. Nous nous trouvons dans une enceinte fortifiée, où sont rangés une centaine d’hommes à deux sabres, destinés à nous escorter ; à la porte nous rejoignons la chaise historique de l’ambassadeur et nos belles chaises à porteurs japonaises, ou norimons. Nous refusons de monter dans ces élégantes boîtes en laque, pour mieux voir, et nous marchons à la suite du baron Gros. Nous traversons durant quelques instants un quartier assez populeux ; mais les fameux canabo mohi, ou porteurs de tringles, nous précèdent et nous ouvrent le passage. Ces personnages, si profondément empreints de couleur locale, se relayent à chaque porte, c’est-la-dire tous les cent pas. Leurs tuniques à raies jaunes, vertes, noires ou rouges, les font ressembler a des diables. Ils portent une énorme tringle en fer, couronnée d’anneaux également en fer, qu’ils font résonner sur le sol, et terminée par une pointe aiguë qu’ils laissent tomber sur les pieds du populaire. La foule, à leur approche, s’écarte et nous laisse passer. Nous arrivons bientôt dans la ville officielle, dans le quartier réservé aux sous-bouniô durant leur année de résidence à Yédo, à leur famille et à leur suite. Tout ce que la vie monacale peut avoir de plus lugubre, de plus sévère, de plus sombre, se rencontre ici. Le style d’architecture est ornementé, mais analogue à celui d’une prison ; de grandes portes monumentales en chêne sont toujours fermées et ornées de larges serrures en fer ; derrière des fenêtres grillées, toute une population d’hommes, de femmes, de jeunes filles, nous regardent passer avec curiosité. D’un côté de la rue habitent les sous-bouniô et leurs familles ; de l’autre leurs domestiques. Du reste, tout est bien différent de la Chine : les rues sont larges, propres, aérées ; elles sont même macadamisées et bordées de chaque côté d’un ruisseau limpide ; les maisons ne sont point entassées les unes sur les autres, comme dans les villes chinoises. Partout on voit les traces d’une édilité active et vigilante. Au bout d’une demi-heure de marche, nous arrivons à notre demeure, située au pied d’une colline boisée où se trouve un temple de Bouddha, qui domine la baie et toute la ville. À peine arrivés, nous recevons la visite de six bouniô, ou grands fonctionnaires désignés comme plénipotentiaires, qui viennent complimenter l’ambassadeur et s’informer des nouvelles de sa santé. Puis survient tout un dîner envoyé par le taïcoun, dîner somptueux et copieux, semblable à celui de Simoda, et que nous sommes obligés d’avaler séance tenante. Le taïcoun nous a fait également la gracieuseté de nous envoyer d’immenses paniers de fruits, des poires, des marrons, du raisin ; et il nous annonce son intention de nous en envoyer autant chaque matin, durant notre séjour dans sa capitale.
L’emplacement de la capitale du Japon occupe cent milles carrés, et sa population est de deux millions et demi d’habitants. Il y a dans Yédo une foule de petites hauteurs boisées, couvertes de bonzeries, et d’où l’on a une très-belle vue sur le reste de la ville. L’on rencontre à chaque instant de grands jardins, des parcs où se promènent les autorités japonaises avec leurs familles, car elles ne sortent jamais que pour affaires. Au Japon, comme en Chine, les autorités se montrent rarement au peuple, et toujours en costume de cérémonie et entourées d’un cortége.
Quand l’empereur du Japon sort, les rues doivent être vides, chacun doit s’enfermer chez soi, et la ville doit rentrer dans l’immobilité et le silence : les rares spectateurs de la scène doivent demeurer le front courbé contre terre, et la moindre infraction à cette posture serait punie de mort. Au reste, les habitants de Yédo sont rarement troublés par la présence de leur souverain. Il ne sort plus de l’enceinte de son palais que cinq ou six fois par an, en norimon, pour aller adorer les images de ses ancêtres dans un temple situé à une lieue de la ville. Il est tellement circonscrit par l’étiquette, sa vie est tellement entrelacée dans les rites, qu’il devient de plus en plus un demi-dieu, invisible et trop élevé en dignité pour s’occuper des affaires de ce monde. Aussi c’est le premier ministre, ou gotaïro, et les conseils qui gouvernent. On voit que l’institution n’a pas mal dévié de son but. Le taïcoun, lieutenant de l’empereur ecclésiastique, souverain absolu du Japon, établi pour décharger le mikado du poids des affaires, s’en décharge à son tour sur son premier ministre. De nos jours, le taïcoun devient insensiblement un second mikado.
Le lendemain de notre installation à Yédo, à six heures du matin, nous sommes sortis, M. Mermet, Maubourg et moi, pour faire une longue promenade du côté du palais de l’empereur. Nous n’avons eu pour le trouver qu’à toujours aller du côté opposé à celui que nos conducteurs voulaient nous faire prendre. Nous avons traversé deux vastes enceintes, avec de larges fossés, pleins d’une eau courante, et des talus fort élevés, fort bien tenus, couverts de verdure et d’une sorte d’arbre vert, dont les branches tombaient sur le gazon. De délicieuses cigognes ou aigrettes blanches se dessinaient sur la verdure. Nous rencontrions à chaque instant des corps de garde, tapissés en laque dans l’intérieur, et garnis d’hommes à deux sabres, assis sur leurs talons.
Le silence et la solitude de ces vastes rues officielles n’étaient troublés que par le passage d’une foule de daïmio ou princes japonais, se rendant à cheval ou en norimon à l’audience du taïcoun, tous en grands costumes, et accompagnés d’un nombreux cortége. Devant chacun marchaient fièrement, au milieu de la rue, une vingtaine d’hommes à deux sabres ; puis venait le daïmio, avec son grand chapeau en laque de toutes couleurs, son costume gris perle, monté sur son cheval de cérémonie. Le harnachement de ces coursiers est encore féodal et rappelle le moyen âge. Au Japon, l’on ne ferre point les chevaux ; ils ont des chaussures de paille comme les hommes. Ces chevaux sont beaucoup plus grands, plus vigoureux que ceux de Chine, nourris exclusivement de paille de riz, et rappellent beaucoup notre ancienne race limousine, que l’on a si peu intelligemment laissé perdre. Au reste, ils sont traités avec honneur et réservés uniquement pour la selle : les charrettes, à Yédo, sont traînées par des taureaux, et dans tout le Nipon il n’y a pas une seule voiture. N’a pas qui veut le droit de se promener à cheval dans la capitale du taïcoun ; c’est un privilége réservé aux grands fonctionnaires.
