Voyage en Californie/01
VOYAGE EN CALIFORNIE,
I
SAN FRANCISCO.
Le 4 avril 1859, je quittai Paris pour m’embarquer au Havre, et de là me rendre en Californie. J’étais désireux de voir de mes yeux comment naît et se forme un pays ; j’étais curieux de visiter ces mines d’or et ces placers fameux dont la richesse est encore proverbiale. Aussi m’étais-je décidé à ce voyage sans trop de réflexions préliminaires. Suivant les uns, je devais rencontrer dans l’Eldorado la loi de Lynch pour toute protection, et des mineurs armés de revolvers qui se visaient à bout portant sous le moindre prétexte : partout la confusion et le désordre, une anarchie sans nom. À tous ces désagréments devait se joindre celui d’une contrée malsaine et fiévreuse. Suivant les autres, c’était vers un pays désormais heureux et tranquille que je me dirigeais, c’était le calme et la prospérité que j’allais trouver succédant à de violentes commotions. Enfin, le climat du paradis terrestre, un ciel toujours sans nuages m’attendaient pour couronner le tableau. Qui avait raison des uns ou des autres ? La suite du récit le prouvera. Pour moi, je résistai au conseil de mes amis qui m’avertissaient de me munir d’un bon revolver et d’une excellente carabine, sans oublier le long couteau-poignard. Je répondis que je trouverais ces objets de première main dans le pays où on en faisait si bon usage, et je partis, heureux de laisser au peuple policé que je quittais l’usage du chapeau de soie, rigide boisseau serrant le front, ainsi que des brodequins vernis, trop étroite prison pour le voyageur.
Muni d’un sombrero de feutre mou à large bord, d’une forte paire de bottes de touriste, d’une chemise de laine rouge, il me semblait que j’avais là non point précisément le costume d’un passager transatlantique, mais celui d’un voyageur californien. C’était l’accoutrement du mineur et du pionnier comme nous l’avaient dépeint dans le temps tous les journaux de Paris.
J’arrivai au Havre le 5 au matin, de très bonne heure. Dans le même compartiment que moi se trouvait un jeune Américain, qui allait suivre la même route jusqu’à New-York. Nous fîmes connaissance entre deux sommeils interrompus. Il venait de visiter la France, l’Italie, les bords du Rhin, et pour ne rien perdre de l’aspect de tant de sites nouveaux, il s’était muni d’une immense longue-vue, véritable télescope, qu’il traînait avec lui dans un énorme étui de fer-blanc. C’est à peu près tout ce qu’il rapportait de son voyage d’étude, avec le souvenir et le regret des plaisirs faciles de Paris.
Je visitai le Havre, ses quais, ses promenades, ses bassins ; j’assistai au petit lever de la ville, puis je me dirigeai vers le vapeur qui devait m’emporter à travers l’océan. Un gendarme me barra le passage avec ces mots sacramentels, prononcés à voix forte : « On ne passe pas ! votre passe-port ! » Je m’empressai de satisfaire à cette impérieuse demande de l’agent de la force publique, et, pour la première et la dernière fois de mon long voyage, je dus exhiber mon signalement. Le navire était sous vapeur quand je montai sur le pont. Tout à coup, au signal du capitaine et au bruit du canon répété par les échos de la plage, le colosse s’ébranle, nous sortons du bassin et nous voilà en mer.
Je jetai un rapide coup d’œil sur mes compagnons de route, dont aucun encore, hormis mon jeune Américain, ne m’était connu ; mais les liaisons se font vite à bord, et jamais passagers plus aimables ne durent, je crois, se trouver réunis sur la même dunette d’un navire.
C’était, parmi les Français, V. L…, pionnier de Californie, qui retournait pour la quatrième fois vers les rives de l’Eldorado. Je m’attachai à lui instinctivement, et c’est un des meilleurs hommes que j’aie connus. Ce vieux routier me pilotait sur mon chemin : il était d’une patience et d’une douceur exemplaires. Avec lui, je citerai la gracieuse Mlle E. P…, ancienne artiste du théâtre des Variétés de Paris, et que l’art et le cœur rappelaient également à San Francisco. Elle accomplissait ce voyage pour la seconde ou la troisième fois.
