Seconde livraison
Le Tour du mondeVolume 7 (p. 209-224).
Seconde livraison

Hermant.


VOYAGE EN ÉGYPTE,

PAR MM. HENRl CAMMAS ET ANDRÉ LEFÈVRE.[1]
1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




Un mariage à Louqsor. — Les Almées.

Comme nous touchions au rivage, un bruit d’instruments et de chansons vint nous distraire de notre rêverie théologique. Nous tombions dans la cérémonie des noces du matelot Mahmoud.

Qui croirait que la vie mesquine et vulgaire puisse végéter à l’ombre de ces grands souvenirs ? Des pharaons et des dieux, le Fellah prend peu de souci ; quel rapport entre sa pauvre destinée et la splendeur des rois ? Il s’élève si peu au-dessus de la terre, qu’il n’a guère de peine pour y rentrer ; de longs jours de fatigue ou de paresse ennuyée, et l’éternel oubli ! il saisit donc toutes les occasions de rire et de chanter ; et c’est aux mariages qu’éclatent surtout sa gaieté naturelle et son humeur hospitalière.

Le jour choisi pour le mariage de Mahmoud était un vendredi. Une grande tente dressée, comme c’est l’usage, devant la maison de la fiancée était, depuis deux jours déjà, le rendez-vous de tous les amis ; on nous y avait préparé une estrade d’honneur garnie de tapis et de coussins. L’heure de la prière arrivée, le marié se rendit à la mosquée, suivi de tous les invités ; son retour fut le signal du banquet. Tous les plats nous étaient présentés ; mais, malgré notre envie de faire honneur à Mahmoud, il nous fut impossible de manger ; nous nous rejetâmes sur des galettes de pain blanc, fabriquées à la barque. Toutes les amies de la mariée avaient plus ou moins trempé dans cette détestable cuisine, dont il est à croire que leur joie avait fait tourner les sauces. On les entendait rire et chanter dans la maison.

Le soir, les invités firent le tour de la ville en procession, recrutant sur leur passage toute la population oisive ; des hommes portant des lanternes marchaient à nos côtés. Une illumination complète nous attendait ; ce n’étaient que torches et fanaux ; un riche voisin avait prêté un de ces magnifiques luminaires orientaux, arbres de fer garnis de tubes de verre qui réfléchissent la flamme. Les reflets pleuvaient sur la foule attroupée, donnant aux couleurs vives des tarbouchs et des ceintures une énergie, une fraîcheur incomparables. Mahmoud était entré seul dans la pièce où l’attendaient la mariée et ses proches parents ; il sortit enfin, accompagné de femmes qui certifiaient la pureté parfaite de la jeune fille, et s’adossa fièrement au mur. Au milieu des acclamations, des coups de fusil et de pistolet, les conviés défilèrent devant lui ; chacun le félicitait, et lui mettait dans la main quelques pièces d’argent. À la grande satisfaction de la famille, nous fîmes comme les autres, peut-être un peu mieux, heureux de marquer quelque amitié à l’un de nos meilleurs matelots.

Almée ou danseuse.

Quand la collecte fut terminée, Mahmoud rentra un moment (tout cela se passait dans la tente) et parut aussitôt portant dans ses bras sa fiancée, une enfant de dix ans au plus. Encore suivi des matrones, escorté de loin par les hommes, il gagna le bord du Nil, et prenant dans sa bouche un peu d’eau, l’insuffla dans la bouche de sa femme. C’est la fin de la cérémonie. Personne ne reconduisit les époux à la maison nuptiale.

Le mariage, en Égypte, n’est pas un acte public, rigoureusement constaté par la loi. Quand le futur et les parents sont d’accord, quand la somme que doit payer le mari est stipulée (la femme n’apporte pas de dot), on procède à la célébration devant deux témoins ; quelquefois on avertit le cadi, mais c’est une formalité souvent négligée. Dans une telle union, sans garantie ultérieure, la femme n’est plus qu’une esclave achetée ; lorsqu’on n’en veut plus, on la renvoie ; elle n’a, elle-même, droit au divorce qu’en un seul cas, regardé chez nous aussi comme une grave injure. La naissance des enfants n’est jamais constatée ; il en résulte pour eux une position précaire tant qu’ils ne sont pas en état de se défendre. Leur mort est aisément cachée ; et quelquefois ils périssent de la main d’une des femmes, rivales de leur mère. Un usage fréquent parmi les mariniers du Nil est de prendre une femme à Girgeh, par exemple, et une autre à Assouan. Le mari, tour à tour, selon ses affaires, va passer un mois chez elles : il apporte quelques piastres, une ou deux pièces de cotonnade bleue, souvent une petite pacotille que la femme détaillera lorsqu’il sera parti. En échange, elle reçoit les produits du pays et alimente ainsi le commerce de l’autre épouse. Nous avions à bord une cargaison de poterie, du sel et des pipes ; les matelots les déposaient au passage, et devaient trouver au retour une provision de tabac, de dattes et de harnais. La polygamie, ainsi comprise, est industrieuse ; cependant elle perd chaque jour du terrain, non-seulement chez les pauvres, mais encore chez les riches qui n’ont le plus souvent qu’une épouse légitime à la fois. Elle n’a d’ailleurs qu’une raison d’être, c’est la vieillesse prématurée des femmes ; que les hommes cessent d’épouser des enfants promptement épuisées par les fatigues d’une maternité précoce, et c’en est fait de la polygamie.