Pour en revenir aux cortéges des daïmio, ces personnages ont derrière eux un certain nombre d’hommes à deux sabres, et de simples coolies portant au bout d’un bambou de larges malles en bois noir. Plus le daïmio est un grand personnage, plus le nombre des malles est considérable. On m’a dit qu’elles renfermaient des costumes pour tous les temps, pour toutes les saisons, pour le froid et pour le chaud, pour la pluie et pour le soleil, et que les daïmio se faisaient toujours ainsi suivre d’une partie de leur garde-robe. Quoi qu’il en soit, ces coolies, porteurs de malles, ajoutaient encore à l’étrangeté de ces cortéges. Nous les suivions depuis assez longtemps, et nous étions déjà sur le seuil de la troisième enceinte, lorsque nos trois officiers à deux sabres, nous barrant tout à coup la route, nous firent comprendre qu’on leur couperait la tête si nous allions plus avant. Nous insistâmes, ils supplièrent. Malgré toutes leurs protestations, nous ne craignions point pour leurs têtes ; mais nous connaissions toute la sévérité du gouvernement japonais pour quiconque contrevient aux rites, et nous ne voulions pas être pour eux un sujet de réprimande.
La veille, en effet, le baron Gros avait fait son entrée en ville, dans sa somptueuse chaise de Tien-Tsin, porté par huit Japonais habillés en Chinois. Il paraît que s’habiller en Chinois est une chose insolite au Japon ; que c’est une énormité, un violent oubli de toute convenance. À cette occasion, six cents employés Japonais, coupables de n’avoir point empêché le mal, ont été punis et condamnés a cent jours d’arrêt !… Total, soixante mille jours d’arrêt pour cette malheureuse chaise. On pense bien que l’ambassadeur s’indigna et fit relâcher, dès qu’il le sut, les prisonniers.
Yédo se divise en deux parties bien distinctes : l’une, tout officielle, autour du souverain, triste, calme et solennelle ; l’autre, bruyante et populaire, pleine de mouvement et de cris. On dirait deux villes situées à cent lieues l’une de l’autre. La ville officielle est remplie des familles des daïmio, des bouniô, des gouverneurs, de tous les fonctionnaires en général, retenues en otage par une politique défiante et ombrageuse, et du reste par le désir même de ces fonctionnaires, tout le temps qu’ils sont obligés de passer à Yédo. La promenade dans la ville officielle peut être monotone, mais elle est paisible. Au contraire dès que l’on a mis le pied dans la ville populaire, on doit s’attendre à voir les enfants crier, les hommes et les femmes accourir, toute la population perdre la tête ; et l’on poursuit ainsi sa route au milieu d’une grande clameur, et suivi de cinq cents personnes. On comprend qu’une pareille promenade soit peu récréative, et qu’au bout de quelques heures passées de la sorte, l’on ne soit point fâché de rentrer au logis.
Notre établissement n’est point très-confortable ; nous ne sommes séparés que par de simples cloisons en papier de riz de l’air extérieur, et, la nuit, il fait froid. Nos Japonais sont de très-bonnes gens ; ils font ce qu’ils peuvent pour nous procurer l’agréable après le nécessaire, et leur intelligence s’exerce de mille façons. Beaucoup nous disent déjà bonjour et bonsoir en français, d’autres savent compter avec nos chiffres jusqu’à cent. Pour condescendre à leur désir de s’instruire, nous nous transformons en maîtres d’école et nous leur apprenons l’alphabet ; et, si nous étions restés encore un mois à Yédo, dans toute la bonzerie on n’aurait plus entendu parler que le français.
Les soirées sont un peu longues : à partir de huit ou neuf heures du soir, toutes les portes qui séparent les divers quartiers de Yédo sont fermées, et la circulation est interrompue jusqu’au lendemain matin à six heures. Nous montons sur la terrasse de la bonzerie pour admirer la gigantesque comète, ou nous nous réunissons pour faire un whist chez les commandants de Kerjégu et d’Ozery.
Il y a dans Yédo cinq cents lutteurs, aux formes herculéennes, que l’on peut louer à volonté. Nous pensons d’abord à les faire venir un soir ; mais on trouve le divertissement trop peu digne, et nous y renonçons sans peine.
Nos conférences se poursuivent avec une grande activité. Le baron Gros ayant bien voulu me désigner comme secrétaire, j’y assiste avec Son Excellence et l’abbé Mermet. L’ambassadeur préside, et les six plénipotentiaires Japonais se rangent hiérarchiquement devant lui, autour de la table. Chacun apporte sa somme d’arguments dans la discussion, et nous admirons plus d’une fois la finesse et l’habileté de ces hommes d’État de l’extrême Orient. Voici leurs noms, élégants sans nul doute au Japon, mais un peu durs peut-être pour des oreilles françaises :
Midzounó Ikigougonó Kami,
Nagaï Hguembano Kami,
Ynouïé Schinanonó Kami,
Hori Oribenó Kami,
Iouaché Fingounó Kami,
Et Kamaï Sakio Kami.
Ce dernier plénipotentiaire est taciturne ; il ne prend jamais la parole, même au milieu des plus vives discussions. Il écoute, et ne parle point. Nous nous permettons de porter un jugement peu favorable sur son esprit. Mais nous sommes tout étonnés un jour d’apprendre la véritable nature et l’importance de ses fonctions. Nous voyons sur sa carte de visite qu’il prend le titre d’espion impérial, mot à mot, homme qui regarde de travers pour rendre compte à l’empereur.
L’espionnage, au Japon, est passé dans les mœurs, dans les habitudes ; il est légal et officiel, il fait partie des mœurs administratives, et est élevé à la hauteur d’un principe de politique intérieure. C’est pour la cour de Yédo un mode de gouvernement. Aussi peut-on dire sans exagération que la moitié du Japon espionne l’autre. Nos cent iacounin, ou hommes à deux sabres, étaient de fort braves gens à la vérité, mais ils écrivaient néanmoins sur leurs éventails tout ce que nous faisions dans nos promenades et dans nos chambres, pour en rendre compte sans doute à qui de droit : or on y ajouta bientôt six nouveaux personnages chargés de surveiller ces iacounin, et de voir comment ils se comportaient dans leurs rapports avec nous. C’était de l’espionnage au second degré.
