Édouard Cornély & Cie (p. 167-173).


xxvii

MIRACLE DE SAINT-MARC





Ni Venise matinale, d’argent et de myosotis ; ni le soir, de sang et d’or rouge ; ni le soleil levant sur la Salute, quand ce palais de la Vierge a l’air d’une perle sur un cristal de lait ; ni le soleil couchant sur la rive des Esclavons, quand le palais Ducal s’allume en lanterne, à tribord d’une galère de carmin : ici et là, Venise glorieuse n’est point encore sans pareille dans la gloire de la lumière. Mais une église est la châsse de son triomphe, l’écrin de la Sirène. Il est un vaisseau où toute sa splendeur est captive. L’Orient et le soleil du crépuscule sur la lagune, ils l’ont enfermé dans une basilique ronde, où le Seigneur est sur l’autel, et la dédicace au voyageur Saint Marc.

L’or, le dieu temporel à la solde des insulaires, ne les trahira plus. Il est à Saint-Marc ; ils en ont fait le cœur magnifique de Venise : non pas un or inerte, un lingot avare dans un coffre ; mais l’or le plus vivant, qui bat, qui se nourrit de lumière, qui suit toutes les heures du jour, qui chante dans l’ombre, et qui est, en vérité, l’espèce solaire du sang. Et ainsi, la Pala d’Oro brille au tabernacle, dans Saint-Marc d’Or. Et le nom même de Marc pèse tout poids d’or.

Saint-Marc est l’église sublime. Par la vertu de l’harmonie, elle atteint la perfection du style. La richesse inouïe de la matière n’est qu’un moyen sonore, qui sert docilement le génie musical. Comme la fugue de Bach, avec ses nefs conjuguées et ses coupoles, elle est une et multiple. La plénitude de Saint-Marc est divine.

Byzance y triomphe avec une ardeur splendide ; mais Byzance asservie aux rythmes de la couleur, toute la richesse antique se consomme dans Saint-Marc, depuis Crésus jusqu’aux oratoires des satrapes ; mais au lieu d’y être une charge charnelle, elle y est toute vive, en mystère et en esprit.

Saint-Marc est l’office de Balthazar, le mage d’Asie.

Un quadruple cœur d’or, quatre puits de rêve sous quatre coupoles.

L’église la plus intérieure qui soit au monde s’est creusée au flanc de la ville, où tout est décor changeant, sensation éphémère, mobile jeu des apparences.

Le contraste est sans égal entre la façade confuse et l’ordre du vaisseau intérieur. Cinq siècles ont épuisé le luxe et le faste sur le visage de Saint-Marc, pour ne réussir qu’à un chaos de dômes, de portiques, de bulbes affrontés. D’ailleurs, pas un beau chapiteau, pas un arc, pas une moulure qui vaille le regard. Dans la profusion sans choix, la façade n’arrive pas à s’accorder avec elle-même : elle étale la recherche somptueuse ; mais elle cache ses membres et trompe sur les proportions. Elle est claire, criarde et ne paraît pas faite pour durer. Ornée de mosaïques blanches et bleues, on dirait d’une église en plâtre peint, pour le temps d’une foire universelle, ou bien de quelque Kremlin barbare en Moscovie. Elle en a la pauvreté fastueuse, moins une porte admirable, qui semble de vieux cuir guilloché d’or, et qui annonce seule la merveille retirée derrière les vestibules.

Blanche et bleue aussi comme une épousée, on quitte la place tant vantée, les couples roides du Nord, l’élégance banale et le rire des noces en voyage, les pas durs de l’étranger sur les dalles, et l’exemple des pigeons au nez de tous ces nouveaux mariés qui bâillent. On pousse, sur le côté, un lourd rideau de peau grasse, ouatée et très sombre.

Et l’on entre dans le miracle.

Ô sainte féerie ! L’encens fait-il lever les rêves, comme un vol d’alouettes mystiques vers la voûte ? On passe du monde haï au monde désiré, où tout est splendeur, calcul juste, contentement pour l’âme et vérité révélée dans l’harmonie.