Tout en philosophant de la sorte, nous avions dit adieu à Thèbes et repris notre route vers le sud. Nous regardions machinalement les belles cultures et les propriétés du prince Mustapha-pacha ; près d’Hermant (Hermonthis), centre de ce vaste apanage, de belles ruines s’élèvent, à quelque distance du Nil, derrière un bouquet de sycomores et de mimosas ; sous les rameaux s’arrondit la coupole d’un tombeau musulman ; quatre belles colonnes antiques précèdent un petit sanctuaire, destiné à rappeler la naissance de Césarion, fils de Cléopatre et de César. Le règne de cet enfant n’eut jamais de réalité ; à peine dura-t-il assez de temps pour que le temple fût achevé. La Cella est divisée en deux pièces, dont l’une, très-petite, présente de curieux bas-reliefs. Ammon-Ra, accompagné de Souan, la Lucine égyptienne, assiste à l’accouchement de Ritho-Cléopatre ; la sage-femme divine remet l’enfant à une nourrice et à une berceuse. Plus loin Ritho, soutenue par Souan, est présentée aux grands dieux, Ammon, Souk, Phré et Mandou-César. Le petit Césarion partage les honneurs divins avec l’enfant Har-Phré, le Jour, dont vingt-quatre femmes figurent la marche. Le sens général de cette mythologie peut se résumer ainsi : Cléopatre et César, semblables aux dieux, ont mis au monde un fils aussi beau que le jour. Un sculpteur serait aujourd’hui bien embarrassé pour exprimer une pensée analogue ; nous ne sommes plus au temps des allégories, du symbolisme ; il se pourrait que l’art y eût perdu autant qu’y a gagné la pensée.

Joueuse de tarabouk.

Esneh est la ville des Almées. Elles habitent, près du rivage, diverses maisons où la curiosité attire d’ordinaire les voyageurs. Le drogman et le cuisinier se chargèrent de nous conduire à l’établissement le plus accrédité : on nous introduisit dans une masure d’un aspect peu engageant ; au milieu de la salle étaient groupées les danseuses, toutes de figure ordinaire, mais jeunes et bien faites. L’appât d’un gros gain les avait entraînées à de grands frais de toilette. Je vois encore leur gilet très-ouvert et très-court, leurs larges pantalons de soie retenus à la hanche par des ceintures éclatantes, leur tunique intérieure en gaze ou en tulle couleur de chair ; ici des pieds nus, là de longues babouches jaunes ou rouges ; des colliers et des bracelets, et sur les fronts des médailles légères, puis, derrière les têtes, de petits fichus de soie jetés négligemment. La danse, commencée par une série d’attitudes mollement gracieuses, s’anima vite jusqu’à l’expression la plus passionnée ; le buste des femmes demeurait immobile, tandis que le reste du s’agitait avec frénésie. Une distribution d’olives, de liqueurs, et une pluie de talaris nous valut mille bénédictions et termina dignement la soirée. Les Almées n’ont pas tous les jours de pareilles aubaines, et si elles dansent l’hiver, elles ne chantent pas l’été ; la population qui les entoure n’est guère en état de payer leurs talents ; savantes aux poses plastiques, mais incapables de tout travail, elles sont réduites aux expédients, aux emprunts qui les font esclaves des usuriers. Leur temps se passe à fumer, à boire l’aquavite (sorte d’anisette) et l’éternel café. Les difficultés d’une si misérable existence font décroître de jour en jour le nombre des Almées, qui, au temps des mamelouks, abondaient dans toute l’Égypte. Esneh est leur dernier refuge et fut sans doute leur berceau ; sœurs des bayadères indiennes et de ces colléges de prêtresses consacrées à Mylitta ou à Vénus, les Almées ont dansé jadis devant les autels de Neith, patronne d’Esneh, divinité primordiale et féconde, mère, femme et fille d’Ammon. On voit encore, au centre de la ville, au bas d’une pente bordée de momies et de bandelettes, le beau pronaos du temple de Neith, transformé en grenier à blé. Élevées par les Romains sur des ruines très-antiques, les différentes parties de l’édifice sont revêtues de mauvaises sculptures ; mais les lignes solennelles des architraves, les proportions grandioses des vingt-quatre hautes colonnes, n’ont rien à envier aux chefs-d’œuvre de Karnak et de Médinet.

Nous passons sans nous arrêter devant les pylônes imposants d’Edfou, tant nous avons hâte de voir Assouan et la cataracte. Le vent est bon ; le Nil se resserre entre des roches escarpées dont les fentes nourrissent une végétation rabougrie. Sur les buissons, des multitudes de petits oiseaux ressemblaient à des fruits attachés aux branches. Effrayés de notre passage ils s’élevèrent en l’air avec le bruit de la vapeur qui s’échappe ; le ciel était obscurci, l’ombre des volées se dessinait sur l’eau en larges taches. Quelques coups de fusil en abattirent plusieurs centaines qui tombaient dans le Nil comme des grêlons. Notre cuisinier s’occupa de repêcher ce menu gibier qui fut trouvé excellent. Mais des mérites plus sérieux recommandent le détroit et les rochers de Silcilis ; les pharaons y ont creusé des carrières fameuses, d’où est sorti tout le peuple des colosses et des obélisques de la haute Égypte. Les galeries profondes ont été sanctifiées par des représentations hiératiques et des inscriptions religieuses ; une roche de forme bizarre, à peu près faite comme un haut champignon, se dresse près de nous. C’est là, dit-on, que s’attachait une forte chaîne, destinée à fermer le pays aux invasions éthiopiennes.

Com-Ombos.

Nous passons. Dans le clair de lune, apparaît sur nos têtes le temple de Com-Ombos, le seul qui soit à la fois attaqué par le Nil et le sable. Nous sommes obligés d’attendre le jour près du beau village d’Elganeh, qui rit parmi les doums et les mimosas ; les arbres poussent jusque dans l’eau. Une journée entière et une nuit encore nous séparent d’Assouan ; les vents, les rochers, le fleuve retardent notre marche. Au milieu des villages réfugiés dans leurs anses escarpées, palpitant à l’aspect des grosses pierres, sentinelles avancées des chutes et des rapides, nous avançons avec précaution et lenteur. La végétation semble venir au-devant de nous d’île en île ; à notre droite s’allonge la verte Eléphantine, couverte de ruines presque invisibles, fabuleux pays de ces ichtyophages qui servirent à Cambyse d’ambassadeurs en Éthiopie ; enfin pendant le courant impétueux, nous entrons dans le canal qui mène au port d’Assouan, l’antique Syène et la reine des cataractes.


Philæ.