Le samedi, 9 octobre, a lieu la signature du traité ; et, rien ne nous retenant plus à Yédo, l’ambassadeur fixe au lendemain notre retour à bord. Nous disons adieu à nos six bounió, qui nous donnent rendez-vous en France, et Nagaï Hguembano Kami, le deuxième plénipotentiaire, nous dit qu’il est déjà désigné comme ambassadeur près la cour des Tuileries. Le gouvernement japonais enverra, en outre, d’autres missions à Londres, à Saint-Pétersbourg et à Washington. Nous demandons à Nagaï comment il compte se rendre en France, si ce sera par Suez ou par le Cap, par les paquebots ou par un bâtiment de guerre français. Il nous répond que ce sera sur un navire de guerre japonais, avec un équipage japonais, et qu’il abordera au port de Toulon, avec son pavillon national au grand mât, c’est-à-dire un globe rouge sur un fond blanc. Comme nous faisions allusion à un article du traité qui prescrit aux interprètes japonais d’apprendre le français dans l’intervalle de cinq ans, Nagaï, en veine d’amabilité, dit en souriant à M. Mermet qu’il sait fort bien que le français est la langue la plus répandue en Europe, et que tous les gens comme il faut se piquent de la parler.
Nous nous quittons donc dans les meilleurs termes, et nous acceptons encore un dîner envoyé par le taïcoun : il fallait finir comme nous avions commencé. Chacun de nous reçoit, en outre, de l’empereur, un présent de rouleaux de soie de diverses couleurs, en souvenir de la paix. La soie japonaise est moins fine que celle de la Chine, mais elle ne le cède en rien à celle-ci pour le brillant et la vivacité des couleurs.
Le lundi 11 octobre, l’ambassade de France quitte Yédo pour retourner à bord. Dès le matin, une agitation inaccoutumée règne dans notre bonzerie : on emballe, on paye les derniers comptes. On déjeune à la hâte à huit heures, puis le grand déménagement commence. Cent coolies ont été commandés la veille avec tous les instruments nécessaires. Nous ne voyons pas sans inquiétude nos pauvres effets se perdre dans la foule, confiés à des inconnus. Le sous-bouniô, chef de la bonzerie, entouré de ses iacounin, vient, au départ, faire ses adieux à l’ambassadeur. Nous nous mettons en marche à la suite du baron Gros, à pied, dédaignant nos brillants norimons ; et le drapeau tricolore nous précède dans les rues de Yédo étonnées. On a fermé les portes, on a mis des cordes dans la traversée des rues, de sorte que nous ne sommes point gênés par la foule. Nous arrivons à notre débarcadère du premier jour, mieux organisé cette fois, et, à midi, nous sommes à bord de nos bâtiments.
Le lendemain, dès l’aube du jour, nous levons l’ancre et nous disons adieu à Yédo. En sortant de la baie, nous sommes accueillis en mer par de très-grandes brises et par un fort coup de vent qui nous mènent en quatre jours au détroit de Van-Diémen, et en cinq jours à Nangasaki.
Une foule d’embarcations japonaises sillonnent la rade de Nangasaki, les unes pour espionner, les autres pour porter des vivres aux bâtiments. Même après Simoda, nous admirons Nangasaki, et ce port nous paraît à la hauteur de sa grande réputation. Le paysage est moins pittoresque qu’à Simoda, mais il est bien plus large comme horizon. Dans les arbres, sur les hauteurs, on aperçoit des pièces de canon, et, çà et là, de grandes bandes de toile destinées à simuler de formidables batteries.
Il fait presque aussi chaud à Nangasaki qu’à Batavia durant les mois d’été ; mais, en hiver, il y a de la neige, et souvent de la glace. La table y est très-fastidieuse par le défaut presque absolu de viande.
Il n’y a ni mouton, ni chèvre, ni cochon au Japon. Les Japonais, comme les Chinois, vivent presque uniquement de riz, de poisson et de volaille. Les bœufs sont réservés pour l’agriculture, et les tuer serait considéré comme un sacrilége. En hiver, il y a du gibier, des cailles, du sanglier, du daim ; et, à cette époque de l’année, un faisan coûte six sous à Nangasaki.
Les princes japonais chassent sur leurs terres avec des fusils à mèche et des chiens, mais le plus souvent avec des flèches : l’exercice de l’arc passe pour le plus noble, comme demandant le plus d’adresse et d’agilité. Au reste, ils cultivent également les sciences, et l’un d’eux, le prince de Satsouma, déconcerta un jour singulièrement les officiers hollandais, en leur adressant une question à laquelle ils ne purent répondre. Il leur demanda quelle était l’application de la photographie aux observations barométriques. Les marins hollandais avaient oublié qu’à l’observatoire de Greenwich on se sert d’appareils photographiques pour mieux constater les variations barométriques, thermométriques, hygrométriques. Mais comment ce fait scientifique si nouveau était-il parvenu à la connaissance du prince de Satsouma, à sept mille lieues des bords de la Tamise ?
On jouit, à Nangasaki, de la plus grande liberté de circulation. On ne voit partout dans les rues que Français, Américains et Russes. Nous traversons, pour descendre à terre, le fameux îlot de Désima, îlot factice adossé à la mer, si célèbre par la longue captivité à laquelle les négociants hollandais se sont laissé soumettre pendant deux siècles, ne croyant point payer par là trop cher le droit de commercer avec le Japon. Aujourd’hui les corps de garde sont vides, les barrières sont abaissées, et chacun se rend librement en ville.
On a beaucoup exagéré l’importance du commerce de la Chine avec le Japon. Ce commerce est presque nul. Les Japonais méprisent trop les Chinois pour avoir de fréquents rapports avec eux. Il ne vient guère par an, en moyenne, que quatre ou cinq jonques chinoises à Nangasaki. Les sujets de l’Empire du Milieu occupent dans cette ville un assez vaste terrain, à droite de Désima : mais il est enclos d’une forte palissade, et il ne leur est point permis d’en sortir. La plus grande partie de leurs importations se compose, dit-on, de marchandises européennes, et ils font ainsi concurrence aux Hollandais.