Le révérend O’R…, missionnaire jésuite dans le Canada, qui allait reprendre à la voix de ses chefs la route des déserts, après quatre années passées à Paris dans l’étude des lettres et des sciences ; Ch. P…, fils d’1m riche banquier de New-York, parfait gentleman et joyeux convive ; don Agostin B…, planteur de la Havane ; Mme L…, gracieuse créole de la Nouvelle-Orléans, et tant d’autres qu’il faudrait nommer complétaient le nombre des passagers de première classe.
Nous nous étions réunis sur le pont de notre vapeur américain le Fulton, et, par le plus beau temps du monde, nous traversions la Manche, nous dirigeant sur l’île de Wight, où nous arrivâmes dans la nuit.
Le lendemain, 6 avril, nous descendîmes à terre et visitâmes la ville de Cowes, en vue de laquelle nous avions jeté l’ancre. Coquette et reluisante, Cowes commençait à se parer pour faire accueil aux nombreux baigneurs que la saison printanière allait ramener sur ses rives.
Dans l’après-midi du même jour, nous levâmes l’ancre et côtoyâmes les bords verdoyants de cette île charmante et fortunée s’il en fut.
Le Fulton nous amena ensemble jusqu’à New-York : de là, un autre vapeur, le Moses Taylor, nous conduisit à la Havane et à Aspinwall, où nous prîmes le chemin de fer de Panama. La Sonora, steamer gigantesque du port de deux mille tonneaux, nous ouvrit ensuite ses larges cabines, et nous voyageâmes sur le Pacifique qu’un Parisien du bord croyait être la même mer que celle que nous venions de quitter. Nous visitâmes Acapulco sur la côte du Mexique et le 2 juin au matin, je descendais sur les quais de San Francisco. Muni de mon bagage, j’entrai dans une voiture de place qui me porta tout d’un trait à l’International hôtel, où étaient déjà installés une partie de mes compagnons de route.
Pendant le trajet que je fis, des quais à l’hôtel, la ville déroula à ma vue un panorama des plus animés et des plus curieux. C’était bien une ville américaine que j’avais sous les yeux ; les maisons, la plupart en bois et élégamment construites ; les rues larges, tracées en lignes droites et parallèles, de façon à imiter un damier par leurs points de croisement ; de vastes magasins ; d’immenses enseignes ; des voitures rapides foulant le pavé ; des omnibus prenant et rendant à chaque minute les citadins affairés ; presque partout une foule compacte et agitée, tout me rappelait les villes des États-Unis que je venais de visiter sur les bords de l’Atlantique. Mais en même temps le San Francisco des premiers jours, tel que nous le rêvons encore en France, montrait çà et là le bout de l’oreille. C’était une bicoque délabrée à côté de la plus somptueuse demeure ; un trottoir de bois, aux planches disjointes, par où le passant pouvait disparaître tout entier ; des rues non pavées en beaucoup d’endroits, et qui ne devaient qu’à la saison sèche, qui régnait alors, de ne pas se transformer en un véritable bourbier.
Au milieu de ce mélange de luxe et de délabrement, conséquence inévitable de la hâte avec laquelle la ville a été édifiée, apparaissent les costumes les plus divers et les plus disparates. D’abord la population américaine en rangs pressés, comme il convient à des gens qui sont chez eux. Les Français, les Anglais, les Irlandais, les Allemands et les Italiens se mêlent aux Américains et se distinguent d’eux soit par le type, soit par le langage. Puis vient le mélange bizarre des Mexicains, ces maîtres dépossédés de la Californie, orgueilleusement drapés dans leur sarape ; des Chiliens couverts de leurs goncho aux vives couleurs ; des Chinois au bonnet rond et à la culotte de soie ; des Chinoises curieusement parées ; enfin des nègres, vêtus pour la plupart de guenilles ramassées au hasard, et qui passent en chantant et se dandinant par les rues. Çà et là apparaît la figure étrange d’un Indien, venu de l’intérieur se perdre dans la grande ville. Par son teint cuivré ou noirâtre, et les ornements qu’il affectionne, cet enfant du désert, ce descendant des premiers possesseurs du pays, contraste singulièrement avec tous les autres types.