Ce fut le 4 janvier, à dix heures du matin, que nous franchîmes la porte étroite des cataractes ; là nous attendait un équipage de renfort commandé par un reis spécial, vieux brave aussi à l’aise parmi les tourbillons du Nil qu’un tranquille marinier entre deux écluses. Ce sont des Nubiens, une nuée de sauvages d’un noir clair ; leur peau semble un crêpe ajusté sur une étoffe rougeâtre. Ils poussent des cris de bienvenue et se mettent à l’œuvre. Des masses de granit noir, humide et luisant, qui nous entourent, comme un troupeau de buffles pétrifiés dans des attitudes diverses, nous servent de points d’appui ; nos hommes y attachent de gros câbles, qui nous tirent lentement. Le soir tombait comme nous venions de franchir la première passe, et il fallut nous amarrer pour la nuit entre deux rapides. Les Nubiens nous accablèrent de félicitations sur les heureux débuts d’un voyage difficile : « Allah est grand, » criaient-ils, c’est-à-dire : « Bons Français, donnez-nous quelque chose ! » Quand ils eurent reçu le bakchis inévitable, ils s’en allèrent passer la nuit chacun dans son village. Pour nous, gravissant les rochers voisins, nous contemplons le chaos qui nous environne. La lune, composant des tableaux fantastiques, donne aux pierres énormes des apparences presque humaines. Ce ne sont plus des masses de granit ; nous pouvons voir enchaînés par les pieds au fond des eaux, un peuple de Titans, ceux qui sans doute, taillant les sphinx dans le granit comme un pâtre découpe une figurine dans un morceau de buis, posant d’une main les obélisques en équilibre, ont orné le palais de Karnak et creusé des temples dans les montagnes.

Nos sauvages, de retour avec l’aurore, reprennent leur travail et nous établissent enfin, vers trois heures, dans un bassin tranquille, au-dessus des trois passes qui nous restaient à franchir. La dernière, El-Kébir, couchée comme une naïade endormie en travers du fleuve qui est resserré dans un espace d’une trentaine de mètres, nous opposa la plus vive résistance. Deux cents Arabes environ, répandus sur les rochers, tenaient les cordages et nous hissaient à force de bras ; nous avions un mètre et demi de haut à gravir. Comme on le voit, les cataractes du Nil ne ressemblent en rien aux chutes du Niagara ; ce sont des barres successives et des courants impétueux, presque lisses comme des miroirs courbes, sans écume, les efforts enfin d’un fleuve bâillonné qui mord en vain son frein de granit. Elles présentent un danger évident que conjurent la prudence et la force. L’adresse et l’expérience du reis spécial rassurent le voyageur ; les accidents sont d’ailleurs sans exemple, et, n’ayant rien à déplorer, on n’a rien à craindre.

Devant nous, comme des lits de repos, s’étendent deux îles jumelles, Philæ et Béghé. Celle-ci, bordée de grosses pierres où de grands hiéroglyphes réjouiraient les yeux d’un égyptologue, longe la rive libyque ; l’autre, plus importante, plus belle aussi, montre avec fierté ses ruines dominées par un gracieux temple à jour. Asile où chaque voyageur caresse, une heure au moins, le projet d’un établissement durable, Philæ étend autour d’elle un cercle magique ; la pureté, de l’air, le charme de la verdure, la solitude, la paix profonde, sont les séductions de cette Armide innocente à qui l’on ne peut s’arracher.

Sur la rive nous attendait un vieillard, unique habitant et gardien fidèle de l’île enchantée. Et tandis que nous cherchions les traces que tant de siècles ont laissées sur ce petit point de la terre, il marchait devant nous, mêlant dans ses explications naïves Isis, Mahomet et Jésus, traitant d’émirs et de sultans les pharaons et les césars. Nous fîmes ainsi sous sa conduite le tour de l’île en nous dirigeant du midi au nord par la côte occidentale.

Île de Philæ. — Temple hypæthre d’Isis.

À la pointe sud, un petit obélisque sans pyramidion, sans hiéroglyphes, précède le temple d’Hator, moyen édifice hypæthre (à ciel ouvert) où l’on remarque des chapiteaux formés par des têtes de femmes aux oreilles de génisse. Hator partage avec Isis la souveraineté de Philæ ; ce sont deux déesses sœurs, deux noms du principe féminin, de l’amour et de la fécondité. Si l’épervier solaire et la couronne de fleurs bleues appartiennent plus particulièrement à Hator, elles ont en commun le disque, les cornes, la tête ou la figure entière de la génisse, animal qui leur est consacré. Toutes deux ressemblent à Vénus, à Cybèle, à la vache Io. Couronnées du disque et des cornes, elles semblent dire à leurs adorateurs : vous voyez sur notre tête l’emblème de la lumière, nous savons le secret de la vie et de la destinée ; mais ne cherchez pas à nous le ravir ! nous avons des armes pour le défendre.

Pylônes du temple d’Isis dans l’île de Philæ.

Deux colonnades de longueur inégale et dont la divergence progressive atténue l’erreur d’optique qui élève et rétrécit les objets à mesure qu’ils fuient vers l’horizon, relient le temple d’Hator aux pylônes du temple d’Isis. La plus importante, à l’ouest, compte trente-trois colonnes moyennes dont les fûts sont couverts d’entailles et dont les chapiteaux, variés avec art, ne se répètent jamais. Seize colonnes plus négligées forment la colonnade orientale ; et leur série semble s’être arrêtée devant un petit sanctuaire presque entièrement comblé et dédié à Imoutph-Esculape, fils d’Hator et de Phta. Vers le milieu de la galerie de l’ouest, un escalier dont l’entrée inférieure est souvent cachée par les eaux coupe le rempart continu et descend au bord du Nil. Ce propylée rappelle l’époque romaine et n’en est pas moins beau ; partout la tête d’Auguste, le profil sceptique de Tibère ou la face bestiale de Claude surmontent de grands corps maigres uniformément taillés sur le modèle sacré dont l’art égyptien ne s’écarta jamais.