Le vendredi 22 octobre, notre départ est résolu. Le gouverneur de Nangasaki, dans une superbe jonque de plaisance, ornée de banderoles et de bannières, et remorquée par une douzaine de bateaux, vient à bord prendre congé de l’ambassadeur. Nous comptions trouver au large de très-grandes brises vent arrière, nous rencontrons le calme. Néanmoins, à la fin du troisième jour, nous revoyons Woosung et les rives du Whampou, et, après sept semaines d’absence, nous venons mouiller derechef devant la partie du quai de Shang-haï qui borde la concession française.
Les Japonais, aussi blancs que nous, repoussent toute communauté d’origine avec les Chinois. Leur civilisation, identique, en certains points, avec la civilisation chinoise, s’en éloigne grandement sur beaucoup d’autres. Sans doute, les caractères de l’écriture sont les mêmes ; le culte de Bouddha et celui de Confucius existent également dans les deux pays ; au Japon comme en Chine, les mêmes pagodes s’élèvent, desservies par les mêmes bonzes, à la tête rasée et à la longue robe grise ; le système des jonques est analogue ; le riz et le poisson, le thé et l’eau-de-vie de riz forment la principale nourriture du peuple à Yédo comme à Canton ; les coolies japonais, portant leurs fardeaux, font retentir les rues de Nangasaki des mêmes cris aigus et cadencés que les coolies de Shang-haï, portant au bâtiment européen des balles de thé et de soie ; la littérature de l’archipel n’est point nationale et est entièrement chinoise ; la coiffure des Japonais rappelle celle des Chinois des anciennes dynasties, antérieure au port de la queue. Mais la s’arrêtent les ressemblances. La race japonaise, noble et fière, toute militaire et féodale, diffère essentiellement de la race chinoise, humble et rusée, dédaignant l’art de la guerre, et n’ayant d’attrait que pour le commerce. Le Japonais connaît le point d’honneur ; lui enlever son sabre est une insulte, et, dans ce cas, il ne peut être remis dans le fourreau qu’après avoir été trempé dans le sang. Le Chinois se met à rire quand on lui reproche d’avoir fui devant l’ennemi, ou qu’on lui prouve qu’il a menti : ce sont pour lui choses indifférentes. La race chinoise est d’une saleté dégoûtante, la race japonaise est d’une merveilleuse propreté. Le Japonais est d’un naturel enjoué, intelligent, avide d’apprendre ; le Chinois méprise tout ce qui n’est point de son pays. Tout dénote donc dans l’habitant du Nipon une race supérieure à celle qui peuple la Chine ; et l’on peut raisonnablement admettre que les Japonais appartiennent à la grande famille mongole, et doivent leur origine à une émigration ancienne venue par la Corée.
Les Chinois considèrent le Japon comme un pays tributaire de l’Empire du Milieu. Cependant, à Nangasaki, ils ne peuvent pas sortir de l’enceinte de leur factorerie, close d’une forte palissade ; et, à Yédo, nous avons été obligés de ne plus laisser nos domestiques chinois descendre à terre, tant, à cause de leur costume et de leur queue, ils étaient un objet de plaisanteries de la part des indigènes.
Les Japonais, dans le langage ordinaire, appellent leur pays Nipon, et, dans le langage poétique, empire du soleil levant. Leur archipel se compose de quatre grandes îles et d’une foule de petites. Les quatre grandes îles sont Yédo, Nipon, Sikok, et Kiousiou. Nipon, la plus considérable, renferme les trois grandes capitales politique, religieuse et commerciale du Japon, à savoir Yédo, résidence du taïcoun, Méako, résidence du mikado, et Oosaka, résidence du haut commerce. L’empire du taïcoun s’étend, en y comprenant le groupe des Bonin et celui des Liou-tchou, sur plus de trois mille huit cents îles ou îlots. Cet archipel est chaque année le théâtre de violents tremblements de terre ; aussi, toutes les maisons sont-elles en bois et à un seul étage. Cependant, à Yédo, les murs des différentes enceintes et les portes sont de construction cyclopéenne, et se composent d’énormes blocs de pierres non taillées, et ajustées les unes dans les autres. Plusieurs volcans sont encore en ébullition. Le Fusi-Yama, la plus haute montagne du Japon, est élevé de trois mille sept cent quatre-vingt-treize mètres au-dessus du niveau de la mer. Il n’est pas, quoi qu’on en ait dit, couvert de neiges éternelles : car, quand nous l’avons vu, il n’en restait plus ; les chaleurs de l’été les avaient fait fondre. De redoutables typhons viennent, chaque été, bouleverser ces mers, qui sont les plus orageuses du globe. Aussi, saint François-Xavier disait que, de son temps, sur trois navires allant au Japon, il était rare qu’on en vît revenir un. Le coup de vent de l’équinoxe d’automne se fait particulièrement sentir dans ces parages. Il est de règle, parmi les jonques japonaises, de rester au mouillage, dans toutes les criques de la côte, du 5 au 25 septembre. Le 26, on les voit toutes sortir à la fois ; la baie de Yédo et toute la mer en sont couvertes. Nous avons été témoins de ce spectacle.
Le climat de la Chine, chaud et humide, est malsain ; celui du Japon, froid au nord, chaud au midi, mais toujours sec, est au contraire très-sain. D’après les Hollandais, il ferait presque aussi chaud dans l’île de Kiousiou qu’à Java durant les chaleurs ; mais, en hiver, il y a de la neige. Le port de Hakodadi, ouvert au commerce, sera salutaire pour nos équipages en station dans les mers de Chine : épuisés par les insupportables chaleurs de la mousson de sud-ouest, ils viendront se retremper et reprendre de nouvelles forces dans les glaces de l’île d’Yéso.
Il ne faut que trois jours, par un beau temps, pour aller de Shang-haï à Nangasaki, et huit jours pour se rendre de la côte de Chine à Yédo. Cependant le commerce actuel du Céleste-Empire avec le Japon est presque nul, l’archipel ayant été jusqu’ici aussi soigneusement fermé aux Chinois qu’aux autres peuples. C’est à peine si quatre ou cinq jonques de commerce viennent mouiller chaque année à Nangasaki. La soie japonaise, très-abondante, est moins fine que celle de la Chine ; le thé, au Japon, est bien inférieur comme saveur, il a même un peu d’âcreté ; mais l’amour-propre national le fait trouver bien supérieur à celui du continent. Il est donc peu importé. En revanche, les médicaments sont d’un prix énorme dans tout le Nipon, et l’on prétend que l’un des principaux et des plus importants articles d’importation des jonques qui viennent ainsi tous les ans, consiste dans l’introduction de médecines chinoises.