Je passai deux semaines à visiter San Francisco, et j’y prolongeai d’autant plus volontiers mon séjour que la maison hospitalière d’un compatriote, M. T…, s’était ouverte à moi. Je n’ai jamais professé un goût bien prononcé pour la vie à l’hôtel à l’américaine, et j’acceptai de grand cœur, après un voyage de deux mois, l’offre que me fit M. T… de m’accueillir dans sa demeure. La maison était située loin du centre de la ville, hors du bruit et des affaires, et un gracieux jardin, soigné par le maître lui-même, embellissait cet agréable séjour. Un moulin à vent coquet, comme tous les jardins de la ville en possèdent, était mis en mouvement par la brise qui soufflait régulièrement tous les jours, et cet élégant mécanisme fournissait l’eau avec abondance aux plantes et aux fleurs. Le matin dès l’aurore, et le soir au déclin du jour, les oiseaux mouches venaient becqueter les roses et animaient de leur présence ce lieu enchanteur. On pouvait se croire en pleine campagne ; aucun bruit ne troublait le charme de cette demeure paisible, et la tranquillité la plus parfaite régnait aux alentours.
Pour donner une idée de la sécurité dont on jouissait alors à San Francisco, je dirai que les fenêtres de ma chambre, qui donnaient de plain-pied sur la rue, fermaient à peine, et que même un carreau de vitre manquait. J’en prévins mon hôte, qui ne parut pas s’en inquiéter autrement. On n’était plus en ces temps orageux où la loi de Lynch et les comités de vigilance avaient dû prendre la place des tribunaux réguliers ; où les convicts de l’Australie et les loafers américains, unis à tous les bandits de l’univers, qui s’étaient donné un commun rendez-vous dans le pays de l’or, pillaient la ville aux quatre coins, et joignaient le meurtre au pillage. L’époque avait disparu de ces fameux incendies, allumés parfois à dessein, et qui détruisaient en un jour des villes bâties en plusieurs mois ; on avait fait fermer aussi ces maisons de jeux célèbres, où le bruit du revolver se mêlait aux cris et aux imprécations des joueurs. Tout était rentré dans l’ordre, grâce aux moyens violents de répression dont il avait fallu faire usage ; et depuis plusieurs années, non-seulement San Francisco, mais la Californie elle-même tout entière, n’avaient rien à envier aux pays les plus civilisés et les plus paisibles. Et voilà pourquoi mon hôte respectable prenait si peu de soin de la fermeture de ses portes et de ses fenêtres ; et voilà pourquoi, cher lecteur, après avoir négligé en partant de faire à Paris, chez Devisme ou Lepage, l’emplette d’un revolver, d’une carabine ou d’un couteau-poignard, je commis à San Francisco la même négligence, et me contentai de jeter un coup d’œil, à travers les vitrines des armuriers, sur le pistolet à six coups de Colt, le meilleur revolver connu. J’avoue que c’est moins pittoresque, et qu’il vaudrait mieux se représenter ici en Californien des premiers jours, avec tout un musée d’artillerie autour de la ceinture ; mais je dois la vérité au Tour du Monde, et je prie mes lecteurs de ne point oublier que c’est la Californie de 1859, et non celle de 1849 que je viens leur dépeindre : or, dix ans c’est un siècle pour les énergiques Américains.
San Francisco est aujourd’hui une ville de quatre-vingt mille âmes, bien bâtie, bien tracée, éclairée au gaz, et sillonnée de belles rues dont quelques-unes sont grandioses, comme la rue Montgomery, qui rappelle celle de la Paix à Paris. C’est dans Montgomery-street qu’a eu lieu le grand meeting en faveur de l’Union, que représente notre première gravure.
