Édouard Cornély & Cie (p. 51-57).


viii

ROMANS ET PORTRAITS


Dans les musées de Milan.



Une nouvelle espèce d’huissiers porte-chaînes garde les musées, à présent : ils sont pleins de docteurs, qui ne permettent pas au passant de rêver devant les œuvres : ils ont pris l’habitude de croire qu’elles leur appartiennent. Parce qu’ils n’en sauraient jamais imaginer aucun, ils se donnent l’air de mépriser nos romans et nos poèmes. Mais on rit de la défense. Et je me permets tout ce qui ne leur sera jamais permis.

À chacun son métier. Je ne parcours pas le monde pour leur plaire, ni pour tenir registre de leurs erreurs. Un musée n’est qu’un catalogue pour les maîtres d’école et les critiques. Pour les poètes, c’est une allée des Champs-Élysées, où chacun réveille les ombres heureuses de sa dilection, où il s’entretient avec les beautés de son choix. Paix aux érudits dans leurs catacombes : mais qu’ils nous la laissent. Je ne voyage pas pour vérifier leurs dates : je me suis mis en route pour délivrer les Andromèdes captives, pour faire jaillir les sources, et prendre au vol les images. Je veux ouvrir les palais dormants avec ma clé. Je suis oiseleur et chevalier errant.

Monna Velena

À Poldi Pezzoli, Pollajuolo nous tend le piège d’une figure étrange et séduisante. Dans une salle dorée, non loin d’un tapis persan, qui tient pour l’œil un accord somptueux et magnifique, une jeune femme fait le guet : elle est en relief, de profil, collée à la muraille. C’est presque une jeune fille, mais sans gaieté ; elle ne médite pas : elle laisse le hasard méditer sur elle, et lui abandonne, pour ce qu’il voudra faire, avec ce corps fragile, ce visage pensif et mutin. Je l’appelle Bianca Velena.

Elle est si froide, et pourtant si vive dans son corsage. L’œil un peu étonné, la bouche avide, dans un retrait naïf et triste. Elle est pâle et n’a presque pas de gorge. Son col est trop long : on ne voit que lui, nu, plein de force, et de santé sensuelle. Qu’il est tentant, ce col ! Il tentera le fer peut-être ; il appelle le baiser de la hache.

Nice, mais le feu n’est pas allumé en elle. Celui qui fera roucouler cette colombe, donnera le vol à des ardeurs redoutables. Ce petit nez frémit déjà à la promesse : quelles narines curieuses, et comme elles s’ouvrent à des parfums lointains, peut-être sanglants ! Dans cet œil, trop tranquille pour n’être pas mélancolique, la flamme jettera de durs éclairs. La petite fille a une figure de vierge empoisonneuse.

Un jour, cette petite tête sera tranchée.

La Béatrice de Léonard[1] n’est pas si redoutable : tout le monde connaît cette belle petite amoureuse, un peu lente, un peu surprise, et si jeune. Elle a la bouche gonflée des baisers qu’elle reçoit et de ceux qu’elle donne. Elle en attend. Le bout de son nez est gourmand. Elle est neuve, et se plaît à toutes caresses. On devine qu’elle est gaie, qu’elle a l’humeur plaisante et un rire d’enfant. À la naissance de sa gorge frêle, la nudité a une saveur exquise. On sent la tiédeur des seins menus à travers le corsage. Tout le portrait respire une chaleur délicieuse. Léonard de Vinci est le seul Italien qui put donner tant d’esprit, de charme, de finesse aimable à une figure, avec un dessin si fluide et tant de goût dans la couleur.

La Sainte Catherine de Luini.

Luini est le seul peintre lombard. Je ne sais s’il a tant pris de Léonard qu’on veut le dire. Je le vois aussi prodigue d’œuvres que le Vinci en est avare. Sa couleur est aussi claire que celle de Léonard l’est peu. Et quant au sourire de ses femmes, il semble qu’il fut propre aux Milanaises de la Renaissance : le sourire de Florence est plus aigu.

Luini est une femme. Il est doux, amoureux, faible, coquet, élégant, comme elles sont, quand elles veulent plaire. Il a une sorte de poésie romanesque. Il aime d’aimer. Comme il est abondant, on le croit facile ; mais il a toujours le goût délicat. C’est une femme qui chante, comme le Schumann de la peinture : un peu monotone, un peu mignon ; mais la voix italienne est mieux en chair, plus solide et plus heureuse que la voix allemande.

La Sainte de Luini n’est plus Catherine, la fille du roi Coste, qui fut instruite dans tous les arts libéraux. Grâce au ciel, ce n’est point la terrible vierge qui discute avec l’empereur Maxence, « conformément aux divers modes du syllogisme, par métaphore et par allégorie » ; celle que cinquante docteurs de Sorbonne n’ont pu réfuter, en Égypte ; et qu’elle confond, au contraire, par des raisons si bien déduites, que réduits au désespoir et au silence, dans la douleur de ne pouvoir plus braire, ils s’en vont pendre incontinent. Il est dit de cette vierge formidable, qui provoqua d’innombrables massacres, qu’ayant eu la tête tranchée, de son col jaillit du lait au lieu de sang. Les anges recueillirent alors ce corps sacré, et le transportèrent sur le Mont Sinaï, pour l’y ensevelir[2].

Le gentil Luini ignore les fureurs de la martyre, et de l’absurde Maxence, cet ours enragé qui n’ouvre la bouche que pour mordre, déchirer, et ordonner des supplices.