Dans le même axe, légèrement dévié selon la forme de la côte, et derrière des monceaux de débris où l’on distingue encore deux lions mutilés, se dressent deux premiers pylônes, encastrant dans leurs massifs un petit propylône élégamment sculpté, seul reste d’un temple d’Isis construit sous un Nectanèbe. Sur leur façade, leur fondateur Ptolémée Philométor, sous la figure d’un géant, offre à Isis et Horus des prisonniers dont il tient d’une seule main les chevelures ; une inscription française, datée du 13 ventôse an vii, se lit sur la paroi intérieure du pylône oriental. On monte sur les pylônes par un escalier encore praticable qui s’ouvre dans la cour située derrière eux. Les côtés de cette cour sont formés par deux édifices que les Ptolémées ont consacrés à Hator et Isis mères : l’un, à l’occident, était perhypætre (sans murailles et sans plafond) ; l’autre, à l’orient, composé de plusieurs pièces, a conservé une colonnade qui forme galerie sur la cour ; les sculptures en sont curieuses.

Colonnaide à l’île de Philæ.

Deux seconds pylônes ferment cette première cour ; ils ont une hauteur de 14 mètres 50 centimètres et sont élevés sur un rocher. Dans le granit de leur base naturelle une inscription rappelle leur construction par Évergète II, qu’on voit aussi, sur de vastes bas-reliefs, en offrir la dédicace à Isis et Horus. Derrière eux, dans une seconde cour qui communique au Nil par un couloir, nous trouvâmes l’escalier du pylône occidental ; il devint le nôtre : car la vue admirable qu’on découvre du sommet et quelques huttes abandonnées par les Fellahs nous donnèrent l’envie bientôt réalisée d’établir notre tente sur ce massif indestructible ; les pièces nombreuses situées dans l’intérieur du pylône devaient nous servir de laboratoire ; mais une odeur de natron et bitume en avait si bien imprégné les murs et vicié l’air que nous les abandonnâmes bientôt : c’était là sans doute que les embaumeurs avaient leurs officines.

Mosquée en face de Philæ.

Dans la seconde cour, qui est la nôtre, l’institut d’Égypte a inscrit la position de Philæ à 24° 11′ 34″ de latitude nord et à 30° 34′ 16″ de longitude orientale de Paris. Auprès de l’inscription, à l’ombre d’une colonne, nous suspendîmes notre thermomètre, qui dans le courant de janvier, à midi, marqua presque constamment 33 degrés centigrades. À peu de distance, sur une grande paroi intacte se dessine un beau bas-relief, aussi familier pour nous qu’une gravure dans notre cabinet. C’est un Ptolémée, tourné en vrai pharaon, long, mince, fort d’épaules, manœuvrant les deux bras en même temps pour prendre sur un grand dressoir placé derrière lui une foule de présents qu’il destine à Isis. Il est d’une gaucherie et d’une noblesse admirables. Il ne détourne pas de la déesse son œil de face sur sa tête de profil ; ses longues jambes forment compas ; ses grands bras, d’un mouvement symétrique et infaillible, vont du dressoir à Isis et d’Isis au dressoir. Lorsqu’on sort de la cour par le couloir de l’ouest, on débouche en face de Béghé, sous une colonnade qui est séparée du Nil par les débris du temple dont le portique forme la galerie occidentale de la première cour. Que de fois nous sommes venus là, près de ces piliers dont la base, sans avoir fléchi du milieu, présente des assises rangées selon des lignes légèrement courbes !

Les quatre pylônes et les deux cours annoncent dignement le grand temple d’Isis. Dix belles colonnes élancées, jadis couvertes de peintures dont on devine encore les couleurs, soutiennent un pronaos imposant, la merveille de Philæ ; plusieurs pièces couvertes de sculptures qui fourniraient aux artistes d’excellents modèles pour les vases, les attitudes, les costumes en usage au troisième siècle avant notre ère, forment le sanctuaire ; au fond on remarque une niche à épervier en granit rose : l’épervier d’Hator est aussi l’épervier d’Isis. Du côté du Nil, les murs extérieurs abondent en hiéroglyphes et en figures. Derrière le mur du fond, des fondations ruinées s’élèvent à peine au-dessus du sol, faites de dieux mutilés, sans tête ou sans jambes, selon la dimension de la pierre et le vide à remplir : ainsi, dans les murs du moyen âge, se retrouvent des bas-reliefs romains ; on reconnaît là les restes d’une église bâtie avec les ruines que les chrétiens avaient faites. Elle a moins vécu que les temples, ses aînés.

Devant nous, presque à l’extrémité nord, parmi des bouquets de palmiers, l’eau brillante nous apparaît sous les arcs de trois portes cintrées, et meurt sur les marches d’un escalier délabré. C’est la caserne ou l’arc triomphal de Dioclétien. En revenant par la rive orientale, nous atteignons enfin cette belle salle à jour qui, posée au-dessus du Nil sur une haute terrasse, attire invinciblement les yeux, le temple hypæthre d’Isis, formé de quatorze colonnes et d’une imposante architrave. La verdure qui l’environne en fait, un peu avant le coucher du soleil, un endroit divin pour la lecture ou la causerie. L’espace qui s’étend du pied de l’éminence au propylène de Nectanèbe est jonche de débris parmi lesquels se cache un petit sanctuaire consacré à Hator mère, pour sa délivrance ; à peine en voit-on le gracieux porche et les bas-reliefs tout noircis par le feu des voyageurs qui établissent en ce lieu leur cuisine et leur cheminée.

Beghieh.