Les Japonaises reçoivent une certaine éducation ; elles ont des écoles, et, bien différentes en cela des dames chinoises, elles ne considèrent pas les étrangers comme des diables. Les femmes mariées se distinguent des jeunes filles en s’arrachant les sourcils et en se teignant les dents en noir avec une drogue composée de limaille de fer et de saki. Elles se promènent, du reste, en toute liberté dans les rues, et ne sont point reléguées au fond des yamouns, comme les habitantes du Céleste-Empire.
Il ne se publie pas la moindre gazette au Japon, toute publicité y est interdite ; c’est encore pire qu’en Chine, où l’on a au moins la Gazette de Pékin, journal officiel, aux nombreuses colonnes, qui paraît tous les jours et se répand dans tout l’empire. L’histoire, au Japon, est ce qu’il y a au monde de plus fastidieux ; c’est un récit presque jour par jour des faits et gestes du taïcoun : l’empereur est sorti, l’empereur a été malade, l’empereur est allé visiter les fleurs. La véritable histoire du Japon est celle du P. Charlevoix.
Les Japonais de toutes les classes ont la passion du bain chaud ; le bain chaud fait partie de leurs mœurs nationales. Ils le disent préférable au sommeil pour rafraîchir le sang et reposer les membres. Aussi nos cent iacounin, dans la bonzerie de Yédo, se livraient chaque soir avec tant d’ardeur à cet exercice, que toute la première partie de notre nuit en était compromise. On dit que, durant l’été, tout cela se passe dans la rue, et que les dames elles-mêmes ne dédaignent pas de se plonger, devant leurs portes, dans l’onde salutaire. La première froidure de l’hiver, qui commençait à se faire sentir, avait mis fin à cette vie en plein air, et privé notre ambassade de ce souvenir de voyage.
Lorsque les Japonais veulent désigner le moi, leur personnalité, ils montrent leur nez : le bout du nez est chez eux le siége de l’individualité. Qu’y a-t-il d’étonnant ? Nous autres, par nos gestes, nous désignons dans ce cas notre estomac.
L’unité monétaire au Japon est l’itchibou, jolie pièce d’argent en forme de domino. Trois itchibous valent une piastre mexicaine. Le kobang, monnaie d’or, vaut quatre itchibous. Les Hollandais de Nangasaki se servent, en outre, de taëls en papier, et le peuple de sapèques, ou monnaie de cuivre en usage pour les petites transactions.
La Chine est le pays de l’égalité : chacun, sauf les fils des tankadères ou femmes de bateau, peut, grâce aux examens, devenir mandarin et aspirer aux honneurs. Le Japon, au contraire, est un empire féodal gouverné par une aristocratie militaire. Les Japonais se divisent en neuf classes, et, sauf de rares exceptions, nul ne peut sortir de la classe où il est né. Toute tentative de ce genre est mal vue, et l’opinion publique y est contraire. C’est à l’absence de tout luxe et à ce manque d’ambition que l’on peut attribuer cet air de quiétude, de complète satisfaction, et cette gaieté expansive qui forment le fond du caractère japonais. Nulle part ailleurs l’on ne rencontre des gens si heureux et auxquels toute préoccupation fâcheuse paraît si étrangère. Les princes ou daïmio, les nobles, les prêtres, les militaires, forment les quatre premières classes de la nation, et ont le droit de porter deux sabres, les employés subalternes et les médecins forment la cinquième classe, et peuvent porter un sabre ; les négociants et les marchands en gros, les marchands en détail et les artisans, les paysans et les coolies, les tanneurs et les corroyeurs forment les quatre dernières classes de la population, et ne peuvent, en aucun cas, porter de sabre. Tous ceux qui se livrent au commerce des peaux sont déclarés impurs ; ils n’ont pas le droit de résider dans les villes, et ils habitent dans des villages à eux réservés au milieu de la campagne. C’est parmi eux que l’on choisit les bourreaux, et il est à présumer qu’ils ont fort à faire, car la loi pénale au Japon est d’une excessive rigueur et applique la peine de mort même aux simples délits. Quiconque tue son prochain par imprudence ou recèle un criminel est aussitôt décapité. Il serait à souhaiter que le contact de l’Europe fît apporter un sage tempérament à la sévérité de la législation japonaise.
Les seules sciences cultivées dans l’empire sont la médecine et l’astronomie. Il y a deux observatoires dans l’île de Nipon, l’un à Yédo, l’autre à Méako. Nous étions à Yédo durant la grande comète du commencement d’octobre 1858, et nous n’avons pas aperçu le moindre signe d’étonnement ou d’inquiétude sur les visages. À Shanghaï, cet été, durant une éclipse de lune, ce n’était point précisément la même tranquillité : les mandarins militaires lançaient des flèches pour tuer le dragon qui dévorait la lune ; de toutes les jonques, de toutes les pagodes sortait un bruit assourdissant de gongs, destiné à effrayer le monstre ; et, en effet, il eut peur, car, au bout d’une heure et demie, Phébé reparut plus radieuse et plus belle, sortie intacte d’une si redoutable épreuve. Les médecins japonais lisent les livres hollandais et s’occupent sérieusement de leur art. Deux d’entre eux venaient sans cesse dans notre bonzerie de Yédo consulter nos jeunes chirurgiens de marine sur le traitement du choléra, qui venait de faire son apparition dans la ville.
