Édouard Cornély & Cie (p. 237-243).

xxxiii

LE MILLIAIRE D’OR


Entre Cesena et Savignano.


 

Quel che fe, poi ch’egli usci di Ravenna

E saltô’l Rubicon.
Or, tel il fut, après avoir laissé Ravenne

Et fait le saut du Rubicon.



Midi éblouissant. Il faut mettre pied à terre, ici, où nul ne vient. Mais que nul ne le tente, s’il ne porte à ce lieu désert une passion égale au feu qu’il garde jalousement.

À chacune de ses flèches, la sagittaire d’or fait cible dans mes yeux. Je suis noir et rouge à moi-même, dans la clarté. Je marche dans la flamme de la volonté et dans les tisons de la force solaire. Noms sacrés ! Il est des noms qui ont la vertu d’un acte.

Entre les montagnes grises, où poudroie l’olivier, et la mer proche, une plaine brûle, creusée d’étroits vallons, pareils aux douves d’une citadelle abîmée dans le sol. La terre est de cuivre et d’argent ; et les ombres, de bronze. Le lit des torrents est fait de lingots jaunes, fendillés par la chaleur. Une poussière éclatante dort sur la route, une farine de clarté torride, blanche comme le fer rougi à blanc, et, quand on lève les yeux, bleue comme l’irradiation de la masse incandescente.

Voici l’heure que le soleil fait un manteau royal à l’homme marchant. Il vêt de pourpre celui qui ose. César n’est plus un nom que les princes d’occasion portent comme un masque. Ô César, tu es l’homme, et mon homme.

Que cette terre dure, que craquèle la canicule, est bonne au talon d’un conquérant ! Comme elle le frappe, coup pour coup ! comme elle le repousse ! comme elle le fait bondir, lentement, sûrement, lui refusant les attaches puériles du plaisir ! Il faut avancer sous ce soleil. Il n’est que de suivre la ligne la plus droite. Je bats du pied les sillons rouges. Bonne terre, qui fait la sueur du héros, qui le force à rendre jusqu’au dernier atome de sa graisse, cet amour pour la paix qui finit par barder les plus forts d’indifférence.

L’air tremble d’ardeur et de joie. La vibration de la lumière semble sonore, comme si le soleil, filant son cocon d’or, là-haut dans le ciel, bourdonnait au plafond de l’univers. Celui qui s’avance seul, entre les deux torrents, à l’heure de ce midi magnifique et solitaire, tremble aussi d’ardeur et de joie.

Plus sec que le talc, le sol est ridé de plis bruns qui brillent ; et de toutes les rides, le soleil fait des pépites. L’herbe calcinée jaunit sur la pierre à fusil, qui lance d’obliques étincelles. Comme les vertèbres éparses d’une échine fendue par le milieu, les débris de silex sont semés sur les deux pentes du torrent, dans son lit tari de sève et de moelle.

La terre exhale une odeur de bête, une senteur forte de peau, de pavot et d’amande, un goût amer de lauriers. L’air salin passe sur des buissons, où se dessèchent la menthe et la chaude lavande. Les têtes noires de l’ivraie luisent sous un duvet d’argent. Quelques fleurs courtes, aux lobes charnus, plissent les lèvres au pied des lauriers maigres, dont la lance écarte la foudre. Comme sur un bouclier, le soleil frappe sur la plaque du ciel : ce n’est pas un coup brutal ; il ne heurte pas le disque d’un mail trop fort ; mais au contraire, il frôle le métal, comme fait le timbalier habile ; et c’est à l’infini un frémissement d’or, puissant et doux, qui suscite en moi les pensées du triomphe : ainsi le cheval de guerre dresse les oreilles au premier choc des cymbales.

Que ce soit l’un ou l’autre de ces fossés pierreux, et si l’Uso ou l’Urgone, qu’importe ? C’est ici le Rubicon, et nul fleuve n’a la grandeur de celui que César a passé.

Ici, le grand César, déjà quinquagénaire, a froncé le sourcil ; et pesant son destin d’une main, et dans l’autre celui du monde, il a dit, pour toujours : « Je veux ». Mais plus haut encore dans la pensée que dans l’action, et bien plus prince, il n’a pas déclaré sa volonté sans rendre la part, qui lui est due, à la force fatale, qui est plus puissante que tous les puissants ; il a donné la forme du jeu à l’acte d’une volonté pourtant irrévocable ; et forçant le monde à la loi qu’il suit encore, le grand César en a jeté les dés, dans la partie de la fortune.

J’ai pris de ces cailloux, et je les ai baisés. Il y en avait un, d’une forme parfaite, un galet roux, pareil à un pétale de genêt : je l’ai vu poli par les siècles ; et là, depuis César. Je l’ai mis dans ma bouche, pour avoir le goût de la victoire. Mes trente ans, alors, ont tressailli d’espoir : un empire illimité est devant moi : voici la vie, et l’horizon du règne.

Rien de plus enivrant, sur ces bords de l’orgueil, que le désert et l’incertitude même du lieu.

Toi, tu l’as vu, nature, l’homme unique, qui pensait en agissant, qui agissait en pensant, toujours prêt à rompre ses amarres, dans un suprême détachement de ce qui l’attache le plus, l’homme de toutes les passions, de toutes les forces et de tous les oublis, l’artiste souverain de l’action. Et si l’Urgone ou l’Uso, qu’importe ?

Tel pas, qu’il a fait ce jour-là, retentit encore par toute la planète.