Telles sont les constructions et les ruines qui couvrent presque entièrement l’île de Philæ, longue de 370 mètres, large de 240 ; mais les édifices à peu près conservés n’en occupent que la neuvième partie. Les temples d’Hator et d’Isis seraient facilement restaurés ; on pourrait arrêter la chute des autres. Et qu’on n’aille pas dédaigner ces débris à cause de leur âge relativement récent ; le site qu’ils décorent ne fait pas seul leur beauté. S’il est vrai que l’époque de Rhamsès ait vu s’élever la plupart des colosses et des édifices grandioses, l’avénement des Ptolémées fut le signal d’un réveil célèbre dans les lettres et les arts. Ce que les temples perdirent en énormité, ils le gagnèrent en mesure et en grâce. Nous abandonnerons plus volontiers peut-être au dédain des égyptologues les restaurations romaines ; mais l’influence grecque, moins brusquement imposée à l’architecture pharaonique, et plus de deux siècles avant la conquête d’Alexandre, sous Psammétique et Amasis, en a modifié les traditions sans en altérer l’esprit, sans en frapper les œuvres d’une empreinte étrangère. C’est ainsi que les pylônes se rattachent très-bien au temple d’Hator, élevé près d’un siècle avant par Nectanèbe ; et que le superbe pronaos du temple d’Isis, joint l’élégance attique à la majesté égyptienne. Et comment la science ne serait-elle pas reconnaissante envers les Ptolémées et l’île de Philæ ? C’est à Philæ que Belzoni trouva l’inscription bilingue où les noms de Ptolémée et de Cléopatre, écrits en hiéroglyphes pareils à ceux de l’inscription de Rosette, permirent à Champollion le jeune d’établir la présence des caractères phonétiques dans l’écriture égyptienne, et amenèrent la découverte de la langue.

Philæ a son histoire, politique et religieuse. Clef des cataractes, elle fut le rempart des dynasties thébaines contre les incursions des hordes d’Éthiopie ; elle devint leur refuge lorsque les hommes du Nord, Pasteurs ou Hyksos, inondèrent la basse et la moyenne Égypte. Les Rhamsès, vainqueurs des étrangers, couvrirent d’édifices les deux îles sacrées, berceau de l’indépendance renaissante ; et si Philæ na rien gardé de leurs dons, on retrouve à Béghé des restes étendus qui appartiennent au règne d’un Aménophis, successeur d’un Mœris et ancêtre de Sésostris. Aménophis, le Memnon grec, allant combattre les Éthiopiens, laissa sur un rocher une inscription qui constate son passage. On peut attribuer aux dévastations de Cambyse, vers la fin du sixième siècle, la pauvreté de Philæ en édifices très- anciens ; Nectanèbe, de la dernière dynastie nationale, commença d’en relever les ruines vers 370 ; les Ptolémées continuèrent la restauration interrompue par une nouvelle conquête perse ; et nous avons vu que les césars reprirent l’héritage des rois grecs. Lorsque l’empire, menacé au nord, fléchit sur ses frontières méridionales, Philæ fut sa dernière citadelle en Nubie ; Dioclétien la fortifia, et y construisit l’arc de triomphe ou la caserne dont il reste trois portes cintrées vers le nord de l’île.

Lorsque Pharaons, Ptolemées et Césars eurent abandonné Philæ, ses dieux y restèrent et soutinrent un long siége contre les croyances nouvelles. L’antique Osiris y avait son tombeau ; Isis et Hator, tout un peuple de pontifes et de prêtresses, qui n’en pouvaient sortir et descendaient après la mort dans une nécropole souterraine où sans doute était déposé le dieu. La sainteté de Philæ avait grandi avec le culte de ses génies locaux ; car aucune divinité égyptienne ne se répandit dans le monde romain autant qu’Osiris et Isis ; derniers noms d’Ammon et de Neith, ils étaient, avec leur fils Horus, devenus, vers les derniers siècles avant notre ère, les chefs de la hiérarchie. La dernière triade éclipsait la première. Le christianisme vint tard à Philæ ; et dans la seconde moitié de notre sixième siècle, la vieille Isis y était encore adorée. Ce fut l’islamisme qui eut la triste gloire d’en finir avec l’idole innocente ; mais il ne put substituer à son paisible règne que la solitude et le néant.


La Nubie.

Depuis hier nous sommes entrés en Nubie, et rien pourtant n’a changé : peut-être une végétation plus riche encore s’étend en étroites bandes au pied des deux chaînes, qui étreignent le Nil avec amour dans les gorges de Taphis. Ici la rive libyque, pendue à la montagne fauve comme une frange verdoyante, nous offre une promenade délicieuse ; une caravane défile comme une longue fourmilière sur une route élevée ; là, les murs d’un grand couvent suivent en serpentant les aspérités des roches ; ou bien c’est une mosquée déserte, à mi-côte, où les populations riveraines s’assemblent pour ouvrir le Baïram. Les ruines des pharaons abondent. Au loin, lorsqu’on a gravi un rocher à pic, on voit dans un labyrinthe de montagnes des colonnes se détacher sur l’horizon enflammé par le couchant : c’est toute une ville fantastique, inconnue, que nul pied n’a touchée ; quelques voyageurs, tentés par la tradition, en ont cherché la route et se sont perdus dans les plis du dédale ; et la ville inconnue garde sa renommée mystérieuse.

Nubien.

Le Cancer, animal fantastique, céleste écrevisse aux serres ardentes, à la carapace enflammée, dont l’haleine brûle tout sur son passage ; c’est ainsi, d’après les poëtes, que l’on aime à se figurer le Tropique ; le Cancer est au-dessus de nos têtes et nous ne voyons que deux ou trois scorpions dans la poussière ; la nature repose dans un calme parfait sous de charmants ombrages, et l’air tiède respire des aromes indécis ; rien n’est plus tempéré que la zone torride. Il est vrai que nous sommes en hiver et qu’il fait chaud comme en été. Jusqu’ici le thermomètre n’a pas marqué moins de six degrés centigrades à six heures du matin, plus de vingt-neuf à midi, moins de sept à minuit. Encore la température du matin et du soir se maintenait-elle le plus souvent entre neuf et treize degrés ; du 8 au 12 janvier, c’est-à-dire aux environs du Tropique, nous notâmes une élévation sensible, trente à trente-deux degrés à midi, quatorze à dix-sept le matin, quinze à dix-neuf le soir.