Quelques squares, semés de gazon et plantés d’arbres, interrompent la monotonie du tracé géométrique de la ville. Le quartier chinois offre une apparence toute particulière. On s’y dirait transporté dans un faubourg de Canton ou de Pékin. L’illusion est complète : les types et les costumes qu’aperçoit le passant, les cris étranges qu’il entend autour de lui, les enseignes écrites en chinois, les marchandises étalées en vente, les appareils particuliers qui pendent au devant de quelques portes, comme les trois boules dorées des monts-de-piété chinois, ou les lanternes de couleurs transparentes qu’on allume le soir, enfin la forme et les décorations des magasins, tout rappelle le Céleste Empire. Ce trait particulier des Chinois à conserver leurs coutumes nationales les a surtout fait prendre en haine par les Américains, qui les poursuivent d’un souverain mépris. Les Chinois ont d’ailleurs le teint jaune, et comme tels, ils sont honnis par les yankees, qui n’admettent pas les races de couleur au même degré d’égalité que la race blanche.
Après le quartier chinois, un des spectacles qui me frappèrent le plus à San Francisco, fut la vue de son port. Les quais ont un développement de plusieurs kilomètres. Bâtis de ce beau sapin rouge de Californie, sur lequel on nivelle des dalles en planches formant un immense parquet, ils s’avancent jusque dans la mer, de manière à permettre aux navires du plus fort tonnage d’aborder directement. Les clippers eux-mêmes de New-York et de Boston, jaugeant plus de deux mille tonneaux, débarquent leurs marchandises à quai. Ces clippers, à la coupe élégante et élancée, viennent souvent en trois mois des ports des États-Unis sur l’Atlantique, alors que nos navires mettent encore cinq à six mois pour arriver à San Francisco. On sait du reste que la distance, par le cap Horn, n’est pas moindre de six mille lieues.
À côté des clippers apparaissent dans le port de San Francisco les énormes vapeurs du Pacifique, véritables villes flottantes ; puis d’autres vapeurs, de formes moins grandioses, faisant les voyages de la côte de Californie et de l’Orégon ; enfin les steamers de la baie et des fleuves et rivières de l’intérieur. Parmi les navires marchands, on peut dire que tous les pavillons et tous les bateaux du monde se montrent également, même les baleiniers le la mer d’Okhotsch, qui commencent à ne plus redouter autant ces parages, comme aux jours où la fièvre de l’or faisait tourner la tête à leurs matelots déserteurs.
Le commerce de San Francisco étend ses relations par tout l’univers habité. Au nord, c’est l’Orégon, la Colombie britannique et l’Amérique russe, qui font un échange de produits divers avec la reine du Pacifique ; au sud, et dans toute l’Amérique méridionale jusqu’au cap Horn, c’est le Mexique, le Centre-Amérique, la Nouvelle-Grenade, l’Équateur, le Pérou, le Chili, et sur l’Atlantique, le Brésil, qui envoient à la Californie leurs productions coloniales, surtout le café et le sucre, contre du blé, des farines, de l’orge, de l’avoine, du mercure et des bois de construction que la Californie leur envoie à son tour. Avec les États-Unis, le mouvement est incessant, comme il convient entre États qui sont frères, et c’est surtout à New-York qu’est transporté presque tout l’or californien ; enfin de l’Europe, l’Angleterre expédie son charbon ; la France, ses vins, ses eaux-de-vie et ses articles dits de Paris ; l’Allemagne, ses draps ; l’Italie, ses fruits et autres productions spéciales. La Californie, en retour des marchandises qu’elle reçoit, donne les siennes, et le blé, les cuirs, les peaux, les lingots d’or prennent souvent la voie de l’Europe. Mais là ne se bornent pas les relations des négociants san franciscains. Avec les îles de l’Océanie, surtout les Sandwich et Taïti, s’effectue un échange de productions locales ; avec le Japon, la Chine, l’Australie, les Philippines et les Grandes-Indes, les communications sont presque journalières, et le commerce avec ces contrées résume pour la Californie tout le trafic avec les pays déjà cités, sans compter les produits particuliers dont le Japon et la Chine ont seuls tout le monopole.