Comme on irait du clairon puant au chant des chanterelles les plus suaves, on s’élève d’un accord vulgaire à une symphonie aussi pleine qu’elle est profonde et rare. Saint-Marc s’épanouit dans la profondeur, cantique du Paradis.

Dès la porte franchie, et deux ou trois degrés descendus vers les douces ténèbres, je vacille dans une nuit dorée, au seuil de la féerie très sainte. Tant de beauté m’enivre ; une telle et si riche consonnance, où entrent tant de sons, tant de timbres, me saoule et me nourrit. Je mords à l’œuvre incomparable dans la ville sans pareille ; et cet îlot d’émotion, au centre de la cité insulaire, j’en éprouve d’emblée la vertu. Saint-Marc m’isole de tout aussitôt et me rend à mes dieux.

Et d’abord, l’église paraît immense, dix fois plus grande qu’on ne l’espérait dans le coin d’une place, entre la mer et un étroit canal. Tel est le caractère de l’œuvre sublime : à quelque échelle qu’on la mît, on est sûr qu’elle ne pourrait pas être plus grande qu’elle n’est. Le sublime implique sa propre mesure. De la sorte, si le sublime a toujours la mesure qu’il comporte, il n’y a pas de sublime modéré.

Je flotte dans le rêve de l’or. Je suis pris aux rêts de l’or, je pose sur l’or et je nage dans l’or. J’ai de l’or sous les pieds. J’ai de l’or sur la tête. Un air d’or me touche et me flatte. Et l’encens est une vapeur de l’or. Les profondes et lointaines fenêtres filtrent de l’or, à travers un vitrail de corne jaune ; et l’or s’insinue, comme une onde subtile, entre les nefs, baignant chaque pilier. Et qui ne serait ému de marcher sur les dalles rousses, courbes et gonflées, tortues, comme si elles épousaient la vague souterraine qui les porte ? Les pilotis de Saint-Marc doivent être d’or, forêt de lingots plantés dans la lagune.

Un quadruple cœur d’or, quatre puits de rêve sous quatre coupoles.

L’espace central, que dominent les arcs du haut avec tant de sereine majesté, ce plan inouï du feu le plus dense et le plus pur, voilà le sanctuaire unique au monde ; et, sinon le plus beau, le plus brûlant. D’autant mieux qu’il est vide, et qu’il se dilate ainsi dans une grandeur sans limites : il est le lieu où se coupent et se rencontrent tous les cercles engendrés par la rotation des coupoles. Et ce volume des volumes est tout lumière.

Comme l’or du soleil en fusion, par le bord où il touche, à l’horizon de mer, les nuées grises, blêmit soudain et prend la couleur des lèvres gercées, le long des courbes idéales, aux points où les coupoles de Saint-Marc se croisent, la lumière pensivement se plombe, et les boucliers d’or, suspendus dans l’espace, sont cousus à la voûte par un ruban de platine et d’acier. Le songe de l’Orient, à Venise, est enfin passé à l’acte. L’œuvre n’est plus une fumée. Ces perspectives balancées appellent la musique ; elles font un concert si sonnant pour l’esprit, que j’entends le chœur des voix dans la vapeur des parfums mouvants. Et pour peu qu’une mélodie suave se répandît sous ces voûtes d’or, le ravissement m’en étourdirait à défaillir.

La puissance même ne se fait plus sentir, tant l’harmonie l’emporte, et si profonde résonne ici l’unité de la musique. C’est l’église des sphères. Elles sont en mouvement : ce sont elles, comme des planètes autour du soleil fixe, qui révèlent le chant des nombres. Elles tournent pour l’office sacré. Saint-Marc est un temple cosmique, une église solaire. Et comme il fallait s’y attendre, pas une œuvre de l’homme n’atteint à une si parfaite unité. Sous le calcul de celle-ci, je pressens le secret des siècles, une gnose millénaire.