Il faut reconnaître que nous sommes en Nubie. On ne parle plus arabe ; et notre drogman désappointé doit céder ses bénéfices occultes à un de nos matelots qui connaît la langue du pays, le barbarin. Les Nubiens, généralement inoffensifs, ont cependant une allure guerrière ; le poignard qu’une courroie attache à leur bras, leur arc en bois de fer, et un bouclier en peau de crocodile sont les marques et les gardiens de leur liberté ; le gouvernement n’a rien d’eux que par la force. Vigoureux cultivateurs, ils disputent au fleuve, à mesure qu’il décroît, le limon fertile qui suffit à quatre moissons. Ne croyez pas qu’on laboure ; on se contente de semer le grain par pincées dans des trous peu profonds et la nature fait le reste. On conçoit qu’un climat si favorisé n’impose pas aux Nubiens la gêne des vêtements, la plupart n’ont sur eux que leurs armes et leur peau noire. Les femmes ont des costumes d’une coupe assez bizarre ; elles se teignent les lèvres et tressent leurs cheveux en mille petites nattes qu’elles ne refont pas tous les jours. Des Égyptiennes les trouveraient indécentes de laisser voir le bas de leur figure. Bien plus, les filles, jusqu’au mariage, ne portent pour tout voile qu’une étroite ceinture. Les villages, assez rapprochés, ne se composent guère que de quinze ou vingt huttes en terre, couvertes d’un toit plat en branches de palmier ; devant les cabanes, à Dolcé par exemple, sont rangées de grandes amphores où se garde le blé.

Déboud.

On trouve en Nubie des ruines de tous les temps et de tous les dieux antiques. Cependant les alentours de Philæ sont le royaume d’Isis et d’Osiris ; il reste des traces de leur culte à Déboud ; à Kartas, on reconnaît encore Isis dans ces têtes aux larges oreilles sculptées à l’angle des chapiteaux. La Nubie n’a pas de plus beau monument que le temple de Kalabché. Au milieu de sycomores vénérables, s’élèvent d’immenses amas de pierres : on dirait que la montagne a répandu ses entrailles jusqu’au fleuve. Une magnifique chaussée en pierres de taille conduit du Nil à un grand pylône. Derrière les vastes propylées couchées à terre, se tient encore, avec ses portes et ses murs d’appui, la façade du pronaos, chargée de sculptures où abonde l’emblème du Soleil. Dans le naos, les yeux sont attirés par d’éclatantes peintures ; autour du sékos s’entremêlent des escaliers et des couloirs spacieux. Enfin une double enceinte de blocs énormes entoure le temple comme une forteresse. Pour cadre à ce tableau grandiose, une terre sauvage, montueuse, un fleuve impétueux qui se brise et se précipite dans les gorges de Taphis que nous avons remontées à grand’peine ; au pied des ruines, un village rampant, triste, où tous les ans la conscription se fait à coups de fusil. C’est là que florissait l’antique Talmis, par la grâce de son dieu Mandou-Ra, fils d’Horus et d’Isis, troisième et première personne de la triade suprême, nom de Kons et d’Ammon, clef de voûte de toute la mythologie égyptienne.

Kartas.

Le temple de Dandour a été construit par Auguste ; la belle époque est loin de nous, et la position des ruines au-dessus du Nil fait plus pour elles que le style des bas-reliefs. L’hémispéos de Ghirch-Hussein se compose d’un avant-corps presque disparu et de trois salles souterraines où se voient, à la lueur des torches, les statues et les emblèmes de Phta, le feu central ou le mouvement universel. Des portes latérales conduisent dans des profondeurs peuplées d’oiseaux silencieux et de reptiles qui laissent une trace luisante sur les pierres humides. Nous n’osâmes nous risquer dans cette nuit où descendaient les initiés, au temps de Sésostris.

Ghircheh ou Ghirch-Hussein.

Nous passons rapidement devant les deux temples de Dakkeh, ancienne Pselcis, bien qu’ils soient dédiés à Tôt, le dieu des arts et des lettres. Les ruines de Maharakka, postérieures et inférieures à beaucoup d’autres, nous fournissent toutefois un motif pittoresque. Elles ressemblent à ces châteaux que les enfants construisent avec des cubes de bois toujours renversés. Une cour entourée de colonnes est restée debout. À quelques mètres du flanc oriental gisent les restes informes d’un édifice plus ancien qui a servi peut-être à la construction du nouveau. L’avenue de Sphinx qui vaut à Séboua le beau nom de vallée des Lions n’est plus guère qu’une suite de décombres, en avant d’un hémispéos dont le sable interdit l’entrée.

Maharakka.

La lenteur de la barque, la chaleur croissante, l’aspect désolé du pays que nous traversions, nous accablaient d’une morne langueur. Plus de montagnes, mais des amas de roches calcinées, fendues soit par le temps, soit par le soleil des tropiques, jonchant au loin l’étendue ; tout autour de nous un sable brûlant ; le désert bordait l’eau ; les villages devenaient rares et les hommes plus farouches. Assez près des débris de Séboua, vers trois heures, c’était le 12 janvier, la mauvaise volonté du vent nous contraignit de faire valoir notre firman ; mais quand nous voulûmes recruter des aides dans un hameau voisin, nous fûmes accueillis par une complète rébellion. Déjà depuis longtemps fort inquiets, nous attendions le retour du reis et du cawas, lorsqu’une détonation se fit entendre. Aussitôt nous ordonnons d’amarrer la barque, et nous descendons à terre avec une partie de l’équipage pour soutenir les nôtres. Ils arrivaient suivis d’une multitude de criards que la vue de notre escorte fit reculer ; on entendait un grand tumulte et, comme toujours, les voix aiguës des femmes et des enfants juchés sur les misérables toits. Dans notre premier émoi nous n’avions pas vu que nos hommes traînaient avec eux un prisonnier important, le cheik lui-même ; notre attitude énergique et à la fois conciliante imposa quelque respect à ces natures sauvages ; et comme le coup de fusil tiré, nous dit-on, par mégarde, n’avait blessé personne, la paix se fit promptement. Le café et vingt-deux mauvais cigares habilement offerts firent des plus mutins nos meilleurs amis. Le cheik se mit lui-même à la corde et la barque fila rapidement. C’est ce que nous voulions. Désormais la population se mit partout à nos ordres ; des courriers envoyés en avant prévenaient le village de notre arrivée, et nous trouvions à l’heure dite notre relais d’hommes.