Si San Francisco n’était qu’une ville commerciale, tout ce mouvement devrait nous étonner encore ; car, il y a dix ans à peine, sous le modeste nom d’Yerba-buena, San Francisco gisait perdue et ignorée dans un pli de la baie qui lui a donné son nom actuel. La découverte de l’or et la conquête du pays par les Américains, deux événements qui eurent lieu presque à la même heure, transformèrent le petit bourg comme d’un coup de baguette, et San Francisco, inconnue jusqu’alors, jeta son nom aux quatre coins du globe. Aujourd’hui c’est non-seulement une ville commerciale de premier ordre, mais encore une cité industrielle importante, qui renferme de grands ateliers mécaniques, des usines, des fabriques et des manufactures de toutes sortes. C’est aussi une ville intellectuelle qui n’a pas moins de trente-cinq journaux, écrits dans toutes les langues du monde et traitant les matières les plus diverses : le commerce, l’industrie, les belles-lettres, les sciences, les beaux-arts, chacun suivant son titre et le sujet auquel il se limite. San Francisco renferme aussi plus de quarante églises ou chapelles, de toutes les sectes connues, même celles de Bouddha et de Confucius ; enfin une trentaine d’écoles publiques, sans compter les établissements particuliers, sont ouvertes à la jeunesse studieuse. En même temps, et comme pour couronner un progrès si louable, une foule de sociétés religieuses, savantes, littéraires ou philanthropiques étendent partout leurs bienfaisants rameaux. Des bibliothèques publiques, des lieux de réunion, des cafés, des théâtres, des salles de concert existent aussi en grand nombre, et les habitants de San Francisco ont lieu d’être aujourd’hui heureux et contents de la situation qui leur est faite. Les abords de la ville sont parsemés de gracieux jardins et d’élégants cottages, où les citoyens aisés ont établi leur résidence. Les Américains y vont jouir des douceurs du home, comme ils appellent le foyer domestique. C’est là un plaisir que nous ne savons pas nous donner en France, où le plus souvent nos bureaux sont à côté de notre chambre à coucher. L’Américain, comme l’Anglais, sait mieux faire la différence, et pour lui l’office ou le bureau est en ville, le home ou l’intérieur est aux champs ou loin du bruit.
Je m’attendais, en arrivant à San Francisco, à rencontrer non-seulement une population mêlée, mais un laisser aller des plus complets, un sans-gêne tout californien. Malgré les assurances réitérées d’un de mes compagnons de voyage, qui avait assisté peu à peu à la transformation qui s’était faite, je persistai, tant que je fus en mer, à me représenter le type du San Franciscain tel qu’on se le figure encore en Europe. Le sombrero mexicain, la chemise de laine rouge, le vaste pantalon qui disparaissait à mi-jambe dans une énorme paire de bottes, une ceinture serrant la taille et retenant le couteau et le revolver : tel devait être, selon moi, le costume de tout élégant Californien. Quel ne fut pas mon étonnement, en débarquant à San Francisco, d’y retrouver les modes d’Europe ! Le chapeau de soie, passant, entre les mains de l’Américain, aux dimensions d’un double décalitre ; le faux col, aux voiles gênantes ; la cravate, aux plis apoplectiques ; la chemise de toile fine, à la blancheur irréprochable ; l’habit et le pantalon noirs, la redingote et le paletot, règnent en souverain à San Francisco comme dans toute l’Amérique. Partout où le Français, l’Anglo-Américain ou l’Anglo-Saxon ont mis les pieds, toute poésie de costume local disparaît, et nous plions tous les peuples à nos modes ridicules. Les costumes pittoresques s’en vont, comme les dieux. Le Kanaque des Sandwich et de Taïti a renoncé aux vêtements de ses pères : Kamehameha endosse un pantalon et un habit ; Pomaré porte des crinolines et une robe à volants.