Les Japonais ont une grande tolérance, ou plutôt une grande indifférence en matière de religion. Plusieurs cultes coexistent en paix, depuis des siècles, dans l’archipel ; et le bouddhisme et la religion de Confucius, importations étrangères, partagent avec le sinto, ou culte des Kamis, religion primitive du pays, les adorations de la foule. Grâce à cette tolérance, les missionnaires espagnols et portugais étaient à peine depuis quelques années au Japon, que déjà deux cent mille indigènes des plus hautes classes avaient reçu le baptême et s’étaient faits chrétiens. On n’avait point encore eu d’exemple d’un mouvement religieux pareil, et saint François-Xavier pouvait dire : « Je ne saurais finir lorsque je parle des Japonais ; ce sont véritablement les délices de mon cœur ! » Aujourd’hui les temps sont bien changés ; il ne reste plus, depuis deux cents ans, un seul chrétien au Japon ; ils ont été exterminés jusqu’au dernier par les empereurs Taïko et Yéyas, et la fin de l’année 1640 en a vu périr trente-sept mille en un jour, enfermés dans le château de Simabara, et pris d’assaut après une résistance opiniâtre. De nos jours, trois ou quatre missionnaires français, jetés dans les îles Liou-tchou, archipel tout à fait tributaire du Japon et de la Chine, et sentinelles avancées du christianisme dans l’extrême Orient, attendent avec une religieuse impatience le moment de marcher sur les traces du grand apôtre des Indes. Mais leur zèle, jusqu’ici, est bien infructueux.
Une armée de satellites est, nuit et jour, occupée à empêcher toute communication de leur part avec les insulaires. Leurs domestiques sont sans cesse renouvelés. Toutes les maisons qui ouvraient du côté de leur modeste demeure ont muré leurs fenêtres et leurs portes, et ont tourné leurs issues de l’autre côté. Lorsqu’ils sortent pour se promener dans la campagne, chacun a ordre de s’éloigner sur leur passage, et la réponse unique et invariable à toutes les questions est celle-ci : « Je ne comprends pas. » Pour quiconque n’a point vu à l’œuvre le gouvernement japonais, et ne s’est point aperçu de l’indicible frayeur que lui inspirent les puissances européennes, une telle conduite est inexplicable. Aux yeux du taïcoun, le missionnaire est un agent de l’étranger, un espion chargé d’indiquer aux Européens les côtés faibles du Japon, et de faciliter une invasion.
Il n’y a point d’armée permanente au Japon. Tous les gens à deux sabres, qui forment la suite des princes et des gouverneurs en temps de paix, deviennent soldats en temps de guerre. Ils sont très-braves individuellement ; mais, avec leurs armes blanches, ils pourraient difficilement lutter contre la tactique européenne. On dit cependant que, se voyant débordés, ils lisent avec beaucoup d’attention, depuis quelque temps, les livres de stratégie. Le Japon se sent entamé par l’Europe, et il est dans ce moment en proie à une certaine anxiété. Il comprend qu’avec ses arcs et ses flèches il ne pourrait résister aux carabines Minié et aux obus, et il cherche à se mettre au courant de l’état actuel de la science navale et de l’art militaire. Pour avoir des soldats, il lui faudra avant tout renoncer aux sandales, aux pantalons bouffants et aux longues robes traînantes ; mais il est prêt, dans ce but, à faire tous les sacrifices. Les Japonais n’ont point, comme les Chinois, le sot préjugé de se croire et de se proclamer supérieurs à tous les autres peuples. Ils se mettent au-dessus des Chinois et des Coréens, mais ils estiment les puissances de l’Occident à leur juste valeur. >
> Au Japon, on se tranche l’artère carotide, ou l’on se la fait trancher par un ami ; mais on ne fait plus que mine de s’ouvrir le ventre. Évidemment, c’est un ancien usage qui passe de mode. De même que nous avons, en Europe, des maîtres de danse et d’escrime, il y a néanmoins encore, au Japon, des maîtres dans l’art de s’ouvrir le ventre. Cette connaissance fait partie d’une belle éducation, et est fort prisée des jeunes nobles. C’est souvent un moyen de se soustraire, soi et ses descendants, à l’infamie, en prévenant par une mort volontaire le dernier supplice. L’anecdote suivante, tant de fois citée, mais si caractéristique, doit remonter à un temps déjà éloigné. Deux gentilshommes de service se rencontrèrent dans l’escalier du palais ; l’un descendait un plat vide, l’autre en portait un sur la table de l’empereur. Par hasard, leurs deux sabres se touchèrent. Celui qui descendait se regarda comme offensé, tira son sabre et s’ouvrit le ventre. L’autre monta à la hâte l’escalier, déposa le plat sur la table du souverain, puis revint, ravi de trouver son ennemi encore vivant. Il lui fit force excuses de s’être laissé prévenir, alléguant son service, et s’ouvrit le ventre à son tour. À notre départ de la bonzerie, à Yédo, Flavigny fit signe de s’ouvrir le ventre à un certain Kodamaya que nous n’aimions point, et que nous accusions de faire enchérir tous les objets de curiosité ; mais le rusé iacounin ne tira point son sabre et se mit à rire, ainsi que la foule. Notre jeune collègue était en retard de vingt ans.
Le palais de l’empereur, à Yédo, est entouré d’un large fossé plein d’une magnifique eau courante, avec des talus admirablement soignés, couverts de gazon et de cèdres du Japon qui viennent y appuyer leurs branches (voy. p. 165). On croirait voir un parc anglais. Les deux commandants de Kerjégu et d’Ozery en ont fait un jour le tour. Ils ont été une heure quarante minutes dans leur promenade, et ils estiment la distance à dix kilomètres. Le palais du taïcoun aurait donc deux lieues et demie de tour.
Il y a, tant à Yédo qu’à Simoda, des nuées d’aigles pêcheurs et de noirs corbeaux, auxquels les Japonais ne font point de mal. L’un de nous ayant tiré sur un de ces derniers, à Simoda, un vieux bonze est aussitôt sorti avec un calumet allumé pour offrir un sacrifice à l’âme du corbeau, et a été ravi d’apprendre qu’il n’avait eu aucun mal.
La baie de Yédo est sillonnée en tous sens d’une foule de petites barques de pêcheurs qui draguent et rapportent dans leurs filets des monceaux de sardines et de magnifiques poissons. Le gouvernement japonais, fidèle à sa politique d’exclusion, a rigoureusement déterminé la forme et la grandeur des jonques, et les a rendues incapables de s’éloigner des côtes et de naviguer sûrement en pleine mer. Jadis, les Japonais naufragés sur les côtes de Chine, ou poussés par la tempête jusqu’à Formose et aux Philippines, ne pouvaient être ramenés au Japon que par des bâtiments hollandais, et encore restaient-ils en suspicion toute leur vie, et sous ce que nous appellerions la surveillance de la haute police. Aujourd’hui, la jurisprudence sur cette matière s’est singulièrement radoucie, mais c’est toujours une mauvaise note pour un Japonais d’avoir été recueilli en mer par un navire européen, et de rentrer de cette manière dans son pays.