Notre marche était sans cesse entravée par des roches à fleur d’eau et par ces levées de pierres que nous remarquions depuis Philae. Elles servent d’assiette à des sakiehs, machines très-simples, destinées à faire monter l’eau pour la culture, à l’aide d’un appareil analogue à la roue des bateaux dragueurs. Les sakiehs prennent en Nubie des proportions énormes ; on dirait des espèces de forts avec des plates-formes en bois de palmier. Sur ces terrasses très élevées, le conducteur des buffles ou des bœufs qui font tourner la machine passe sa vie, assis sur une traverse au-dessus de l’attelage ; et là, tout en excitant ses animaux, il se livre au kief oriental, et rêve le paradis de Mahomet, à moins qu’il ne chante des airs suaves, tels que Félicien David en a rapporté du désert.

Nous nous reposâmes deux jours à Korosko, mauvaise bourgade très-fréquentée, d’où partent les caravanes qui veulent gagner Kartoum, par le désert d’Atmour-Béla-Ma ; on vante sans trop de raison le kan de Korosko, terrain carré clos de murs, encombré de ballots par le commerce du Soudan. Notre séjour, fort inutile, avait pour cause la paresse de nos matelots. Ils nous avaient suppliés de leur donner un jour pour boire d’une bière, selon eux exquise, qui se fabrique à Korosko. Nous entrâmes donc dans une sorte de bouge, ou café, bâti dans une gorge sauvage, à l’entrée d’un grand ravin qui a dû être un bras du Nil.

Deux affreuses sorcières, noires comme de l’encre, en faisaient les honneurs ; la maîtresse de la maison, chargée de bijoux et de bracelets en défense d’éléphant, réunissait sans doute à ses fonctions visibles des attributions plus équivoques. La bière, faite de blé fermenté dans l’eau, fut apportée dans de grandes amphores de terre cuite dont le col était couronné d’un liquide épais et jaunâtre. C’est un hideux breuvage, à le voir du moins, mais non pas à en juger par l’accueil que lui fit notre équipage. Au départ, il y eut des cris, on était altéré encore : mais une noce à laquelle nous fûmes invités leur fut une nouvelle occasion de chanter et de boire.

Nous étions fort curieux de comparer le mariage de Mahmoud à une noce nubienne. Le premier l’emportait par la décence, le bon ton et une propreté relative ; ici, les hommes et les femmes, pèle-mêle, riaient et chantaient dans un tourbillon de saleté, de poussière, de cris et de ténèbres. Une danseuse du pays faisait tête à plusieurs groupes de danseurs qui s’avançaient vers elle avec des attitudes provocantes ; c’était une grande noire, bien faite, hardie, dont la pantomime, assez brutale, ne manquait pas d’élégance ni surtout d’expression. Son grand vêtement bleu, traînant à terre, découvrait ses épaules luisantes ; les nattes de sa chevelure, ornées de verroteries, se choquaient avec un bruit joyeux. Par malheur, cette séduisante personne exhalait une odeur nauséabonde, elle était tout empestée par la graisse de mouton qui sert de pommade aux jours de toilette. Au moment le plus échevelé, le plus frémissant, nos feux de Bengale éclairèrent tout d’un coup la scène ; les lueurs bleuâtres couraient sur le chaos des têtes noires, et la robe de la ballerine n’était plus qu’une vapeur légère. L’effet produit, nous exécutâmes gravement notre sortie au milieu de vociférations frénétiques. Notre réputation de magiciens était faite.

Debout, matelots paresseux ! il est temps. Le soleil se lève. La nuit a été fraîche, à la manœuvre ! Les rives ont repris leur aspect de richesse pittoresque ; ce sont encore des rochers à pic, des champs étroits qui ressemblent à des jardins. À Deer, un temple à demi engagé dans le roc, dédié par Sésostris à Ammon et Phré, conserve de fraîches peintures qui datent des Ptolémées et des statues d’Isis où l’on retrouve le portrait d’une reine Arsinoé. Ibrim, jadis Primis, possède sur une éminence à pic, au-dessous du Nil, un vieux château sarrasin, et mêle les ruines de deux temples antiques aux débris d’une chapelle grecque. Au fond de quatre spéos (excavations), Prim, génie du lieu, Saté-Junon et Tôt-Hermès à tête d’épervier, reçoivent l’hommage de Toutmosis I, Mœris, Aménophis II et Sésostris. Le 17 janvier, sur deux bas-fonds à fleur d’eau, nous pûmes voir deux crocodiles qui mesuraient de sept à huit mètres de long. Ils avaient l’air de dormir, mais notre arrivée les troubla. L’un plongea tout d’un coup ; l’autre, plus paresseux, nous laissa voir de près ses formes gigantesques et son dos noir cuirassé d’une armure impénétrable. Les crocodiles sont des habitants de la Nubie ; ils ne descendent guère plus loin qu’Esneh ou Kéneh, et cela par les grandes chaleurs ; leur ancien commensal, l’hippopotame, est devenu très-rare en deçà de la seconde cataracte ; ils n’ont donc plus de rivaux sur le Nil.

La montagne d’Ibsamboul, que nous apercevions depuis midi, semble s’éloigner durant quatre mortelles heures. Vers le soir seulement, nous mouillons près du village d’Ibsamboul, situé sur la rive libyque, en face des temples. Le soleil couchant éclaire de ses rayons horizontaux les colosses, les frises énormes de ces édifices monolithes, cavernes uniques, taillées de main d’homme dans le granit, et qui disparaîtront seulement quand le monde changera de forme.

Le grand temple, long de quarante-quatre mètres, haut de quarante-trois, est précédé de quatre statues assises, adossées à la montagne, et qui n’ont pas moins de trente-sept mètres. Elles sont engagées dans le sable, la première jusqu’aux épaules, la dernière jusqu’aux genoux ; l’une d’elles est décapitée. Trente dieux assis décorent la corniche. Dans les salles intérieures on passe auprès de petits colosses qui mesurent encore huit mètres ; les parois sont couvertes de vastes bas-reliefs. Partout, même sur l’autel des trois démiurges, Ammon, Phré et Phta, se retrouve l’image de Rhamsès II, notre Sésostris, le conquérant de l’Afrique et de l’Asie, celui qui donna l’immortalité au nom de Rhamsès porté par quinze rois en quatre siècles (1400-1000). Sa femme, Nofré-Ari, divinisée comme lui, toutes proportions gardées, servit de modèle au statuaire pour les six colosses hauts de douze mètres, debout devant la façade du petit temple qu’elle dédia elle-même à la déesse Hator.