Invité, quelques jours après mon arrivée à San Francisco, à une soirée au consulat de France, je dus me mettre à l’unisson. Une paire de brodequins vernis, dont je fis l’emplette chez un cordonnier français, ne me coûta pas moins de cinquante francs, et j’eus un chapeau noir pour le même prix. Je trouvais que c’était cher ; mais on me renvoya au temps, qui n’était pas bien éloigné, où les mêmes objets coûtaient à peu près dix fois plus, où un œuf valait cinq francs, une poule jusqu’à cinquante. Je savais tout cela, et payai sans plus d’objections. Je fus assez heureux de retrouver dans un coin de ma malle les traditionnels habit, gilet et pantalon noirs que j’y avais mis je ne sais trop comment ; et, dans ce costume officiel, je me rendis au consulat. M. et Mme Gautier faisaient, avec une grâce charmante, les honneurs de leur maison. La société était choisie, en hommes. Il y avait la, entre autres, l’honorable M. B…, alors éditeur du journal italien de San Francisco, et M. D…, riche banquier, correspondant de la maison Rothschild. Les dames manquaient, et comment en serait-il autrement dans un pays où les femmes atteignent encore à peine au quart du nombre des hommes ? Le dîner n’en fut pas moins splendide. Les fruits les plus savoureux, les plus beaux légumes abondent en Californie ; la marée y est toujours fraîche, et les viandes de venaison et de boucherie y sont d’une qualité exceptionnelle. La pâtisserie est fournie par des compatriotes, qui tiennent haut le renom des fourneaux parisiens ; les vins eux-mêmes ne manquent pas, et le champagne de Los Angeles lutte presque avec celui de Reims, que l’on peut du reste se procurer partout.
J’aimais beaucoup à San Francisco flâner et muser par les rues, ignorant que les Américains ont ce genre de promeneurs en horreur. Je ne rencontrais que gens occupés, allant et venant le long des trottoirs, et passant en coudoyant leur voisin, sans même le regarder. Chacun, aux États-Unis, a sa fortune à faire et peu de temps à donner aux inutiles distractions. Au coin du bloc de la rue Montgomery, je rencontrais, à certaines heures du jour, la foule compacte des politiciens, gens qui s’occupent des élections. Les votes se renouvellent à chaque instant dans ce pays où le peuple nomme tous les fonctionnaires, même les juges. À l’angle où s’agitent les politiciens est installé le bar (débit de liqueurs), le plus célèbre de toute la Californie, et c’est là qu’a lieu à midi un des lunchs les plus fréquentés de la ville. À ce lunch ou goûter tout passant a le droit de venir prendre part. La soupe aux huîtres, le porc aux haricots, le roast beef aux pommes, tous mets sacramentels, sont étalés sur une table, avec quelques morceaux de pain coupés menus. On s’empare d’une assiette et l’on mange debout. On passe ensuite au comptoir, où un verre de claret (Bordeaux) ou de sherry (Xérès) est offert au consommateur. On ne paye que pour la boisson : vingt-cinq cents (à peu près un franc vingt-cinq centimes). Ceux qui ne boivent pas ne payent rien, et plusieurs Californiens, faméliques et peu fortunés, vont ainsi de lunch en lunch se remplir gratuitement l’estomac et les poches, et récolter de quoi se nourrir tout le jour.
Les établissements de lunch se rattrapent non-seulement sur la boisson, mais encore sur les bas prix et l’abondance des denrées alimentaires. Les marchés de San Francisco sont des mieux fournis ; aussi le restaurant Barnum, tenu, en 1859, par un Français, M. Martin, n’avait-il rien à envier aux maisons les plus fameuses de Paris. À San Francisco, comme à New-York, les hommes ont l’habitude de faire eux-mêmes leur marché. Le coup d’œil des acheteurs en habit noir n’était pas ce qui attirait le moins mon attention, quand j’accompagnai le matin mon hôte, M. T…, pour faire les provisions du jour, qu’on nous envoyait ensuite à domicile. Quelques Américains méfiants arrivaient avec leur panier sous le bras, qu’ils remplissaient et emportaient eux-mêmes.
Dans mes courses journalières à travers San Francisco, j’étudiais non-seulement les habitants, les mœurs, mais la ville elle-même. J’admirais ses magasins splendides aux vitrines étincelantes, où les étoffes les plus précieuses, les bijoux les plus riches étaient étalés en montre. J’étais en même temps émerveillé des proportions monumentales de la plupart des édifices. Le bloc de la rue Montgomery, l’une des plus vastes maisons du monde, est aussi une des mieux ordonnées pour l’architecture extérieure. Je dois citer au même rang la maison où le riche banquier Wells Fargo a établi ses bureaux, un véritable ministère. Elle est toute en granit, et la pierre en a été apportée de Chine, débitée à l’avance, à une époque où la main-d’œuvre était encore trop chère à San Francisco. La poste, la douane, l’hôtel de ville, l’hôpital de la marine sont aussi des édifices qui méritent d’être mentionnés, ainsi qu’une foule d’églises, dont les clochers, imités généralement du gothique, élèvent leurs flèches élancées au-dessus des maisons de la ville.