Les Japonais savent parfaitement quels affreux ravages l’opium cause parmi les populations chinoises ; aussi le gouvernement du taïcoun a-t-il exigé que l’importation de cette drogue au Japon demeurât prohibée, et qu’une clause formelle à ce sujet fût insérée dans les quatre traités.
Le gouvernement du Japon, comme celui du royaume de Siam, présente cette singulière particularité de deux souverains régnant à la fois d’une manière normale et en vertu de la constitution du pays. À Siam, il y a un premier, et un second roi, qui exercent en même temps le pouvoir suprême ; au Japon, il y a l’empereur civil et l’empereur ecclésiastique, le taïcoun et le mikado. Le taïcoun, que les Européens appellent à tort l’empereur du Japon, n’est que le délégué, le lieutenant du mikado, qui est le véritable souverain du Nipon, le représentant des anciennes dynasties, le descendant des dieux, et qui, trop élevé pour s’occuper des choses de ce monde et régler l’administration des affaires, se décharge de ce soin sur son subordonné. Les taïcouns n’étaient, dans l’origine, que des maires du palais, les premiers officiers d’une dynastie dégénérée, déchue de sa vigueur native, et qui, au lieu de jeter dans un cloître le dernier Mérovingien japonais, après lui avoir coupé sa chevelure, l’ont enfermé dans un temple somptueux et en ont fait une idole, en persuadant à ce demi-dieu et à la nation tout entière que cette situation était plus conforme à sa divine origine. La nouvelle dynastie s’est donc établie sur le trône et a usurpé le pouvoir, tout en protestant de son respect pour ses anciens maîtres et en continuant à reconnaître en eux les souverains absolus de l’archipel. C’est sur cette fiction que repose tout l’édifice de la constitution politique du Japon. Le mikado continue à résider à Méako, l’ancienne capitale des Fils du Soleil, environné d’une cour somptueuse, et l’objet des respects apparents de son tout-puissant vassal. Son oisive existence s’écoule dans l’en ceinte de son vaste palais, dont une politique inflexible lui défend de sortir. Sa cour est le rendez-vous des poëtes, des musiciens, des artistes et des astronomes. On choisit, grain à grain, le riz qui lui sert de nourriture ; il ne met jamais qu’une fois le même vêtement, il ne se sert jamais qu’une fois de la même coupe : elle est aussitôt brisée, de crainte que quelque téméraire n’ose y porter ses lèvres profanes. Jadis, il devait rester des heures entières sur son trône, assurant par son immobilité la stabilité de son empire ; s’il s’agitait et tournait la tête, la partie du Japon qui se trouvait de ce côté était menacée des plus grands malheurs. Mais aucun mikado ne s’étant trouvé immobile à ce point, et trop de provinces du Nipon ayant été menacées de grands malheurs, on est convenu d’une transaction ; et aujourd’hui la couronne posée sur le trône suffit pour assurer la stabilité de l’empire et fixer le calme dans le Nipon. En effet, depuis deux cents ans, le Japon jouit d’une paix profonde, et aucune guerre soit étrangère, soit intérieure, n’est venue troubler sa tranquillité.
Débarrassée du mikado, la dynastie nouvelle s’est retournée vers les princes ou daïmio, qui, remontant par leur origine jusqu’aux temps héroïques du Japon, possédaient le sol de l’empire, avaient chacun une petite cour dans leurs provinces, et commandaient à de nombreux vassaux. Leur humeur indépendante et belliqueuse devint le principal sujet des appréhensions de la cour de Yédo, et la politique la plus machiavélique et la plus persévérante fut mise en œuvre pour les abaisser et annuler leur pouvoir. Louis XI fut dépassé par les hommes d’État de l’extrême Orient, et, après quelques siècles d’un travail incessant et perfide, les princes japonais se trouvèrent l’un après l’autre asservis ; ils ne conservèrent plus que les apparences et les formes extérieures de la puissance, et devinrent, ce qu’ils sont aujourd’hui, les sujets soumis du taïcoun. On plaça auprès de chacun d’eux un agent de la cour, chargé de l’administration de leur province. On les obligea à passer une année sur deux à Yédo, et, durant ce temps, il n’est sorte de moyen qu’on n’invente pour les appauvrir. On ne permet point à des princes dont les fiefs se touchent de demeurer en même temps sur leurs terres, excepté s’ils sont ennemis, et, dans ce cas, l’on a soin d’attiser la discorde et de faire naître sans cesse de nouvelles causes de mésintelligence. Toute leur famille, leurs femmes, leurs filles, sont retenues en otage à Yédo, et répondent de leur obéissance aux ordres du taïcoun. Une armée d’espions les environne, et rend compte de leurs moindres actions a la cour. C’est ainsi que, peu à peu, et sans secousse, par l’effet d’une tradition persévéramment suivie, le Japon n’a plus conservé qu’une ombre de féodalité, et que la centralisation politique et administrative est en train de s’établir dans l’empire.
Mais toute chose en ce monde a une fin, et les dynasties vieillissent comme les empires. Ce fier lieutenant du mikado, ce tout-puissant taïcoun, chef des armées et modérateur énergique de l’archipel, s’est laissé circonvenir à son tour dans les filets inextricables de l’étiquette et de la vanité. À lui aussi on a persuadé que le gouvernement de l’empire était un lourd fardeau, et qu’une vie molle et oiseuse convenait mieux à la dignité de sa race. Aujourd’hui, il s’est déchargé de l’administration de son royaume sur le gotaïro, premier ministre héréditaire, qui depuis plusieurs générations s’est implanté près du trône. Son temps s’écoule dans la vaine observation des rites et dans de nombreuses audiences ; il ne sort plus de l’enceinte de son palais de Yédo que trois ou quatre fois par année, pour aller adorer les images de ses ancêtres ; et peut-être ne verra-t-il jamais le yacht, modèle de légèreté et d’élégance, que les Anglais, ignorants de l’état actuel de la politique japonaise, lui ont envoyé comme présent. Qui sait si le gotaïro, maire du palais héréditaire, ne réunira point un jour le titre à l’exercice du pouvoir, et n’est point destiné à fonder à son tour, à l’exclusion de Méako et de Yédo, une troisième dynastie à Oosaka ?