Je m’enivre de cette présence au soleil, de ce coup, de ce nom. Je respire plus fort à cette place sacrée. Hier, il était là : il n’a rien vu de plus que ce que je vois ; il a pensé clair comme le ciel que j’ai sur la tête ; il a pris son parti ; et il a donné l’ordre.

Il avait cinquante et un ans ; et c’est en lui la beauté que je ne sais à aucun autre. Quoi ? la soif de dominer ne le rongeait-elle pas depuis un quart de siècle ? Mais ce n’est pas assez dire : depuis cinquante ans, depuis cinquante siècles.

Et moi aussi, j’ai droit sur cette Italie, dans mon amour sévère. Je n’admirerai pas la laideur, ni ailleurs, ni en elle. Le soleil me tient par la nuque ; il me mord au cou, comme le lion d’Assyrie enfonce ses crocs dans la nuque du roi. Je n’ai pas mangé depuis trente heures. La lumière nourrit.

Que la vie est belle, sur les cailloux de ce torrent. Entre la voie Émilienne et la route de Rimini, c’est la borne de la grandeur ; et la volonté d’un seul en a fait le milliaire d’or, le départ de la conquête, pour tous les temps.

Je me promène dans le feu, allant de l’horizon marin à l’horizon de terre. L’enchantement des collines, c’est aujourd’hui, pour moi, que là s’ouvre le chemin de Rome ; et l’enchantement de la mer, qu’au delà c’est Pharsale, la rébellion écrasée et Cléopâtre captive.

Ce lieu brûle mes pieds, comme une flamme solide. Et sur ces pierres rousses, je laboure tous les pensers de la puissance.

Ce n’est qu’un petit ruisseau à enjamber, une écuelle à sec de terre rouge. Mais il s’agit toujours d’une action capitale, d’une tragédie où il va de la vie, d’un empire à conquérir. Il faut mesurer le pas, et le sauter. En avant !

Le ciel bleu à bandes jaunes est un signal pour la gloire de l’homme. Le galop du sang fait dans mes oreilles le tumulte des armées en marche. J’entends le marteau des sandales guerrières, les étendards au vent qui claquent, la cloche des armes qui sonnent, le rythme des cavaliers et des chariots qui roulent. Et César solitaire, à deux longueurs de cheval, précède la chevauchée.

Pousse avant, mon César. Entre dans la terre défendue, et qui t’est promise, comme la proie est due à qui peut la prendre et la garder.

Que le soleil est beau sur ton front chauve ! Que la lumière est juste entre les tempes modelées par la souveraine mesure. Tu n’as pas la tête d’une idole ni le crâne épais comme les grandes brutes du Nord, qui ne connaissent la force que dans l’excès, qui ne sentent la grandeur que dans la lourdeur du colosse. Tu es le plus puissant, et tu as la grâce de ta puissance. Tu commandes à la guerre, et tu séduis la paix, œil noir qui griffe et qui contemple.

Va ! Jusqu’ici, comme les terrassiers, quand on fonde une ville, déblaient d’abord le sable et la terre meuble, puis ils enfoncent le pic dans les gros os de la mère, ils décousent la craie, le grès, et la roche la plus dure, jusqu’ici tu n’as réduit que les Barbares, et l’Italie même que tu t’es soumise sent encore les boues du Septentrion. Pousse à présent dans le granit romain. Va, entre au cœur de la puissance. La veine du Tibre est ouverte pour toi ; et c’est toi, mon César, qui dois la remplir de sang.

Entre. Va faire le bonheur de la plèbe, malgré elle. Va lui rendre son seul droit, qui est d’être heureuse et de se taire. Ni la plèbe ni les femmes n’ont la parole. C’est l’homme qui doit parler pour elles : c’est lui, le maître, qui leur fait le fils souhaité, le mâle avenir.

Descends de cheval ; passe sur l’autre rive. Il faut prendre possession de la terre avec toute la largeur du pied. Va fermer le Sénat, et le rouvrir quand il aura salué ta présence.

Parais. Et que le silence se fasse parmi les rhéteurs du pouvoir et les philosophes de la République. Et d’abord, tu fermeras la bouche à ceux de ton parti : entre tous, ils te dégoûtent ; tu es le petit neveu de Vénus, tout de même ; et ces gens-là, quand ils parlent pour les rois et pour les dieux, ont l’accent des affranchis. La vermine des auteurs ne te manquera pas, du reste : ils travaillent déjà à leurs épigrammes, ils liment leurs bons mots, dans un coin de Suburre, et ils débouchent leurs sifflets qu’encrasse leur bel esprit de rebut. Ils te guettent ; ils sauront bien dire si tu as perdu une dent, ou si la mèche n’est plus à la mode : ils ont compté tes poils, et leurs cheveux. En avant !

En avant !

Puissé-je franchir de même la frontière de toute laideur, la limite interdite par les vaincus, insolents aux cœurs qui veulent vaincre. Non pas bondir comme un enfant, puissé-je marcher du pas qui possède la terre, au delà du terme que fixe la médiocrité et que maçonne la petitesse de la vie.

Puissé-je ne rien garder à mes semelles de tout ce que je quitte, et ne rien emporter que mes belles douleurs, mes belles conquêtes, toutes mes victoires sur moi-même en tant de combats où j’ai été vaincu selon le monde, défait, par la laideur et révolté par le bruit.

Que les trompettes du soleil sonnent dans la solitude ! L’armée des siècles est derrière moi, nourrie de moelle, droite en sa cuirasse, et taciturne. Le monde qui nous est promis, et que nous voulons épouser dans la conquête, est toujours au delà. Adieu, tout ce qui reste en arrière. Ne tournons plus la tête.

En avant !


fin du premier livre