Comme il se promenait sur les rives natales, au bord du lac, entre Luino et Laveno, à Lugano peut-être, il a trouvé la jeune fille sur un lit de fleurs. C’était la propre nymphe de l’idylle, qui venait de quitter les fraîches demeures du Roi Lugano, son père. Il la voulait marier à un fleuve, riche et beau comme l’été. Mais la vocation de la nymphe était de rester vierge, et de n’épouser que le ciel. Elle est montée sur le flot ; elle a posé le pied sur la prairie. Et l’air de la terre l’a tuée.

Trois anges, alors, trois anges au visage de femme, qui sont des fées, volent d’en haut, comme l’alouette descend ; ils viennent quérir la fillette pour la mettre dans un beau lit de marbre, orné d’hippocampes, où, quand la lune sera levée, elle se réveillera afin de monter au ciel qui l’attend, légère comme un de ses cheveux dorés, sur un rayon de lumière laiteuse. Les trois fées sourient avec piété à leur sœur endormie. Elles la tiennent sur leurs mains, par la ceinture et les jambes. L’une soutient la tête, et l’autre les pieds chastement joints. La rêveuse est étendue, bien serrée dans son manteau. L’air est tout ému des ailes battantes. Ces beaux oiseaux palpitent, et sentent à peine le poids de la morte charmante.

Que de goût dans la libration légère de ces figures, suspendues comme une belle accolade au-dessus du sépulcre rigide. La ligne droite du marbre les fait paraître encore plus aériennes. Voilà le rythme, et la poésie.

Gaston de Foix

Que sait-on de cet Augustin Serabaglio, dit le Bambaja ? Il vivait au temps du Vinci ; il était Lombard, et il a laissé une statue admirable : Gaston de Foix, couché sur son tombeau[3]. François Ier lui commanda de la faire, et il s’y mit trois ans après la mort du fameux capitaine. Elle reste seule d’un monument qui, par bonheur, n’a pas été achevé.

Plus qu’un héros, il semble l’archange de la guerre. Ni dieu, ni déesse : il a la pureté des vierges et la force de l’éclair mâle. Sa figure est d’une Pallas guerrière, laquelle est issue de Jupiter par le front, et n’a point connu la faiblesse d’un sexe ni la violence passionnée de l’autre. Il faut que l’artiste ait vu Gaston de Foix, qu’il en ait eu le portrait sous les yeux. Ou il ne s’en fût pas tenu là dans l’invention créatrice.

Une pureté éclatante, c’est le trait dominant de cette figure. Elle n’est même pas froide : elle a le coupant des cimes neigeuses ; et, comme la glace, elle illumine. Enfin, ce corps magnifique de guerrier est une épée, qui porte à la garde une tête sublime.

Elle est ceinte du laurier. Et tel est le goût de l’ornement, que la couronne semble un rinceau naturel de la coiffure, comme les cheveux, taillés droit sur le front et pendants sur les côtés, sont la parure naturelle de la tête. La chevelure entoure le crâne comme un casque, le heaume ouvert.

Il ne dort pas. Il rêve, il médite ; il tient le mot de la victoire. La plus violente énergie ne lui coûte pas : elle est en lui comme l’odeur ou la blancheur du lys est au lys odorant et candide.

La divine vertu de ne rien craindre, voilà ce que ce corps exprime. Et, selon la loi, celui que n’atteint pas la crainte, est celui que n’a jamais visité ni le péché ni le crime. Le courage sans fard et sans limite est la face de la pureté parfaite, tournée vers l’action. Si Gaston de Foix eut cette innocence légendaire, qui le sait ? Son image funèbre ferait croire à une perte, que rien n’a pu compenser.

Le corps du héros est immense. Gaston de Foix était un géant, long, élégant, maigre du bas, large du torse, la taille mince et les épaules vastes. Cette statue se dédie elle-même à tous les princes de la guerre.

La chasteté virile comporte une pureté où la plus vierge des jeunes filles n’atteint jamais. La vierge échappe à son destin tandis que le pur héros le fait.

L’artiste a couché le corps sur un brancard de pierre, drapé de linge virginal. Il lui a croisé les mains sur la grande épée brisée par le milieu ; et la ceinture fait les quillons à la fusée. Les mains, l’une sur l’autre posées, sont allongées avec douceur, formant un beau triangle dont la pointe est au giron. Comme des ailes, les manches et les brassards sont gonflés d’un souffle.

Le col est nu. Sur la poitrine, le collier de Saint-Michel est une dentelle d’honneur souverain et de chevalerie. Et la belle tête repose sur un double coussin de marbre, brodé d’une guipure charmante. Que cette tête est pure, pâle, fière, mélancolique et calme ! Elle est longue comme la fleur héraldique. Le grand nez tourne court à la pointe et reste comme un roc abrupt, comme un cap au milieu du visage. La bouche est d’un enfant, mais dans un monde où l’enfant a la force des dieux : sincère, et chaste, et naïve. La lèvre supérieure en cerise avance un peu sur l’autre : bouche admirable, si grave, et qui dut être rieuse aussi. Le menton puissant fait une saillie vaillante, une borne ronde à l’ovale. Pour moi, je crois voir Saint Louis à vingt ans.

L’œuvre d’art est accomplie, quand, au bonheur que la beauté donne, de prime abord, ne manque pas non plus le rêve qu’elle propose, le poème qu’elle inspire au passant et à l’artiste.



  1. À l’Ambroisienne.
  2. À la Brera.
  3. Au Musée du Château Sforza.