Le lieutenant du mikado, ou l’empereur civil, est tout à la fois taïcoun et siogoun : siogoun en tant que chef militaire, commandant les armées ; taïcoun, en tant que haut justicier, modérateur de l’empire. Tous les livres qui parlent du Japon le désignent par le titre de siogoun ; mais l’élément actif et militaire ayant été peu à peu annulé en lui, grâce à l’habileté du premier ministre héréditaire, nous ne l’avons jamais entendu appeler que taïcoun, durant tout notre séjour au Japon. Le terme siogoun est donc désormais un mot vide de sens, répondant à une situation qui n’existe plus aujourd’hui.
Le nom du gotaïro ou premier ministre héréditaire actuel est Hii-Camonno-Kami.
Certaines villes, comme Simoda, Oosaka, Nangasaki, Hakodadi, ont été distraites du domaine des princes, et, sous le nom de villes impériales, sont administrées directement par la cour de Yédo, qui y envoie des gouverneurs. Il y a toujours deux gouverneurs pour chacune de ces villes. Ils résident alternativement dans la capitale, et passent à tour de rôle une année à Yédo, une année dans leur gouvernement. Ils sont assujettis, comme les princes, à une surveillance minutieuse, et leurs familles sont également retenues en otage. L’on ne s’étonnera point, après cela, que la ville officielle occupe à Yédo un si vaste espace. La vue de tous ces visages de femmes et de jeunes filles, condamnées par une politique ombrageuse à une perpétuelle captivité, et qui, durant nos promenades, nous regardaient passer avec curiosité, à demi cachées par les barreaux en bois, excitait dans nos âmes un singulier sentiment de tristesse. Nous devons dire cependant, pour être vrais, que, même sur toutes ces figures, on remarquait cet air de quiétude et d’imperturbable gaieté qui paraît inhérent au caractère japonais.
Le détroit de Van-Diémen est situé au sud de la province de Satsouma. Le prince de Satsouma est le plus puissant vassal de la cour de Yédo, le seul qui ait gardé quelque influence, et auquel les taïcouns témoignent encore quelque égard. Ils prennent même souvent leurs épouses dans sa famille. Les îles Liou-tchou sont un fief du prince de Satsouma. Lors de notre séjour à Yédo, le prince actuel passait pour un homme absolu et cruel. Mieux vaut servir le diable que de servir le prime de Satsouma, était un dicton populaire ; et à sa cour se conservait, disait-on, dans toute son énergie, la vieille coutume nationale de s’ouvrir le ventre. On exaltait le dernier taïcoun aux dépens de son vassal, et on le représentait comme un homme très-modéré. Les Hollandais de Nangasaki défendent chaudement, au contraire, le prince de Satsouma. Suivant eux, il est calomnié à Yédo, parce qu’il ne souffre aucun espion près de lui, et qu’il fait impitoyablement couper la tête à tous ceux qu’il découvre dans ses États. Il ne veut pas d’espion chez lui : ce n’est point, après tout, un si grand crime ! Plusieurs officiers de la marine hollandaise ont rencontré le prince à Kagosima : il est venu à leur bord, il a tout examiné, a beaucoup causé, et s’est montré affable et plein de prévenance à leur égard. Il était vêtu d’une simple étoffe de coton, et rien ne le distinguait des gens de sa suite, que son exquise politesse et son savoir.
Le gouvernement central au Japon est d’une rare énergie, et il exerce aujourd’hui une autorité absolue dans toutes les parties de l’empire. Nous n’avons malheureusement pu recueillir que quelques renseignements fort incomplets à ce sujet, toute investigation de cette nature tendant à inspirer la défiance. Le premier ministre héréditaire ou gotaïro qui, comme nous l’avons dit, gouverne, sous le nom de l’empereur civil, est assisté d’un grand conseil, qui se compose de six membres, et d’un autre conseil, composé de quinze membres, et chargé de préparer les lois. Il y a, en outre, quatre ministères. Le ministère de la guerre ou de la défense du pays, le plus important de tous, comprend plus de cinquante membres, le soin de son indépendance étant un des principaux soucis du Japon. Le ministère des domaines impériaux a dans ses attributions les villes impériales, distraites du territoire des princes, et la province de Yédo. Le ministère des affaires étrangères, composé de six membres, est chargé des rapports, jusqu’ici si restreints, du Japon avec les étrangers. Le ministère de la police vient en dernier ; mais ce doit être le plus occupé, si ses membres sont obligés de lire les innombrables rapports que leur envoie une armée d’espions répandue surs toute la surface de l’empire. Nous-mêmes, nous n’avons point dû leur donner un médiocre labeur, si on leur a porté tous les éventails chargés de notes à notre sujet, et relatant toutes nos actions depuis le lever jusqu’au coucher du soleil.
Dans ces derniers temps, le gouverneur néerlandais s’est efforcé, à deux reprises différentes, de faire sortir la cour de Yédo de son système d’isolement et de lui faire abandonner sa vieille politique d’exclusion envers les étrangers. En 1845, un aide de camp du roi remettait notamment au taïcoun une lettre autographe de S. M. Guillaume II. Cette lettre appelait l’attention du gouvernement japonais sur l’ouverture du Céleste Empire au commerce étranger. Elle avertissait l’empereur du danger de vouloir maintenir une règle de strict isolement, lorsque la navigation semblait devoir s’étendre des eaux de la Chine à celles de son empire, lorsque la force de la vapeur effaçait de plus en plus les distances, lorsqu’enfin le développement de l’industrie et du commerce en Europe exigeait impérieusement de nouveaux débouchés. Elle lui recommandait de nouer des relations d’amitié et de commerce avec d’autres nations, comme le plus sûr moyen d’éviter des conflits. Mais la cour de Yédo resta sourde à cette amicale invitation. Le bruit du canon de Ta-kou devait avoir plus d’effet et faire taire les derniers scrupules du gouvernement du taïcoun. Toutefois l’on doit reconnaître que, si la crainte entra pour quelque chose dans la conclusion des traités signés alors, ils furent aussi en grande partie le résultat de cette rare intuition que possède le gouvernement japonais et qui le porte à accorder de bonne grâce et spontanément ce qu’il sent pouvoir un jour lui être enlevé par la force.