La majeure partie de ces maisons est encore en bois, et elles doivent à ce genre de construction de pouvoir être facilement déplacées. J’en voyais qu’on promenait ainsi par les rues sur une charrette basse, munie de fortes roues. Souvent les habitants n’avaient pas même vidé la demeure, et continuaient à vaquer à leurs occupations. D’autres fois, si on ne déplaçait pas la maison, on l’élevait sur ses fondements, et on la reportait à l’alignement voulu en la soulevant par les quatre angles au moyen de puissantes vis. Un immense hôtel a subi cette opération pendant plusieurs jours, sans qu’aucun de ses nombreux occupants s’en soit le moins du monde inquiété.
Si la plupart des maisons de San Francisco sont encore en bois, la ville n’en est pas moins à l’abri de ces sinistres sans nom qui marquèrent si tristement sa naissance. Pour cela, le système le plus parfait a été organisé contre le feu. Deux guetteurs sont sans cesse en observation sur une tour élevée du city hall ou hôtel de ville, et sonnent le tocsin à la moindre lueur d’incendie. Alors, de tous les coins de la ville, les pompes se mettent en mouvement, et tous les corps de pompiers volontaires rivalisent de zèle et de courage. C’est à qui arrivera le plus tôt sur le théâtre de l’incendie. Le feu est vite éteint, mais l’empressement qu’on met à pomper projette l’eau avec tant de force qu’une partie de l’édifice est démolie par l’élément préservateur aussi bien que par l’élément destructeur. J’ai toujours été frappé à San Francisco de l’entrain que tous les pompiers mettaient à remplir leur devoir. Nos compatriotes se distinguent parmi les plus hardis, et la compagnie Lafayette s’est toujours fait remarquer avec honneur dans tous les sinistres.
Quant à la pompe, c’est l’enfant gâté de chaque compagnie, et dès que l’incendie est éteint, on la ramène triomphalement dans un édifice spécial, bâti pour elle seule. Là un fidèle pompier veille nuit et jour à sa garde. Autour de la salle sont inscrits les titres de gloire de la compagnie, ou plutôt de l’instrument, en qui elle se personnifie.
À côté des corps de pompiers, il faut mentionner les gardes nationales, et là aussi nos compatriotes brillent au premier rang. Il est si doux de porter un sabre et un fusil et d’aller faire la parade !
Pour un touriste désœuvré, les éléments d’étude ne manquent pas à San Francisco, et je me plaisais à tout observer. Le climat seulement me paraissait intolérable. D’abord point d’été, malgré la saison dans laquelle nous étions. Il fallait être vêtu d’hiver, et de neuf heures du matin à quatre heures du soir, une brise glaciale, soulevant les dunes du rivage, remplissait les rues de froid et de poussière. C’est là le climat de San Francisco, dû sans doute à sa position particulière, pendant que dans l’intérieur un éternel été fait de la Californie un paradis terrestre.
Je terminerai ce qui a trait à la reine du Pacifique par quelques détails sur le dénombrement de sa population. San Francisco renfermait en 1859 près de quatre-vingt mille habitants, dont cinquante mille du sexe masculin et de race blanche. Dans ce nombre, les étrangers (Français, Anglais, Allemands, Espagnols des colonies, etc.) entraient à peu près pour un neuvième. Le chiffre des femmes était de moins de vingt-cinq mille. Le restant de la population se composait de quatre à cinq mille Chinois et de quinze cents à deux mille nègres. Dans les villes de l’intérieur et surtout dans les centres miniers, le nombre des femmes descend au tiers, au quart et même au cinquième de celui des hommes ; par contre, le nombre des Chinois augmente considérablement ; mais les Américains pensent avec raison que cela n’établit point une juste compensation.