Le rythme des coupoles est d’une beauté céleste. Elles se contrepèsent deux par deux, étant inscrites dans le plan carré de la croix. Et le nombre impair est entre elles, signe de la différence, repère de la connaissance accomplie. Et cet équilibre crucial, ces dômes qui se compensent au-dessus de ma tête, faisant penser avec délice aux révolutions des sphères dans l’espace infini, m’incarnent à la certitude éternelle du chiffre, et font pleurer de la plus haute émotion l’esprit qui entend ces belles strophes du Créateur qui, selon son ordre, lance les mondes.

Un quadruple cœur d’or, quatre puits de rêve sous quatre coupoles.

Quel peintre n’a pas envié le tableau qui fût, pour l’œil rassasié de plaisir, un beau tapis de Perse ? L’architecte de Saint-Marc a tendu les tapis persans sur les murailles. Les marbres de couleur mêlent les écheveaux de la soie aux veines de l’or. Il y a des piliers pareils à du velours ; des parois ont l’ardeur changeante des flammes ; des arcs fauves caressent le regard à l’égal des profondes peluches ; tel angle tiède, telle rampe, telles niches ne sont point d’onyx ni de porphyre, mais de fourrures aplanies, où le pelage du lion est cousu à la peau du tigre. Les plans de pierre ont la chaude inflexion des étoffes, que gonfle l’incendie. Toute église est froide, près de cette église.

Le tissu de Saint-Marc est une mosaïque de tisons sur fond d’or. Ni l’or, ni les couleurs ne sont plus des parures à une idole, ni des ornements dus au caprice, ni un trésor égoïste qui vit pour soi et se goûte soi-même. Tout est offrande à une splendeur plus haute, comme, dans une magnifique symphonie, les instruments divers et les timbres s’immolent à l’harmonie d’un chant unique.

Qui pense à la richesse de l’accord, si l’accord est sublime ? Le sublime, comme le divin, écarte tout calcul, parce qu’il le réalise. Comme on l’éprouve, on s’y livre, et l’on est de plain-pied dans un ordre supérieur. Là, il est juste qu’à la pierre se substitue le plus beau marbre, que les murailles soient d’or, et les voûtes de vermeil, que le pavé soit de topaze, et les ombres de diamant noir.

Tant de beauté, enfin, ne peut être qu’un rythme de soleil et de nuit, d’ombre et de lumière. Jamais, en effet, plus beau poème de l’ombre et de la lumière n’est éclos sous le ciel : Rembrandt, toute sa vie, a eu Saint-Marc devant les yeux, le grand rêveur. Chaque travée est un transept pour la travée perpendiculaire. Les coupoles doublent et triplent toutes les avenues de la clarté. Selon les heures, les demi-cercles du jour et les cercles de la nuit se coupent deux par deux, ou trois par trois, balançant un monde de contrastes, que je compare à quelque scherzo prodigieux des sphères dans l’éther. Les marbres ont pris le poli des miroirs ; ou plutôt, les piliers, les murailles, les dalles, toutes les surfaces planes sont pareilles à ce cristal que les eaux dormantes présentent au soleil dans la pénombre, et où la lumière tombe en feuillage d’or roux. Les voûtes et le pavé, les coins les plus obscurs et le foyer du centre, toute pierre à Saint-Marc recèle de l’or et du soleil, comme toute voix humaine recèle de la parole et de la prière. Un quadruple cœur d’or, quatre puits de rêve sous quatre coupoles.

J’appelle Saint-Marc l’église du Graal. L’or est racheté par le divin sacrifice. Il n’est plus ni pécheur, ni maudit. Rendu à sa pureté première, l’or est la couleur du rayon, et la matière du soleil, le sang du Père. Le quadruple cœur d’or brûle pour la consécration mystique. Ici, la lumière est offerte en aliment, dans la coupe d’une beauté sublime.