Saïs (palefrenier).

Les préliminaires de nos travaux photographiques amenèrent une scène comique. Nous avions eu l’idée de construire et d’habiller un mannequin. Tout le monde dormait quand notre compère fut amarré à la place que nous lui assignions sur le pont ; nos matelots lui parlent, lui prennent les mains ; c’est une frayeur, une curiosité, une amitié enfin qui s’exprime par les gestes les plus drolatiques. Désormais personne ne passa devant le mannequin sans un signe de tête ou de main.

L’assiduité du kachef avait rendu notre séjour assez onéreux. Dès notre arrivée il était venu nous féliciter ; tout le jour, il fuma nos cigares et but notre café, très-soigneusement imité par un grand nombre d’indigènes qui lui faisaient cortége. Le soir, il parut si bien compter sur notre dîner qu’il fallut l’inviter. Il partit tard et revint à l’aube, mû par l’affection, disait-il, et sa suite avait grossi ; cet homme s’appelait Légion ! Tous déjeunèrent, sans invitation, et la barque fut mise au pillage.

Enfin nous partîmes ; le kachef nous escortait tristement et nous criait, comme pour nous retenir : « Allah vous garde du kamsin ! » Mais il nous quittait à peine que le thermomètre monta subitement à quarante-deux degrés. Aussitôt nous nous sentons suffoqués ; notre domicile, notre air et nos poumons sont envahis par une poussière impalpable et brûlante. Nos matelots deviennent des masses inertes, incapables de tout mouvement ; pour comble, les riverains refusent de nous remorquer. Ce n’est que vers le soir que nous pouvons nous traîner sur le fleuve jusqu’à Kosko, où nous passons la nuit. Nous avons traversé le kamsin, qui n’est autre que le siroco africain, une torpeur dans l’air et une pluie de sable, un terrible fléau qui arrête et tue les caravanes dans le désert.

Le lendemain, à peine remis de notre asphyxie, nous avançons entre deux landes sablonneuses solitaires, percées de pics sauvages et isolés. Le Djebel d’ouadi-Alfa se montre de loin sur la rive libyque, au milieu d’une plaine jaune ; le bord opposé a repris pour un moment toute sa parure d’arbres, de verdure et d’oiseaux. Il faut ici quitter la voie si douce qui nous porte depuis six semaines ; la seconde cataracte moins abordable que la première, nous défend de nous aventurer plus loin ; tout au plus, au temps de la crue, quelques barques aventureuses se lancent au-dessus des rapides. Accompagnés du drogman, du cawas et de matelots en grand nombre nous suivons le rivage aride ; au loin le désert pâle et plat se développe, taché par instants de blancheurs qui indiquent la place où quelque dromadaire quelque voyageur peut-être, abattu par le kamsin, a ete dévoré par les chacals ; les os, dépouillés et blanchis par le soleil, brillent comme de l’ivoire, jusqu’au jour où leurs débris pulvérisés grossiront les sables du désert.

Deuxième cataracte du Nil, dite de Ouadi-Alfa.

Une marche pénible de deux à trois heures nous conduisit à une éminence d’où se découvre tout à coup l’ensemble de la cataracte. C’est un spectacle terrible, moins beau que le chaos harmonieux de la première cataracte, mais plus triste, moins majestueux et plus vaste. Entre des ondulations basses et fuyantes, l’horizon recule dans une profondeur monotone qui a vingt lieues peut-être ; la vallée que nous dominons présente le visage même de la désolation. Des amas sans raison de roches noires, les unes surmontées de maigres verdures, les autres nues, réduisent le Nil à mille ruisseaux tourmentés ; pas un de ces filets d’eau ne porterait barque ; par eux l’imprudent voyageur serait tordu comme par un serpent ; ils s’agitent, brillent et luttent en vain. Des bras plus calmes et plus larges n’ont pas moins de perfidie ; ils sont sans issue.

Là finit le royaume de l’homme ; par delà, il y a bien le Darfour et Kartoum, visités des caravanes ; il y a des rois et des esclaves, des êtres humains peut être ; mais y a-t-il des hommes ? Plus haut, sans cesse obstrué de rapides et dévoré par le sable, le Nil n’est plus ce fleuve magnifique ou s’est mirée une antique civilisation. Mais si, détournant les yeux de l’horizon austral et nous élevant en esprit au-dessus de ce mont qui nous porte, nous jetons vers le nord un regard pénétrant, quels spectacles sublimes, quels apogées et quelles décadences, quelles majestueuses alternatives nous présentera la vie d’un peuple qui, mêlé à toutes nos origines, au fond même de nos croyances, a vécu dans la plénitude de sa gloire à l’heure où nous végétions sur les cimes des montagnes, dans les forêts d’Asie, disputant les glands et les racines, aux bêtes immondes ou féroces ! Voyez ces villes enfouies, buvant les eaux salutaires du grand fleuve ; ces temples, ces tombeaux où les morts croyaient vivre encore tant que leurs corps embaumés conservaient la forme humaine. Perspectives éblouissantes ! millions d’êtres portant les obélisques rois conculcateurs des peuples et conquérants de l’Asie ! Les ravages des Hyksos et des tourbes scythes ; Alexandre, Cléopatre, César, la décadence ; puis la conquête arabe, les flammes du fanatisme, et toute la science de l’antiquité s’envolant avec la fumée de la bibliothèque Alexandrine. Le tourbillon insensé des Mamelouks et des Turcs ; la France passant avec son drapeau qui fut longtemps l’étendard de la civilisation ; enfin, sur les limites extrêmes du présent et de l’avenir, la Méditerranée franchissant l’isthme de Suez et avec elle tout le commerce de l’Europe pénétrant dans l’océan Indien !

Henri Cammas et André Lefèvre.



  1. Suite et fin. — Voy. page 193 et la note.